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En 2009, soixante-quinze ans après sa première publication en allemand, la Sprachtheorie de Karl Bühler (1879-1963) est parue dans une traduction française de Didier Samain. Il semble y avoir une renaissance des études bühlériennes françaises : après le colloque sur Bühler de février 2003 organisé par la Société d’histoire et d’épistémologie des sciences du langage, et une étude détaillée de Sandrine Persyn-Vialard sur les travaux linguistiques de Karl Bühler[1], cette traduction est un signe supplémentaire de l’intérêt porté à la pensée du philosophe dans le monde francophone. En 1990 paraissait la traduction anglaise de la Sprachtheorie de Bühler dans une traduction de Donald Fraser Goodwin, introduite par Achim Eschbach, directeur de la collection Foundations of Semiotics où elle fut publiée. Cette traduction peut être considérée comme le sommet d’un regain d’intérêt pour la vie et l’oeuvre de Bühler depuis le 50e anniversaire de la Sprachtheorie (1934) et de l’Axiomatik der Sprachwissenschaften (1933) en 1984. Plusieurs ouvrages réunissant des contributions originales sur Bühler sont parus dans les années 1980 : les Bühler Studien (1984 ; en allemand, deux volumes, dirigés par Eschbach), Karl Bühlers Axiomatik. 50 Jahre Axiomatik der Sprachwissenschaften (1984 ; en allemand, dirigé par Carl Friedrich Graumann (1923-2007) et Theo Herrmann, deux psychologues), ainsi que Karl Bühler’s Theory of Language (1988 ; dirigé par Eschbach, contributions en allemand et en anglais). Dans les années 1990, certaines thèses de doctorat ont été publiées, montrant le plus grand intérêt pour la vie et l’oeuvre de Bühler, son contexte académique et ses affiliations avec les scientifiques de son époque dans différents domaines d’expertise. Bühler lui-même écrivit une thèse de philosophie (1905) sur la psychologie et l’épistémologie du philosophe écossais Henry Home (1696-1782), après avoir déjà terminé un doctorat à Fribourg-en-Brisgau sous la supervision de Johannes von Kries (1853-1928) sur les aspects physiologiques de la vision (1903). Les deux thèses visaient une systématisation des connaissances dans le domaine, et l’on voit clairement ce trait de l’approche de Bühler dans toutes ses autres publications, que ce soit son étude sur les perceptions de Gestalt, sa vaste étude sur le développement mental des enfants (1918), sa Krise der Psychologie (1927), son Ausdruckstheorie (1933), tout comme dans sa Théorie du langage, ainsi que dans ses études d’après-guerre sur la navigation après son émigration aux États-Unis en 1939. Si l’on veut comprendre le travail de Bühler en tant que tel, son travail de systématisation doit être mentionné comme une caractéristique remarquable de sa pensée scientifique. La nécessité de synthétiser les résultats actuels de la recherche est évidemment quelque chose qui caractérise non seulement son oeuvre écrite, mais aussi ses conférences. À Munich, par exemple, après la mort de son superviseur en psychologie, Oswald Külpe (1862-1915), il reprit le cours de logique de celui-ci et continua à enseigner la logique jusqu’à ses dernières années comme professeur de philosophie et de psychologie à Vienne. Bühler, en écho à la dualité classique de la pensée chez Aristote, reprend cette dualité dans son approche logique d’une pensée systématique. Même dans son traitement des questions psychologiques ou physiologiques, on reconnaît cette dualité (le principe de duplicité, cf. l’article de Kardos dans Karl Bühler’s Theory of Language, 1988, p. 37), bien que ses travaux théoriques sur le langage semblent être dominés par une triple approche — tout comme son axiomatique psychologique, publiée en 1927. Ainsi, la méthode d’abstraction de Bühler, consistant à systématiser les données sous une double, triple ou parfois même quadruple perspective, et laissant les détails de côté, semble être le leitmotiv de sa pensée scientifique. Ce n’est pas dans la quantité de données ou de faits que Bühler voit les progrès réalisés par le travail scientifique, mais plutôt dans la reprise des idées en vogue en physiologie, en philosophie, en psychologie, en linguistique et dans la pensée systématique qu’il considère comme des « aspects » ou « axiomes » complémentaires — non pas dans un sens mathématique —, ou même comme « principes » au sens cartésien des idées régulatrices de la pensée scientifique. Ainsi, en combinant son travail en physiologie, en psychologie, en philosophie et en théorie du langage en des réalisations de fine pointe, et en encourageant ses assistants, ses doctorants et ses autres collaborateurs à Munich, Dresde et Vienne, à se pencher sur certains aspects de son travail, il créa plus tard son école viennoise de psychologie. À vrai dire, on ne retrouve pas beaucoup de travaux empiriques détaillés après la période munichoise de Bühler ; son originalité est plutôt à trouver dans la manière originale de combiner et de systématiser le travail scientifique multidisciplinaire de manière lucide en laissant le travail de détail aux autres. On trouvera ce travail de détail dans les recherches de ses étudiants et de ses assistants, alors que Bühler lui-même prenait plutôt la posture d’un professeur de philosophie du xixe siècle, raffinant un système convaincant d’idées fondamentales en science contemporaine.

