Article body

Cet article se veut une contribution à l’histoire de la réception de la philosophie hellénistique dans l’Europe de la Renaissance tardive et du début de l’époque moderne. La philosophie hellénistique comprend différentes écoles rivales, dont les plus connues sont la stoïcienne et l’épicurienne. Les anthologies les plus connues les évoquent en parallèle avec leurs critiques, les pyrrhoniens et les académiciens[1]. De manière assez surprenante, ces anthologies incluent rarement des textes en provenance d’une autre école, celle du cynisme. Mais il n’en a pas toujours été ainsi. Un éminent érudit espagnol de la fin du XVIe siècle et du début du XVIIe siècle, Pierre de Valence (1555-1620), semble avoir été tout aussi intéressé par le cynisme antique qu’il l’était par le scepticisme. Dans cet article, je me propose d’évaluer le rôle et l’importance de sa connaissance de ces deux écoles dans l’ensemble de son oeuvre.

Publiées en 1596, les Académiques[2] de Pierre de Valence ont été décrites comme « une histoire relativement objective du scepticisme ancien[3] » et présentées comme une preuve permettant de dire que « la connaissance de la démarche de l’Académie était certainement bien meilleure à la fin du XVIe siècle qu’au début du même siècle[4] ». Certains de ses manuscrits conduisent à penser que Pierre de Valence « nous a légué le meilleur de lui-même dans ses textes sur le retrait du monde et sur l’idéalisation de l’utopie du sage cynique », et que « dans les moments difficiles de son existence, il a trouvé la solution à ses problèmes dans ces mêmes textes sur le retrait du monde proposé par le cynisme grec[5] ». Certes, il s’avère que ses écrits sur le scepticisme et le cynisme ne représentent qu’une petite partie de son oeuvre. Il a aussi composé de nombreux manuscrits concernant des enjeux sociaux et économiques, qui vont du prix du pain aux sorcières condamnées au bûcher, s’est engagé dans une étude sérieuse et érudite de la Bible, et a été nommé chroniqueur royal en 1607.

Qu’est-ce que tout cela implique ? Une réponse simple consiste à dire qu’il était polyvalent. Il appartenait en effet à la culture humaniste de la Renaissance tardive où l’on lisait et écrivait sur de nombreux thèmes à la fois. Ce qui signifie qu’il pouvait écrire favorablement sur de nombreux sujets, et notamment sur les différentes écoles de la philosophie antique, sans pour autant s’identifier réellement avec l’une d’entre elles. Il pouvait choisir à son gré de reprendre un ensemble d’affirmations philosophiques quand cela lui semblait utile, puis d’en retenir un autre quand cela lui paraissait plus avantageux.

1. Vie et oeuvre de Pierre de Valence

Pierre de Valence est né en 1555 à Zafra, dans ce qui est aujourd’hui la province de Badajoz, dans l’Extrémadure espagnole[6]. Il a étudié le latin à Zafra, les arts au Colegio de la Compañía à Córdoba et le droit à Salamanca. Après avoir obtenu ses diplômes, il est revenu s’établir dans sa ville natale de Zafra pour y mener la vie tranquille d’un érudit. C’est là qu’il rencontre Benito Arias Montano (1527-1598), avec qui il va collaborer, humaniste important et reconnu pour sa responsabilité dans l’édition de la grande Bible en plusieurs langues d’Anvers parue en 1569-1572.

Pierre de Valence a écrit ses Académiques en 1590, et l’ouvrage a été imprimé à Anvers en 1596 sous la pression de certains de ses amis[7]. C’est le seul de ses ouvrages qui a été publié de son vivant. Pierre de Valence a affirmé l’avoir rédigé en vingt jours et l’avoir vu imprimé sans sa permission, indiquant qu’il l’a été « contre ma volonté ou à tout le moins contre mon souhait[8] ». Dans la lettre-dédicace, Pierre de Valence affirme avoir écrit l’ouvrage afin de satisfaire la demande de l’un de ses amis de Zafra, García de Figueroa y Toledo, gentilhomme à la chambre du roi à Madrid. García de Figueroa cherchait ainsi à obtenir un commentaire des Académiques de Cicéron, pour faire suite probablement à une commande des intellectuels de la cour qui cherchaient à comprendre cet ouvrage fragmentaire et complexe. D’autres commentateurs ont prétendu que cela s’inscrivait dans une entreprise européenne visant à faire face aux menaces que semblaient faire peser sur les autorités et les dogmes la Réforme et la redécouverte de Sextus Empiricus et du scepticisme pyrrhonien[9].

Le reste de la production intellectuelle de Pierre de Valence est démesuré. Un bref survol des écrits qui devraient composer les onze volumes thématiques des Oeuvres complètes[10], dont certains seront divisés en sous-volumes, peut débuter par ses travaux d’érudition théologique et biblique. Il a étudié le grec avec Francisco Sánchez de las Brozas, le chaldéen, l’hébreu et l’arabe avec Arias Montano, avec qui il a travaillé sur de nombreux projets. Il a écrit d’importants manuscrits défendant l’exégèse biblique d’Arias Montano bien longtemps après la mort de ce dernier, et il a aussi composé de courts commentaires manuscrits sur saint Luc, les auteurs des livres révélés, la grâce, les livres du Nouveau Testament, et sur bien d’autres sujets encore.

