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1. Introduction

Dans le paysage bariolé des doctrines politiques, le suffisantisme a peu à peu acquis sa place au soleil parmi les théories de la justice distributive. « Equality as a Moral Ideal » (1987) de Harry Frankfurt peut être considéré comme un point de repère dans la littérature sur cette doctrine. Nous ne tenterons pas d’établir ici qui en seraient précisément les précurseurs. Nous n’essayerons pas non plus de rattacher chacune des formes discutées ci-après à un auteur particulier. On en trouve des versions chez Locke[1], et plus récemment Rawls — de façon très explicite[2] —, Sen-Nussbaum[3], Walzer[4], Crisp… Ce qui nous intéresse dans la présente contribution, ce n’est donc pas l’inscription de la doctrine dans l’histoire de la pensée. Il s’agit plutôt d’en exposer la logique interne, de comprendre ce qui peut la motiver et d’identifier les formes qu’elle est susceptible de revêtir. Nous tenterons donc d’en mettre en évidence les principales dimensions, d’en souligner les vertus et difficultés, et d’en explorer certaines propriétés moins souvent discutées.

Nous procéderons en quatre temps. Nous identifierons d’abord la caractéristique centrale du suffisantisme, à savoir l’idée d’un seuil de suffisance (sect. 2). Nous nous intéresserons ensuite à diverses raisons, tantôt générales (sect. 3), tantôt propres à un domaine particulier (sect. 4) de défendre le suffisantisme contre d’autres théories de la justice. Nous examinerons comment le suffisantisme peut se combiner avec ces autres doctrines de manière générale (sect. 5) et sous un angle particulier (sect. 6). Nous terminerons par l’examen de quelques critiques possibles de la doctrine (sect. 7).

2. Le seuil de suffisance

Toute théorie de la justice distributive vise autant à identifier ce que nous devons à autrui que ce que nous ne lui devons pas. En ce sens, une doctrine de ce type vise nécessairement à définir le point à partir duquel il est possible de dire que nous en avons fait assez pour nos semblables. Le suffisantisme n’échappe pas à cet objectif. Cependant, ce qui le caractérise réside dans sa manière particulière d’identifier le point où nous en avons fait assez. Il considère que les titulaires d’obligations distributives en ont fait assez à partir du moment où chacun des bénéficiaires potentiels a assez. Et ce « avoir assez » n’est pas défini en termes relatifs (« Tiago a assez par rapport à Gilles »). Il l’est par rapport à un seuil absolu, typiquement exprimé en termes de besoins de base (« Tiago et Gilles disposent d’assez de moyens pour satisfaire leurs besoins de base respectifs »).

Comparons trois théories distributives, en laissant de côté la possibilité de caractériser le suffisantisme comme une version d’une théorie agrégative[5]. Selon la première théorie distributive envisagée, un monde dans lequel les inégalités pertinentes sont plus réduites est un monde meilleur, ceteris paribus. Qualifions une telle approche d’égalitarisme classique. Ce qui compte, c’est l’écart qui sépare Gilles et Tiago, selon la métrique pertinente (par exemple : les chances de bien-être).

Pour une deuxième approche, ce qui compte plutôt, c’est d’améliorer le sort du plus défavorisé, même si c’est au prix de plus grandes inégalités. Bien souvent la réduction des inégalités engendre mécaniquement une amélioration du sort du plus défavorisé. Mais ce n’est pas toujours le cas. Il existe en effet un nombre significatif de situations où une politique laissant les inégalités s’accroître peut permettre aussi d’améliorer le sort des moins bien lotis. Pensons par exemple aux politiques incitatives (baisse de la taxation des hauts revenus, possibilité de breveter une invention, etc.). Si certaines conditions sont satisfaites, elles peuvent effectivement rendre la situation des plus défavorisés meilleure qu’en l’absence de telles politiques. Car les incitants jouent sur la taille du gâteau, ce qui fait que même s’il est divisé de façon plus inégale, les plus petites parts du plus grand gâteau peuvent s’avérer plus grandes que celles moins inégalement réparties du petit gâteau. La logique à l’oeuvre dans cette seconde théorie distributive de la justice est centrale dans le principe de différence de Rawls[6]. On peut la caractériser comme un égalitarisme du leximin (ou égalitarisme leximinien). Nous reviendrons sur ce terme. Ce qui compte ici, c’est que Tiago se retrouve dans une situation améliorée, même s’il reste moins favorisé que Gilles, voire que leur écart s’en est accru.