On pourrait se demander en quoi exactement consistaient les ambitions de Bühler à produire des livres et des articles de cette manière, et pour quelle raison il est encore profitable au lecteur du xxie siècle de se tourner vers ses travaux, qui datent pourtant de la première moitié du xxe siècle. Dans son introduction, Janette Friedrich tente de trouver une explication de cette ambition en prenant comme ressource principale la Théorie du langage. Toutefois, cette ressource n’est peut-être pas en mesure de conduire à une réponse satisfaisante. Cet ouvrage n’est pas l’opus magnum qu’il aurait dû être pour Bühler. En fait, il s’agit d’un état des recherches en cours, et il représente la fine pointe de la recherche sur la théorie du langage à cette époque précise. Immédiatement après avoir terminé cet ouvrage, Bühler restructura son axiomatique du langage en incluant de nouveaux développements en physiologie, en biologie et en linguistique. Bref, les fruits de la pensée de Bühler n’ont pas cessé de mûrir dans l’opus de 1934.

Pour une meilleure compréhension de l’approche de Bühler et de sa pensée systématique, nous devons revenir à ses premiers travaux en psychologie. Ayant travaillé en tant que médecin, il a contribué à la psychologie appliquée (en réalisant des expériences sur les pilotes, les camionneurs ou les gardiens de prison pendant la Première Guerre mondiale), et acquis des compétences pratiques dans les domaines de sa spécialisation, sans toutefois avoir pu contribuer au développement de la psychologie appliquée de manière vraiment convaincante[2]. Il a découvert, par exemple, que la sélection des camionneurs n’était pas fondée sur des caractéristiques spécifiques applicables à ces chauffeurs, mais sur la sélection des hommes les plus capables pour d’autres fonctions (une sorte de « sélection négative », cf. le numéro spécial sur Karl Bühler dans Kodikas/Code. Ars Semeiotica 28 (2005), p 10). Bühler étant philosophe, médecin et psychologue, il lui semblait évident qu’essayer de trouver des connexions entre ces domaines tout à fait différents de la recherche pouvait expliquer certaines confusions dans les sciences distinctes. C’est-à-dire que certaines confusions en théorie du langage pourraient être résolues en prenant une approche psychologique ou philosophique qui tient ainsi compte de la complexité scientifique de tel ou tel phénomène scientifique donné. Prenons le « signe » linguistique. En utilisant les idées philosophiques anciennes et contemporaines sur les signes, par exemple la théorie médiévale de la suppositio (Guillaume d’Ockham), mais également des idées alors plus récentes sur la phonétique et la phonologie, conçue par Troubetzkoy, Bühler a créé une base commune pour sa théorie du signe (sématologie) qui la met à l’abri de la critique. Cette stratégie pourrait être expliquée par la critique acerbe de Wilhelm Wundt en 1907-1908, qui s’attaquait aux travaux expérimentaux minutieux de Bühler sur la pensée, réalisés sous la supervision de Külpe. Les travaux récents sur cette controverse entre Wundt et Bühler semblent appuyer la critique de Wundt à ces supposées expérimentations, bien qu’une opposition de visions du monde puisse aussi expliquer les différences et que le résultat de cette controverse puisse être considéré comme un cul-de-sac (cf. Masse et Bredenlamp dans Zeitschrift für Psychologie, 213 (2005) ; Pongratz dans Brentano-Studien VII (1997), 265f.). On remarque aussi une certaine distance de Bühler vis-à-vis de ses premiers travaux en psychologie de la pensée, même s’il supervisa par exemple, en 1928, la thèse de Karl Popper sur les problèmes méthodologiques de la psychologie de la pensée. On doit supposer que les développements récents dans différentes branches de la psychologie auxquelles Bühler a lui-même contribué de manière considérable (la psychologie développementale, la psychologie physiologique, la psychologie de la Gestalt, la psychologie du langage, etc.) a montré le caractère unilatéral et du coup la nécessité d’un travail complémentaire à la fois scientifique et théorique afin de mettre à jour ses axiomes ou principe : ou bien nous parlons d’expérience, de comportement et de constructions mentales (les axiomes de la psychologie), ou bien nous parlons d’instinct, d’entraînement et d’intellect (la psychologie développementale ; cf. Vonk, 2001, sur la psychologie de l’enfant de Bühler dans Bax et Zwart, Reflections on Language and Learning, Amsterdam, John Benjamins, p. 47-60).

