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Traduction de Florian Ferrand

1. Le statut d’espèce naturelle de l’émotion

De nombreuses analyses philosophiques des émotions partent du principe que les émotions et la cognition constituent des domaines distincts de l’explication scientifique. Cette question fait l’objet de débats animés (Charland, 1997). Certains ont interprété cette situation comme la possibilité que les émotions et la cognition puissent constituer des espèces naturelles séparées, une doctrine qui renvoie aux anciennes spéculations philosophiques portant sur l’âme et sa division en facultés distinctes (Solomon, 1995). Cela pourrait être plausible, si ce n’était que le consensus actuel en philosophie ne fait pas des émotions une espèce naturelle (Ben Ze’ev, 2000 ; De Sousa, 1987 ; Griffiths, 1997, 2004 ; Neu, 2002 ; Rorty, 1978 ; Solomon, 1995). Dans ce débat, il est important de distinguer le statut d’espèce naturelle des émotions vues comme une classe, c’est-à-dire l’émotion, du statut des émotions individuelles de cette classe, c’est-à-dire les émotions (Charland, 2000). Cette distinction est importante, car il est possible d’argumenter que certaines émotions individuelles sont des espèces naturelles tout en niant que l’émotion en soit une (Griffiths, 1997). Cependant cet argument novateur n’affecte pas le verdict qui prévaut : l’émotion n’est pas une espèce naturelle.

On pourrait objecter que ce verdict s’accorde mal avec l’usage qui est fait du terme « émotion » au sein des sciences empiriques (Charland, 2001). D’ailleurs, dans plusieurs secteurs de la recherche scientifique qui s’y intéressent, l’hypothèse qui prévaut semble être que l’émotion est une espèce naturelle. Notons que dans ces discussions l’idée que l’émotion est une espèce naturelle est considérée comme une hypothèse empirique ; il s’agit là d’une question qui doit être réglée devant le tribunal de l’expérience sur la base de preuves empiriques et non d’une question philosophique qui pourrait être résolue dans le confort d’une bibliothèque. Pourtant, les déclarations philosophiques sur cette question ont tendance à ignorer son caractère empirique. Les discussions avancent comme si elles pouvaient être tranchées définitivement par les philosophes. On sent un manque d’humilité, bien que l’on fasse souvent appel à des fragments de preuves empiriques.

Le manque d’humilité et d’attention aux données empiriques est le premier défaut du consensus philosophique actuel en ce qui concerne le statut d’espèce naturelle de l’émotion. Un deuxième problème survient lorsque des preuves empiriques sont invoquées. Il semble alors que le choix des sources soit clairement biaisé (Charland, 2001). Le plus souvent, le dénominateur commun dans ces discussions philosophiques est le manque de critique équilibrée de la littérature empirique concernée. Tout aussi douteuse est la certitude surprenante que cette question pourrait être réglée de manière satisfaisante à cette étape-ci de la recherche scientifique : en effet, aucun argument n’est avancé en sa faveur. Un quatrième problème qui affecte le verdict négatif prédominant au sujet du statut d’espèce naturelle de l’émotion est le manque d’esprit critique dans l’usage qui est fait du concept philosophique d’espèce naturelle. Les espèces naturelles qui sont d’intérêt philosophique sont peu nombreuses et se comptent essentiellement parmi les éléments physico-chimiques (l’or, l’eau) et les espèces animales (les tigres). Mais pourquoi se restreindre à ces exemples pour l’ensemble de la science ? Malheureusement, il manque toujours un argument pour ce présupposé.

En règle générale, lorsque les philosophes nient que l’émotion est une espèce naturelle, ils veulent dire que le concept ne possède ni un ensemble défini de conditions nécessaires et suffisantes ni une essence (voir par exemple Ben Ze’ev, 2000 ; de Sousa, 1987 ; Neu, 2000 ; Rorty, 1978 ; Solomon, 1995). Cette affirmation implique normalement que les émotions, en tant que classe, ne sont ni unifiées ni regroupées de façon systématique. L’on comprend par là que les diverses émotions individuelles ne sont pas nomologiquement liées les unes aux autres de façon importante. Inversement, des scientifiques qui s’intéressent aux émotions ont avancé que les émotions forment une classe unifiée et quexiste même des « lois des émotions » (Frijda, 1988). Sur ce point, les philosophes et les scientifiques divergent non seulement dans leurs conclusions mais aussi dans leurs méthodes. Les philosophes analysent le concept d’« émotion » pour arriver à leurs conclusions, tandis que les scientifiques tentent de l’étudier empiriquement.