Les écrits économiques et politiques de Valencia ont été publiés dans deux volumes des Oeuvres complètes. Les écrits économiques comportent des lettres et des discours sur des sujets comme les impôts, le prix du blé et du pain, l’inflation, la pauvreté, l’abus de pouvoir et la redistribution des terres[11]. Sur toutes ces questions, il anticipe certaines des positions qui seront adoptées au siècle des Lumières, et il se montre notamment préoccupé par la situation délicate des plus démunis et la pauvreté du pays, d’où son appel en faveur de réformes substantielles. Mais il faut le considérer comme partisan du despotisme éclairé puisqu’il souhaite que les réformes soient engagées par les autorités, et jamais il ne mentionne comme moyens la rébellion ou la révolution.

Ses écrits politiques comportent un Traité sur les maures convertis d’Espagne dans lequel il s’intéresse aux problèmes qu’a créés en Espagne la conversion forcée des musulmans au début du XVIe siècle. La solution qu’il propose à cet égard est moins radicale et plus humaine que celle qui sera bientôt adoptée : il propose la dispersion des « Mauresques » ou musulmans convertis à travers l’Espagne afin d’accélérer leur assimilation[12]. Malgré tout, le gouvernement ordonne l’expulsion des Maures en 1609.

Dans un autre ensemble de manuscrits, Pierre de Valence lève le voile sur l’inauthenticité du parchemin et des livres de plomb de Grenade, aussi connus sous le nom d’apocryphes du Sacromonte. Le prétendu parchemin a été trouvé en 1588 dans le Torre Turpiana et les livres de plomb dans une grotte de Monte de Valparaíso près de Grenade. Ils ont été par la suite reconnus comme frauduleux, puis dénoncés comme hérétiques par le Vatican avant d’être interdits par Carlos III en 1776. Ils représentaient une tentative de syncrétisme des Maures et des anciens chrétiens afin de mettre sur pied une alliance entre le christianisme et l’islam contre le judaïsme et ceux qui continuaient à judaïser au sein des nouveaux chrétiens[13].

Les apocryphes de Sacromonte étaient très populaires. Ils en appelaient à la fibre nationaliste en véhiculant l’idée que l’Espagne était la terre des élus de Dieu. Les humanistes qui ont mis au jour la mystification ont été rapidement attaqués, et l’enjeu devint l’occasion d’une lutte politique féroce entre la cour d’Espagne et le Vatican lorsque ce dernier a exigé de pouvoir les consulter. On a demandé à Pierre de Valence de donner son opinion sur ce sujet en 1607 et, à la suite d’Arias Montano, il a considéré ces parchemins comme faux. Parmi les arguments utilisés, il a fait appel au sens commun en montrant que des livres de plomb n’auraient pas pu survivre longtemps sous terre sans être endommagés, que des écrits datant supposément de l’époque de Néron ne pouvaient être écrits dans un espagnol contemporain, qu’ils ne pouvaient mentionner Grenade alors que ce n’était pas la dénomination de la ville à l’époque prétendue de leur composition, etc.[14]. Finalement, les apocryphes furent envoyés à Rome en 1643 et déclarés inauthentiques en 1682.

Pierre de Valence a aussi écrit des commentaires sur les normes devant régir le gouvernement et la santé publique[15]. En tant que chroniqueur royal dans les années 1607-1620, on lui a attribué la charge de rassembler les textes des Relations des Indes et d’en préparer l’édition en plusieurs volumes. Après un célèbre autodafé à Logroño, il a composé un Discours sur les histoires de sorcières où il considère la plupart des manifestations de sorcellerie comme pouvant être expliquées par des causes et des effets naturels. Il a souligné le fait que même celles qui se dénoncent comme telles sont probablement victimes d’hallucinations et déploré qu’on les envoie au bûcher. Ses vues sur la question semblent avoir été adoptées par les autorités espagnoles[16]. Pour conclure sur ce point, le travail de critique historique et littéraire de Pierre de Valence inclut également ce qui passe pour être la première critique substantielle de la poésie fleurie du poète Luis de Góngora[17].

Pierre de Valence est ainsi intervenu dans presque toutes les controverses importantes de l’Espagne de la fin du XVIe et du début du XVIIe siècle. L’ensemble de sa production érudite soulève la question de savoir si sa connaissance du scepticisme et du cynisme anciens a ou non influencé d’une manière ou d’une autre ses écrits non philosophiques. Peut-on dire qu’il était « sceptique » ou « cynique » dans son approche de ces enjeux ou doit-on plutôt penser que ses travaux étaient, dans leur domaine respectif, sans incidence les uns sur les autres ?

2. Les Académiques

Le premier chapitre des Académiques de Pierre de Valence passe en revue les positions de Platon portant sur le critère de vérité, utilisant Alcinoos, Plutarque, les dialogues de Platon, Galien, Eusèbe et d’autres à titre d’introduction à ce que dit Cicéron de Platon dans Lucullus. Le second chapitre met en scène Arcésilas et la Moyenne Académie, puisant dans Lactance, Sextus Empiricus[18], Diogène Laërce et d’autres. À partir de sources identiques et s’appuyant en dernière instance sur saint Augustin, le troisième chapitre affirme qu’Arcésilas était un disciple de Pyrrhon. Le quatrième chapitre est un résumé du pyrrhonisme fondé largement sur ce qu’en ont dit Diogène Laërce et Sextus Empiricus.

