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Voltaire est le plus récent des sceptiques de notre époque. Mais son scepticisme est beaucoup plus pernicieux qu’il n’est utile.

KANT, Observations sur le sentiment du Beau et du sublime

Cet article possède un caractère programmatique et anticipe en partie un travail plus substantiel dont le but sera de contribuer tant aux études portant sur l’histoire du scepticisme moderne qu’à celles touchant à la pensée des Lumières en général, et à celle de Voltaire en particulier. Dans le cadre d’analyse qui est ici le nôtre, il s’agit avant tout d’analyser brièvement certains points de rapprochement et de divergence entre Voltaire et la pensée sceptique. Pour y parvenir, nous organiserons cette étude autour du rapport que Voltaire a entretenu à l’égard du scepticisme en relevant quatre points principaux, qui mériteraient sans doute une attention plus soutenue, mais qui constituent d’ores et déjà le soubassement d’hypothèses de recherche sur la question, hypothèses qu’il faudra sans doute détailler et approfondir dans un travail plus conséquent. Nous nous contenterons donc ici de pointer du doigt quatre thèmes qui permettent d’interroger l’utilisation faite par Voltaire du scepticisme sans prétendre proposer d’étude exhaustive de la question.

Premier point : le conflit des philosophies. Dans ses textes philosophiques, Voltaire considère des problèmes métaphysiques traditionnels à partir de la mise en scène d’une diaphonie philosophique. Il présente ainsi une histoire des confrontations et des sectes philosophiques sur ces questions, en particulier dans des textes explicitement philosophiques, comme le Dictionnaire philosophique, les Éléments de la philosophie de Newton, le Traité de métaphysique, le Philosophe ignorant, mais aussi dans des textes littéraires, comme le conte Micromégas, ou encore dans des ouvrages moins connus tels que Singularité de la nature. Cependant, dans cette histoire de la diaphonie philosophique, Locke et Newton ont une place privilégiée, ce qui ne peut que poser problème. Comment comprendre ce rôle spécifique accordé aux philosophes anglais ? Et si on le reconnaît, ne serait-ce pas aussi accepter du même coup la limite de la perspective diaphonique de Voltaire, qui semble privilégier certaines théories et certains auteurs ?

Deuxième point : la question de l’existence du monde extérieur, que Voltaire évoque en recourant à l’évocation du solipsisme. Dans un article récent, Sébastien Charles a évoqué l’importance au siècle des Lumières de cette « secte philosophique », dont les thèses se présentent comme une version outrée du scepticisme, en soulignant notamment l’association habituelle qui est faite au XVIIIe siècle entre scepticisme et solipsisme, montrant bien comment ont été liées ensemble des problématiques traditionnelles au scepticisme et des questionnements spécifiques à la modernité, notamment chez Malebranche et chez Berkeley, conduisant à cette posture métaphysique solipsiste que l’on a appelée au XVIIIe siècle l’égoïsme[2].

Troisième point : le problème du rapport de la foi avec la raison. L’entrée « Foi » du Dictionnaire philosophique établit une complète distinction entre la foi et la raison, séparant par là ce que d’autres auteurs avaient antérieurement essayé de réunir. Voltaire présente la foi comme contraire à la raison et distincte de la croyance. La foi ne dépend pas de la raison et s’oppose à elle. La croyance n’en dépend pas plus et peut s’affermir par l’exercice de la raison et se présenter sous une forme démonstrative, même si elle ne dépend pas entièrement de la démonstration. Ainsi, à première vue, la caractérisation voltairienne de la foi n’est pas sans accointance avec le scepticisme sous sa forme fidéiste, celui d’un Montaigne par exemple, même si Voltaire ne s’inscrit pas dans cette voie. L’essentiel à retenir est que la croyance peut être pensée selon différentes voies et se présenter comme une nouvelle attitude philosophique dans la quête de la vérité.