Le point de vue défendu dans cet article est que le débat qui porte sur le statut d’espèce naturelle de l’émotion semble être une situation où la philosophie devrait s’instruire des sciences, plutôt que d’imposer dogmatiquement son esprit de clocher. Il existe de bonnes raisons de prendre au sérieux l’hypothèse empirique selon laquelle l’émotion est une espèce naturelle, principalement parce qu’elle est un sujet d’enquête actuelle dans les sciences concernées, où elle prend la forme de l’hypothèse faisant de l’« émotion » un phénomène qui se produit naturellement et qui est gouverné par ses propres lois. Bien que cela ne soit pas toujours explicitement posé ou reconnu comme tel, diverses formes de cette hypothèse sont en cours de développement aujourd’hui (Damasio, 2003 ; Ekman, 1992 ; Frijda, 1988 ; Panksepp, 1998). On peut aussi en trouver des exemples dans des écrits plus anciens sur l’émotion où les passions sont dépeintes comme une « faculté » distincte de l’âme (Gardiner et al., 1937). Le Traité des passions de Descartes est un autre bon exemple d’un exposé classique où les passions sont présentées comme un phénomène unifié répondant à des lois (Descartes, 1650). C’est normalement à l’intérieur de chaque théorie ou hypothèse particulière qu’est défini ce qui compte comme « émotion » et dans quel sens il s’agit d’un phénomène « naturel ». Toutefois, dans l’ensemble, ces développements représentent des exemples intéressants de l’hypothèse qui fait de l’émotion une espèce naturelle. Cela est vrai, même s’ils ne se conforment pas aux attentes traditionnelles de la philosophie au sujet des espèces naturelles.

Dans cet essai, nous argumenterons que l’actuel verdict philosophique négatif qui porte sur le statut d’espèce naturelle de l’émotion découle essentiellement du fait que l’émotion ne correspond pas à la conception philosophique traditionnelle d’une espèce naturelle. Il y a eu des efforts pour trouver une place à l’émotion dans cette conception (Charland, 2000), néanmoins il existe des raisons convaincantes de croire qu’il pourrait s’agir d’une mauvaise stratégie à suivre (Griffiths, 2004). Sur la base de ce manque d’adéquation, les philosophes concluent habituellement que l’émotion n’est pas une espèce naturelle. Nous pourrions cependant tout aussi bien en conclure que nous devrions abandonner la conception philosophique traditionnelle des espèces naturelles. Une stratégie plus productive serait alors de laisser chaque science définir ses propres espèces naturelles à sa manière. L’argument avancé ici est que, aussi longtemps que les scientifiques de l’émotion exploreront fructueusement l’hypothèse de l’émotion comme phénomène survenant naturellement et gouverné par des lois propres, il sera prématuré et dogmatique de nier que l’émotion est une « espèce naturelle ».

La psychopathologie des émotions nous fournit une piste prometteuse pour découvrir des preuves que l’émotion est une « espèce naturelle ». Des preuves provenant de ce domaine suggèrent fortement que l’émotion pourrait être un phénomène qui se produit naturellement et qui est gouverné par ses propres lois. Cela montre que les émotions fonctionnent souvent à l’unisson ; elles forment un réseau complexe d’états mentaux, physiologiques et comportementaux gouvernés par des lois et reliés les uns aux autres, dont l’action est prévisible et généralisable. L’intuition fondamentale derrière cette discussion est que, dans des conditions normales, si les émotions fonctionnent parfois de manière prévisible et réglée, alors dans des conditions anormales elles devraient aussi présenter des déficits prévisibles et réglés. Le fait que ces déficits puissent souvent être soignés par la thérapie selon des règles prévisibles suggère fortement que les émotions fonctionnent comme une espèce organisée. Elles forment l’espèce naturelle de l’« émotion », un terme théorique qui définit la catégorie d’agent émotif [emoter].

2. Le fonctionnement émotionnel normal

Une description adéquate du fonctionnement émotionnel normal est essentielle si nous voulons comprendre la psychopathologie de l’émotion et ses thérapies. Commençons par le fonctionnement émotionnel normal tel qu’il se présente chez les mammifères non humains, et par ses origines plus primitives chez les êtres humains. Le fait qu’on puisse parfois, en psychopathologie, remédier de manière systématique à des dysfonctionnements émotionnels suggère qu’ils pourraient bien être gouvernés par des lois naturelles. Selon nous, il y a de bonnes raisons de qualifier de « naturels » certains aspects du fonctionnement émotionnel. Ils semblent basés sur des systèmes émotionnels primitifs obéissant à des lois qui se rencontrent naturellement dans de nombreux organismes. Il s’agit là d’une hypothèse empirique qui comprend différentes versions. Dans ce qui suit, nous considérerons des exemples contemporains aussi bien qu’historiques.