Les deux chapitres suivants traitent du critère stoïcien de la vérité et de la doctrine de la fantasia kataleptike, puisque ce sont les deux principes dogmatiques qui ont forcé les sceptiques à réagir. Le chapitre sept revient sur l’Académie et se concentre autour de Carnéade et de la Nouvelle Académie. Plusieurs formules des Académiques de Cicéron y sont citées et expliquées. Le huitième chapitre explicite le critère du pithanon de Carnéade, présente quelques témoignages de Clitomaque et insiste sur des arguments in utramque partem. Le chapitre neuf traite des successeurs de Carnéade et le chapitre dix d’Antiochus d’Ascalon. Le chapitre onze évoque les philosophes cyrénaïques, le chapitre douze le critère de vérité d’Épicure et le chapitre treize le critère de Potamon.

Dans les tout derniers paragraphes, Pierre de Valence revient sur les obscurités et les insuffisances de l’histoire de la philosophie et en conclut que le meilleur chemin vers la vérité passe par Dieu. Comparés à ses autres manuscrits, dans lesquels la vérité catholique est considérée comme assurée et présentée avec force détails, et évoquée en rapport avec une foi authentique, ceci me laisse à penser que Pierre de Valence était un homme sincèrement religieux et que les derniers paragraphes des Académiques révèlent bien son état d’esprit[19].

Les Académiques de Pierre de Valence ont eu une influence marquée au XVIIIe siècle. Une édition latine des Académiques de Cicéron publiée à Paris en 1740 par l’abbé Joseph Olivet inclut le texte de Valencia[20]. Elle a été republiée à Paris (1742), Padoue (1753), Genève (1758), Oxford (1783) et Madrid (1797). En 1740, David Durand a apporté à Londres sa propre traduction française de Cicéron accompagnée de sa version latine et du texte latin de Valencia[21], et, en 1741, la Bibliothèque Britannique a publié une traduction qui n’était en fait qu’une longue paraphrase française des Académiques de Pierre de Valence[22]. Les Académiques de Valencia ont été rééditées à Madrid en 1781 dans une édition rassemblant des travaux d’éminents intellectuels espagnols[23]. Finalement, les Académiques ont aussi été traduits en français par Frédéric Castillon de l’Académie prussienne en 1779[24].

D’après ce texte, il semble clair que Pierre de Valence ait eu une formation philologique et des compétences linguistiques nécessaires pour proposer des études pointues d’histoire de la philosophie. Mais cela signifie-t-il qu’il s’identifiait avec une école de philosophie hellénistique en particulier, ou qu’il entendait en privilégier une ? Nous devons maintenant évoquer les différentes réponses possibles à cette question.

3. Pierre de Valence était-il sceptique ?

Nous avons naturellement tendance à penser que si un philosophe traite d’une école philosophique en particulier, c’est qu’il partage des affinités avec elle et tente de mettre en avant ses qualités. Et c’est d’autant plus le cas pour Pierre de Valence, du moins si nous ne connaissons que peu ses autres écrits, ce qui peut nous amener à penser qu’il a écrit en faveur du scepticisme, puisqu’il s’agit du sujet du seul livre publié de son vivant. Cette vision de son oeuvre a été très répandue dans les milieux érudits, même chez ceux qui connaissaient davantage ses autres écrits.

Un des plus influents érudits concernant les études consacrées à Pierre de Valence a été le grand spécialiste espagnol Marcelino Menéndez y Pelayo. Dans un texte de 1891, il affirme que la démarche personnelle de Pierre de Valence adoptée dans les Académiques était « transparente ». Pierre de Valence aurait été « assez favorable à la thèse d’Arcésilas et au probabilisme de la Nouvelle Académie [...], son livre ayant principalement pour but de justifier, dans certaines limites, le scepticisme ancien[25] ». L’argument clef de Menéndez y Pelayo justifiant sa lecture repose sur une citation de Pierre de Valence : « lorsque j’entends que des hommes célèbres ont été taxés d’opinions ridicules et irrationnelles [...], je refuse de croire qu’ils ont été fidèlement interprétés : comment est-il possible qu’une absurdité, qui a attiré l’attention de mon faible entendement, ait pu être enseignée [...] par ces grands hommes[26] ? » Mais bien que le recours à un tel principe de charité interprétatif puisse être une sorte de justification du scepticisme ancien, cela prouve difficilement que Valencia ait eu un penchant en faveur des thèses de Arcésilas et du probabilisme de la Nouvelle Académie. Cela étant, de nombreux commentateurs ont repris l’interprétation de Menéndez y Pelayo et y ont vu la signification réelle des Académiques.

Ainsi, peu après Menéndez y Pelayo, Manuel Serrano y Sanz a fait de Pierre de Valence « l’un des plus grands sceptiques du XVIe siècle[27] ». En 1972, Ben Rekers s’est situé dans la même veine en indiquant que les Académiques « ont clairement des tendances sceptiques », renvoyant en note de bas de page à Menéndez y Pelayo[28]. En 1983, Alain Guy s’est appuyé explicitement sur Menéndez y Pelayo pour dire que Pierre de Valence manifestait « un certain relativisme » et qu’il était « par-dessus tout affilié au probabilisme de Arcésilas et de Carnéade[29] ». Mais, en 2001, Carlos Lévy a montré que les positions de ce dernier à l’égard d’Arcésilas et de Carnéade ne devaient pas être rapprochées l’une de l’autre. Selon Lévy, Pierre de Valence rejette la croyance dogmatique dans l’isosthenia du pyrrhonisme d’Arcésilas et approuve le probabilisme de Carnéade[30].