Quatrième et dernier point : la place spécifique de l’ignorance chez Voltaire. Nous ne faisons ici que mentionner cette question qui consiste à comprendre si, et comment, l’aveu d’ignorance de notre philosophe est lié à la notion sceptique d’epokhé, ce qui permettrait de saisir le trait caractéristique de la liberté de pensée propre aux Lumières. Qu’est-ce qui conduit à la suspension du jugement ? Est-ce que l’impossibilité de se décider en faveur d’une théorie plutôt qu’une autre conduit à la foi, et donc au rejet de la raison ? Ou bien est-il encore possible de poursuivre la quête de la vérité au nom de la raison, et ce, malgré l’aveu d’ignorance proposé ? L’impossibilité de se décider en faveur de la véracité d’une théorie conduit-elle à toutes les placer à un niveau équivalent ?

Ces quatre points rendent compliqué le traitement du rapport de Voltaire au scepticisme. Mais ce qui le rend plus difficile encore, c’est l’idée que l’on se fait toujours d’un siècle des Lumières imperméable au scepticisme, où Hume apparaîtrait alors comme une figure tout aussi exceptionnelle qu’unique. Dans cette perspective, rien ne serait plus opposé aux certitudes des Lumières que l’ombre du doute sceptique. Avant même d’évoquer le cas Voltaire, il faut en premier lieu considérer ce postulat qui rend impossible la prégnance du scepticisme sur les Lumières.

1. Scepticisme et Lumières

Rien de plus opposé au sceptique, pourrait-on penser, que le philosophe des Lumières. Le sceptique — ce philosophe idiosyncrasique qui prétend ne rien affirmer dogmatiquement sur le monde, qui évite toute compromission avec les théories dogmatiques, quelles qu’elles soient, et qui vise toujours l’epokhé — ne paraît pas être sorti du même moule que le philosophe des Lumières. Ce dernier se présente au contraire comme l’homme éclairé, qui ne doute pas des potentialités de la raison, qui se repose sur les théories nouvelles qui viennent d’être élaborées sur le monde, sur l’homme et sur la société, et qui est tellement confiant dans son siècle qu’il veut être partie prenante de sa transformation en approfondissant ces vérités nouvellement révélées. On comprend qu’il ne puisse que mépriser les hésitations du premier. En ce sens, le terme « sceptique » ne semble pas être un concept adéquat pour caractériser les philosophes. À titre d’exemple, l’image que nous avons du Voltaire déiste, défenseur de la physique newtonienne où il puiserait la démonstration de son déisme, diverge totalement avec celle du sceptique. Autre exemple : rien de plus dogmatique que les théories matérialistes qui prétendent avoir démontré la réalité corpusculaire des éléments du monde et l’enchaînement de toutes choses.

Cependant, cette caractérisation générale de l’opposition entre scepticisme et philosophie des Lumières reste imprécise, ce qui exige qu’on en vienne alors à une analyse plus pointue de cette relation afin d’éviter les généralisations hâtives. Si l’on analyse les choses de manière plus approfondie, la complexité de cette relation apparaît bien vite, comme l’a notamment montré Maria das Graças de Souza[3]. Cette dernière a bien noté la présence de la « puissance critique de la tradition sceptique » dans les Lumières, mais en acceptant de ne parler de scepticisme des Lumières qu’à la rigueur, c’est-à-dire que la fonction du scepticisme est avant tout méthodologique et qu’il se résume à « examiner et peser avant de croire ». Le scepticisme ne joue alors qu’un rôle propédeutique et, toujours selon Maria das Graças de Souza, point qui m’apparaît le plus intéressant, il s’organise autour d’une distinction importante établie par les Lumières entre la raison et l’action, entre la philosophie théorique et la vie pratique. À partir de cette distinction, on voit combien divergent, sur la notion de raison, les sceptiques et les philosophes des Lumières : pour les premiers, elle se présente comme un instrument, peu efficace en réalité ; pour les seconds, elle apparaît aussi comme l’ordonnatrice des buts et des valeurs pratiques[4]. Si les Lumières acceptent de reprendre la « puissance critique » de la raison qui a fait la force du scepticisme, ils cherchent aussi à se dissocier des conséquences que les sceptiques en ont tiré (la suspension du jugement) à partir d’une distinction radicale quant au rôle et au statut à accorder à la raison.