Fonctionnement émotionnel normal sur le plan biologique

Dans des conditions normales, certains organismes développent la faculté de ressentir et exprimer des émotions simples. Bien que la liste exacte des émotions simples diffère d’une théorie ou d’une espèce à l’autre, nous connaissons raisonnablement bien les structures et systèmes cérébraux qui sous-tendent les émotions basiques des mammifères telles que la « peur », la « colère », la « joie », la « tristesse », et quelques autres (Le Doux, 1996 ; Panksepp, 1998). Nous avons aussi quelques idées sur la façon dont ces émotions de base pourraient être organisées dans le cerveau humain adulte lorsque les fonctions cognitives normales y sont ajoutées (Damasio, 1994, 2003). Les philosophes ont tendance à ignorer, quant à ces recherches, que dans un organisme sain ces émotions de base constituent un système unifié qui fonctionne comme tel (mais voir Ben Ze’ev 2000, 5, 532-533). Des lésions isolées peuvent conduire à des déficits spécifiques qui laissent le reste du corps essentiellement intact. Toutefois, cela ne doit pas obscurcir le fait plus général que dans le cerveau en bonne santé les émotions fonctionnent à l’unisson. C’est pour cette raison que les pathologies affectant un aspect de la vie émotionnelle ont souvent des conséquences prévisibles sur d’autres aspects. À d’autres périodes de la recherche scientifique, cela aurait été exprimé par l’affirmation que les émotions et leurs divers constituants mentaux, physiologiques et comportementaux, sont unis par sympathie (MacAlpine et Hunter, 1982 ; 69, 124, 238, 492, 544, 879).

L’unicité organique systématique des émotions n’échappait pas aux premiers théoriciens des émotions. Descartes en est un bon exemple. De plusieurs façons, sa vision des émotions est directement reliée au sujet de cette discussion. Il est surprenant de constater que les philosophes contemporains qui s’intéressent au statut d’espèce naturelle de l’émotion n’ont pas remarqué ce fait, pas plus que d’autres précédents historiques au sujet de cette hypothèse. C’est probablement parce que ces analyses ne cadrent pas bien dans notre conception philosophique actuelle des espèces naturelles. Dans cette version historique, l’hypothèse qui fait de l’émotion une espèce naturelle est exprimée par l’affirmation que les émotions forment une « faculté naturelle » indépendante. Cette vision est restée très courante pendant des centaines d’années. Récemment, Antonio Damasio a tourné son attention vers la théorie des passions de Spinoza pour formuler sa propre théorie des émotions, avec des résultats fascinants (Damasio, 2003). Descartes est probablement un exemple encore plus intéressant ; tout comme Spinoza, il propose une théorie des émotions qui, sous plusieurs aspects, anticipe l’hypothèse scientifique actuelle qui fait des émotions une espèce naturelle. Les théories du sens moral de Shaftsbury et Hutcheson représentent d’autres exemples de l’idée de fonctions et capacités émotives naturelles (Gardiner et al., 1937, 210-215). Rousseau est également un autre exemple connu (ibid., 244-246).

Descartes considérait les émotions comme un phénomène naturel, conçu pour servir et protéger la vie et le bien être de l’organisme. Il notait en particulier qu’un bon fonctionnement et une bonne organisation des émotions était impératif pour la conservation et le fonctionnement adéquat du corps (Descartes, 1650 ; art. 40, 52). Le point important est que les émotions ne protègent pleinement les intérêts de l’organisme que lorsqu’elles fonctionnent à l’unisson. L’excès d’une émotion, ou le défaut d’une autre, implique généralement des problèmes pour l’organisme. Ainsi, c’est seulement en tant que système unifié que les émotions remplissent la fonction naturelle pré-établie [pre-ordained] de protéger le corps.

Dans les écrits de Descartes, le corps et l’esprit sont généralement considérés comme des substances complètement distinctes. Toutefois, des commentateurs récents ont remis en cause cet aspect de son dualisme, le qualifiant d’« erreur », laquelle serait particulièrement pernicieuse compte tenu de ses conséquences pour notre compréhension des émotions (Damasio, 1994). On reconnaît rarement dans les travaux de Descartes sur les passions — que beaucoup de commentateurs se contentent d’ignorer — que le corps et l’esprit fonctionnent comme une unité organique indissociable et qu’ils constituent une notion primitive. Ironiquement, en ce qui concerne les passions, Descartes insistait pour que le corps et l’esprit soient traités à l’unisson. Les passions ne peuvent être analysées à partir du corps ou de l’esprit seul ; elles doivent être entendues comme propriétés du composite corps-esprit, qui, de fait, fonctionne comme une notion primitive de ce point de vue (James, 1997, 106).