Enfin, la troisième approche — suffisantiste cette fois — se préoccupe du fait que chacun de nous soit en mesure d’atteindre un seuil minimal. Au-delà de ce seuil, ou bien il n’y aurait plus d’obligations de justice supplémentaire, ou bien les obligations de justice changeraient de nature. C’est cette intuition d’un seuil de suffisance qui est centrale pour le suffisantiste. Si, pour l’égalitarisme classique, on se préoccupe de réduire l’écart séparant Tiago et Gilles, et si, pour l’égalitarisme leximinien, on tente d’améliorer le plus possible la situation du plus défavorisé en termes absolus, dans le cas du suffisantisme, on vise à améliorer la situation du moins bien loti en termes absolus jusqu’à un certain seuil. Il est bien différent de se demander si quelqu’un a moins que quelqu’un d’autre, s’il pouvait avoir plus qu’il n’a en termes absolus, eu égard à la situation de son voisin, ou s’il a simplement trop peu en termes absolus[7]. Ainsi, plutôt que d’en appeler à une maximisation du niveau de ceux qui sont au bas de l’échelle (maximin ou leximin), le suffisantiste exige la satisfaction d’un niveau minimum. On pourrait le désigner comme un égalitarisme du satismin (ou égalitarisme satisminien)[8].

En réalité, on peut estimer que la version la plus commune du suffisantisme consiste en une forme plafonnée d’égalitarisme leximinien. Ce qui appelle les remarques suivantes. D’abord, il serait possible de proposer également une version suffisantiste de l’égalitarisme classique — plutôt que leximinien. Elle se contenterait d’une réduction des inégalités jusqu’à un certain degré. Et il serait aussi concevable de donner une version suffisantiste d’une théorie agrégative telle que l’utilitarisme. Nous y reviendrons plus loin (section 5). Ensuite, si dans la citation qui suit, Harry Frankfurt considère clairement le suffisantisme comme une solution de remplacement à l’égalitarisme classique, il n’envisage pas l’autre solution à ce dernier, à savoir l’égalitarisme leximinien : « En ce qui concerne la distribution des actifs économiques, ce qui est important du point de vue de la moralité, ce n’est pas que chacun aie la même chose mais que chacun aie assez[9]. »

De plus, nous ne prétendons pas ici — à travers l’idée de seuil — avoir épuisé les caractéristiques d’une théorie suffisantiste. Dans le cadre de la présentation des justifications possibles de la théorie, et dans le cadre de la discussion ultérieure, nous reviendrons sur d’autres caractéristiques importantes du suffisantisme : le degré auquel il renonce à mobiliser un concept de responsabilité, la manière dont il envisage le problème des vies complètes et le caractère non cléronomique[10] de son application au contexte intergénérationnel.

Par ailleurs, il se peut qu’afin de garantir la capacité de chacun à atteindre un seuil défini au départ en termes absolus, l’on soit amené en pratique à prendre en considération les niveaux relatifs de richesse. Dans une économie de marché, la richesse relative affecte la capacité de chacun à s’approprier des biens déterminés. Il importe de voir cependant que cela n’implique pas nécessairement que l’objectif de justice lui-même ait trait à la position relative des personnes.

Enfin, l’égalitarisme du leximin jouera un rôle important dans l’argumentation ci-après. Puisque le suffisantisme peut être décrit comme une forme plafonnée d’égalitarisme leximinien, cela suscitera plus loin la question de son caractère potentiellement redondant. Il importe donc de bien saisir deux des caractéristiques du leximin. D’abord, le leximin est une version séquentielle du maximin. Il s’agit d’une amélioration par Sen de la formulation de Rawls qui offre une traduction plus satisfaisante de l’intuition sous-jacente au principe de différence[11]. En effet, dans le cas du maximin, on se focalise sur l’amélioration du sort de l’individu ou du groupe le plus défavorisé et on évalue les états du monde sous cet angle. Mais s’il existe de bonnes raisons d’accorder une priorité au sort du plus défavorisé, il en existe de presque aussi fortes de se préoccuper du sort du second (individu ou groupe) plus défavorisé. Et il existe des situations où deux mondes possibles présentent des plus défavorisés dont la situation est identique, mais où le second plus défavorisé est dans une situation bien meilleure que le second plus défavorisé dans l’autre monde. Le maximin sera indifférent entre ces deux mondes alors que le leximin choisira logiquement celui de ces deux mondes où le second plus défavorisé est dans une situation meilleure que le second plus défavorisé dans l’autre monde.