André Verdan a également noté un autre type d’ambiguïté dans l’attitude des philosophes du XVIIIe siècle à l’égard du scepticisme, reconnaissant que « dans l’ambiance intellectuelle du XVIIIe siècle, il existait un véritable courant de scepticisme, une attitude analogue à celle des anciens pyrrhoniens à l’égard de la philosophie « dogmatiste »[5] », avant de nuancer son propos en montrant qu’il faut, d’un autre côté, « admettre qu’à aucune autre époque l’homme n’avait plus profondément témoigné sa confiance dans la force et dans l’efficace de ses lumières naturelles qu’au XVIIIe siècle[6] ». D’où sa conclusion qui revient sur les acquis de la première citation qui laissait une place réelle au scepticisme :

combien de fois le nom raison, si cher aux philosophes français, est repris par la plume de Montesquieu ou de Voltaire ! C’est vrai qu’il ne s’agit plus, comme au XVIIe siècle, de la raison spéculative qui invente des théories métaphysiques mais d’une raison critique, « éclairée » par l’expérience et qui s’appuie sur des « évidences » reconnues (grâce à elles se constituera la science moderne). Ce qui n’empêcherait pas Pyrrhon ou l’un de ses disciples de sourire en voyant la foi enthousiaste de Voltaire en la victoire de la Raison sur l’ignorance, les préjugés ou l’injustice[7].

Si la pensée des Lumières est bien sceptique quand elle se charge de faire la critique des systèmes du XVIIe siècle et d’accuser la philosophie cartésienne d’être romanesque, elle l’est beaucoup moins quand il s’agit d’exalter la Raison au détriment de la foi religieuse.

La perspective de Jean-Paul Dumont sur la question du scepticisme des Lumières est également intéressante. Abordée dans la troisième partie du chapitre V du Scepticisme et le phénomène, cette question est traitée à travers la relation entre scepticisme et esprit encyclopédique. Dumont reconnaît que le scepticisme « est connu des contemporains de Diderot » et que les « principales thèses et formules pyrrhoniennes se trouvent exactement dénombrées et reproduites », mais il tempère ce jugement en montrant que « le sens même de l’intention sceptique recommence à échapper à l’historien », ou bien que « le siècle des Lumières a peur de l’ombre projetée par le scepticisme ancien[8] ». Il en vient à conclure que le XVIIIe a porté un jugement négatif sur le scepticisme, dû à son insuffisance comme posture philosophique, même si la philosophie critique des Lumières se rapproche de formules qui sont sceptiques, souvent sans que le lien avec le scepticisme puisse être fait. On s’étonne malgré tout que cette analyse sur le scepticisme des Lumières ne dise pas un seul mot sur Voltaire, et l’on peut sans doute en déduire que, pour Dumont, sa position est similaire à celle des encyclopédistes. Mais ce serait oublier que, malgré sa contribution initiale au projet de Diderot et D’Alembert, Voltaire en a attaqué durement la teneur matérialiste athée dans son Dictionnaire philosophique, s’en prenant particulièrement à la teneur dogmatique de l’Encyclopédie.

Tous les auteurs que nous venons d’évoquer semblent remarquer une ambiguïté dans la lecture du scepticisme faite par les Lumières, qui rend difficile la reconnaissance exacte de la place du scepticisme au XVIIIe siècle entre acceptation de son potentiel critique et refus de la suspension du jugement à laquelle ce potentiel conduit. Si nous n’avons pas ici l’intention d’identifier avec précision la place occupée par le scepticisme dans la pensée des Lumières, ou mieux, d’identifier penseurs des Lumières et sceptiques modernes, nous souhaitons présenter une perspective qui complexifie plus encore la relation entretenue par les philosophes avec le scepticisme. Pour ce faire, notre premier objectif vise à essayer de répondre à une exigence d’ordre historique. On sait que des ouvrages tels que la Sagesse de Charon, les Pensées de Pascal, la traduction de Sextus Empiricus par Huart, et surtout les Essais de Montaigne et le Dictionnaire de Bayle ont transmis au XVIIIe siècle de nombreux éléments sur la tradition sceptique[9]. Dès lors, comment les philosophes des Lumières ont-ils dégagé les éléments sceptiques de ces différents ouvrages ?

