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La présente étude vise à clarifier quelques enjeux de la critique husserlienne de la psychologie de Natorp. Cette critique et les problèmes qu’elle soulève ne sont pas seulement très significatifs pour les études husserliennes. Ils dévoilent une étape décisive du traitement réservé par la philosophie continentale à la question de la réflexion, qui reste brûlante dans la philosophie la plus contemporaine.

L’importance du dialogue avec Natorp sur ces problèmes n’est plus à démontrer. Elle a été reconnue très tôt, parfois en mauvaise part, déjà par les proches disciples puis par des commentateurs comme Rudolf Boehm et Iso Kern. Natorp fut indiscutablement, à côté de quelques autres comme Brentano, Stumpf ou Bolzano, un interlocuteur privilégié de Husserl durant une période singulièrement longue. Leurs relations ont débuté en 1894 dans le cadre de la collaboration de Husserl à l’Archiv für systematische Philosophie, alors édité par Natorp et pour lequel il écrivit plusieurs études critiques parues en 1897 et en 1903-1904. Elles perdureront pendant trois décennies, puisque la dernière lettre conservée date d’un peu plus de six mois avant la mort de Natorp en 1924. Husserl semble avoir d’emblée voué à celui-ci une profonde estime philosophique. Dans une lettre datée de mars 1897, après l’avoir remercié chaleureusement pour leur fructueuse correspondance, il va jusqu’à lui avouer qu’il « n’a pas eu l’ombre d’un échange scientifique depuis de nombreuses années »[1]. Le moment fort de ce long dialogue est la parution des Recherches logiques, où Husserl se livre — essentiellement à partir de l’article « Sur la fondation objective et la fondation subjective de la connaissance » de 1887 et de l’Introduction à la psychologie d’après la méthode critique de 1888, qui resteront longtemps ses deux principales références[2] — à une critique de fond de la logique et de la psychologie natorpiennes.

L’échange avec Natorp s’articule autour de six groupes de questions au moins. 1) La première, qui est très emblématique de l’antagonisme entre la psychologie néokantienne de Natorp et la phénoménologie de Husserl, concerne la perception interne. D’un côté, Natorp proclame l’impossibilité de la perception interne et ramène la méthode de la psychologie à des procédures de « subjectivation » des contenus de conscience. De l’autre Husserl élabore, dans le sillage de la psychologie empirique brentanienne, une phénoménologie tout entière fondée sur la perception interne, qui culminera avec la phénoménologie introspectionniste des Idées I. 2) Une deuxième série de questions, d’ailleurs étroitement liée à la première, se rapporte à l’ego pur. La première édition des Recherches logiques a porté contre Natorp de vigoureuses attaques sur la question de savoir s’il y a lieu de supposer, à côté ou à la place de l’ego empirique, un ego transcendantal de style kantien. 3) Une part importante des discussions a aussi porté sur la philosophie de la logique. L’assimilation du néokantisme à une variété de psychologisme dans les Prolégomènes a suscité de vives réactions de la part de Natorp, suivies de rétractations partielles chez Husserl[3]. 4) D’importantes discussions ont également été consacrées, surtout dans la correspondance des années 1897-1901, aux problèmes relatifs à l’espace et au temps, 5) ainsi qu’à plusieurs questions de philosophie des mathématiques. 6) Enfin, on doit encore mentionner les importants débats autour de la « méthode transcendantale » de Cohen et de son interprétation natorpienne, y compris la critique natorpienne du « platonisme statique » des Recherches logiques. Il est aujourd’hui généralement admis que le « tournant génétique » de Husserl trouve son origine, pour la plus grosse part, dans la méthode génétique de Natorp et dans sa caractérisation — déjà plus que préfigurée chez Cohen — du Faktum der Wissenschaft comme fieri[4].

Je me limiterai ici aux deux premiers problèmes et, plus spécialement, à la critique de la psychologie de Natorp dans les Recherches logiques, en laissant donc de côté, entre autres, la controverse Husserl-Natorp en philosophie de la logique et les importantes attaques contre la phénoménologie husserlienne dans la Psychologie générale de 1912. L’essentiel de cette critique se trouve au § 8 de la Ve Recherche, intitulé : « Le moi pur et la conscientité », ainsi qu’au § 14. Husserl s’y livre à une attaque systématique sur la double question de la perception interne et de l’ego pur, ainsi que sur la question, plus spéciale, de la variabilité de la conscientité.

1. La tâche de la psychologie dans l’Introduction à la psychologie de Natorp

L’enjeu central de l’Introduction à la psychologie de Natorp est méthodologique. L’ouvrage tout entier peut être lu comme une contribution aux vastes controverses sur la distinction entre sciences de la nature et sciences de l’esprit qui ont agité le monde philosophique germanique durant le dernier quart du xixe siècle. Partant du constat que la psychologie doit être principiellement distincte des sciences naturelles, Natorp cherche à déterminer le fondement de cette différence. Or, son approche semble à première vue assez semblable à celle de Brentano à laquelle, dans une large mesure, Husserl souscrit encore dans les Recherches logiques. Comme la Psychologie du point de vue empirique de Brentano parue quelques années plus tôt, l’Introduction s’ouvre sur une interrogation sur l’objet (au sens le plus large et le plus neutre possible) de la psychologie. La tâche est de clarifier la « spécificité du phénomène psychique fondamental », en vue de montrer en quoi la psychologie se démarque des autres sciences et en particulier des sciences naturelles. Le point de départ de Natorp sur ce problème est la caractérisation de la psychologie comme science de la conscience. Celle-ci, dit-il, est le « fait fondamental » (Grundtatsache) de la psychologie. Partant, toute la question est de savoir en quel sens et à quelles conditions une telle science de la conscience est généralement possible.

Natorp commence par proposer, au § 4 de l’Introduction, un schéma triadique de la conscience[5]. La conscience présente trois moments qui, « indissociables dans la réalité », sont néanmoins différenciables par abstraction. Le premier est l’ego — l’« ego pur » néokantien rejeté catégoriquement par Husserl dans la première édition des Recherches logiques. Le deuxième moment est celui que Natorp appelle le « contenu de conscience » (Bewußtseinsinhalt), ou encore le phénomène ou l’apparition (Erscheinung, Phänomen). Enfin, le troisième moment est la relation entre l’ego et son contenu de conscience, que Natorp dénomme la Bewußtheit, la « conscientité », ou le Bewußt-sein avec un trait d’union, l’« être-conscient ». Au sens de Natorp, la conscience n’est donc pas l’ego, mais le tout formé des trois moments que sont l’ego, le contenu dont l’ego est conscient et la conscientité.

C’est sur cette base que Natorp en vient à poser la question de la perception interne. Sa thèse sur ce point est que toute tentative visant à faire de l’ego un objet est par principe vouée à l’échec, que l’ego ne peut être un objet et non plus un objet (au sens strict) de psychologie. Son argument principal, pour ne pas dire unique, est justement la différence entre ego et contenu de conscience. Faire réflexivement de l’ego un contenu, un objet, c’est du même coup le perdre comme ego :

Toute représentation que nous nous ferions de l’ego ferait de celui-ci un objet. Mais en le pensant comme objet, nous avons déjà cessé de le penser comme ego. Être-ego ne veut pas dire être un objet, mais être, en face de tout objet, cela même pour quoi quelque chose est objet[6].