Il est maintenant largement accepté que de nombreux aspects du fonctionnement des émotions tiennent des facteurs sociaux et sont façonnés par eux. Descartes en était conscient, et il discute du rôle du conditionnement dans le développement et la régulation des passions (art. 39, 211). Ceux qui voient aujourd’hui l’émotion comme une espèce naturelle sont aussi conscients de l’importance des influences sociales et environnementales dans le développement des émotions, et la plupart s’accordent pour dire qu’il faut les intégrer dans toute analyse acceptable du fonctionnement émotionnel. Toutefois, en même temps, ils veulent maintenir que dans plusieurs sens importants (différents suivant les théories) les mécanismes de base et les structures qui sous-tendent le développement émotionnel sont essentiellement le fait de la nature. Descartes croyait cela ; il affirmait que les mécanismes et lois de base qui gouvernent les passions sont le résultat de notre constitution naturelle (article 137). Dans les mots de Susan James, Descartes croyait que « certaines connexions régulières «ordonnées par la nature» entre les mouvements du corps et de l’esprit [...] rendent compte de toute uniformité émotionnelle présente chez les hommes » (James, 1997, 97-8, 101). Voilà une illustration intéressante, montrant comment les agents émotifs — les créatures capables d’émotion — pourraient être des entités qui se produisent naturellement. Encore une fois, il est possible de construire sur la base de ces capacités innées et d’altérer certaines de leurs connexions (article 211). Mais les capacités et mécanismes émotifs de base sont censés être le fait de la nature.

La faculté de ressentir douleur et plaisir est probablement la plus fondamentale des capacités émotives naturelles. On reconnaît cela dans de nombreuses théories antérieures de l’émotion, où l’on trouve telle ou telle version de l’affirmation qui fait de la douleur et du plaisir les atomes affectifs premiers à partir desquels on peut former les états affectifs plus complexes, comme les passions et les affections. C’est le cas de Locke, par exemple, qui soutient une telle position (Gardiner et al., 1937, 220-225). Dans les théories modernes, on associe souvent celle-ci avec l’idée de valence. Elle se rapporte au fait que les émotions peuvent être catégorisées comme positives ou négatives, en général suivant qu’elles conduisent au plaisir ou à la douleur (Russell, 1999). Cette capacité affective primitive très simple se manifeste naturellement chez des organismes variés, bien que l’on s’entende souvent pour dire qu’elle est façonnée et canalisée socialement. La complexité réelle de ces capacités affectives primitives engendre un débat empirique intéressant. Certains avancent que seule la capacité fondamentale à ressentir la valence est naturelle (Russell, 2003). D’autres argumentent plutôt que c’est un ensemble distinct de structures et de mécanismes des émotions de base qui est le fait de la nature (Ekmann, 1992 ; Panskepp, 1998). Dans les deux cas, on associe des « lois des émotions » spéciales, qui gouvernent la formation et le développement des capacités en question. Ce point ne peut être tranché philosophiquement ; l’important, du point de vue philosophique, c’est qu’il existe un certain accord sur l’hypothèse générale qu’un aspect du fonctionnement émotionnel se produit naturellement et est gouverné par des lois propres.

Le fonctionnement émotionnel normal sur le plan psychologique

Selon Descartes, les émotions complexes sont définies psychologiquement sur la base des émotions les plus primitives et les plus simples. Il identifie six émotions de base à partir desquelles toutes les autres sont développées : l’étonnement, l’amour, la haine, le désir, la joie et la peine (article 69). Dans ces approches, où les émotions sont ainsi psychologiquement structurées, nous pouvons parler de « lois des émotions ». Ces lois gouvernent la généalogie des émotions ; à ces lois généalogiques nous pouvons ajouter des lois qui lient les diverses émotions une fois qu’elles sont définies et intégrées dans le comportement par nature ou par habitude.