Malgré cette précision, Lévy ne parvient pas à déterminer la position exacte de Pierre de Valence à l’égard du scepticisme de Carnéade. De même, Luis Gómez Canseco écrit qu’ » on observe une certaine proximité de l’auteur avec ses objets d’étude », mais il se voit malgré tout obligé de rappeler que l’objectif de Pierre de Valence n’est que de présenter un commentaire des Académiques et de le faire en refusant de s’identifier avec telle ou telle école philosophique[31].

De nos jours, Juan Luis Suárez est le commentateur qui a le plus cherché à défaire le mythe d’un Pierre de Valence authentiquement sceptique. Même si je considère que son argumentation est fautive pour établir ce point, je pense sa conclusion est juste. Suárez aborde la question de front dans deux articles et un livre, dans lesquels il soutient que Pierre de Valence ne pouvait être un sceptique authentique parce que le scepticisme est par nature conservateur. Or de nombreux textes de Pierre de Valence portant sur des questions sociales, économiques et politiques en appellent à un changement réel et progressif[32]. Mais cet argument laisse entrevoir une réelle méconnaissance des traditions sceptiques[33], qui ne sont pas nécessairement conservatrices. Vivre selon les coutumes en vigueur, ce qui traduit nécessairement une attitude conservatrice pour Suárez, peut également inclure l’idée d’une vie conforme à des coutumes propres au changement, coutumes favorisant la recherche du progrès et du perfectionnement[34]. Il est juste de dire qu’il n’y a aucune coutume sur terre qui n’ait duré longtemps sans changement.

Suárez ajoute un autre argument selon lequel Pierre de Valence ne pouvait pas être un vrai sceptique parce que, selon José Ortega y Gasset, le scepticisme se réfute de lui-même. Dans l’un de ses écrits, Ortega soutient que le scepticisme nécessite une réelle notion de « vérité » afin de pouvoir réfuter toute vérité[35]. Mais cet argument manifeste une connaissance limitée de l’histoire de la philosophie de la part d’Ortega. On s’étonne que Suárez l’utilise puisqu’il mentionne lui-même dans son texte la réponse des sceptiques à cette critique quand il souligne que les sceptiques anciens répondaient toujours à cette objection en disant : 1) qu’ils ne se fondaient sur aucune notion de vérité et ne faisaient que réfuter celles des autres, et 2) qu’il leur importait peu que le scepticisme se réfute de lui-même[36]. Une de leurs métaphores préférées consistait à dire que le scepticisme est un procédé purgatif qui se purge lui-même ou encore une échelle que l’on repousse après y avoir grimpé. Dans les deux cas, la réfutation d’Ortega ne tient pas.

Un autre argument utilisé par Suárez pour nier que Pierre de Valence ait été un sceptique au sens traditionnel du terme consiste à dire que Montaigne était un sceptique de ce genre, et que Pierre de Valence avait une position très différente de celle de Montaigne. D’où il s’ensuit que Pierre de Valence ne fait pas partie des sceptiques. Mais tout cela repose sur une interprétation très discutable de Montaigne. À de nombreuses reprises, Suárez dépeint Montaigne négativement : il assume « une éthique démoralisée et désespérée, sans énergie, s’en remettant au destin[37] », il « prend pour acquis l’ordre social et économique tel qu’il est sans le critiquer ou le remettre en question[38] », son « humanisme est un humanisme qui conduit à la mise sur pied d’un sujet impuissant afin de prêcher une éthique de la survie désespérée[39] » et il est partisan d’un « solipsisme moral[40] ». Mais les interprétations récentes les plus sérieuses de l’oeuvre de Montaigne vont à l’encontre de ces jugements dépréciatifs. La majorité des commentateurs actuels représentent Montaigne comme un être sociable, constructif et parfois même subversif au point d’être révolutionnaire[41]. Dès lors, on devrait en conclure que si Montaigne est bien le représentant du scepticisme du début de la modernité, les idées sociales et économiques de Pierre de Valence pouvaient très bien s’inscrire dans le cadre de ce genre de scepticisme.

Cependant, même si Suárez se trompe quant aux raisons invoquées pour soutenir que Pierre de Valence n’était pas sceptique, il pourrait bien avoir raison dans la caractérisation qu’il donne du rapport de Pierre de Valence au scepticisme. Dans l’un de ses articles, Suárez soutient que la dédicace, le prologue et la conclusion sont les seuls endroits où les opinions de Pierre de Valence sont clairement identifiables dans un texte, et rappelle qu’aucun d’eux ne prête allégeance au scepticisme. Pourtant, le scepticisme à titre d’ » instrument intellectuel » imprègne son travail et se traduit en particulier par le fait de « se préoccuper de tout, de développer et de toucher tous les sujets[42] ». Dans son livre, il s’explique encore plus clairement : « la rigueur analytique et la nature critique [...] de ses études socio-économiques trahissent une certaine dette à l’égard de certains enseignements sceptiques » ; et, plus loin, il souligne que Menéndez Pelayo a raison sur « la nature éminemment critique de sa pensée[43] ». Pour contrer les affirmations des chasseurs de sorcières, des défenseurs d’apocryphes et des tenants des systèmes économiques corrompus, Pierre de Valence a recours à des « arguments que les académiciens utilisaient pour remettre en question l’épistémologie stoïcienne[44] ». L’un d’eux seulement comporte une mention aux académiciens, à savoir celui soulevé contre les chasseurs de sorcières[45]. Mais Suárez affirme néanmoins que, dans tous ses écrits politiques, religieux et sociaux, « la présence de concepts et de techniques directement tirés d’une méthodologie dérivée du scepticisme empirique est indubitable[46] ». Le « scepticisme empirique », que Suárez fait en partie découler du scepticisme médical de Galien et de Francisco Sanches, est l’expression qu’il utilise pour parler de Pierre de Valence lorsque ce dernier a recours à des raisonnements critiques qui déconstruisent différentes thèses et pratiques dogmatiques.