Cette thèse doit être comprise au sens le plus fort. Elle ne conteste pas seulement la valeur cognitive de la perception interne que Brentano, par exemple, mettait au fondement de sa psychologie empirique, mais c’est encore le langage lui-même qui semble disqualifié au moins jusqu’à un certain point. Toute expression tendant à objectiver l’ego, affirme Natorp sur un ton quasiment finkien, a en réalité seulement « la valeur d’une désignation imagée » (den Werth einer bildlichen Bezeichnung)[7].

Pourtant, l’impossibilité d’objectiver l’ego ne condamne pas pour autant Natorp au scepticisme psychologique. Car l’ego, on l’a vu, n’est pas toute la conscience. Cependant, Natorp rejette également l’idée que le psychologue devrait se tourner vers la conscientité : « La même chose vaut pour la relation à l’ego. Être-conscient veut dire être objet pour un ego ; on ne peut faire de cet être-objet, à son tour, un objet[8]. » C’est ainsi vers le troisième moment qu’il va falloir se tourner. Si la psychologie a pour objet le fait de la conscience, c’est strictement au sens où elle a trait aux contenus de conscience, à l’exclusion de l’ego et de sa relation à ces contenus de conscience.

Or ces vues ont une conséquence inattendue, c’est que l’opposition de la psychologie et de la science de la nature ne peut plus avoir le sens d’une différence thématique ou ontologique. Car les contenus ou les objets dont on a conscience, les phénomènes, sont précisément aussi les objets des sciences naturelles. On aboutit par là à ce que Natorp lui-même qualifie, au § 11 de l’Introduction, de « base épistémologique pour la résolution du problème fondamental de la psychologie »[9]. Natorp énonce une double doctrine, qu’il intitule d’une part le « monisme de l’expérience », d’autre part le « dualisme des conditions de la connaissance ». L’idée est que les sciences objectives (c’est-à-dire naturelles) et la psychologie se rapportent aux mêmes contenus phénoménaux, mais qu’elles les appréhendent de manière différente et sous des aspects différents : les premières par objectivation constructive, la seconde par subjectivation reconstructive. C’est seulement la méthode qui change :

Si c’est le phénomène simplement d’après son existence subjective toujours pour un ego, abstraction faite de toute signification objective, qui forme l’objet de la recherche psychologique, alors la méthode de cette recherche doit aussi être différente de toute procédure scientifique ayant justement pour but l’objectivation des phénomènes ou leur relation à l’objet[10].

Cette manière de voir est très proche du néokantisme de Heidelberg, mais aussi radicalement opposée aux conceptions de Brentano et de Husserl, qui reposent, comme on le verra un peu plus en détail dans la suite, sur un dualisme du physique et du psychique d’un côté, du réel et de l’intentionnel de l’autre. Le monisme de l’expérience de Natorp pose que l’expérience phénoménale est fondamentalement homogène, que la seule expérience — si du moins on laisse de côté la question, assez problématique, de savoir si ce monisme tend plutôt vers le physicalisme ou plutôt vers le monisme neutre — est l’expérience des objets, c’est-à-dire des phénomènes physiques[11], et que le subjectif étudié en psychologie est seulement le produit de reconstructions opérées secondairement à même le donné objectif, c’est-à-dire le même donné objectif réinterprété subjectivement.

Le résultat de ces prises de position est la théorie natorpienne de la reconstruction, que je vais résumer schématiquement en me servant aussi, par commodité, des formulations plus abouties de la Psychologie générale de 1912. Cette théorie est en quelque sorte un développement « méthodique » ou « génétique » de la conception natorpienne de la conscience que je viens de commenter. Au chapitre iv de sa Psychologie générale, Natorp dégageait trois « stades » (Stadien) dans la genèse de la connaissance. Tout d’abord, toute connaissance présuppose un stade originaire que Natorp appelle la « conscience immédiate ». Dans la conscience immédiate, l’ego se rapporte sans plus, immédiatement à ses contenus de conscience. C’est le stade du phénomène purement subjectif, antérieur à toute objectivation. C’est ici que se situe selon Natorp le « donné ». Mais ce donné n’est justement pas donné à proprement parler, il n’est accessible que comme une origine idéale reconstruite. Comment cela se passe-t-il ? Il y a un deuxième stade dans lequel l’ego se détourne du subjectif et s’emploie à objectiver les phénomènes. L’ego se rapporte toujours à des « contenus de conscience », à des phénomènes, mais il investit désormais ces phénomènes d’une « signification objective », d’une « relation à l’objet ». Le phénomène est alors objectivé au sens où il devient phénomène d’un objet. Par ailleurs, Natorp conçoit toujours cette objectivation à la manière kantienne et surtout cohenienne. Objectiver, cela signifie construire, à savoir construire des unités objectives pour synthétiser un divers purement phénoménal, subjectif. Toutes les sciences objectives, par opposition à la psychologie, appartiennent à ce stade de l’objectivation, qui est épistémologiquement celui de l’explication causale. Elles supposent toujours, précisément dans la mesure où elles se veulent objectives, une abstraction de tout ce qui est subjectif dans l’expérience[12]. Mais le sort de la psychologie doit être tout différent. Si la psychologie est une science des phénomènes, c’est qu’elle se tourne exclusivement vers le subjectif comme tel, indépendamment de toute objectivation. Le psychologue doit s’intéresser au phénomène « simplement comme tel », au phénomène du point de vue purement subjectif, sans se préoccuper de savoir s’il est ou non le phénomène d’un objet. C’est la définition même de la psychologie retenue par Natorp dès son Introduction à la psychologie de 1888 :

L’existence des phénomènes (Erscheinungen) simplement comme phénomènes, ou encore leur existence subjective à chaque fois pour un ego, abstraction faite de la question relative à l’objet qui apparaît en lui, cette existence est l’existence psychique du phénomène, ou cette face (Seite) du phénomène d’après laquelle il est un objet de recherche psychologique[13].

Le mot Seite, « face », indique de nouveau que, pour Natorp, la différence entre les sciences naturelles-objectives et la psychologie n’est pas une différence ontologique, mais une différence strictement méthodologique séparant des points de vue différents sur des données identiques.

Le troisième stade est donc celui de la psychologie pour autant qu’elle procède non par objectivation, mais par subjectivation, non par construction, mais par reconstruction. C’est la méthode de reconstruction que Natorp oppose, au § 13 de l’Introduction, à la réflexion analytique de la psychologie de son temps. L’erreur, déclare-t-il, est de croire que les éléments psychiques ultimes révélés par l’analyse psychologique se confondraient avec l’expérience immédiate et originaire. En réalité, si toute réflexion, selon Natorp, est « analysante », c’est justement parce qu’elle a toujours le sens d’une objectivation et d’une abstraction qui nous éloigne de la subjectivité originaire : dans la réflexion, « l’immédiat n’est déjà plus l’immédiat »[14]. Seulement, ce fait ne disqualifie pas l’analyse psychologique. L’idée de Natorp est au contraire que, comme toute réflexion fait perdre la subjectivité originaire, celle-ci ne peut être restituée que par une nouvelle opération effectuée à même le « travail de l’analyse ». Le chemin qui mène à l’immédiat doit être médiat : la méthode de reconstruction consistera à partir des abstractions de la psychologie analytique, ou plus largement des « pures abstractions sur lesquelles repose la science objective », pour ensuite remonter médiatement au subjectif. La reconstruction du subjectif est ainsi une méthode de subjectivation qui n’est autre, en somme, qu’une procédure de désobjectivation des objectivations : « Ce qui était objet est devenu le phénomène à expliquer ; ce qui était le phénomène à partir duquel l’objet devait être connu est maintenant le véritable objet à connaître[15]. »