D’autre part, il importe de ne pas confondre l’égalitarisme leximinien et le prioritarisme, ce dernier étant discuté par exemple dans le célèbre article de Parfit « Equality and Priority[12] ». Dans le cas du prioritarisme, on se situe dans le cadre d’une théorie agrégative qui surpondère les gains marginaux de bien-être dont seraient bénéficiaires les plus défavorisés. La théorie de base reste agrégative, se préoccupant typiquement de la maximisation du bien-être total. Mais elle est modifiée par l’introduction d’une certaine importance morale accordée aux plus défavorisés. On maximise donc le bien-être total sous contrainte. À l’inverse, dans le cas de l’égalitarisme du leximin, on se situe au départ dans le cadre d’une théorie dont la préoccupation centrale est au contraire distributive, et on s’écarte de l’idée d’égalité lorsque l’on montre que sa poursuite ne bénéficie pas au plus défavorisé. Il se peut que l’on puisse façonner le prioritarisme et l’égalitarisme leximinien de telle sorte qu’ils aient exactement les mêmes propriétés. Mais leur philosophie de départ est respectivement agrégative et distributive.

3. Pourquoi être suffisantiste ?

Il existe une série de raisons pour lesquelles l’on peut vouloir défendre le suffisantisme. Ces différences de justification se traduisent ensuite en formes de suffisantisme particulières, que nous examinerons plus loin (sect. 5). Le suffisantiste est généralement présenté par ses défenseurs comme une solution de remplacement à ce que nous avons appelé l’égalitarisme classique — la citation de Frankfurt reprise plus haut en témoigne. Il importe cependant de saisir que la raison pour laquelle l’égalitarisme classique serait insatisfaisant peut varier d’un auteur à l’autre[13]. Nous allons pointer ici quatre raisons différentes et générales de vouloir s’en écarter. Elles peuvent être mobilisées séparément ou conjointement.

Frankfurt écrit : « Si chacun avait assez, la question de savoir si quelqu’un a plus que les autres serait sans conséquence morale[14]. » Ici, c’est directement la préoccupation pour l’égalité qui est visée. C’est une première raison de vouloir rejeter l’égalitarisme classique. Cela signifie que l’égalité comme telle — en ce qui concerne les moyens matériels d’existence — serait sans importance morale, du moins au-dessus du seuil de suffisance. L’intuition sous-jacente peut être éclairée en prenant pour point de départ le cas de l’inégalité entre millionnaires. L’on peut considérer que l’égalité économique entre millionnaires importe moins que l’égalité économique entre deux personnes de revenu moyen[15]. Et cela, même un égalitariste pourrait l’accepter. Mais Frankfurt va plus loin. L’inégalité économique, qu’elle soit entre millionnaires ou non, serait sans importance morale aucune, pour autant que chacun ait assez au sens suffisantiste du terme. Lorsque telle est la justification du suffisantisme, l’on conçoit aussi facilement que cela affectera la possibilité de combiner une préoccupation suffisantiste de justice jusqu’au seuil de suffisance avec une autre préoccupation de justice au-delà de ce seuil.

Soulignons cependant une ambiguïté. Si l’égalité au-delà du seuil de suffisance n’importe pas, c’est potentiellement pour deux raisons différentes. Ou bien, c’est l’égalité comme telle, en dessous ou au-dessus du seuil qui n’importe pas. Mais dans ce cas, il faudrait voir si l’on est également prêt à traiter la question des inégalités sous le seuil avec indifférence. La citation reprise ci-avant n’est pas totalement explicite sur l’importance de l’égalité en dessous du seuil. Ou bien, l’on serait suffisantiste parce que toute richesse qui viendrait en sus du seuil serait sans importance, par exemple parce qu’elle ne contribuerait en rien à rendre les gens plus heureux ou à donner plus de sens à leur existence. Ce qui laisserait penser que l’égalité sous le seuil pourrait continuer à importer, mais aussi que le seuil de suffisance dans cette optique ne peut probablement pas être situé trop bas, et certainement pas entendu au sens d’un simple seuil de subsistance.

Envisageons une deuxième raison possible de vouloir renoncer à l’égalitarisme classique. Il s’agit cette fois de voir dans le suffisantisme une manière d’éviter ou de réduire le domaine de ce que l’on appelle le nivellement par le bas. Dans le langage courant, on a probablement tendance à étendre le champ de cette expression pour recouvrir le fait que la redistribution soit susceptible de réduire le niveau moyen de richesse. Dans la littérature philosophique, le terme est entendu dans le sens plus étroit. On parlera de « nivellement par (ou vers) le bas » lorsque la redistribution dégrade la situation de certains sans améliorer celle de personne. Bien sûr, dans bien des cas, le seul fait de réduire les inégalités améliore le sort du plus défavorisé — par exemple en cas de forte sensibilité à la richesse relative. Mais il est des situations — fussent-elles hypothétiques — où ce n’est pas le cas. Par exemple, dans une société sans ophtalmologues, où la situation de tous serait égale sous toutes les dimensions pertinentes, sauf sous l’angle de la vue, la seule manière de réduire les inégalités entre un borgne et ses concitoyens bien voyants serait de crever un oeil à chacune des personnes non borgnes[16]. Cela ne bénéficierait en principe à personne.