Prenons le cas de Voltaire, comme on le sait, un lecteur assidu de Montaigne et de Bayle, qui représentaient pour lui l’image même du doute philosophique, ces deux auteurs étant les meilleurs maîtres pour apprendre à douter[10]. Sa reprise des éléments sceptiques influe sur sa lecture puisque Newton et Locke, auteurs qu’il loue le plus, sont eux aussi caractérisés par leur recours au doute et à la précaution et par leur méfiance à l’égard de la rapidité à juger qui est caractéristique des dogmatiques[11]. Dans ce cas, dire que les positions philosophiques de Voltaire ne peuvent être considérées comme sceptiques, parce que l’ignorance dont fait preuve le philosophe ne conduit pas à renoncer à toute enquête philosophique et parce que les questions dans lesquelles les philosophes s’engagent lui semblent superflues, présente quelques difficultés[12]. Ce qui semble se cacher derrière le premier malentendu, c’est la confusion habituelle qui est faite entre le scepticisme pyrrhonien et le scepticisme académicien. Si le scepticisme se réduisait au scepticisme académicien, la démarche de Voltaire ne serait effectivement pas sceptique puisque ce dernier insiste à la fois sur la suspension du jugement et la recherche continuelle de la vérité, ce qui ne cadre pas avec la reconnaissance par les académiciens de l’impossibilité de parvenir au vrai. Or, comme le montre le premier chapitre des Hypotyposes pyrrhoniennes de Sextus Empiricus, la différence entre le pyrrhonien et l’académicien se joue précisément sur le plan de l’investigation philosophique, le pyrrhonien étant seul à être en permanence engagé dans la recherche de la vérité, et son scepticisme étant défini comme une philosophie de la zétesis, de la recherche.

Pour ce qui est du refus de s’engager dans des questions philosophiques superflues, il faut considérer deux choses. D’abord, la constatation du caractère inutile des questions philosophiques n’est pas totalement étrangère à la tradition sceptique, puisque l’expérimentation continue de l’épochè et la possibilité de se conduire dans la vie sans avoir besoin de référent théorique montre que, pour le sceptique, sur le plan de la vie pratique du moins, ces questions peuvent bien être considérées comme superfétatoires. Ce que nous voulons dire par là, c’est qu’il est possible de lire les quelques morceaux de Voltaire qui, dans ce sens, vont dans une perspective sceptique. Ensuite, pour Voltaire, ce sont moins les questions qui sont inutiles que leurs réponses. Il est difficile de soutenir sérieusement que les questions métaphysiques qui ont inquiété Voltaire cinquante ans durant ont été vraiment superflues. Cela étant dit, pourquoi persévérer si longtemps à propos de telles questions ? Pour répondre à cette interrogation, il suffit de penser au conte Micromégas qui insiste sur la légitimité du doute. Ces questions métaphysiques ne sont-elles donc faites que pour se moquer des hommes ? La réponse est négative : le désir de connaître peut se maintenir, surtout quand les réponses n’apparaissent pas satisfaisantes. Les pages blanches ont leur place dans un livre qui ne répond pas aux questions qui s’imposent sans cesse, telles que : comment formons-nous nos idées ? qu’est-ce que notre âme, notre partie pensante ? Interrogations desquelles semblent dépendre d’autres questions plus importantes : qu’est-ce que l’homme ? est-il libre ?

2. Voltaire et le scepticisme

Revenons sur les points déjà annoncés au début de notre parcours afin de les comparer avec la lecture habituelle des commentateurs de la question. C’est sans doute le premier point, celui qui porte sur « l’incessante polémique des doctrines », la diaphonie philosophique, qui est le mieux reçu par eux quant au rapport à faire entre scepticisme et Lumières. À cet égard, André Verdan aussi bien que Maria das Graças de Souza mentionnent le Micromégas de Voltaire, et plus précisément le célèbre morceau du dialogue du géant extraterrestre avec les habitants d’un navire de philosophes, qui est une véritable nef des fous. Dans ce petit dialogue, Voltaire expose les conflits entre philosophes dogmatiques, et tous les philosophes, à l’exception notable de Locke, sont ridiculisés à cause de la confiance excessive qu’ils apportent à des thèses métaphysiques absurdes. Bien qu’il soit possible de reconnaître le caractère sceptique de l’opposition des philosophies mise en oeuvre par Voltaire, la place du partisan de Locke est plutôt vue comme amoindrissant la perspective pyrrhonienne du récit. L’éloge de l’adepte de Locke aurait pour signification que, « pour les philosophes des Lumières, la considération attentive des oppositions philosophiques ne conduit pas à la suspension du jugement[13] ». La philosophie du philosophe empiriste du récit se différencie bien du dogmatisme philosophique des autres personnages, car elle concède beaucoup au doute, mais elle ne conduit pas pour autant au scepticisme, car elle ne s’en tient pas au doute lui-même.