L’opposition entre les « deux orientations fondamentales de la connaissance » que sont la construction et la reconstruction est exactement superposable à l’opposition entre objectif et subjectif, qui se ramène en fait à une opposition entre objectivation et subjectivation[16]. En un certain sens, la tâche de la psychologie est parallèle à celle des sciences objectivantes. De la même manière que celles-ci procèdent par abstraction du subjectif, qu’elles ne parviennent à l’objectivité qu’en nettoyant l’expérience de tout ce qui appartient à la phénoménalité immédiate, de même la psychologie a pour tâche de retrouver le subjectif par abstraction de l’objectivité des sciences objectives. Il doit exister selon Natorp une différence fondamentale et irréductible entre la psychologie et les sciences objectives, simplement parce que l’objectivation est synonyme d’éloignement et de perte du subjectif.

C’est pourquoi un point commun très important entre Natorp et Husserl après 1905 est leur anti-naturalisme psychologique inconditionnel : la conscience n’est pas naturalisable parce que la naturalisation est une forme d’objectivation. Il s’agit maintenant de reconstruire, par-delà les sciences objectives (c’est-à-dire objectivantes), le phénomène purement subjectif de la « conscience immédiate » :

À un troisième et dernier stade de la connaissance, cette séparation hostile se dépasse à nouveau elle-même ; l’objectif est à nouveau réduit (zurückgeführt) au subjectif du vécu ; par ce biais, il serait alors possible de connaître le contenu total de ce qui est vécu, lequel était déjà présupposé dans le premier stade […] mais non pas connaissable de soi-même […]. Idéalement, le premier et le troisième stade coïncideraient donc[17].

On a parfois souligné, avec raison, que ces conceptions tendent à rapprocher Husserl et Natorp par-delà leur divergence sur le statut ontologique des phénomènes psychiques. À côté du monisme de l’expérience, Natorp maintient un dualisme épistémologique — un « dualisme des conditions de la connaissance » — de l’explication naturaliste et de la subjectivation psychologique, qui forme l’épine dorsale de son anti-naturalisme comme c’est aussi le cas chez Husserl[18].

2. Quatre objections de Husserl

L’argumentation de Husserl contre Natorp dans la Ve Recherche logique est dirigée principalement contre quatre thèses attribuées à l’Introduction à la psychologie : 1) l’ego et la conscientité ne sont pas des objets proprement dits ; 2) ils ne sont pas perceptibles ; 3) la psychologie et les sciences naturelles ont affaire aux mêmes contenus phénoménaux ; 4) la conscientité est invariante, seuls les contenus varient. La deuxième thèse peut être ramenée au « dualisme des conditions de la connaissance », pour autant qu’elle induit une critique de la perception interne et de toute psychologie empirique de style brentanien, ainsi que leur remplacement par une méthode unique en son genre, non expériencielle, reconstructive. La troisième thèse représente le monisme de l’expérience, cependant que la quatrième, comme on le verra plus en détail dans la suite, est elle aussi le reflet d’une critique de la psychologie descriptive, sur un problème plus particulier.

La première thèse, suivant laquelle ni l’ego pur ni la conscientité ne sont des objets, est une thèse cardinale dans la psychologie natorpienne. La question de l’objectivité de l’ego et de la conscientité ne doit pas être confondue avec celle, plus spéciale, de l’ego pur, dont il sera question un peu plus loin. Husserl pourra ainsi, dans les Idées I, défendre contre Natorp une position introspectionniste tout en donnant raison à Natorp sur l’idée d’un ego transcendant aux vécus, transcendantal au sens kantien.

Natorp lui-même voyait dans la question de l’objectivité psychique un point de désaccord irréductible et fondamental avec la phénoménologie husserlienne. Elle constitue le motif principal pour lequel, dans sa recension des Idées I de 1914, il rejettera les « perceptions immanentes » de Husserl en leur opposant sa méthode de reconstruction : c’est que percevoir l’acte revient justement à en faire un objet[19]. De même, dans sa Psychologie générale de 1912, l’objectivité de la conscience est encore présentée comme l’erreur fondamentale des Recherches logiques : « D’après Husserl, commente-t-il aussi en allusion probable à la théorie des objets secondaires de Brentano, la subjectivité est manifestement une objectivité seconde, de même espèce que l’objectivité première visée habituellement et coordonnée à elle. Mais c’est là, précisément, ce que je ne puis tenir pour correct[20]. »

Le problème, pour Husserl dans la Ve Recherche, est que la thèse de la non-objectivité semble, sinon un contresens, du moins en contradiction avec les intentions affichées de Natorp dans sa psychologie, et notamment avec sa caractérisation de la conscience comme « fait fondamental » de la psychologie. Il cite le passage suivant de l’Introduction de 1888 :

Le fait de la conscientité, bien qu’il soit le fait fondamental de la psychologie, peut très bien être constaté comme présent, être remarqué par abstraction (durch Aussonderung bemerklich gemacht), mais il ne peut être ni défini ni dérivé de quelque chose d’autre[21].

Le dernier caractère — l’impossibilité d’être « dérivé d’autre chose » — est simplement la définition kantienne du « fait ». Ce qu’on appelle un fait, disait la Critique de la raison pratique, n’est rien d’autre que « ce qu’on ne peut déduire de données antérieures de la raison »[22]. Mais les autres caractérisations sont plus problématiques. Comme ne pouvait que le remarquer Husserl, les expressions « constater comme présent » et « remarquer par abstraction » sont usuellement associées à la notion d’objectivation. Comment la conscientité pourrait-elle être un fait, éveiller l’attention, être présente pour moi sans eo ipso devenir pour moi un objet ? En un sens, Natorp n’a pas tort de dire que la conscientité doit être distinguée des contenus qu’elle relie à l’ego, mais la même conscientité ne devient-elle pas malgré tout un contenu du fait d’être « remarquée » ? L’idée qu’elle ne serait pas un objet est déjà à peine intelligible, estime Husserl, dans l’hypothèse où nous n’aurions accès à elle que par des « pensées indirectes, symboliques ». Mais que dire alors si elle est « remarquée » et « constatée comme présente » — termes qui indiquent, selon toute apparence, l’existence d’une « intuition directe » ? D’ailleurs, Natorp ne qualifie-t-il pas lui-même la conscience en général de phénomène[23] ?

L’objection doit être comprise à la lumière de l’étroite connexion, clairement affirmée dans les Recherches logiques à travers la définition de l’objet (Gegenstand) comme corrélat de l’intention remplissante[24], entre objectivité et perceptibilité. Si ce qui est remarqué est eo ipso perçu, alors il est, à plus forte raison, donné comme un objet :

De même que l’orientation du remarquer (die Hinwendung des Merkens) vers une pensée, vers une sensation, vers une impression de malaise, etc., fait de ces vécus des objets de perception interne, […] de même ce centre relationnel ego et toute relation déterminée de l’ego à un contenu, en tant que remarqués, seraient donnés objectivement (gegenständlich gegeben)[25].