Lorsqu’une plus grande égalité ne peut être atteinte qu’au prix d’une dégradation du sort des mieux lotis sans pour autant que le niveau absolu du moins bien loti n’en soit aucunement amélioré, l’égalitariste classique acceptera le nivellement par le bas. Or comment un tel monde plus égal pourrait-il être un monde meilleur s’il n’est meilleur pour personne, et pire pour certains ? Une telle recommandation est donc considérée par beaucoup comme absurde. Elle justifie un rejet de l’égalitarisme classique pour une raison distincte de la première pointée plus haut. Le suffisantisme échappe quant à lui au nivellement par le bas. Il importe néanmoins de souligner deux choses. D’abord, le nivellement par le bas peut ressurgir sous des formes moins préoccupantes si le suffisantiste adopte une théorie combinée qui se limite à repousser l’égalitarisme classique au-delà du seuil, sans l’abandonner totalement. Ensuite — et surtout —, l’égalitarisme leximinien échappe autant que le suffisantisme à l’objection du nivellement par le bas. Nous y reviendrons.

Ainsi, on peut souhaiter rejeter l’égalitarisme classique parce qu’on considère la préoccupation pour l’égalité comme non pertinente, fût-ce à partir d’un certain niveau de richesse. On peut vouloir aussi le rejeter parce qu’on considère absurde le nivellement par le bas auquel il conduit. Il existe cependant une troisième raison possible de vouloir rejeter l’égalitarisme, qu’il soit classique aussi bien que leximinien cette fois. Cette objection consiste dans le fait que ces théories distributives accorderaient un poids insuffisant à des préoccupations agrégatives, aux questions d’efficience. On notera que cette préoccupation est déjà plus présente dans l’égalitarisme leximinien que dans sa version classique. En effet, le premier accorde déjà un poids certain à la question de l’efficience, pour autant du moins que les gains d’efficience puissent bénéficier aux plus défavorisés — typiquement par des mécanismes de fiscalité redistributive. D’aucuns estimeront cependant que cela reste insuffisant et que même le leximin accorde une importance démesurée aux bénéfices pour les plus défavorisés, au détriment de bénéfices bien plus significatifs au profit de ceux qui ne sont pas les plus défavorisés.

La métaphore du seau percé permet d’illustrer cette idée[17]. Pour un égalitariste classique ou leximinien, une politique consistant à prélever 100 litres dans la piscine d’un millionnaire pour permettre à une famille de travailleurs pauvres de disposer de 10 litres pour faire leur vaisselle ira certainement dans le bon sens, même si 90 litres sont perdus en cours de route parce que les seaux d’eau sont percés. Il existe différentes manières de répondre à la problématique du seau percé. On peut vouloir donner un certain poids à l’efficience en pondérant la préoccupation égalitariste classique ou leximinienne. Le bénéfice pour le plus défavorisé aura priorité pour autant qu’il n’engendre pas un coût jugé démesuré pour les contributeurs nets. On renoncera dans un tel cas à une stricte priorité lexicographique de l’exigence suffisantiste[18]. Or une telle priorité est en principe un élément central d’une doctrine suffisantiste.

Alternativement, on peut aussi vouloir répondre à la préoccupation sous-jacente à la métaphore du seau percé en combinant par exemple une théorie suffisantiste qui ne se préoccupe d’efficience que si elle contribue à la satisfaction des besoins de base de chacun avec, au-dessus du seuil, une théorie strictement agrégative — par exemple un utilitarisme préférentialiste standard —, ou du moins avec une théorie qui accorde un poids significatif aux questions d’efficience. Nous reviendrons sur cette combinaison plus loin (sect. 5).