L’histoire de la théorisation des émotions est remplie de théories présumant qu’il existe entre les émotions des relations qui obéissent à des lois dans ces deux sens. C’est en particulier le second sens qui est important pour nous. Souvent on exprime cette hypothèse en disant qu’il y a une « logique » ou une « structure cognitive » dans les émotions (Solomon, 1976 ; Gordon, 1987). Notons que le fonctionnement émotionnel n’est pas entièrement soumis à ce type d’explication « logique ». Pour les besoins de notre discussion, il est suffisant de prêter une telle « logique » à de nombreux « scénarios paradigmatiques » (de Sousa, 1987). Dans certaines explications, ces scénarios sont basés sur des « thématiques relationnelles centrales » qui définissent les diverses émotions et contiennent logiquement des liens vers les autres émotions (Lazarus, 1991). Parfois, les émotions elles-mêmes sont qualifiées d’« intrigues dramatiques » (Lazarus et Lazarus, 1994). Enfin, il existe d’autres théories qui se concentrent sur les divers mécanismes spécialisés contrôlant la façon dont les émotions se suivent les unes les autres (Elster, 1999). Il est important de noter que peu de choses ici dépendent du mot « logique ». L’important, c’est que l’on puisse reconnaître et saisir les généralisations qui obéissent à des lois fiables dans le fonctionnement des émotions lorsque celles-ci sont considérées comme un système.

En réalité, les philosophes ont porté beaucoup d’attention au fonctionnement émotionnel normal dans leurs divers catalogues de la « logique » des émotions (Solomon, 1976 ; Gordon, 1987). Il y a en effet une « psychologie populaire » distincte pour les émotions (Charland, 1995). Les psychologues ont aussi fait beaucoup d’efforts pour cartographier les liens basés sur des lois entre les diverses émotions et les comportements typiques qui y sont associés (Ekamn, 1992 ; Lazarus, 1991). Dans ces deux cas, l’intuition principale est qu’il existe une connexion basée sur des lois entre les différentes émotions et plusieurs états comportementaux et psychologiques afférents. On trouve le même présupposé dans plusieurs techniques majeures en psychothérapie des troubles émotionnels, dont la thérapie cognitive de la dépression de Aaron Beck (Beck, 1976, 1979) et la thérapie rationnelle émotive de Albert Ellis (Ellis, 1962, 1977). Les travaux récents qui portent sur l’« intelligence émotionnelle » dépendent aussi fortement du présupposé que les émotions présentent des caractères propres aux lois (Salovey et Mayer, 1990). Ainsi, toutes les thérapies émotionnelles dépendent du présupposé que les déficits émotionnels ont souvent des traits prévisibles pareils à des lois et qu’on peut les soigner grâce à des interventions également prévisibles et obéissant à des lois.

En résumé, le fonctionnement normal suggère que les émotions fonctionnent souvent comme un système unifié en ce qui concerne la régulation et la conduite du comportement. En tant que groupe, les émotions sont souvent liées non seulement entre elles mais aussi aux comportements et aux états physiologiques sous-jacents d’une manière prévisible et obéissant à des lois. Si les émotions ne présentaient pas ce type de caractéristiques obéissant à des lois, la thérapie systématique des troubles émotionnels serait impossible. Pourtant, il y a suffisamment de preuves que les thérapies cognitives et rationnelles des troubles émotionnels sont souvent efficaces (Engels et al., 1993). C’est une bonne raison pour prendre le fondement de leur hypothèse de travail au sérieux. Celle-ci fait de l’émotion une espèce naturelle.

3. Le fonctionnement émotionnel anormal

Plusieurs psychothérapies modernes sont conçues pour remédier aux troubles émotionnels d’ordre psychopathologique. La plus connue est peut-être la théorie cognitive de la dépression formulée par Aaron Beck (Beck, 1979). Elle cible aussi plus généralement les « troubles émotionnels » (Beck, 1976). Une autre approche particulièrement connue est la thérapie émotive rationnelle (TER dans ce qui suit ; Ellis, 1962, Rational Emotive Therapy). Ces deux approches ont en commun de présupposer qu’il existe des relations obéissant à des lois prévisibles et substantielles entre les états physiologiques, mentaux et comportementaux de l’émotion. On trouve là un élément important de l’hypothèse de l’émotion comme espèce naturelle. L’autre aspect de la définition de cette hypothèse est que les mécanismes et structures qui sous-tendent ces lois sont données naturellement et sont donc « naturels ». Nous examinerons le premier présupposé dans cette section et le second dans la suivante.