Toutefois, sans tenir compte de quelque perspectives contemporaines qui nous permettraient de rapprocher le scepticisme de l’empirisme[14], la question roule sur l’interprétation du conte. On peut bien sûr accepter que le conte puisse être seulement compris quand on l’envisage simplement dans son rapport avec l’empirisme de Locke et la physique de Newton[15], mais cela n’empêche pas qu’il soit possible de dégager un autre niveau de lecture à propos de la signification à accorder au livre blanc que le géant a laissé aux hommes — ces êtres qui lui semblaient plus proches du pur esprit —, qui signerait l’aveu de leur incapacité de répondre à ses questions. Dans ce cas, puisque les questions sont métaphysiques, le livre doit être vu en premier comme un refus de la métaphysique. Il ne s’identifierait pas avec la suspension de jugement sceptique, car elle ne se rapporte qu’aux questions qui dépassent l’observation sensible. Toutefois il faut trouver le sens véritable et la fonction précise des interrogations du géant. Prenons une question importante : « Puisque vous savez si bien ce qui est hors de vous, sans doute vous savez encore mieux ce qui est en dedans. Dites-moi ce que c’est que votre âme, et comment vous formez vos idées[16]. » La question semble véritablement intéresser le géant, et elle constitue l’objet même de l’Essai sur l’entendement humain de Locke, si admiré par Voltaire. Les questions métaphysiques ne semblent donc être d’aucun intérêt pour celui qui cherche, définition même du sceptique. De plus, le partisan de Locke fait l’objet d’éloges parce qu’il sait reconnaître les bornes de la raison humaine. Il n’affirme pas beaucoup, il est modeste, il doute, bref, il est le représentant d’une métaphysique raisonnable[17].

Les Eléments de la philosophie de Newton présentent un parcours semblable. Dans la première partie (« Métaphysique de Newton »), Voltaire évoque des questions diverses qui aboutissent aussi à des doutes. L’une des questions indécidables est celle qui met en cause la liberté et la nécessité. Encore une question métaphysique, mais dont l’importance est incontestable puisque, sur le plan pratique, pour éviter ou punir un crime, on doit considérer l’homme comme un être libre. À ce niveau, Voltaire refuse la séparation sceptique entre les domaines théorique et pratique, entre la vie philosophique et la vie ordinaire, et ce sont les conséquences de la première sur la deuxième qui doivent être prises en considération. Même chose d’ailleurs dans le Traité de métaphysique où Voltaire annonce d’emblée que l’homme est son objet d’analyse. Afin de réaliser cette tâche, il lui faut effectuer un véritable parcours métaphysique, et l’importance des sujets de métaphysique traités semble dépendre de la connaissance que l’on possède de l’homme, de sa nature et de sa liberté.

Tout cela pour montrer que la perspective diaphonique ne vise pas à rendre inutile toute métaphysique. Elle veut plutôt effectuer une distinction entre sectes philosophiques sur des questions métaphysiques pour parvenir à une séparation entre bonne et mauvaise métaphysique afin de cerner les contours des questions légitimes dont semblent dépendre tant de choses[18]. La diaphonie implique un aveu d’ignorance à l’égard des réponses aux questions métaphysiques importantes dont dépend notre connaissance de l’homme et du monde. D’où la reconnaissance d’une ignorance plus essentielle encore : on ne sait pas ce que c’est que l’homme[19].