Il existe enfin une quatrième raison générale qui — comme pour la première et la troisième —, prône que l’on s’écarte de l’égalitarisme tant dans sa forme classique que leximinienne — au profit du suffisantisme. Elle a trait non plus à la non-pertinence d’une préoccupation pour l’égalité, ni à la volonté d’échapper, fût-ce partiellement, au nivellement par le bas, ni même au souci d’accorder un poids plus important aux questions d’efficience. Il s’agit plutôt ici d’accorder un poids différent à la question de la responsabilité. Envisageons à titre d’illustration une théorie égalitariste telle que celle de Dworkin[19]. Sans entrer dans les détails, on peut dire qu’une telle théorie tente d’inscrire au coeur de l’idéal égalitariste une préoccupation pour la responsabilité. Cela se traduit à travers la distinction « choix/circonstance » qui se répercute sous la forme de deux principes de justice. Si je subis un désavantage en raison de circonstances indépendantes de ma volonté, il appartient à la société dans son ensemble de compenser ce désavantage. Pensons au fait de naître au coeur d’une société extrêmement pauvre ou avec un bagage génétique particulièrement défavorable. Par contre, si le désavantage qui est le mien résulte de choix que j’ai effectués, la société ne me devrait rien et j’aurais à prendre en charge les coûts qui en résultent. Pensons au cas souvent invoqué d’un handicap résultant de la pratique d’une activité de loisir dangereuse. L’égalitariste (classique ou leximinien) visera alors à lutter contre et/ou à compenser uniquement les désavantages résultant des circonstances des personnes.

L’inscription d’une telle préoccupation pour la responsabilité au coeur de l’égalitarisme — classique ou leximinien — peut être critiquée pour des raisons diverses. On peut trouver la distinction « choix-circonstance » inutilisable en pratique. On peut la considérer comme inappropriée à la définition d’un espace dans lequel les personnes contributrices potentielles devraient être libres d’utiliser les ressources qui leur restent. On peut aussi estimer que ses implications sont parfois trop rudes, même si elles sont généralement acceptables. On peut enfin trouver le concept de responsabilité lui-même philosophiquement problématique. Ce qui est en jeu ici est donc la question de savoir si la métrique de l’égalitarisme (« égalité de quoi ? ») doit être sensible à la question de la responsabilité.

En principe, le suffisantiste pourrait lui aussi recourir à une métrique sensible à la responsabilité. On pourrait par exemple garantir que chacun bénéficie des moyens nécessaires à la satisfaction de ses besoins de base, pour autant que son incapacité à y pourvoir ne soit pas de sa responsabilité[20]. Force est cependant de constater que la métrique généralement adoptée par les suffisantistes ne se préoccupe pas des raisons pour lesquelles les personnes se retrouvent en dessous du seuil de suffisance. Pour en donner une illustration pratique — et un peu approximative — si l’octroi d’allocations de chômage est généralement conditionné au fait que le demandeur d’emploi fasse l’effort de chercher un emploi, l’octroi d’un revenu minimum n’est généralement pas conditionné au fait que la personne concernée soit ou non responsable de sa situation.

Une dernière chose sur la question de la responsabilité. Nous venons de voir qu’une des raisons de privilégier le suffisantisme aurait trait à une insatisfaction par rapport à la dimension « responsabilité » présente dans la métrique d’un certain nombre de théories égalitaristes. Nous avons vu aussi que même si ce n’est généralement pas le cas, il est possible d’imaginer une forme de suffisantisme dont la métrique serait elle aussi sensible à la question de la responsabilité. La question qui se pose est alors de savoir s’il existerait des raisons particulières pour un suffisantiste de ne pas inscrire une préoccupation pour la responsabilité dans le choix de sa métrique. À notre sens, ces raisons sont au moins au nombre de trois.

La première est que si le seuil de suffisance n’est pas placé trop haut, cela constitue une limitation à la nécessité de redistribuer qui rend moins nécessaire l’autre forme de limitation que constitue le recours à la distinction « choix/circonstance ». Si l’exigence de redistribution est limitée, elle impose à autrui une restriction de sa liberté limitée, ce qui justifie moins la nécessité de trouver des critères additionnels pour limiter plus avant l’exigence de redistribution.

Une seconde raison — plus significative — consiste à considérer que « laisser tomber » un être humain en dessous d’un seuil de besoins de base, sous prétexte qu’il serait responsable de sa situation, violerait une préoccupation pour la « dignité humaine ». On peut d’ailleurs comprendre cette dernière notion à travers deux types d’usages :

  • un comportement indigne de l’appartenance à la communauté humaine dans le chef des contributeurs potentiels ;

  • une situation indigne d’une existence minimalement humaine dans le chef du bénéficiaire potentiel[21].

Cette notion de « dignité humaine » est bien sûr malaisée à mobiliser[22]. Mais l’intuition serait que laisser Tiago tomber en dessous de ce seuil, même dans l’hypothèse où il serait responsable de sa situation, reviendrait à le traiter « comme un chien », ce qui ne présuppose pas d’ailleurs qu’il soit moralement acceptable de traiter les chiens eux-mêmes « comme des chiens ».