D’un point de vue philosophique la TER est fortement inspirée des anciennes théories des stoïciens concernant la nature et la régulation des émotions (Ellis, 1992, 54). Un présupposé théorique central de certaines variantes de la pensée stoïque est que nous pouvons changer nos émotions en modifiant les jugements dont elles dépendent (Sorabji, 2000, 159-169). Cela fonctionne parce que nos émotions sont essentiellement des jugements (Sorabji, 2000, 29-55). Ainsi, une doctrine centrale de la TER est que « chacun peut contrôler avec assurance ses émotions en contrôlant sa pensée » (Ellis, 1962, 52). On ne peut contrôler toutes les émotions par ce moyen (52-3), et ce n’est pas la seule manière de les contrôler (41). Cependant, nous pouvons contrôler nos émotions en contrôlant dans une large mesure notre pensée. Comme nous l’avons suggéré précédemment, cette technique fonctionne parce que les émotions sont essentiellement constituées de pensées (38-9). Cela signifie que les changements qui se produisent dans la pensée peuvent provoquer des changements dans les émotions. La TER soutient que la pensée rationnelle conduit à des émotions rationnelles. La pensée irrationnelle est perturbée et conduit à des émotions perturbées. Puisque les émotions ont aussi une importante dimension sensorielle, des émotions perturbées se traduisent habituellement par des sentiments perturbés, lesquels engendrent à leur tour à un comportement perturbé.

Un présupposé crucial de la TER est que « sentir, se mouvoir, exprimer des émotions et penser » sont liés de manière inextricable dans l’émotion (39). Ces fonctions ne s’exercent pas isolément mais sont unies et intégrées de manière prévisible et obéissant à des lois — sans cela notre comportement émotionnel serait chaotique. C’est ce qui se produit dans les troubles tels que la schizophrénie, lorsque les liens prévisibles et régulés entre la pensée, l’expression, le sentiment et le mouvement deviennent désespérément confus et fragmentaires. Cette psychopathologie tragique nous rappelle clairement l’unité et l’intégration théorique stupéfiante qui lie les états émotionnels dans la vie courante. En effet, la schizophrénie nous montre ce qui se produit lorsque le statut d’espèce naturelle de l’émotion est détruit ; les composantes de celle-ci sont éparpillées chaotiquement et redistribuées en violation des lois normales du fonctionnement et de l’organisation des émotions.

Maintenant que nous avons examiné les présupposés théoriques fondamentaux de la TER, prenons un exemple simple. Imaginons un étudiant anxieux face à un examen crucial. Il rédige l’examen et découvre quelques jours plus tard qu’il a passé de justesse. Cela déclenche chez lui toute une série de comportements très destructeurs et dépressifs. Supposons que l’on offre à l’étudiant l’occasion de repasser l’examen pour améliorer sa note, mais qu’il refuse. Il est simplement trop déprimé et fataliste pour penser que cela pourrait changer quelque chose.

D’après la TER, cet épisode peut être décomposé en trois événements. Tout d’abord l’événement déclenchant : le fait que l’étudiant échoue à l’examen. Ensuite, les sentiments qui en résultent. Ils peuvent être exprimés par des exclamations telles que « je ne vaux rien », « il n’y a pas d’espoir », « c’est si terrible ». Sur la base de ces sentiments, notre étudiant réagit négativement de manière prévisible. Il pourrait rentrer chez lui et détruire avec colère des objets dans sa chambre et lancer des invectives injurieuses à ceux qu’il aime. Ou son comportement pourrait exprimer une autre émotion, la tristesse ; dans ce cas, l’étudiant pourrait pleurer abondamment et se renfermer sur lui-même pendant quelques jours. Certaines de ces réactions pourraient engendrer tellement de détresse qu’il chercherait à consulter. Supposons que cela se produise et qu’il aille rencontrer un thérapeute pratiquant la TER.

Durant la thérapie, l’étudiant sera invité à décrire ses sentiments et ses comportements, et à sonder les raisons qui les motivent. Le thérapeute tentera d’isoler les « croyances irrationnelles centrales » derrière les évaluations des événements que fait l’étudiant. Les attentes sont un bon endroit pour commencer. Supposons que l’étudiant se soit attendu de manière tout à fait irréaliste à passer l’examen avec une note de 100 %. Par la suite, bien entendu, il s’est senti très mal d’avoir passé de justesse. Il s’agirait là d’une conséquence « logique » découlant de ses attentes. Du point de vue thérapeutique, le problème consiste alors à déterminer si les attentes de l’étudiant sont raisonnables dans les circonstances. Supposons que l’étudiant s’attende à recevoir une note de 100 % bien qu’il n’ait pas fourni d’efforts pour ce cours. Il serait donc plus raisonnable qu’il s’attende à passer de justesse. Dans un tel cas, l’objectif de la thérapie sera de reconfigurer les attentes de l’étudiant pour lui en faire accepter d’autres plus raisonnables, plus rationnelles.