On pourrait répondre à Husserl que la caractérisation de la conscience comme fait concerne seulement les contenus de conscience, par opposition à l’ego et à la conscientité. Comme le remarquait avec raison Sebastian Luft, la psychologie part du fait de la conscience au sens où, précisément, « elle présuppose le travail constructif, c’est-à-dire l’objectivation des facta »[26]. En ce sens, la psychologie de Natorp, bien que non objectivante et non constructive, se conformerait à la méthode transcendantale de Cohen consistant à partir d’un « fait de la science », du fait de la connaissance objectivante, en vue d’en déterminer les conditions de possibilité. Il reste néanmoins que l’expression « fait de la conscience » est trop large, si la conscience, comme on l’a vu, est l’ensemble formé par les contenus de conscience, l’ego et la conscientité. C’est probablement pour ce motif que Natorp a dû lui-même reconnaître l’ambiguïté du terme de « fait » s’agissant de la conscience, certainement sous l’influence directe de Husserl.

L’objection de Husserl a conduit ultérieurement Natorp à revenir sur ses premières caractérisations également sur la question de la phénoménalité de la conscience. Dans sa Psychologie générale de 1912, il reconnaîtra expressément qu’il a eu tort, en 1888, de qualifier la conscience de « fait » et de « phénomène », précisant que l’ego pur « n’est ni un fait, ni quelque chose d’existant, ni un phénomène »[27]. L’antagonisme entre la psychologie kantienne de Natorp et la phénoménologie de Husserl gagnera alors en netteté. D’un côté Natorp estime que l’apparaître (la conscience) ne peut pas être lui-même un apparaissant, un phénomène ; de l’autre Husserl déclare, spécialement dans ses conférences d’Amsterdam de 1928, que la phénoménalité doit être comprise en deux sens distincts : soit au sens de ce qui apparaît à la conscience, soit au sens de l’apparaître lui-même[28].

L’ego et la conscientité sont-ils des objets ? Husserl doit concéder à Natorp qu’ils ne peuvent être des objets, si ce dernier terme est compris en un sens étroit et spécialement au sens de chose (physique)[29] — ce qui dénote sans doute une prise de distance significative envers Brentano. La remarque serait anodine si elle ne révélait pas une faiblesse embarrassante dans l’argumentation de Natorp, plausiblement imputable à un préjugé kantien. De fait, on peut penser que cette argumentation repose sur une pétition de principe qui peut être restituée comme suit : 1) tout objet est « objectif » au sens de l’objectivité physique ; 2) or physique implique non psychique de même qu’objectif implique non subjectif ; 3) donc le vécu (subjectif) ne saurait être un objet. Comme le demonstrandum est l’impossibilité d’un objet subjectif, la prémisse (1), qui restreint l’objectivité en général à l’objectivité naturelle, est manifestement une pétition de principe. La même objection vaut pour d’autres arguments de Natorp en faveur de la même thèse. Par exemple Natorp déclare, dans la Psychologie générale : « La conscience est une relation ; comme telle, elle a besoin de deux termes et ne peut se contenter d’un seul[30]. » Le raisonnement est alors le suivant : 1) la conscience est une relation entre l’ego et son contenu objectif ; 2) toute relation réclame deux termes ; 3) donc l’ego ne peut pas s’objectiver lui-même, car alors il serait son propre contenu et il n’y aurait qu’un terme au lieu de deux. Outre le fait qu’on peut douter de la pertinence de la caractérisation de la conscientité comme étant une relation, la prémisse (2) est visiblement une pétition de principe, ou du moins il manque la démonstration de l’impossibilité d’une relation réflexive aRa. Dans une optique analogue, Oskar Kraus, qui voyait dans cet argument une attaque contre la théorie des objets secondaires de Brentano, opposait à Natorp la conception brentanienne suivant laquelle la relation intentionnelle, contrairement aux relations au sens le plus propre, ne requiert pas l’existence des deux termes — l’acte et son intentum — mais seulement celle de l’acte[31].

De manière générale, on peut s’interroger sur la valeur argumentative des objections de Natorp contre l’« objectivisme » en psychologie. La différence essentielle entre l’ego et ses contenus objectifs implique-t-elle, comme le pensait Natorp, l’impossibilité que l’ego soit son propre contenu ? La différence essentielle entre le vécu subjectif et le monde objectif implique-t-elle l’impossibilité d’objectiver le vécu subjectif ? etc. La réponse à ces questions est sans doute moins évidente que ne le suggère l’exposé de Natorp. De plus, loin d’être simplement épistémologique, elle semble engager certains choix ontologiques qui, chez Natorp, sont imputables à un héritage kantien et surtout cohenien lui-même sujet à discussion. Que signifie, en général, un objet ? Est-ce l’objectivité physique ? La fausseté du naturalisme en psychologie serait-elle un argument suffisant pour défendre un anti-objectivisme psychologique ? À quoi on pourrait ajouter d’autres questions plus proprement husserliennes : l’ego est-il constitué intentionnellement comme les objets physiques ? Est-il soumis aux lois de l’ontologie formelle ? etc.

On a souvent souligné que Husserl et Natorp s’accordent dans leur opposition inconditionnelle à toute forme de naturalisme psychologique[32]. Mais cette cause commune ne doit pas faire oublier les divergences profondes entre les deux auteurs sur le sens même de leur anti-naturalisme : chez Natorp, l’anti-naturalisme psychologique implique un anti-objectivisme psychologique — ce qui n’est pas le cas chez Husserl. Or, ce point est fondamental pour comprendre non seulement l’antagonisme Husserl-Natorp, mais aussi plusieurs dissidences dans la postérité husserlienne. Si la critique husserlienne sur la question de l’objectivité de la conscience marque une divergence forte et fondamentale entre les deux auteurs, elle révèle aussi, a contrario, une objection de principe contre toute phénoménologie réflexive de type husserlien. On pourrait évoquer le refus de Fink, dans sa Sixième Méditation cartésienne, de subordonner la réflexion phénoménologique à l’intentionnalité constituante, mais aussi l’approche herméneutique de Heidegger, dont la formation fut au moins aussi néokantienne que husserlienne. Dan Zahavi a reconnu récemment en termes très justes l’existence d’un accord de principe, sur ces mêmes questions, entre la position anti-phénoménologique de Natorp et la critique heideggerienne de Husserl[33]. Cet auteur souligne en quels termes Heidegger, dans ses cours des années 1919-1922, attribuait à Natorp la plus profonde critique disponible de la phénoménologie tout en se réclamant de lui pour affirmer que la réflexion suppose une modification objectivante qui ne peut que dénaturer et nous faire perdre la vie de la conscience[34].

Le deuxième point de divergence est la théorie de l’ego pur. L’histoire est bien connue[35]. Au même § 8 de la Ve Recherche, après avoir expressément repris à son compte — au paragraphe précédent, retranché de la deuxième édition — le double projet brentanien de psychologie descriptive et de psychologie génétique, et avoir assigné pour tâche à la psychologie l’étude de l’ego pris « comme un en-soi non pas mystique, mais demandant à être fondé empiriquement »[36], Husserl s’oppose avec force à l’idée même d’ego pur, arguant qu’il ne parvient à lui faire correspondre aucune observation phénoménologique. Ensuite, en particulier dans les Idées I et dans la seconde édition des Recherches, il finira par reconnaître la nécessité de postuler un ego pur et, cette fois en accord partiel avec Natorp, jettera les bases d’une « égologie transcendantale ».