Au chapitre IV de son Traité de métaphysique, Voltaire évoque cette fois la question de l’existence du monde extérieur. S’il commence par montrer un certain mépris pour ce type de question, c’est parce qu’il l’envisage dans sa dimension solipsiste, qui lui paraît totalement absurde. Dans l’article de Sébastien Charles évoqué précédemment, la réponse de Voltaire au solipsisme est présentée comme rapide et ne portant pas sur le fond, laissant le problème intact et se réduisant à une tentative de réfutation ad hominem et ad absurdum, Voltaire ne trouvant pas de réponse satisfaisante à ce problème. Il est peut-être vrai que la perspective de Voltaire ne propose pas de conclusion satisfaisante, mais la démarche ne manque pas d’intérêt. Voltaire commence par la présentation de ce que seraient les objections philosophiques faites à notre connaissance de l’existence du monde extérieur (l’argument du rêve, les erreur des sens, l’impossibilité de parvenir à la chose elle-même, nos sens ne nous donnant accès qu’aux modes de l’objet perçu) avant de montrer qu’à partir d’un accord sur le fait que les qualités secondaires des objets dépendent du sujet qui les perçoit, on devrait en conclure à la possible relativité des qualités premières elles-mêmes. Dans ce cas, l’étendue pourrait être également spirituelle. Face à ces objections philosophiques qui remettent en question la croyance à l’existence du monde extérieur, Voltaire nous fournit quelques pistes permettant de les contourner. La première, déjà mentionnée, est celle qui consiste à montrer l’absurdité du solipsisme : s’il n’y a pas de monde extérieur, alors les sceptiques ne peuvent pas non plus exister, ce qui fait que nous n’avons pas besoin de prendre sérieusement en considération leur position. Cette tentative de réfutation ne nous apparaît pas la plus intéressante. Plus stimulantes m’apparaissent trois autres voies empruntées par Voltaire.

En premier lieu, Voltaire se refuse à penser que l’on puisse vraiment confondre le rêve et la veille, les perceptions du rêve étant toujours des réminiscences de choses vécues et n’ayant pas la même intensité et le même ordre que ce qui fut perçu pendant la veille. En second lieu, Voltaire reprend une perspective déjà évoquée par Locke dans l’Essai sur l’entendement humain, où la solidité, ou impénétrabilité, perçue par le tact, est « de toutes les idées, celle qui est la plus étroitement unie et la plus essentielle au corps[20] ». De cela notre philosophe conclut que le tact est le seul sens capable d’accéder aux qualités premières ou essentielles de la matière, tous les autres pouvant être considérés comme n’agissant que sur des corps intermédiaires. En troisième lieu, Voltaire fait de la dimension pratique une réponse au scepticisme en montrant que la suspension du jugement est impraticable. La réduction à l’absurde évoquée par Sébastien Charles nous révélait déjà l’importance potentielle de la dimension pratique. Pour le dire en bref, il faut évoquer autrui, qui interdit de douter de l’existence du monde extérieur et rend ridicule le solipsisme : « Lorsque, par exemple, on aura donné quelque bataille, il faudra dire que dix mille hommes ont paru être tués, qu’un tel officier semble avoir la jambe cassée, et qu’un chirurgien paraîtra la lui couper. De même, quand nous aurons faim, nous demanderons l’apparence d’un morceau de pain pour faire semblant de digérer[21]. »

Rien ne change effectivement entre monde apparent et monde réel. Mais qu’on fasse attention aux exemples (des guerres, des situations de survie, un repas), et l’on voit que ces exemples exigent une action et l’intervention d’autrui. Ce que Sébastien Charles attribue à Diderot à titre de réfutation intéressante au solipsisme, à savoir la dimension pratique, se trouvait déjà chez le patriarche de Ferney[22]. Pour Voltaire, l’existence du monde extérieur ne peut pas être démontrée, comme pour Diderot plus tard, mais cela ne signifie pourtant pas qu’on doive suspendre son jugement. Si ce qui importe est de parvenir à dégager la nature de l’homme et du social, il n’est pas convenable de douter de l’existence du monde extérieur. Or il existe en outre de forts indices pour qu’on y croie. La familiarité et la force avec lesquelles les corps se présentent et l’assurance fournie par le tact exemptent l’existence de démonstration du monde extérieur, car rien n’est plus évident que la réalité de ce qui nous entoure. À ce propos, un morceau de Voltaire tiré du même texte est éloquent. Confronté à la question de savoir ce qu’il devrait répondre à Dieu si ce dernier daignait lui demander laquelle des deux propositions suivantes est fausse, « il y a des corps » et « une infinité de lignes courbes peuvent passer entre un cercle et sa tangente », le philosophe se contenterait de répondre « que c’est la dernière : car sachant bien que j’ai ignoré longtemps cette proposition, que j’ai eu besoin d’une attention suivie pour en entendre la démonstration, que j’ai cru y trouver des difficultés, qu’enfin les vérités géométriques n’ont de réalité que dans mon esprit, je pourrais soupçonner que mon esprit s’est trompé[23] ».