Imaginons que l’étudiant admette finalement qu’il était irréaliste (« irrationnel ») de s’attendre à passer avec 100 %. Il reconnaît que, compte tenu de son manque de préparation, le simple fait de passer est un accomplissement important. Cela change radicalement son évaluation de l’événement déclencheur. À présent, le simple fait de passer est un soulagement. Il se sent « déçu » de ne pas avoir fait mieux, mais il ne se sent plus « nul ». De ces deux réactions affectives vont certainement découler deux comportements très différents. Se sentir très mal peut pousser l’étudiant à abandonner, alors que se sentir déçu peut l’encourager à recommencer et à redoubler d’efforts. Au lieu de la colère, il ressent des regrets ; cela conduit à des réponses comportementales différentes.

Aaron Beck résume brillamment les éléments qui interviennent dans cet exemple. La clef est la façon dont l’événement déclencheur est interprété : « en fonction du type d’interprétation qu’elle fait, une personne va se sentir contente, triste, effrayée ou coléreuse — ou bien elle peut n’avoir aucune réaction particulière » (Beck, 1976, 51-2). Voilà essentiellement ce qu’est la thérapie cognitive. Comme le dit Beck, « la thèse qui fait de la signification spécifique d’un événement le déterminant des réponses émotionnelles constitue le coeur du modèle cognitif des troubles émotionnels » (52). Notons que, tout comme Ellis, Beck ne soutient pas que toutes les réponses émotionnelles sont cognitivement médiatisées de cette façon. Il suffit que plusieurs d’entre elles le soient. Dans ces cas, il existe des généralisations importantes qui contrôlent les relations entre la pensée et les émotions (52). Ces généralisations lient la pensée et l’émotion pour qu’elles restent réglées et suffisamment prévisibles de façon à permettre la guérison systématique des troubles émotionnels au moyen des techniques cognitives. Beck affirme que « dans la plupart des cas, la genèse et la persistance des troubles psychologiques dépend de l’interaction entre cognition, émotion et symptômes physiques » (199). C’est parce que ces interactions sont souvent semblables à des lois qu’une thérapie systématique des troubles émotionnels est possible.

Les diverses composantes élémentaires de l’émotion et du comportement émotionnel de même que les nombreuses connexions entre les émotions sont loin d’être aléatoires ou ad hoc. Bien au contraire, dans de nombreux cas, ces composantes présentent des caractères raisonnablement déterminés, prévisibles et obéissant à des lois — bien que certains, ou même la plupart d’entre eux, aient une origine psychologique ou sociale. Sans aucun doute, plusieurs de ces connexions peuvent être altérées et remplacées par de nouvelles. Un excès ou un manque est synonyme de pathologie ; cependant, il faut qu’il existe une forme de détermination pour qu’une généralisation fiable soit possible. Une part de ce déterminisme est probablement le résultat direct du fait que de nombreux mécanismes et circuits émotionnels sont des traits naturellement donnés de notre constitution. Peuvent-ils alors être qualifiés de « naturels » et ainsi former une espèce de cette sorte ?

4. Le fonctionnement émotionnel comme domaine naturel

Il est difficile de nier qu’au moins certains des mécanismes et structures qui sous-tendent le fonctionnement émotionnel sont donnés et organisés naturellement. Ces mécanismes et structures affectives et émotives « pré-organisés » naturellement comprennent probablement diverses structures et circuits neuronaux, ainsi que la capacité de transmettre et recevoir certaines hormones et des transmetteurs spécifiques. Au-delà de ce fonctionnement affectif, nous possédons probablement une forme naturelle et organisée de capacité d’affect fondamental (Russell, 2003). Les systèmes affectifs de cette sorte constituent clairement une espèce naturelle en un sens notable : leurs structures et mécanismes sont donnés et organisés naturellement pour fonctionner suivant certaines lois propres. En remontant dans l’échelle de la complexité affective on trouve la capacité de répondre émotionnellement de façon primitive et stéréotypée (Damasio, 2003 ; Panksepp, 1998). Voilà encore un autre cas de fonctionnement émotionnel donné naturellement. Il s’agit là de deux formulations actuelles très générales de l’hypothèse empirique qui fait de l’émotion une espèce naturelle. Ce qui compte comme « émotion » peut être laissé flou ou plus exactement défini suivant le détail de chaque hypothèse individuelle.