Ce qui signifie que le scepticisme de l’Académie, dans les écrits de Pierre de Valence, se manifeste également sur des sujets non philosophiques comme l’économie, les sorcières, l’imposture religieuse, la politique coloniale, mais uniquement au sens faible d’un raisonnement critique qui se montre sceptique face au surnaturel et à la sagesse conventionnelle sans pour autant l’être à l’égard du sens commun, de la religion et de la morale. Pierre de Valence est un sceptique au sens large et diffus de celui qui étudie les choses en profondeur, qui considère une grande variété d’opinions contradictoires, et qui choisit ensuite ce qui lui paraît probable ou avantageux. Il n’est pas sceptique au sens strict, sens qui consisterait à faire allégeance à une tradition particulière, ni favorable à l’ataraxia comme fin en soi, pas plus qu’il ne l’est au critère de probabilité dogmatique défendu par Carnéade.

Pierre de Valence ne s’est pas donné pour but de promouvoir le scepticisme qu’il passe en revue dans ses Académiques. Il s’est décidé à l’interpréter généreusement et à reconnaître ses mérites dans l’utilisation qu’on peut en faire dans certains lieux et moments particuliers. Mais cette attitude vaut tout autant pour son utilisation des autres courants philosophiques hellénistiques. Ainsi, certaines de ses croyances et de ses positions morales relèvent du stoïcisme et d’autres, comme nous le verrons par la suite, sont cyniques. Chacune de ces écoles a apporté du matériel pour son travail intellectuel, mais aucune ne peut revendiquer son allégeance totale.

4. Le cynisme

En guise d’introduction, résumons brièvement les grandes lignes de la tradition du cynisme antique. Je me dois de clarifier un point dès le départ : le cynisme ancien n’a rien de commun avec ce que nous entendons aujourd’hui par le « cynisme » des politiciens qui nous apparaissent comme menteurs, manipulateurs et égoïstes. La Critique de la raison cynique de Peter Sloterdijk a le mérite de faire la distinction entre le cynisme ancien, qui repose sur une éthique et un antimatérialisme, et ses formes modernes perverties, en mentionnant notamment de nombreux éléments propres au cynisme contemporain[47]. Pour ma part, je me propose d’évoquer quelques-uns des principaux traits du cynisme ancien.

Antisthène (446-366 av. J.-C.) a été le premier à s’afficher avec le bâton, le manteau et la besace qui permettront par la suite d’identifier les cyniques[48]. Il a donné aux cyniques une généalogie en affirmant qu’il a repris le mode de vie cynique de Socrate, de son rejet et de son mépris envers les sentiments, et qu’il a puisé chez Hercule et Cyrus l’idée voulant que la souffrance soit une bonne chose[49]. Diogène de Sinope est devenu l’exemple le plus célèbre du cynisme. Il ne mentait ni ne trompait autrui et était en un sens égoïste, mais non au détriment des autres, et il était tout l’opposé d’un politicien puisqu’il n’occupait aucune fonction. De nombreuses sources nous ont conservé des anecdotes à son sujet. La plus célèbre est probablement celle qui relate la fois où Alexandre le Grand, venu le trouver pour lui offrir ses services, se vit répondre « Écarte-toi de mon soleil ! ». Il est aussi connu pour avoir marché en plein jour avec une lanterne en proclamant : « Je cherche un homme honnête[50]. » Il a vécu dans une baignoire ou un tonneau, et accompli tous ses besoins naturels en public. Pour cette raison, il était traité de « chien », et il a fièrement adopté ce nom, qui se dit kunos en grec ancien, d’où l’origine du mot « cynique ».

Diogène était un moraliste qui s’attaquait à ce qu’on appellerait aujourd’hui le consommateur matérialiste et qui en appelait à une sorte de « retour à la nature ». Il a critiqué l’establishment politique au nom de l’anarchisme. Il parlait quand cela lui plaisait (parrhesia), revendiquait son indépendance (autarkeia) précisément parce qu’il cultivait l’oubli de soi (askesis). Il était connu pour le mot d’ordre « Falsifier la monnaie ! », une métaphore indiquant son rejet des institutions et des conventions sociales.

Plus tard, les cyniques Cratès (vers 326 av. J.-C.) et sa femme Hipparchia (vers 300 av. J.-C.) ont vécu ensemble en public. Quant au cynique Ménippe, il écrivit de nombreuses satires et laissa son nom à ce qu’on appelle maintenant la satire ménipéenne.

Nous n’avons que peu de sources fiables et informées à propos du cynisme ancien. Leur fondement est le livre VI des Vies et doctrines des philosophes illustres[51] de Diogène Laërce. L’orateur Dion Chrysostome (Dion de Pruse) a vécu tel un cynique une partie de sa vie et il a laissé des portraits flatteurs de Diogène dans plusieurs de ses discours[52]. Il est pacifiste, ascétique, anti-matérialiste et opposé aux honneurs. Son Discours de l’Eubée est peut-être le premier plaidoyer d’envergure en faveur d’un mode de vie environnementaliste prônant un vrai retour à la nature[53].