La proposition sur les corps ne nécessite pas de démonstration, au contraire de l’autre, et nous sommes même contraints à croire en la véracité de la première et la fausseté de la seconde. D’ailleurs le domaine de la croyance n’est pas celui de la démonstration. L’entrée « Foi » du Dictionnaire philosophique peut aider à saisir cette séparation entre la démonstration et la croyance mise en oeuvre par Voltaire, et nous acheminer ainsi vers le troisième point évoqué en commençant, qui concerne le rapport entre foi et raison. Pour Voltaire, « on ne peut croire que ce qui paraît vrai ; rien ne peut paraître vrai que par l’une de ces trois manières, ou par l’intuition, le sentiment : j’existe, je vois le soleil ; ou par des probabilités accumulées qui tiennent lieu de certitude, il y a une ville nommée Constantinople ; ou par voie de démonstration, les triangles ayant même base et même hauteur sont égaux[24]. »

La démonstration n’est que l’un des modes à travers lesquels la croyance s’établit. Il est des choses qu’il n’est pas nécessaire de démontrer, l’existence de Constantinople par exemple, mais qui sont dignes de croyance. Exiger que toutes nos connaissances soient démontrées est une attitude déraisonnable. Quand Voltaire fait l’analyse de la croyance, il présente les éléments qui peuvent l’engendrer : la démonstration, mais aussi l’intuition et le sentiment qui sont, pour ainsi dire, mis dans une même classe, et les probabilités accumulées qui possèdent un aspect de certitude. Voilà les voies à travers lesquelles les croyances se sont établies. Il ne faut pourtant pas confondre la croyance avec la foi, et Voltaire cherche soigneusement à les distinguer. La foi n’est pas une croyance, justement parce que, selon lui, elle ne repose sur aucun des trois modes d’accès au savoir (l’intuition et le sentiment, les probabilités accumulées, et la démonstration). La foi peut être qualifiée, à vrai dire, d’ » incrédulité soumise ».

Pour Voltaire donc, la foi n’est pas réductible à la croyance, tout simplement parce que le croyable est lié au vraisemblable alors que l’article de foi, par définition, n’a aucune vraisemblance. « Qu’est-ce que la foi ? Est-ce de croire ce qui paraît évident ? ». Il faut répondre à cette question par la négative. « La foi consiste à croire, non ce qui semble vrai, mais ce qui semble faux à notre entendement. » La foi n’est pas une croyance, elle est « l’anéantissement de la raison, un silence d’adoration devant des choses incompréhensibles », voire « le respect pour des choses incompréhensibles ». Autrement dit, « la foi est obéissance ». Celui qui la possède doit « captiver son entendement sous le joug de la foi[25] ». La foi n’a pas besoin de l’aide de la raison, elle est même contraire à la raison. Dans la perspective de Voltaire, les preambula fidei n’ont pas de sens. Il semble que Voltaire propose ici une conception fidéiste de la foi qui n’est pas sans rapport avec le scepticisme. N’a-t-on pas trouvé chez Montaigne et Bayle une articulation fidéiste entre raison et foi ? Si l’on méprise la tradition sceptique, en particulier celle léguée par Montaigne et Bayle, mais aussi par Pascal et La Mothe le Vayer, ne risque-t-on pas de passer à côté de la possibilité d’éclairer certains concepts chers aux penseurs du XVIIIe siècle ? À ce propos, nous pensons que la perspective de Voltaire sur ce point a une dette envers les articulations entre foi et raison élaborées par les penseurs des deux siècles précédents, et c’est peut-être sur ce point que le rapport entre Lumières et scepticisme est le plus riche.