Cette deuxième raison de ne pas recourir à la notion de responsabilité se distingue d’une troisième. L’intuition est cette fois que si une personne se trouve en dessous d’un certain seuil de ressources, cela altère sa capacité de faire des choix. Donc, si une personne se trouve en dessous du seuil de suffisance, l’idée même qu’elle puisse être tenue pour responsable de ses choix devrait être abandonnée. Le problème ne serait pas ici d’éviter de traiter Tiago « comme un chien ». L’idée serait plutôt d’éviter de le tenir pour responsable de choses pour lesquelles il ne peut raisonnablement être jugé responsable. Cette troisième justification d’une métrique suffisantiste insensible à la responsabilité a un avantage. Elle permet de préserver une continuité avec des formes d’égalitarisme prenant la responsabilité en considération et que l’on pourrait combiner au-dessus du seuil de suffisance avec le suffisantisme. En effet, l’idée de tenir compte de la responsabilité n’est pas ici remise en cause au plan principiel. Ce qui est en jeu, c’est de savoir si, dans un type de situation donnée — sous le seuil de suffisance —, une personne peut être tenue pour responsable de ses choix. Le seuil de suffisance coïncide alors avec un seuil de « lucidité » ou « d’indépendance minimale » nécessaire à ce qu’un choix puisse être considéré comme minimalement libre. Le désavantage de cette troisième justification est cependant qu’elle ne permet pas de traiter de façon satisfaisante le cas d’un individu qui aurait effectué un choix problématique alors qu’il était nettement au-dessus du seuil de suffisance, ce choix le conduisant à se retrouver ensuite en dessous de ce seuil. Car on peut dire dans ce cas que cette personne était dans un état de lucidité suffisant au moment où elle a effectué le choix qu’il nous est demandé d’évaluer.

4. Suffisantisme et générations

Dans la section précédente, nous avons présenté le suffisantisme — ou égalitarisme satisminien — en le concevant comme une solution de rechange à l’égalitarisme classique et/ou à l’égalitarisme leximinien. Nous avons surtout insisté sur le fait que les raisons de s’écarter de l’égalitarisme classique et/ou leximinien peuvent être au moins au nombre de quatre. Nous nous sommes limité jusqu’à présent à des raisons d’ordre général. Il existe pourtant aussi des raisons spécifiques de passer au suffisantisme — soit totalement, soit en le combinant avec d’autres théories.

Ainsi, d’aucuns conçoivent nos obligations distributives différemment selon que l’on interagit avec des concitoyens au sein d’un même État ou que l’on s’adresse à des personnes citoyennes et résidentes d’autres pays. On connaît la littérature sur la « justice globale[23] ». S’il y avait lieu de considérer les obligations entre non-concitoyens comme de moindre intensité que celles qui s’imposent entre concitoyens, le suffisantisme entre non-concitoyens, combiné avec une autre théorie entre concitoyens, offrirait une manière de caractériser cette différence.

Aussi Rawls défend-il pour la justice nationale un ensemble de principes qui articulent notamment un principe égalitariste quasi-leximinien (principe de différence), un principe de priorité lexicographique de défense des libertés fondamentales et un principe suffisantiste[24]. Par contre, lorsqu’il s’agit d’énoncer un principe applicable à la justice entre les peuples, Rawls abandonne clairement le principe de différence[25]. Il se centre spécifiquement alors sur un devoir d’assistance qui a pour objectif d’« assurer que dans toutes les sociétés libérales raisonnables (et décentes), les besoins de base des gens soient rencontrés[26] ». Son suffisantisme, présent aussi pour la justice au sein d’une nation, perd ainsi son caractère combiné une fois que l’on bascule dans le domaine de la justice globale.

Plutôt que de nous intéresser au suffisantisme comme principe de justice globale, nous voudrions identifier ici les propriétés particulières du suffisantisme susceptibles d’en faire une doctrine attrayante pour la justice distributive intergénérationnelle. On sait qu’une des caractérisations de la durabilité, que l’on doit au rapport Brundtland, est formulée en des termes que l’on pourrait caractériser de suffisantistes. Un développement y est qualifié de durable s’il « répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs[27] ». Il se peut en effet qu’il existe des raisons particulières de défendre le suffisantisme dans un tel contexte, même pour quelqu’un qui ne serait pas un tenant du suffisantisme dans un contexte intragénérationnel. Quelles sont ces raisons ?