Cette traduction française de la Sprachtheorie de Bühler publiée en 2009 fera son chemin dans le monde francophone. Les lecteurs francophones pourront profiter des introductions claires et lucides de Jacques Bouveresse et de Janette Friedrich ainsi que de l’excellente traduction de Didier Samain. Le lecteur pourra trouver de plus amples informations sur le Bühler « français » sur Internet[3]. Sur le site de Bouveresse, on retrouve une autre raison, peut-être une des plus importantes, pour relire les travaux de Bühler, toutes langues confondues : la création d’un panorama scientifique interdisciplinaire qui offre la possibilité et même la nécessité de coopération entre différents paradigmes. Ce panorama permet ainsi de résoudre les problèmes que nous rencontrons de nos jours partant de la suggestion que nous pourrions résoudre ceux-ci en l’absence de communication avec les représentants des disciplines adjacentes, qu’elles soient proches ou éloignées de la nôtre. Se référant à la nécessité d’une traduction française, sur laquelle je reviendrai plus loin, les scientifiques contemporains quittent aussi progressivement les différents environnements culturels dans lesquels des classiques, comme la Sprachtheorie de Bühler, ont pu émerger. Lire et comprendre plus de deux ou trois langues, prendre connaissance du contexte scientifique et historique des théories du langage du xxe siècle est de plus en plus obsolète. Nous devons donc avoir plus d’informations et de traductions des textes originaux pour comprendre pleinement leur importance.

Parce qu’elle était en relation avec l’ensemble du savoir linguistique, psychologique et philosophique d’une époque particulièrement féconde pour les sciences humaines, l’oeuvre de Bühler engageait une réflexion générale sur le rapport entre langage et cognition, et entre sciences du langage et disciplines connexes. Elle invite aussi, et peut-être plus fondamentalement, le linguiste et le philosophe d’aujourd’hui à réfléchir sur nombre de notions (langue, phrase, …) qui constituent leur métalangage ordinaire[4].

Peut-être que ce besoin de synopses, d’études et d’aperçus bien structurés au temps de la globalisation, avec Internet et les interconnexions du savoir disponibles à pratiquement tout le monde, avait déjà été préparé et exposé par Bühler de manière exemplaire. D’autre part, celui-ci ne rejette pas non plus le caractère nécessaire de la spécialisation, de l’approfondissement de nos connaissances fondamentales à l’intérieur des disciplines traditionnelles. Mais pour le développement scientifique, les deux sont nécessaires : à la fois le spécialiste et le généraliste, le hérisson et le renard. Bühler lui-même se serait vu comme le renard, connaissant plusieurs choses et ayant trouvé un moyen de les organiser systématiquement. Ce que cela signifie pour notre époque peut être vu dans le travail interdisciplinaire que l’on effectue pour trouver des solutions aux problèmes que nous rencontrons dans les spécialisations. Ainsi, la Théorie du langage de Bühler nous offre des solutions possibles dans le cadre du travail linguistique traditionnel. Un exemple lucide est celui du problème de la représentation du langage. De quelle manière le langage représente-t-il les objets dans le monde réel, ailleurs que dans celui qui emploie le langage ? Bühler s’opposerait à cette question, car elle présuppose que le langage représente les objets dans le monde réel. Or les travaux en psychologie ont montré que ce n’est pas le cas. Les signes linguistiques sont des éléments complexes qui « semblent » représenter un monde extérieur, mais qui deviennent signifiants à l’intérieur d’un système de signes, comme l’a montré la phonologie. Ainsi, représenter signifie faire partie d’un système linguistique (auquel non seulement des psychologues comme Bühler ont contribué, mais aussi des théoriciens en linguistique comme Nicolas Troubetzkoy (1889-1938) ou Ferdinand de Saussure (1857-1913). Ce système linguistique peut être conceptualisé de plusieurs manières différentes, mais la psychologie de la Gestalt, par