Le plus célèbre des moralistes nous ayant transmis les enseignements du cynisme est sans doute Épictète. Il nous a laissé un Diogène « stoïcisé » dans ses Entretiens, et on a pu le décrire comme le plus cynique des stoïciens[54] — mais on aurait pu tout aussi bien le décrire comme le plus stoïcien des cyniques.

Comme dans le cas des sceptiques, une de nos meilleures sources provient en fait d’un de leurs ennemis, Lucien, qui est à tout le moins ennemi des cyniques inauthentiques, car plusieurs de ses dialogues prennent à partie pour s’en moquer les prétendus cyniques. L’un d’eux, Démonax, a été interprété soit comme présentant le modèle du cynique idéal, soit comme une critique subtile. Lucien rapporte que Démonax se moque des efféminés, des faibles, de ceux qui pleurent en se lamentant sur eux-mêmes et des infirmes[55]. Humour critique cynique, oui, mais à l’endroit de cibles médiocrement choisies. Quand le dialogue rapporte que, à la mort de Démonax, plusieurs philosophes l’ont accompagné jusqu’à sa tombe, ce passage est susceptible de plusieurs interprétations : peut-être certains ne pouvaient se sentir en sécurité tant qu’ils n’étaient pas convaincus de la réalité de sa mort et de son enterrement[56]. Un seul des dialogues parfois attribués à Lucien, Le cynique (Kynikos), semble être indiscutablement en faveur des cyniques et, pour cette raison, il est souvent attribué au Pseudo-Lucien[57].

Le cynisme n’a jamais vraiment disparu, et plusieurs des sources évoquées précédemment étaient encore disponibles dans l’Antiquité tardive et au Moyen Âge. Ces sources vont être de nouveau utilisées de manière abondante à la Renaissance : Érasme de Rotterdam a incorporé trois cent cinquante citations cyniques dans ses Apophtegmes[58] ; Rabelais a abondamment utilisé la satire ménipéenne ; Étienne de la Boétie, l’ami de Montaigne, a adopté des techniques d’enseignement cyniques comme l’invective, l’ironie, les jeux de mots, les paradoxes, afin de stimuler la pensée et châtier les paresseux[59] ; Montaigne, dans ses Essais, a mentionné ou cité Antisthène quatorze fois, Diogène dix-huit fois et Cratès huit fois. Il est habituel de se demander si Montaigne est passé par des périodes sceptiques, stoïciennes ou épicuriennes, mais il est curieux de voir que la question de son cynisme n’ait jamais été posée.

Malgré une présence importante au début de l’époque moderne, la tradition cynique n’a été que peu évoquée par les spécialistes de l’Antiquité avant une période récente. Paru en 1937, A History of Cynicism from Diogenes to the Sixth Century AD de Donald R. Dudley fut le premier ouvrage moderne à prendre cette tradition au sérieux. Il a été suivi en 1948 par l’important et précis Cynic Hero and Cynic King de Ragnar Höistad. Par la suite, Frances Sayre a évoqué le cynisme grec dans plusieurs ouvrages, mais en se limitant aux sources anciennes et sans couvrir la Renaissance et le début de l’époque moderne, période étudiée par contre par Heinrich Niehues-Pröbsting dans son Der Kynismus des Diogenes und der Begriff des Zynismus (1979 ; 2e édition en 1988). Niklaus Largier nous a rendu l’admirable service de reproduire soixante-quinze textes évoquant des thèmes et des citations cyniques allant de Valerius Maximus, un peu après 31 ap. J.-C., à Christian Wernicke en 1701, en passant par le Moyen Âge, la Renaissance et le début de l’époque moderne, le tout accompagné d’une introduction substantielle[60].

On se doit de souligner qu’une bonne partie des textes cyniques de l’Antiquité ont été rendus disponibles en français dès 1975 par la parution des Cyniques grecs de Léonce Paquet aux Presses de l’Université d’Ottawa et qu’ils n’ont jamais été utilisés pour compléter les anthologies mentionnées au début de cet article. Mais il a fallu attendre les travaux plus récents d’auteurs comme Michel Onfray, qui a publié Cynismes en 1990, ou Marie-Odile Goulet-Cazé, qui a fait paraître plusieurs ouvrages sur la question à partir des années 1980, pour que cela ait un réel impact en France[61]. C’est d’ailleurs cette dernière qui a préparé, en collaboration avec Robert Bracht Branham, The Cynics : The Cynic Movement in Antiquity and its Legacy (University of California Press, 1997), recueil qui contient beaucoup de travaux récents sur les cyniques, et qui semble indiquer que ceux-ci ont finalement trouvé leur place dans le milieu académique anglophone.

Et l’un des indices les plus frappants du retour du cynisme ancien dans l’histoire de la philosophie moderne est sans doute le fait que Michel Foucault ait choisi d’évoquer ce sujet comme l’un des principaux thèmes de ses dernières conférences à Berkeley, publiées plusieurs années après de manière posthume sous le titre de Fearless Speech[62]. On peut voir un témoignage de son honnêteté intellectuelle dans le fait que, choisissant de retracer la généalogie de l’activisme politique et de la tradition critique en Occident, il en soit venu à conclure plutôt sobrement que nous n’avions aucun bon moyen permettant de distinguer les véritables tenants de la vérité des bavards, des flatteurs, des méchants, des immoralistes, des ignorants et de ceux qui se bercent d’illusions[63]. Et on se doute que les cyniques font partie de cette généalogie subversive.

