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Avec ses collègues de l’Institut Jean Nicod, Joëlle Proust a contribué plus que quiconque à introduire dans la philosophie française les thèmes et les méthodes de la philosophie de l’esprit. Se réclamant depuis déjà plusieurs années d’une approche «naturaliste», Joëlle Proust souhaite «mettre en harmonie l’explication philosophique et les données de l’expérience humaine dans son ensemble» (p. 11). Sans tomber dans le réductionnisme ou le positivisme vieille école, ce naturalisme se démarque par une volonté de mettre la philosophie à niveau avec les sciences dures. L’accent est mis sur les neurosciences et la psychologie, et c’est bien de ces disciplines que s’inspire une philosophie qui ne prétend plus à aucun exceptionnalisme.

Après avoir consacré ses travaux précédents au problème de la conscience animale (Comment l’esprit vient aux bêtes? Gallimard, 1997; Les animaux pensent-ils? Bayard, 2003), Joëlle Proust reprend ici avec puissance un thème classique: qu’est-ce que l’action? À quel moment une action peut-elle être dite volontaire? Moins connu que son questionnement sur la conscience animale, ce thème est cependant loin d’être nouveau chez Joëlle Proust, qui a consacré de nombreux articles à la question de la subjectivité, à celle des actes mentaux, puis à celle des pathologies de l’action, notamment à travers ses travaux sur la schizophrénie.

Le point de départ de la réflexion est le problème de Malebranche quant à la causalité de l’action: comment pouvons-nous savoir que c’est notre volonté qui permet à notre bras de bouger, alors même que nous ignorons les mécanismes physiques et neuronaux qui font que ce mouvement est possible? Joëlle Proust trouve le premier élément de réponse dans la théorie du «monisme anomal», par laquelle Donald Davidson a cherché à expliquer la manière dont un état mental pouvait causer un événement dans le monde (chapitre 2). Cette théorie affirme qu’il existe une identité stricte entre les états mentaux et les états cérébraux (monisme), sans pour autant qu’il soit possible d’établir des lois strictes permettant de dériver les états mentaux des états cérébraux (anomalisme). Le monisme anomal permet ainsi d’expliquer comment une propriété émergente, par exemple une attitude propositionnelle, peut jouer un rôle causal dans le monde. De même que l’élasticité permet d’expliquer la rupture du pont, une raison peut expliquer l’occurrence d’un événement dans le monde physique, dans la mesure où la propriété émergente garantit l’existence d’un état physique ou cérébral sous-jacent.

Mais l’approche causaliste de Davidson fait face à certaines difficultés. Par exemple, elle ne permet pas d’expliquer le problème classique de la «faiblesse de la volonté» et, plus grave encore, celui de la «causalité déviante», où un individu commet bel et bien un acte qu’il a l’intention de commettre, mais sans que son action ne soit directement le fruit de sa volonté. L’exemple classique est le suivant: Jean renverse et tue par accident un piéton en s’en allant tuer son banquier. Or il se trouve que le piéton est son banquier. Jean a-t-il commis un meurtre? Pour résoudre ce problème, Proust se tourne (chapitre 3) vers les travaux de John R. Searle sur l’intentionnalité et, plus précisément, vers sa distinction entre l’intention préalable et l’intention en action. Cette distinction permet d’opposer la représentation du but de l’action (intention préalable) et les représentations motrices de l’action (les intentions en action), telles qu’elles s’inscrivent dans le lexique moteur de l’agent.

Proust construit sur l’analyse de Davidson et celle de Searle une «théorie de la volition» (chapitre 4) qui donne à la volonté une «structure sémantique réflexive», dans laquelle la représentation conceptuelle du but se superpose à des représentations motrices non conceptuelles. Cette théorie a l’avantage d’expliquer les pathologies de l’action. Par exemple, celle où l’individu a la conscience d’agir, mais sans pouvoir exercer de contrôle sur son action. Cela se produit, explique Proust, parce que «l’expérience d’agir en conformité avec une intention préalable» fait défaut au patient. Seules les représentations motrices sont actives.

Mais la théorie de la volition présentée par Proust ne s’intéresse pas simplement à l’aspect représentationnel de l’action. Elle souhaite également expliquer le caractère exécutif de l’agir, où l’intention préalable exerce un contrôle volontaire sur l’intention en action. La théorie de la volition s’accompagne donc d’une théorie du contrôle. Celle-ci est basée sur une analyse cyclique de l’action, où l’information circule dans le sens descendant, vers les organes moteurs, et dans le sens ascendant, vers les organes de commande, sous la forme d’une rétroaction informant le centre de contrôle de l’évolution de l’action. Le centre de contrôle compare alors la rétroaction obtenue à celle attendue, de manière à appliquer une correction si nécessaire.

La théorie de Proust explique finalement l’aspect motivationnel de la volition. Proust est soucieuse de ne pas tomber dans une circularité vicieuse où l’agent, pour se mettre en état de produire un événement dans le monde, devrait d’abord agir sur lui-même. Dans la perspective de Proust, l’agent n’est pas l’auteur de la réorganisation des états cérébraux qui le met en état d’agir (p. 159). Ainsi, le bousculement dans l’état de volition n’est pas un passage lui-même voulu par l’acteur, il est le vouloir. La volition est donc un événement, causé par un contexte motivant, et par lequel l’organisme devient en mesure d’agir en vue d’un résultat.