exemple, a montré à Bühler que la notion de « champ » (Feld), compris comme un tout organisé et ordonné, élucide le fonctionnement et, du coup, la constitution de la signification de certains mots comme « je », « ici », ou « maintenant » (le champ déictique), « arbre » ou « maison » (le champ symbolique), reprenant ainsi des idées fondamentales des Recherches logiques de Husserl (1859-1938) (cf. Troisième Recherche logique : vers une théorie des touts et des parties), lesquelles ont été cruciales d’un point de vue philosophique pour la compréhension psychologique du fonctionnement de l’esprit qui allait se développer plus tard. Cela fut également une partie fondamentale des travaux de Bühler à Würzburg en psychologie de la pensée.

Parler de son travail à Würzburg en psychologie de la pensée ou de ses travaux en psychologie de la gestalt, en psychologie du développement ou en psychologie générale peut donner l’impression que Bühler était principalement un psychologue, occupé par les aspects mentaux ou intellectuels de la vie humaine. Il a centré son intérêt sur les « Gebilde », les formations, comme produit structuré de la pensée humaine, soulignant le statut fondamental de la raison ou la compréhension de l’action humaine — ce qui peut expliquer son rejet initial de la psychologie behavioriste américaine. Le « Gebilde » était la formation par excellence dans les premières décennies du vingtième siècle. Dans tous les travaux philosophiques, psychologiques ou sociologiques de cette époque, le langage faisait fonction de colle, connectant la pensée et le monde des objets et des états de choses, ma propre pensée avec celle des autres ainsi que leurs interrelations, ou finalement les objets de ma pensée et les actes de pensée qui sont sous-jacents à de possibles constructions linguistiques comme des mots, des phrases ou des textes. À travers cette réflexion de psychologie et de théorie du langage, cette colle dut être isolée et analysée dans son apparence matérielle (par exemple en tant que sons) mais aussi dans son encadrement systématique dans des touts plus vastes (les unités fonctionnelles que sont les mots ou les phrases). La question qui demeure ici est de savoir si cela relevait de l’intérêt premier de Bühler dans le langage et son apparence comme moyen semiotique ou significant, de la pensée créatrice, de la société ou de la pensée, ou bien son intérêt principal était-il dans les dimensions constitutives de l’intellect humain ? Le professeur fait revenir son passé aristotélicien et thomasien (ou néo-thomiste) en physiologie et en philosophie dans son programme de recherche viennois. Le premier lui donnerait un statut de penseur fondamental du et dans le langage, un spécialiste de la communication, architecte d’un système de découvertes linguistiques dans l’usage du langage. Ainsi, il devient un scientifique un peu ardu, couvrant plusieurs disciplines et sous-disciplines dans tout le travail contemporain. Ses travaux en philosophie du langage le justifient, mais, encore une fois, ils ne justifient pas son travail comme un tout. On doit ajouter ici deux choses. L’oeuvre de Bühler n’est pas encore publiée au complet. Ses études d’avant la guerre ont été préservées, bien que ses articles non publiés, ses cours de Würzburg, Bonn, Munich, Dresde et Vienne, semblent avoir éte détruits pendant la Deuxième Guerre mondiale. Bühler fuyait alors les Nazis en Norvège, et plus tard aux États-Unis, où il a vécu, travaillé et écrit pendant plus de vingt ans. Une partie de ces travaux ont été publiés isolément dans certains ouvrages dirigés par Achim Eschbach, et en 1968 par Gustav Lebzeltern (qui était étudiant de Bühler à Vienne, et a publié sur la logique aristotélicienne, la psychologie de la pensée et sur des thèmes de psychologie clinique). Il reçut certains manuscrits incomplets par l’intermédiaire de Hubert Rohracher, de la part de la veuve de Bühler, Charlotte). Les Uhren der Lebewesen de Bühler montrent un intérêt aiguisé pour le fonctionnement et l’analyse systématique du comportement humain et animal, et pour