On pourrait soutenir que le cynisme n’est pas une philosophie, mais plutôt une contre-philosophie, et cela est vrai jusqu’à un certain point. On peut en dire autant du scepticisme, et particulièrement de sa variante pyrrhonienne, bien que les différentes variantes soient présentes dans les anthologies des débats hellénistiques. Cependant, le scepticisme et le cynisme sont des philosophies, si par philosophie on entend un art de vivre[64]. Les philosophes modernes qui les ignorent ne sont probablement pas conscients qu’ils suivent une posture chrétienne opposée aux sceptiques et aux cyniques, choix qui s’explique par le fait que ces deux écoles ont contesté la prédominance chrétienne exercée sur la scène intellectuelle[65].

5. Les manuscrits cyniques de Pierre de Valence

Consacrons-nous maintenant au travail de Pierre de Valence sur le cynisme. Il est constitué en grande partie de traductions et d’imitations d’écrits cyniques anciens sur le retrait de la vie publique. Gaspar Morocho a écrit à ce propos qu’il ne pensait pas « qu’il y ait eu, dans l’Espagne du XVIe siècle, quelqu’un qui ait mieux connu le travail de Dion Chrysostome que l’humaniste de Zafra[66] ». Pierre de Valence a traduit Du retrait du monde[67] de Dion Chrysostome. Le dernier paragraphe semble être le résumé qu’il en a fait :

Dans sa conclusion, Dion manifeste clairement l’intention de son discours. Il ne dit pas que le retrait du monde et le fait d’être seul ne sont pas sans avantages, mais que ce n’est pas suffisant sans un repli et un retrait intérieurs, qui sont nécessaires à la personne qui se retire ainsi qu’à ceux qui vivent dans le bruit et l’agitation. Il est possible qu’il puisse exister un peintre pouvant peindre entouré de conversations et de bruit sans en être distrait, mais les mauvais peintres sont perturbés par n’importe quel mot prononcé trop près d’eux, comme ils l’avouent eux-mêmes, et c’est pourquoi il est ainsi meilleur et plus sûr pour chacun d’être seul afin d’éviter les tentations de pécher et les perturbations[68].

Pierre de Valence a également mentionné Dion Chrysostome dans un autre de ses manuscrits, le Discours contre « la Ociosidad ». Ce titre semble contredire son éloge du retrait du monde, parce que ociosidad a une signification très proche de retrait : du latin otium, le terme signifie ne rien faire. Mais il retranscrit plusieurs pages du Discours de l’Eubée de Dion en paraissant l’approuver[69] et il cite sa formule selon laquelle « les comédiens, les bouffons et tout ceux qui rient de tout » sont dangereux[70]. Il semble ainsi que l’on doive faire la distinction entre des formes de retrait du monde qui sont bénéfiques, et d’autres qui peuvent être nuisibles.

Dans un manuscrit intitulé À propos de ceux qui essaient de vivre tranquille[71], Pierre de Valence se rapproche d’un entretien d’Épictète considéré d’inspiration cynique. Suivant la tradition cynique qui en appelle à « falsifier la monnaie », Pierre de Valence écrit que les pièces de Trajan et Néron « sont sans valeur[72] ». « Pourquoi s’emporter contre l’ignorant et le misérable ou contre ceux qui se trompent sur ce qui est essentiel ? » Socrate s’est confronté à Thrasymaque et Calliclès, et à sa femme et son fils. Pas plus « le tyran que le propriétaire ne peuvent m’enlever cette capacité que j’ai de vivre en accord avec la raison ». « Cette doctrine apporte l’amitié dans les maisons, la concorde dans la république, la paix entre les nations et rend les hommes redevables à Dieu [...] persuadés que rien n’est en jeu à l’exception de ce qui ne vaut rien [...][73]. »

Pierre de Valence a aussi écrit un manuscrit sur les Exemples de princes, prélats et autres hommes illustres ayant abandonné leurs charges et leurs offices et s’étant retiré du monde, dans lequel il a cité des dizaines de noms, de Homère jusqu’à Dioclétien et divers papes en passant par Timon et Timoléon, afin de vanter les mérites de l’abandon des charges publiques[74]. Certains d’entre eux se sont retirés pour éviter d’encourir la peine de mort ou de peur de se transformer eux-mêmes en tyrans[75]. Pour Pierre de Valence, les chrétiens ne se retirent pas en raison de la colère, de la tristesse, de la mélancolie, d’une haine de l’humanité ou du plaisir, mais en raison d’une insatisfaction à l’égard de leurs capacités ou pour privilégier la paix publique — en un mot, pour la gloire de Dieu[76]. Et d’ajouter dans son interprétation de Dion, que « ce n’est pas suffisant de se retirer dans le désert, si c’est pour amener ses passions avec soi[77] ».

Une seconde partie du travail de Pierre de Valence peut être qualifiée de « cynisme chrétien ». Dès le début du christianisme, on a assisté à un mélange entre chrétiens et cyniques[78]. Jésus-Christ lui-même a été considéré par certains comme un sage cynique, étant donné qu’il vivait pauvrement et se déplaçait un peu partout en enseignant une doctrine qui n’était pas si éloignée de celle de nombreux cyniques. Des hommes d’Église comme Augustin ont pu admirer la pauvreté et certaines vertus cyniques, tout en condamnant le manque de décence des cyniques[79].