Les deux hypothèses ci-dessus sont des exemples plausibles de ce que l’on pourrait trouver dans une hypothèse faisant de l’émotion une espèce naturelle. Cela est vrai même si les espèces en question peuvent ne pas ressembler à des espèces philosophiques traditionnelles. Cependant, on peut aussi porter à un niveau supérieur la question de savoir si l’émotion est une espèce naturelle. Comment qualifions-nous les mécanismes et structures de l’émotion basés davantage sur des facteurs psychologiques et sociaux ? Il n’est vraiment pas évident que ce genre d’espèces méritent d’être qualifiées de « naturelles ». Le problème est de savoir si le fonctionnement émotionnel adulte normal doit être qualifié de « naturel ».

Il y a cependant des précédents importants pour qualifier ces espèces de phénomène naturel. Des processus très similaires sont qualifiés de naturels en sciences cognitives lorsque la catégorie d’agent cognitif est considérée comme une espèce naturelle (Churchland, 1982 ; Pylyshyn, 1984). Les agents cognitifs sont des espèces naturelles parce que, dans le cadre de la cognition, les représentations mentales et le comportement sont liés de manière prévisible par des lois. On pourrait faire remarquer que les agents émotifs sont exactement dans le même cas, excepté que les états mentaux et les comportements en jeu sont spécifiquement affectifs de par leurs caractéristiques définitionnelles (Charland, 1995). Ainsi, il y a au moins un précédent pour qualifier de « naturels » les processus psychologiques et biologiques mis en jeu dans le fonctionnement émotionnel normal. Plusieurs raisons peuvent être avancées pour cette stipulation sémantique. Premièrement, les organismes biologiques humains capables d’émotions sont des entités qui se produisent naturellement. Deuxièmement, ils sont aussi naturellement conçus pour fonctionner avec les apports de l’environnement et pour répondre à celui-ci, ainsi que pour évoluer selon des chemins spécifiques naturellement donnés. Troisièmement, une fois que les schémas de fonctionnement émotionnel sont intégrés dans de tels organismes, ils opèrent souvent de manière prévisible et réglée. Enfin, quatrièmement, ils continuent de fonctionner de manière prévisible et réglée même lorsque de nouveaux schémas de fonctionnement émotionnel remplacent les anciens. Il est probable que ces lois ont toutes des exceptions, mais elles permettent des généralisations rudimentaires solides et des prédictions suffisamment semblables à des lois pour soutenir raisonnablement des généralisations subjectives ou contrefactuelles.

Bien sûr, des influences sociales considérables façonnent les émotions ressenties et manifestées par les humains ; il est probablement impossible de considérer les émotions en dehors de la culture. Admettons alors avec Clifford Geertz que « nos idées, nos valeurs, nos actions et même nos émotions sont, comme notre système nerveux même, des produits de la culture — des produits manufacturés, en effet, à partir de tendances, capacités et dispositions avec lesquelles nous sommes nés, mais manufacturées malgré tout » (Gertz, 1970a, 50). Admettons aussi que « les ressources culturelles sont des ingrédients, et non des accessoires, de la pensée humaine » (Geertz, 1970b, 77, 83). Pourtant, comme l’indiquent ces paragraphes, même Geertz est d’accord pour dire que certains comportements humains semblent dépendre de capacités ou de tendances innées. Il cite l’exemple des sourires qui se produisent en présence de stimuli agréables, et des grimaces qui suivent ceux qui sont désagréables (Geertz, 1970a, 50). Bien sûr, ces processus sont susceptibles d’être le résultat de la culture, mais ils dépendent en premier lieu de la présence de certaines tendances naturelles. Voilà précisément le point qui est en jeu — et il s’agit d’une question empirique.

Finalement, qualifier de « naturel » le fonctionnement intégré et régulé des émotions est discutable. Il est cependant presque certain que les émotions fonctionnent souvent comme un système unifié et régulé. Si cette hypothèse ne peut satisfaire nos conceptions philosophiques existantes des espèces naturelles, alors nous allons peut-être devoir chercher des formulations différentes. On pourrait par exemple suivre Peter Zachar et adhérer à une conception plus pragmatique, celle des « espèces pratiques » (Zachar et Bartlet, 2001). Toutefois, ne perdons pas de vue le vrai problème. Le point important est que les émotions fonctionnent souvent comme une « espèce » théorique propre, autonome et organisée. Nous ne pouvons pas permettre que ce fait soit laissé dans l’ombre en raison de désaccords sémantiques fondés sur des conceptions philosophiques dépassées ou inappropriées.