La conception empiriste de l’ego dans la première édition de la Ve Recherche s’inscrit clairement dans la tradition humienne du bundle of ideas, à laquelle on peut rattacher de nombreuses tentatives critiques analogues comme celles de James, de Mach ou de Russell[37]. Cette conception consiste d’abord à ramener l’ego à la complexion de mes vécus actuels. Aux §§ 3 et 4, Husserl a expressément caractérisé les vécus de contenus, en entendant ce dernier terme au sens méréologique. Les vécus sont des contenus au sens où ils sont des parties d’un tout correspondant à l’« unité réelle (reelle) de la conscience », où ils forment donc « tout ce qui constitue à chaque fois en tant que partie réelle l’ego ou la conscience »[38]. Ils s’unifient de diverses manières, notamment associativement, pour former à chaque fois une complexion de vécus actuels qui est le seul ego phénoménologiquement légitime — l’ego empirique. Cette notion d’ego empirique, affirme Husserl, est suffisante en psychologie.

La critique husserlienne repose sur l’idée que l’ego empirique s’oppose à l’ego pur comme la description phénoménologique à la « métaphysique de l’ego ». Il y va, en somme, de deux choses l’une. Soit on décide que l’ego est exclusivement une donnée purement phénoménologique, c’est-à-dire l’ego empirique. Soit, comme le veut Natorp, il faut postuler à côté de l’ego empirique un ego qui excède nécessairement toute description phénoménologique : mais alors il ne correspond justement à aucun donné phénoménologique, il est une construction spéculative dont le phénoménologue (ou le psychologue empirique) peut et doit se dispenser. C’est pourquoi Husserl oppose à Natorp l’exigence d’« analyse phénoménologique », seule voie possible, selon lui, pour clarifier les problèmes de la psychologie générale. Il faut remarquer que c’est précisément le dépassement de cette antinomie entre ego empirique phénoménal et ego pur non phénoménal qui entraînera, dans la suite, une refonte du problème et un ralliement partiel aux vues de Natorp. De fait, les efforts ultérieurs de Husserl ne viseront pas à réintégrer l’ego pur non phénoménal de la Psychologie générale, mais plutôt à phénoménaliser l’ego pur. Bref, l’enjeu sera d’établir la possibilité d’une expérience de l’ego pur, que Husserl identifiera, dans une note ajoutée dans la seconde édition au § 6 de la Ve Recherche, à cette même évidence du « je suis » que la première édition assimilait explicitement à la perception interne et à l’ego empirique[39]. Bien que « pur », c’est-à-dire transcendant au flux de la conscience, l’ego transcendantal husserlien n’en sera pas moins expérimentable. Or cela implique, entre autres choses, que le tournant des Idées I ne corrige que partiellement le diagnostic des Recherches. Bien plutôt, l’ego pur néokantien reste insatisfaisant en tant qu’il est le résultat d’une « reconstruction » dépourvue de base phénoménologique suffisante — reconstruction dont la mise en avant reflète une limitation kantienne indue de l’expérience aux phénomènes physiques[40].

Cette question est évidemment étroitement dépendante de la précédente. Chez Natorp lui-même, on l’a vu, le refus de faire de l’ego un objet va de pair avec une critique de la perception interne. Au § 4 de la première édition de la Ve Recherche, Husserl rattache expressément la question de l’ego empirique à celle de son objectivité. L’inutilité du concept d’ego pur et son manque de base phénoménologique doit nous amener à conclure que le seul ego dont nous ayons besoin est « un objet empirique […] tout comme l’est une quelconque chose physique comme une maison ou un arbre[41]. » C’est l’exigence phénoménologique (ou empirique) elle-même qui impose une conception de l’ego comme objet sensu stricto analogue aux choses physiques. Ce qui ramène assez clairement les choix méthodologiques de Husserl à la psychologie descriptive de Brentano, fondée sur la perception interne de l’ego pris comme chose empiriquement donnée. La communauté de vues des deux psychologues descriptifs contre Natorp n’est pas remise en cause par le fait que Husserl reproche à Brentano, au § 5 de la Ve Recherche, de ramener incorrectement la conscience à la perception interne. Cette critique implique seulement que la thèse suivant laquelle l’ego est une complexion de vécus — et donc lui-même quelque chose de conscient au sens où il est vécu — ne peut plus être tenue pour identique à la thèse suivant laquelle l’ego est accessible empiriquement (dans une perception interne), mais elle n’exclut nullement que les deux thèses soient soutenues ensemble, ce qui est manifestement le cas dans les Recherches comme chez Brentano.

Il est intéressant de remarquer que Husserl suit jusqu’à un certain point les analyses de Natorp sur la conscientité, mais qu’il en tire des conclusions opposées. « La relation, envisagée ici, qui unit les vécus à une conscience, à un individu ou à un ego psychique qui les vit, note-t-il en allusion probable à la conscientité de Natorp, ne renvoie à aucun constat phénoménologique particulier[42]. » En un sens, il s’accorde avec Natorp pour dire que seuls les contenus ont une réalité phénoménologique, par opposition à la conscientité et à tout autre principe. Mais il en conclut, cette fois contre Natorp, que pour rendre compte de l’unité égoïque de mes vécus la psychologie n’a besoin de rien de plus que la totalité de vécus empiriquement donnée, et qu’il est inutile d’y ajouter un ego pur :

Il va de soi que l’ego n’est pas quelque chose de spécial qui flotterait au-dessus du divers des vécus, mais qu’il est simplement identique à l’unité de liaison qui est propre à ces vécus. […] Les contenus ont justement, comme les contenus réals en général, leurs manières, déterminées par des lois, d’aller ensemble, de se fondre en unités plus vastes, et en tant qu’ils deviennent ainsi un et qu’ils sont un, l’ego ou l’unité de conscience s’est déjà constitué sans qu’il soit besoin, par-dessus, d’un principe ego (Ichprinzip) propre qui porterait tous les contenus et les unifierait encore une deuxième fois[43].

Ces remarques reflètent donc une double opposition à Natorp : d’abord celui-ci a tort d’introduire en psychologie des éléments non phénoménologiques comme l’ego pur et la conscientité, ensuite les données phénoménologiques, donc exclusivement les contenus, sont en réalité suffisants pour rendre compte de l’unité de la conscience.

L’accord partiel entre Husserl et Natorp sur le fait que la psychologie doit se tourner exclusivement vers les contenus phénoménaux nous amène à notre troisième divergence, qui est peut-être la plus importante de toutes. Car, évidemment, les deux auteurs ne peuvent s’accorder sur ce point que parce qu’ils comprennent cette thèse, et plus spécialement l’expression de contenu phénoménal, en deux sens opposés. D’un côté, le contenu phénoménal est tout ce qui se donne à la perception interne dans la réflexion phénoménologique. De l’autre, Natorp conteste la notion de perception interne et lui oppose une expérience immédiate par définition uniformément externe (ou bien, cela reste à voir, ni externe ni interne). Le phénomène est alors tout ce qui se donne dans l’expérience sous-jacente aux constructions des sciences objectives, et s’il est subjectif, ce n’est pas parce qu’il serait ontologiquement hétérogène au monde objectif, mais parce qu’il est reconstitué par abstraction de toute forme objectivante.