Comment peut-on dès lors comprendre que l’on soit passé, en deux siècles, d’un scepticisme qui conserve une place à la foi à un scepticisme anticlérical ? Comment est-on passé du respect manifesté par Montaigne à l’égard de la religion aux sarcasmes à l’ironie voltairienne vis-à-vis de l’Infâme ? Deux questions auxquelles Richard Popkin a répondu : « La théorie de Montaigne et de ses partisans a été interprétée de deux façons opposées. Et ces deux interprétations ont représenté les directions empruntées par le scepticisme moderne, l’une en faveur du libertinage et de la libre pensée, qui est celle de Voltaire et Hume, l’autre en faveur de la défense irrationnelle et anti-rationnelle de la foi, qui est celle de Kierkegaard[26]. »

Le scepticisme de Montaigne et de Bayle les a conduit vers une séparation entre foi et raison, que Voltaire reprend. La complète exclusion de la foi du domaine rationnel mène donc à deux directions possibles, et la conception fidéiste de la foi peut créer des dévots ou des incroyants. Si l’on envisage cette exclusion à la manière de Frédéric Brahami dans Le travail du scepticisme, on peut mieux voir en quel sens la position de Voltaire doit être comprise. Afin de parvenir à expliciter sa compréhension du fidéisme, terme inventé au XIXe siècle et qu’il faut pourtant encore définir après précision, Brahami nous présente plusieurs définitions de ce terme, plus précises les unes que les autres, afin de parvenir ensuite à les appliquer aux auteurs modernes. Ainsi, le fidéisme « affirme la vérité des contenus de la foi indépendamment de toute raison de croire[27] », il est « une hérésie qui est caractérisée par le rejet de la construction dogmatique des rapports entre la raison et la foi[28] », qui en vient à invalider « les preuves de l’existence de Dieu » et à refuser « la valeur épistémologique et apologétique des préambules de la foi[29] ». Enfin, en tant que le fidéisme sépare l’ordre de la raison de celui de la religion, il vise à faire apparaître « dans tout son caractère profane cet élément de la vie ordinaire des hommes qu’est la croyance[30] ».

C’est à ce niveau que l’on retrouve la perspective de Voltaire puisque, pour lui, la foi ne peut s’établir qu’en raison d’un manque de motifs favorisant la croyance. La foi est indépendante de la raison, et elle en est même l’opposée. On l’a vu, le scepticisme est une voie à double sens, qui ne permet pas plus d’en venir au fidéisme ou à l’athéisme. Une fois séparées la foi et la raison, le fidéisme, l’athéisme ou l’agnosticisme deviennent des positions qui ne sont pas déterminées par le scepticisme épistémologique, et d’autres « facteurs non épistémiques » déterminent le choix d’une position par rapport aux autres. Ainsi Voltaire peut-il logiquement affirmer qu’il existe des évidences en faveur de la croyance en l’existence de Dieu. Mais ces évidences ne reposent pas sur des démonstrations et ne sauraient entraîner une adhésion dogmatique. Elles se présentent comme des probabilités, comme des vraisemblances, car elles sont fondées sur l’observation des divers aspects de l’univers qui semblent manifester une intelligence divine dans l’organisation du tout[31]. On n’est toutefois pas là dans l’ordre démonstratif, et c’est justement cette croyance sans démonstration, cette vraisemblance, qui permet d’éviter, d’un côté, la totale suspension du jugement et, de l’autre, la fixité de l’adhésion dogmatique, engendrant à son tour la tolérance. La croyance fondée sur le vraisemblable n’est pas un arrêt mais au contraire un incitatif à poursuivre sans relâche la quête de la vérité, quête nourrie par l’absence de certitude. Refusant à la fois la soumission fidéiste ou l’arrogance du dogmatisme et de l’esprit de système, la position de Voltaire ne réifie ni n’exclut aucune position philosophique. À titre d’exemple, aucune démonstration n’est proposée pour démontrer la fausseté de l’athéisme, mais des raisonnements sont apportés pour signaler en quoi il apparaît moins vraisemblable que le déisme.

De là, on peut conclure qu’il est possible, comme nous l’avons vu, d’enrichir nos perspectives sur l’histoire de la philosophie par rapport aux Lumières et, plus spécifiquement en ce qui concerne la philosophie de Voltaire, si l’on tient compte de certaines des questions propres à la tradition sceptique. C’est là le but que nous nous étions fixé en tâchant d’indiquer les rapprochements et les éloignements que l’on trouve chez Voltaire à l’égard des thèmes habituels de la tradition sceptique. Il resterait à traiter le quatrième point annoncé, qui concerne le rapport entre la raison libre et l’epokhé, mais ce serait un tout autre travail, que d’autres ont déjà entrepris avec brio[32].