le travail en psychologie comparative, qui met à nu les principes sous-jacents au comportement humain et animal. Bien que cette étude n’ait été autorisée ni par Karl ni par Charlotte Bühler, elle montre certains aspects révélateurs des principes et de la pensée de Bühler, même si le manuscrit date de son séjour aux États-Unis. On retrouve par exemple à la page 37 une note de bas de page révélatrice, où Lebzeltern se réfère à l’analyse bühlérienne des constructions objectives reflétant leur sens, au sens de la signification encadrée dans un cadre systématique (comme si c’était l’objet d’un travail philosophique, sociologique ou psychologique). Il est intéressant de noter que Lebzeltern renvoie également à la Sprachtheorie de Bühler comme étant son oeuvre la plus importante, bien que dans les cinquante-cinq pages consacrées à la vie et l’oeuvre du philosophe, il ne consacre pas plus d’une page (p. 44-45) à ses travaux en théorie du langage. Cela n’est peut-être pas dû uniquement à la formation psychologique de Lebzeltern, car, malgré sa remarque qu’il appréciait beaucoup son travail en théorie du langage — selon lui, Bühler aurait même étudié la philologie s’il avait eu à tout recommencer —, ce n’est pas ce travail comme tel qui intéressait celui-ci, tout autant dans sa Sprachtheorie que dans ses études plus concises sur le langage, et ce dès 1908-1909. Si nous observons attentivement les principes de ses recherches sur le langage (il est révélateur que la traduction de « Wissenschaft » ait donné « Recherche » (Research) en anglais, et « Science » en français, ce qui en soi reflète différentes interprétations du concept allemand original), la première partie de sa Sprachtheorie se base largement sur des travaux non linguistiques ainsi que sur des travaux de linguistique contemporains : Platon, Aristote, Cicéron, Ockham, Descartes, Humboldt (ce dernier n’étant nullement un linguiste si on considère l’ensemble de son travail), Mill, Husserl, Gomperz sont accompagnés de Hermann Paul, Saussure ou Nikolai Troubetzkoy. On retrouve des représentants de toutes les branches des sciences dans l’ouvrage de « théorie du langage » de Bühler. Aujourd’hui encore, il nous manque une évaluation critique de ce choix remarquable, malgré le flot de littérature sur Bühler et sa Sprachtheorie.

J’aimerais en conclusion dire quelques mots sur la nécessité d’une traduction française de la Théorie du langage de Bühler. Que cet ouvrage soit « un des classiques de l’histoire de la linguistique du xxe siècle » ou « un des classiques de l’histoire de la philosophie du langage en général » (Bouveresse, « Préface ») semble justifier une traduction. Mais lire ce « classique » comme un monument de l’histoire de la linguistique ou de la philosophie du langage et ne pas considérer ce travail comme une contribution à la « science en action » ne rendrait pas justice aux ambitions de Bühler, qui sont clairement exposées dans son oeuvre. Ainsi, bien qu’elle semble culminer dans sa Sprachtheorie, l’oeuvre de Bühler n’est pas complète ; elle recèle plusieurs parties obscures et des citations douteuses, des conceptions qui ont évolué depuis les quatre-vingts dernières années. Il y a eu entre autres, dans les études spécialisées sur Bühler, des réorientations qui ont montré que son approche interdisciplinaire a été constructive et que plusieurs scientifiques contemporains l’ont adoptée. Toutefois, elle a été attaquée pour des raisons scientifiques immanentes, et défiée par des opposants sociaux et politiques pour d’autres raisons (cf. le débat avec Wundt sur la validité de la méthode de l’école de Würzburg sur l’interrogation en 1907-1908, ou sur la revendication de paternité du concept de Gestalt par Kurt Koffka en 1926-1927). Il est maintenant important, alors que nous entrons dans une nouvelle ère, de relire les études de Bühler en partant de la perspective du caractère inachevé de son oeuvre et d’une approche potentiellement novatrice de la gamme de sciences sociales qui visent à trouver des solutions aux problèmes que nous rencontrons présentement.