Or l’antagonisme est lourd de conséquences, car Husserl introduit dans le donné de la perception interne une dualité qui est absente de l’expérience immédiate conçue du point de vue moniste de Natorp. Cette dualité est celle, développée au § 16 de la Ve Recherche, du contenu réel et du contenu intentionnel de l’acte psychique. C’est elle que Husserl, au § 14, reproche à Natorp d’éliminer en opposition à Brentano. Après avoir cité l’argument de l’Introduction à la psychologie suivant lequel l’audition est inconcevable sans le son entendu et donc, selon Natorp, inobjectivable, il rétorque que leur inséparabilité n’exclut pas la nécessité de les distinguer :

Que l’audition ne puisse être séparée de l’audition du son comme si elle était encore quelque chose sans le son, c’est certain. Mais cela ne revient pas à dire qu’on ne doit pas distinguer deux choses : le son entendu, l’objet de perception, et l’audition du son, l’acte de perception[44].

Passons sur le fait que cette réponse ne rend pas vraiment justice à l’argument de Natorp, qui précise bien, au début du même développement de l’Introduction, qu’il n’a « pas nié qu’on peut distinguer réellement dans toute conscience ces deux moments : l’existence d’un contenu et son rapport à l’ego », mais seulement « que ce rapport aussi puisse de quelque manière être rendu objectif et considéré séparément »[45]. Le fil de l’argumentation est clair. Dans le passage en cause, Natorp veut montrer que la relation du contenu phénoménal à l’ego, par exemple du son entendu à l’ego entendant, n’est pas objectivable comme l’est le contenu, et qu’elle peut seulement être découverte par abstraction à même le contenu. Husserl y voit — de façon discutable — un argument de Natorp en faveur du monisme de l’expérience[46], ce qui l’amène à rétorquer que l’inséparabilité n’est pas l’indistinction : à l’indistinction moniste des contenus phénoménaux chez Natorp, il faut opposer la distinction entre contenus réels et contenus intentionnels, entre l’acte d’entendre et ce qui est entendu. De cette manière, Husserl retourne en quelque sorte l’argument contre Natorp. L’inséparabilité de l’audition et du son ne signifie plus que l’acte et sa relation au son sont des non-objets abstraits des seuls vrais contenus que sont les sons entendus, mais bien que l’acte est intrinsèquement intentionnel, que l’acte auditif donné dans la perception interne est indissociablement l’audition du son, et qu’il faut donc distinguer deux variétés de contenus phénoménaux.

Ces objections rejoignent les fréquentes critiques de Husserl à l’encontre du phénoménisme et du réalisme indirect. Aussi Husserl peut-il rappeler, dans le même paragraphe où il s’en prenait à l’indistinction acte-contenu chez Natorp : « Je vois une chose, par exemple cette boîte, je ne vois pas mes sensations. » À quoi il ajoute un peu plus loin : « Les sensations et de même les actes qui les “saisissent” ou les “aperçoivent” sont vécus, mais n’apparaissent pas objectivement. […] Les objets, par contre, apparaissent, sont perçus, mais ils ne sont pas vécus[47]. » En d’autres termes, avoir une représentation au sens de vivre cette représentation, ce n’est pas la même chose qu’avoir un représenté au sens de se représenter quelque chose. D’un côté, la représentation que j’ai est une partie réelle de l’acte psychique au sens où elle est incluse réellement en lui ; de l’autre, le représenté n’est pas réellement présent dans l’acte et il est seulement un contenu intentionnel. Ce que Husserl oppose à l’indistinction acte-contenu de Natorp n’est donc rien d’autre que l’intentionnalité, puisque celle-ci est définie par Brentano comme par Husserl comme le fait d’être pourvu d’un contenu intentionnel distinct du contenu réel :

À l’époque moderne, on a parfois exprimé l’opinion suivant laquelle il n’existerait aucune différence entre le représenter et le contenu représenté […]. La manière dont on prendra position sur ce problème dépendra naturellement de ce qu’on entend par les mots « représenter » et « contenu ». Celui qui les interprète par la simple possession de sensations et de phantasmes en faisant abstraction de toute saisie (Auffassung), celui-là dira assurément avec raison qu’il n’y a pas d’acte propre de représenter, que le représenter et le représenté sont une seule et même chose[48].

Dans cette optique, la critique de Natorp au § 8 de la VeRecherche est bien un prolongement de celle du phénoménisme de Berkeley et de Hume au § 7 de la première édition, où Husserl reprochait à ceux-ci de « ne pas distinguer entre l’apparition comme vécu intentionnel et l’objet apparaissant (le sujet des prédicats objectifs) »[49]. Plus généralement, elle réitère les attaques des Recherches précédentes contre la tendance à « attribuer aux contenus tout ce que les actes, d’après leur simple visée, mettent dans l’objet », par exemple aux sensations de couleur les propriétés des couleurs objectives[50], etc. C’est là un point de la plus haute importance, parce qu’il jette un pont entre la critique du monisme de l’expérience et celle du psychologisme logique néokantien dans les Prolégomènes.

Egger observe très justement que Husserl substitue, à la dichotomie sujet-objet conservée par Natorp, la tripartition acte-contenu-objet[51]. Il y a deux façons de comprendre cette remarque. On peut d’abord comprendre que ce que Husserl oppose à l’objet n’est pas tout uniment le sujet, mais une dualité d’acte et de contenu, bref de contenu réel et de contenu intentionnel. La divergence avec Natorp réside alors dans la distinction réel-intentionnel de la Ve Recherche, comprise comme une distinction affectant la conscience elle-même. Ensuite, on peut encore comprendre que Husserl oppose au sujet, à l’acte, un contenu essentiellement dualiste, à savoir le contenu réel avec sa contrepartie intentionnelle. La distinction introduite par Husserl passe alors entre deux types de contenu également opposés à l’acte ou à l’ego. En d’autres termes, la divergence ne réside plus dans le fait que Husserl introduit dans l’acte un contenu intentionnel là où Natorp se borne au contenu réel, mais dans le fait qu’il scinde le contenu lui-même — compris au sens natorpien comme quelque chose qui fait face à l’ego — en deux composantes réelle et intentionnelle.

La seconde interprétation, sans doute plus natorpienne que husserlienne, est celle de Gerhard Arlt lorsqu’il attribue à Husserl et à Natorp un profil commun d’Aktpsychologe, c’est-à-dire un même souci de distinguer principiellement l’acte de son contenu[52]. Il s’agit « dans la relation acte-contenu, précise-t-il commentant la critique husserlienne de Natorp, de présenter le concept de contenu dans sa double signification aussi bien comme objectivité intentionnelle que comme vécus réels édifiant l’acte (sensations et complexions de sensations) »[53]. Bien que les deux interprétations semblent défendables au moins jusqu’à un certain point, elles ne sont probablement pas de même valeur explicative. Le schéma interprétatif d’Arlt présente selon moi deux défauts. D’abord, il ne rend pas suffisamment compte du fait que, dans la Ve Recherche, le contenu réel, loin de s’opposer à l’ego ou à l’acte, n’est précisément rien d’autre que l’acte lui-même. Si la critique husserlienne de l’Introduction à la psychologie d’après la méthode critique rejoint celle du phénoménisme, c’est principalement parce que Husserl refuse de mettre comme Natorp les contenus en face de l’acte. Ensuite, en opposant chez Husserl l’acte aux contenus réel et intentionnel dans le même sens où Natorp opposait l’ego au contenu phénoménal et à l’objet, Arlt suggère aussi une fausse correspondance entre le contenu au sens de Husserl et l’objet au sens de Natorp. Il y a en réalité tout lieu de croire, en lisant la Ve Recherche, que le contenu intentionnel husserlien non plus n’est rien qui soit en face de l’acte comme l’est l’objet, mais qu’il est seulement un certain caractère intrinsèque de l’acte lui-même, qui peut éventuellement se tenir en face d’un nouvel acte de nature réflexive.