Les premiers chrétiens et les cyniques avaient en commun l’idéalisation du retrait du monde. Les premiers chrétiens se sont retirés dans le désert, inaugurant ainsi la tradition apophatique, et quelques-uns en ont fait le sujet de leurs écrits. Ce qui est très proche du travail de Pierre de Valence consacré aux écrits spirituels que l’on a qualifiés de cynisme chrétien. Dans les années 1603-1606, il a ainsi traduit quelques-uns des principaux textes de cette tradition : les Homélies et les Opuscules de saint Macaire, père de l’Église égyptien[80], jouant d’ailleurs avec l’hérésie car l’édition de 1594 de Macaire sera placée à l’index des livres prohibés par l’Inquisition espagnole en 1631 en raison de l’accent mis sur la prière personnelle et du retrait exigé à l’égard de toute institution[81], ce qui a rendu saint Macaire populaire auprès des protestants : le piétiste Gottfried Arnold l’a traduit en allemand et le méthodiste John Wesley en anglais[82]. Mais peut-être que cette dimension de l’oeuvre de Macaire n’était pas évidente quand Pierre de Valence a fait ces traductions à l’intention de son ami José de Sigüenza, prieur et bibliothécaire du monastère d’El Escorial, travail envoyé par la suite à García de Figueroa, gentilhomme à la chambre du roi, à qui il avait déjà dédié son ouvrage sur le scepticisme[83].

Le protecteur de Pierre de Valence, Benito Arias Montano, a également écrit sur la tradition de la retraite chrétienne dans son Dictatem Cristianum, que Pierre de Valence traduira en espagnol au plus tard en 1605[84], ouvrage dans lequel on ne trouve aucune référence à Dion ou Épictète, toutes les sources utilisées étant bibliques, à l’exception de références à Horace et à Augustin.

Le dénouement de toute cette histoire est survenu en 1607 quand Pierre de Valence a accepté d’être nommé chroniqueur royal à la cour. Il a passé le reste de ses jours impliqué de manière active dans la rédaction des Rapports des Indes et dans la défense de la réputation d’Arias Montano, attaquée de toutes parts.

6. Pierre de Valence était-il cynique ?

Nous sommes maintenant en mesure de retourner à notre évaluation des fidélités philosophiques de Pierre de Valence. Pour Morocho, Pierre de Valence, « dans les moments difficiles de son existence, a trouvé la solution à ses problèmes dans les écrits sur le retrait du monde du cynisme grec et dans les plus vieux textes de la littérature monastique[85] ». C’est sûrement vrai, mais il faut replacer ces moments difficiles dans le contexte de toutes ses autres activités, et particulièrement dans celui des milliers de pages qu’il a écrites sur tant d’autres sujets qu’il a mis en relation les uns avec les autres. On ne peut douter que l’on peut se réconforter soi-même en écrivant et en évoquant un possible retrait. Mais Pierre de Valence ne s’est pas retiré de la cour, bien au contraire il s’y est engagé. Par conséquent, nous pouvons aussi évoquer ce qu’il pense lui-même de cette position en deçà de la retraite. En décrivant l’expérience de Q. Fabius Maximus et de C. Flaminio, qui ont délaissé certaines de leurs responsabilités publiques afin de ne pas offenser Dieu, il ajoute qu’il ne s’agit pas là d’un réel retrait puisqu’ils ont décidé de conserver d’autres charges publiques[86]. On peut en dire de même pour lui.

Dans ce cas, jusqu’à quel point fut-il inspiré par le cynisme ? Comme les cyniques, il fut clairement un moraliste. Mais, comme l’a souligné Juan Luis Suárez, les sources de son moralisme peuvent tout autant renvoyer au scepticisme, au cynisme, au stoïcisme qu’au christianisme, ce pourquoi il n’est tout au plus que partiellement un moraliste cynique[87]. Il a pratiqué l’ascétisme jusqu’à un certain point, ne cherchant pas la richesse ni ne faisant étalage de ses biens. Mais, dans ce cas, de nombreux érudits peuvent être qualifiés de cyniques. Il pensait que la simplicité religieuse était tout ce qui était nécessaire, ce qui a conduit à en faire, de manière générale, un cynique chrétien. Mais ses accointances cyniques jointes à ses penchants sceptiques ne constituent que quelques outils de son attirail philosophique.

7. Conclusion

Le résultat de cette analyse portant sur l’oeuvre de Pierre de Valence témoigne qu’une connaissance substantielle et détaillée du scepticisme et du cynisme antiques était accessible dans l’Espagne de la Renaissance tardive et du début de l’époque moderne, et que son utilisation apparaissait justifiée pour réfléchir aux enjeux politiques et sociaux contemporains. Une adhésion complète aux techniques et postures du scepticisme et du cynisme antiques aurait peut-être été vue comme subversive et scandaleuse, et rien n’exigeait, du moins dans le cas de Pierre de Valence, de pousser plus loin l’étude de la philosophie ancienne. Au contraire, ce type de connaissance de la philosophie antique faisait partie du répertoire intellectuel humaniste classique portant sur des habiletés et des connaissances historiques et philosophiques reposant sur les traditions intellectuelles alors disponibles. Ce savoir n’était pas conçu à l’époque pour supplanter la religion ou les politiques socio-économiques du moment, mais plutôt pour les compléter.