La première raison possible a trait au fait qu’on peut donner une formulation strictement non cléronomique du suffisantisme — qui n’est pas celle de Brundtland. Une théorie de la justice intergénérationnelle est cléronomique si elle définit ce qu’une génération — entendue comme « cohorte de naissance » — doit à la suivante en prenant comme point de référence ce dont elle a hérité de la précédente. En ce sens, une théorie cléronomique est réactive. Elle fait dépendre le contenu de nos obligations envers la génération suivante de ce que la précédente a fait. Cela ne signifie pas nécessairement que nous soyons tenus de transférer à la génération suivante la même chose que ce que nous avons hérité. Cela peut être plus, moins ou la même chose, selon les théories et les circonstances particulières. Mais, ces « plus », « moins », ou « même chose » seront définis par rapport à ce point de référence que constitue ce dont nous avons hérité, selon la métrique pertinente. Si la plupart des théories de la justice intergénérationnelle peuvent être caractérisées comme cléronomiques — et c’est le cas de l’égalitarisme classique ou leximinien —, le suffisantiste est par contre capable de définir ce qu’une génération doit à la génération suivante sans référence aucune à ce qu’elle a effectivement reçu de la précédente. Ce qu’il faut, c’est que la génération suivante ait assez, par exemple pour satisfaire ses besoins de base[28].

En quoi ce caractère non cléronomique peut-il être vu comme une force du suffisantisme ? Si du point de vue d’une théorie idéale où chaque génération se conformerait à ses obligations, une doctrine cléronomique peut paraître totalement satisfaisante, dans un monde non idéal où il est réaliste de considérer que certaines générations ne respecteront pas leurs obligations, le caractère non cléronomique du suffisantisme peut constituer un avantage. En quoi ? Imaginons une génération de départ disposant de x unités d’un bien quelconque. Chaque génération doit transmettre un certain pourcentage de ce x à la suivante. Imaginons que ce soit au moins 100 %. Si, de temps à autre, une génération se comporte en violation de cette règle, ce x va diminuer à chaque fois, sans que la règle change. Par contre, si la règle est non cléronomique, ce qui doit être transmis reste constant, au sens où cette règle est insensible, sous l’angle de ce qui est dû, au degré auquel les générations précédentes ne respectent pas leurs obligations[29].

La force d’une règle non cléronomique, par rapport à une doctrine cléronomique qui ne prévoit pas d’obligation d’accumuler, tient donc au fait que la première offre une certaine garantie contre une dégradation trop forte de ce qu’une génération transmet à la suivante. Elle n’empêche certes pas une telle dégradation. Le suffisantisme autorise en effet chaque génération à dilapider tout ce qui n’est pas nécessaire à la satisfaction des besoins de base de la suivante. En outre, une théorie de la justice ne peut évidemment pas à elle seule contraindre le comportement des individus. Par contre, le suffisantisme définit les obligations de chaque génération de manière telle qu’aucune génération ne soit moralement autorisée à transférer moins que ce qui est nécessaire à la satisfaction des besoins de base de la suivante. À l’inverse, une théorie cléronomique, du moins si elle ne prévoit pas d’obligation d’accumulation, ne permet pas d’éviter cet écueil.

Cela suffit-il à constituer un avantage significatif du suffisantisme par rapport à d’autres théories de la justice ? On peut en douter, pour trois raisons. D’abord, la définition de Brundtland énoncée ci-dessus illustre la possibilité d’une suffisantisme qui ne soit pas strictement non cléronomique. Ensuite, certaines des théories non suffisantistes — bien que cléronomiques — comportent une obligation d’accumuler, plus ou moins limitée selon la théorie, à savoir de transférer plus à la génération suivante que ce que l’on a hérité de la précédente. C’est le cas d’une théorie utilitariste (en raison de l’idée d’investissement), mais aussi dans une moindre mesure de l’égalitarisme rawlsien[30]. Or une théorie qui est cléronomique — contrairement au suffisantisme — mais qui exige plus que de simplement transférer l’équivalent de ce que l’on a reçu, détient les ressources normatives suffisantes pour répondre au risque de dégradation progressive de l’héritage identifié plus haut. Ainsi, non seulement toute théorie suffisantiste n’est pas nécessairement strictement cléronomique, mais il existe en outre des théories non suffisantistes — et cléronomiques — qui présentent le même avantage que celui qui est lié à la non-cléronomicité au cas où certaines générations ne respecteraient pas la règle. Enfin, ajoutons qu’une doctrine non cléronomique peut représenter un fardeau démesuré pour les générations succédant à d’autres qui seraient peu consciencieuses. C’est le revers de la médaille.

Abordons à présent une seconde raison pour laquelle le suffisantisme pourrait constituer une théorie de la justice intergénérationnelle particulièrement attrayante. Meyer et Roser (2009) défendent le suffisantisme intergénérationnel parce qu’il offrirait une façon élégante de faire face au défi de la non-identité[31] — dont nous devons la formulation canonique à Parfit[32]. L’idée centrale est la suivante. Lorsqu’une action prétendument dommageable constitue aussi une condition nécessaire à l’existence même de sa victime, le concept ordinaire de dommage ne peut être utilisé. En effet, sa définition standard requiert une comparaison avec un contrefactuel. Plus précisément, l’existence d’un dommage est déduite de la comparaison de deux états d’une même personne : son état actuel tel qu’il résulte de l’acte présumé dommageable et son état en l’absence d’un tel acte. Lorsqu’une personne n’existe que dans une des deux hypothèses, une telle comparaison est impossible.