Ces dernières remarques, qui obligent à nuancer fortement le parallélisme entre les contenus phénoménaux de Husserl et ceux de Natorp, sont dans une certaine mesure corroborées par la quatrième grande objection de Husserl dans la Ve Recherche. Aux §§ 8 et 14, celui-ci avoue sa perplexité devant la thèse, très caractéristique de l’Introduction à la psychologie, de l’invariance de la conscientité. La thèse en question est résumée par Natorp dans le passage suivant, cité par Husserl :

Toute la richesse, toute la diversité de la conscience réside plutôt exclusivement dans le contenu. La conscience d’une sensation simple, en tant que conscience, ne se distingue en rien par l’espèce de la conscience d’un monde ; le moment de la conscientité est dans les deux cas le même, la différence réside seulement dans le contenu[54].

Cette idée sera encore approfondie au chapitre iii de la Psychologie générale de 1912, où Natorp ira jusqu’à refuser à la conscientité la possibilité de varier en intensité[55].

Husserl se déclare incapable de voir (einsehen) par lui-même ce qu’affirme Natorp[56]. Son argument est directement lié à nos développements précédents. Il y va, dit-il, de deux choses l’une. D’abord, on peut comprendre par contenus les vécus qui composent l’ego empirique : dans ce cas, la relation des contenus à l’ego, la conscientité, est manifestement changeante en fonction de la « particularité des contenus ». Ensuite, on peut aussi comprendre par contenu « n’importe quel objet vers quoi se dirige la conscience en tant que perception, imagination, souvenir ou attente, représentation conceptuelle ou prédication, etc. ». Mais alors, le seul fait de parler ici de perception, d’imagination, etc., doit suffire à nous convaincre que le contenu est visé diversement et que la conscientité connaît des modes différents.

Le passage de Husserl doit plausiblement être lu comme une réponse aux attaques de Natorp contre Brentano. Au § 5 de l’Introduction, Natorp n’avait pas seulement critiqué durement la théorie brentanienne des objets secondaires, mais il en avait aussi conclu à l’impossibilité d’une classification des phénomènes psychiques, laquelle représentait, comme on sait, une part essentielle du travail de la psychologie descriptive brentanienne. L’idée d’une telle classification, estimait-il, ne peut à nouveau qu’être l’effet d’une objectivation illusoire de la conscientité, de la croyance erronée suivant laquelle la psychologie trouverait son matériau dans l’expérience interne. Or cette attaque vaut manifestement aussi pour la Ve Recherche, où Husserl tente expressément de montrer que les actes psychiques présentent aussi certaines différences qui sont indépendantes des différences affectant leur contenu intentionnel, ou leur « matière intentionnelle ». Au § 20, après Brentano, il distingue ainsi entre la qualité d’acte et la matière intentionnelle et affirme qu’il est toujours possible de faire varier l’une sans l’autre : des actes psychiques qualitativement aussi divers qu’une « simple représentation », un jugement, un souvenir, une question, etc., peuvent être pourvus d’une matière intentionnelle identique, et inversement. Contrairement à ce que prétend Natorp, la qualité d’acte, la conscientité, est variable pour une même orientation objective.

La divergence doit être comprise en un sens plus fort encore. Car ce n’est pas seulement que la distinction qualité-matière introduise un niveau descriptif évacué par Natorp. En fait, le § 20 de la Ve Recherche n’affirme pas seulement que la qualité d’acte présente des différences et que ces différences sont indépendantes de celles affectant la matière intentionnelle, mais aussi que toutes les différences affectant et la qualité d’acte et la matière intentionnelle sont des différences affectant l’acte psychique lui-même et non son objet : « Toutes les différences dans le mode de la relation objective sont des différences descriptives des vécus intentionnels correspondants[57]. » Cette affirmation doit certainement être comprise comme une thèse polémique dirigée contre Natorp. De nouveau, elle montre que le contenu natorpien n’est pas le contenu husserlien, ou encore qu’en assignant à la phénoménologie la tâche de décrire les contenus réels et intentionnels, Husserl n’approuve pas pour autant la thèse de Natorp suivant laquelle le psychologue doit se tourner vers les seuls contenus phénoménaux par opposition à l’ego et à l’acte psychique. En réalité, les contenus réels et intentionnels de Husserl sont pleinement du côté de l’acte psychique, et non de l’objet. Même là où le phénoménologue étudie la matière intentionnelle des actes, il a encore exclusivement affaire à des actes psychiques, objets d’expérience interne. De telles caractérisations reflètent sans doute une certaine priorité accordée, au moins dans la première édition des Recherches logiques, à la dimension subjective ou « noétique ». C’est du moins un aspect essentiel de la propre interprétation de Natorp — un aspect qui, comme l’ont bien noté les commentateurs[58], a joué un rôle central dans sa controverse avec Husserl, notamment en philosophie de la logique.

3. Conclusion : petite monnaie phénoménologique et grosses coupures transcendantales

Les analyses précédentes suggèrent qu’en définitive les quatre objections citées de la Ve Recherche visent toutes à défendre contre Natorp la possibilité d’une expérience interne. Outre les deux premières, dont le lien avec la question de la perception interne est évident, on a vu aussi que la thèse natorpienne de l’invariance de la conscientité attaquée dans la quatrième objection était directement dirigée contre la psychologie empirique brentanienne. Enfin, une constatation analogue peut être faite s’agissant de la troisième objection concernant l’indistinction entre contenu réel et contenu intentionnel. Il est apparu insuffisant, en effet, de dire que l’introduction par Husserl de la notion de contenu intentionnel consistait à compliquer un contenu phénoménal limité, chez Natorp, au contenu réel. En fait, les contenus réels et intentionnels de la Ve Recherche sont des objets d’expérience interne, ce que ne sont pas les contenus de Natorp. Ainsi, s’il est possible d’envisager un accord entre les deux auteurs sur le fait que la psychologie doit être une théorie des « contenus » phénoménaux, cet accord dissimule en réalité un désaccord plus profond sur la signification même du terme de contenu et, corollairement, sur la possibilité de l’expérience interne.