Qu’en est-il avec tout cela de la conscience d’agir? Proust adopte une théorie «perceptive» de la conscience d’agir (chapitre 5), où la rétroaction des commandes motrices donne lieu à des perceptions conscientes, qu’elle appelle des «perceptions en action» (p. 177). Ce sont ces perceptions en action qui constituent les «conditions de l’unification des motivations» (p. 180). Grâce à celles-ci, il devient possible de mener une évaluation consciente de l’action. Il existe donc deux formes de savoir reliées à l’action. Le premier est implicite et en partie inconscient, il concerne le volet exécutif de l’action. Le second est explicite et conscient, il est rendu possible par les perceptions en action, qui nous permettent d’identifier nos actions, de les mémoriser et de les exécuter délibérément.

Après avoir élaboré sa théorie de la volition, Proust consacre un chapitre de son ouvrage (chapitre 6) à la délicate question de la liberté de la volonté. Est-il possible pour les êtres humains d’avoir d’autres volitions que celles qu’ils ont? Proust n’hésite pas à soutenir que le sentiment d’accomplir une action de manière volontaire est causalement déterminé (p. 205), mais refuse de présenter sa thèse comme une négation de la liberté. Elle distingue deux points de vue sur la liberté de la volonté. D’un côté, ceux qui affirment la compatibilité entre la liberté de la volonté et la causalité physique, de l’autre, ceux qui la nient. Proust prend position du côté des «compatibilistes», mais doit, pour ce faire, abandonner une définition trop forte de la liberté, où est libre celui qui «peut faire autrement». La liberté ne doit pas être envisagée comme une possibilité métaphysique, mais bien comme une possibilité logique (p. 305), par laquelle l’individu parvient à moduler sa volonté.

Il en ressort une conception gradualiste de la liberté, dans laquelle il est possible pour un individu d’être plus ou moins libre, en fonction de l’étendue du répertoire de réponses ouvert par les nouvelles boucles de contrôle cognitif. Proust présente un modèle hiérarchique, un modèle en cascade, où se superposent les différents niveaux auxquels l’organisme peut réguler son vouloir: le niveau des stimuli, le niveau des signaux contextuels, puis le niveau épisodique. Les nouvelles boucles de contrôle se traduisent pour l’individu par un gain en réflexivité. Ce gain permet de mieux mesurer l’aspect temporel des contraintes à l’action.

Les considérations sur la volonté et l’action débouchent chez Proust sur une réflexion sur l’identité et la notion de personne. Dans quelle mesure la structure hiérarchique de contrôle peut-elle aider à rendre compte de ce qui fait l’unité de la personne? Le concept clé est alors celui de mémoire, à partir duquel Proust élabore une version «révisée» de la théorie mémorielle de la personne (chapitre 7). Celle-ci sera plus complexe que la théorie mémorielle simple, que Proust retrouve chez Locke et où, pour être une personne, il suffit d’être conscient de plusieurs événements et de pouvoir les rassembler dans l’expérience consciente d’un même «je». Cette version simple de la théorie mémorielle est insuffisante. En effet, selon Proust, même si la continuité des souvenirs est réalisée, cela ne garantit pas l’existence d’un sujet capable de remplir la qualité de personne. Le philosophe peut le voir grâce à des expériences de pensée dans lesquelles on dupliquerait artificiellement les états mémoriels du sujet.

En quoi est-il possible de réviser la théorie de la mémoire? Selon l’auteure, la mémoire ne peut se contenter d’un rôle passif. Au contraire, il faut qu’elle «participe activement à la transformation du sujet qui se souvient» (p. 270). Pour cela, il faut que le sujet des états mémoriels soit capable d’agir mentalement à la lumière de ceux-ci. Le rappel mémoriel n’est donc pas suffisant, à cela doit s’ajouter la conscience de pouvoir «s’auto-affecter» par ce rappel. À travers les actions mentales, il devient possible d’intervenir sur ses propres états mentaux et de modifier ses croyances, ses désirs et ses émotions.

Le processus conscient de révision des états mentaux est donc inhérent à l’identité personnelle. C’est à ce niveau de contrôle que le sujet peut véritablement gagner l’accès à soi. Rejetant l’idée selon laquelle le soi ne serait qu’une fiction, Proust s’oppose néanmoins à toute vision substantielle de la personne. Fidèle à l’approche naturaliste qui lui est chère, elle décrit prosaïquement la personne comme un «système individuel de dispositions, socialement entretenu, permettant de réviser ses états (croyances, désirs, intentions, etc.) sur la base d’actions mentales» (p. 292).

C’est ici que s’achève le long parcours de La nature de la volonté. Avec Comment l’esprit vient aux bêtes? le lecteur avait parcouru le chemin permettant à la représentation animale d’apparaître dans le monde naturel, mais il se retrouve beaucoup plus loin avec cet ouvrage: la réflexion, qui débute avec la possibilité pour l’action de jouer un rôle causal dans le monde, se rend jusqu’à l’apparition de la personne et de son expérience de la liberté.

La nature de la volonté présente une théorie à l’architecture sophistiquée, comme c’est souvent le cas dans ce genre d’ouvrage. Mais la sophistication de Proust n’est jamais inutile et les lourdeurs, si difficilement évacuables, semblent bien peu nombreuses lorsqu’on considère l’ampleur du projet. Celui-ci représente à n’en point douter un aboutissement pour l’auteur, qui nous offre avec cette monographie la synthèse d’une pensée élaborée depuis une quinzaine d’année dans les revues spécialisées de la science cognitive, la psychologie et la philosophie, et dont la force et la cohérence s’imposent ici sans conteste.