L’antagonisme entre la première édition des Recherches logiques de Husserl et l’Introduction à la psychologie de Natorp résume parfaitement l’écart irréductible séparant une psychologie descriptive de style brentanien, fondée sur l’idée d’une perception interne de l’ego en tant qu’objet empirique, d’une psychologie kantienne dont le credo initial est au contraire la transcendance de l’ego par rapport à toute donnée empirique. Plus généralement, l’enjeu semble le partage entre empirisme et rationalisme ainsi que le rôle tenu par l’expérience dans la connaissance et notamment dans la connaissance psychologique. Cet enjeu — l’intuitionnisme et ses critiques avec leurs conséquences anti-objectivistes — fut très tôt reconnu comme le lieu même où phénoménologie husserlienne et néokantisme divergent le plus fondamentalement[59]. La correspondance Husserl-Natorp y trouve d’ailleurs un motif récurrent. Dès les premières lettres, en 1897, Husserl oppose aux généralités spéculatives de son correspondant son besoin de « petite monnaie » — à quoi Natorp répondra plus tard en l’invitant à « lire entre les lignes »[60]. Dans une lettre datée de mars 1909, il déclarera que la différence entre Marburg et Göttingen réside dans le fait que les Marbourgeois partent des principes philosophico-transcendantaux premiers et les plus élevés, là où lui-même et ses disciples préfèrent « travailler en partant d’en bas », c’est-à-dire en commençant par la description phénoménologique[61]. En dépit de l’évolution de la pensée de Husserl et des convergences postérieures sur la question de l’ego pur, il n’y a selon moi aucune raison de considérer que cette opposition a disparu avec le tournant transcendantal, comme le prétend par exemple Arlt lorsqu’il attribue à Natorp et à Husserl une même volonté d’en finir avec la psychologie empirique brentanienne au profit d’une psychologie philosophique, là reconstructive, ici intuitive-eidétique[62].

Pourtant, le diagnostic doit être nuancé. D’un côté, le projet husserlien n’est phénoménologique et plus largement intuitionniste que parce qu’il incarne aussi une variété de rationalisme. Bien qu’il se situe aux antipodes de la conception néokantienne, le « principe de tous les principes » de Husserl, il faut le rappeler, est avant tout un critère de rationalité, c’est-à-dire un discrimen pour distinguer les jugements rationnellement motivés des jugements qui ne le sont pas. C’est pourquoi Husserl a pu qualifier sa phénoménologie de synthèse du rationalisme radical et de l’empirisme radical : « La phénoménologie est l’accomplissement le plus extrême du rationalisme, mais on peut aussi bien la qualifier d’accomplissement le plus extrême de l’empirisme[63]. » De l’autre côté, la psychologie de Natorp présente un versant empirique, voire empiriste qui le distingue de l’anti-sensualisme radical de Cohen et qui, bien que peu exploré par les commentateurs, joue un rôle très significatif dans l’Introduction de 1888 et plus encore dans la Psychologie générale de 1912. Ce dernier ouvrage est rempli de termes empruntés au courant empiriste d’Avenarius, de Mach et du Cercle de Vienne. Natorp y assigne pour tâche à la psychologie de revenir par une remémoration (Erinnerung) et par une « réduction » (Zurückführung) aux données de l’expérience immédiate, aux « contenus élémentaires » (Elementarinhalte), comme à une « base » (Basis) en vue d’expliquer et de fonder les constructions des sciences objectivantes[64]. Le point de convergence est indiscutablement le monisme de l’expérience. Natorp reconnaît explicitement à Mach et à Avenarius le mérite d’avoir dépassé le dualisme comme il tentait lui-même de le faire par son monisme de l’expérience, et on trouve d’ailleurs un hommage analogue au § 162 de l’Aufbau, où Carnap déclare que la conception de Natorp est « apparentée » (verwandt) à la sienne[65]. Ce fait explique sans doute pourquoi Husserl a pu reconnaître plus tardivement à Natorp, en dépit de leur désaccord sur la question de la reconstruction, le mérite d’avoir été l’un des seuls à pressentir la possibilité d’une authentique expérience transcendantale[66].

Ces deux réserves laissent pourtant intacte la divergence sur la perception interne. Le phénomène donné dans l’expérience immédiate de Natorp n’est pas une réalité psychique, mais précisément la même réalité que l’objectivation constitue en monde objectif, physique. Loin d’être un donné psychique, il est seulement le « fait » initial pour reconstruire abstractivement le psychique, à savoir (exclusivement) l’ego et la conscientité l’un et l’autre distincts du contenu phénoménal. Telle est la leçon à tirer, en définitive, du monisme de l’expérience de Natorp. Si la différence psychophysique peut encore être conçue, chez Husserl, comme une différence ontologique entre deux types d’objets également expérimentables perceptivement, si la phénoménologie des Recherches logiques est donc — au sens large incluant la perception catégoriale — empirique, la psychologie de Natorp est au contraire non empirique au sens où celui-ci voit dans la différence psychophysique une différence épistémologique entre l’objectivation (éventuellement perceptive) et une subjectivation essentiellement reconstructive, non perceptive. Ainsi, il n’est pas faux de rapprocher l’opposition natorpienne entre objectivation et subjectivation de l’opposition husserlienne entre attitude naturelle et attitude phénoménologique, mais il convient de compléter le parallélisme en précisant que la seconde opposition passe entre deux types d’expérience, la première entre l’expérience et la reconstruction. L’antagonisme ainsi décrit n’est pas remis en cause par la rétractation de Husserl sur l’ego pur, qui signifie, on l’a vu, une extension de l’expérience à l’ego pur — désormais donné dans l’« évidence du je suis » — et non une ouverture de la phénoménologie à des réalités non expériencielles, non phénoménales. Naturellement, on ne fait par là qu’exprimer en d’autres termes l’idée, bien établie depuis Boehm et déjà Heidegger[67], que le désaccord le plus fondamental entre phénoménologie et psychologie natorpienne concerne la méthode reconstructive. Ce qui nous renvoie directement à la critique husserlienne de la méthode transcendantale néokantienne[68], dont la méthode reconstructive est seulement une variété particulière. C’est là, toutefois, un autre problème qui doit être laissé de côté faute de place.

Que penser de l’argumentation de Natorp contre l’expérience interne ? Sa principale faiblesse, me semble-t-il, est de se limiter à l’ego pur en vue de rejeter l’ego empirique. On peut certes juger les formulations de la VeRecherche — et en particulier le parallélisme entre expérience interne et expérience externe — insatisfaisantes ou exagérément simplificatrices, voire dangereusement proche du naturalisme psychologique. Mais comme Mario Egger a raison de le remarquer, cela n’affaiblit nullement l’objection de Husserl suivant laquelle « l’auto-perception de l’ego empirique est une chose quotidienne qui ne soulève aucune difficulté de compréhension »[69]. Or la réponse de Natorp ressemblerait, ici encore, à une pétition de principe. Le fait que l’ego pur (précisément du fait d’être pur ou « transcendantal ») excède toute donnée empirique exclut seulement toute auto-perception de l’ego pur, mais elle n’exclut pas la possibilité d’un ego empirique, objet de perception interne. En réalité, le caractère non empirique de l’ego pur ne peut servir d’argument contre l’ego empirique qu’à supposer que tout ego est nécessairement pur et donc qu’il ne peut exister d’ego empirique ou que l’expérience interne est impossible, ce qui est manifestement une pétition de principe. Seulement, une telle constatation ne peut que ruiner l’argumentation de Natorp dans son ensemble, si l’ego empirique est par ailleurs défini comme un complexe de phénomènes psychiques ou de vécus. En d’autres termes, l’impossibilité d’une auto-perception de l’ego au sens de Natorp ne serait plus un argument valable en faveur du monisme de l’expérience.