Pour certains, cela signifie que l’on ne peut pas parler de dommage dans un tel contexte. Si l’on considère que nos actes aux conséquences intergénérationnelles sont généralement sujets au problème de la non-identité, les conséquences sont potentiellement radicales. Car si l’on considère qu’il ne peut y avoir d’obligation sans que sa violation ne soit susceptible de causer un dommage, c’est l’idée même d’avoir des obligations envers les générations futures qui serait menacée. Différentes solutions ont dès lors été proposées afin d’éviter des conséquences aussi radicales pour la théorie morale — et potentiellement… pour les générations futures[33]. L’une d’elles consiste à avoir recours à un concept de dommage qui ne compare plus deux états d’une même personne mais plutôt l’état actuel de cette personne avec un seuil de référence. Faire advenir au monde une personne dont la vie se situerait nécessairement et irrémédiablement sous un tel seuil signifierait que nous causerions un dommage à cette personne. Meyer et Roser (2009) suggèrent qu’un tel seuil pourrait coïncider avec le seuil de suffisance des suffisantistes. Cela nous permettrait de continuer à penser la justice distributive intergénérationnelle en échappant au problème de la non-identité. Toute la difficulté est cependant de savoir si une vie située en dessous du seuil de suffisance est une vie qui ne vaut pas la peine d’être vécue. Si c’est le cas, alors le seuil de suffisance peut effectivement remplir le double rôle d’un seuil de dommage et d’un seuil suffisantiste. Mais le prix à payer risque d’être l’adoption d’un seuil très bas. Par contre, si ce n’est pas le cas, alors la force prétendue du suffisantisme sur ce point est probablement remise en cause.

Mentionnons enfin brièvement une troisième force possible du suffisantisme, liée cette fois à sa métrique. S’il se centre sur des besoins de base et que l’on peut supposer une certaine constance de ces besoins de base dans le temps — même si ce que leur satisfaction requiert peut varier, pour ce qui est des moyens —, une telle métrique échappe à deux difficultés auxquelles doivent faire face les préférentialistes. La première difficulté a trait à un facteur clef qui contribue à la formation des préférences, à savoir l’éducation. Prendre comme point de référence les préférences des personnes futures alors même que nous contribuons fortement à former ces préférences peut-être jugé problématique. En effet, si elle souhaite ne pas affaiblir à l’excès le contenu de nos obligations, une telle approche doit nous proposer une stratégie permettant d’éviter que la génération actuelle se satisfasse d’inculquer à la suivante des préférences telles qu’elles soient très faciles à satisfaire. La seconde difficulté est, à l’inverse, que le contenu des préférences futures, même si elles sont fortement influencées par l’éducation, reste partiellement incertain. Recourir à une métrique plus « objective » telle que les besoins de base permet d’éviter partiellement ces deux difficultés.

Il existe ainsi trois types de raisons spécifiques pour lesquelles certains pourraient être prêts à prôner un suffisantisme intergénérationnel même s’ils ne sont pas suffisantistes par ailleurs. Mais — à part peut-être la troisième — il n’apparaît pas à l’analyse que ces raisons soient décisives.

5. Combinaisons suffisantistes

Ayant souligné la variété des raisons possibles de vouloir défendre une théorie suffisantiste de la justice, nous pouvons à présent tenter d’en explorer plus avant les conséquences sur le type de suffisantisme qui en résulterait. Une première dimension centrale est de déterminer à quel niveau le seuil de suffisance doit être placé[34]. Ceux qui considèrent par exemple que la distinction « choix-circonstance » ne peut être utilisée parce qu’elle est trop imprécise rencontreront ici une difficulté symétrique. Comment définir précisément la différence entre un besoin de base et un besoin qui ne l’est pas, ou entre un besoin et une simple préférence ? Outre cette dimension qualitative, il importe de voir que plus haut est placé le niveau de suffisance, plus la théorie sera redistributive et exigeante à l’égard de la société dans son ensemble. On pourra donc osciller entre un suffisantisme de gauche ou de droite, non seulement en fonction de la hauteur du niveau de suffisance, mais aussi en fonction de deux autres variables. D’abord, est-ce que le suffisantisme mobilise une préoccupation pour la responsabilité ? Nous avons déjà discuté ce point plus haut. Ensuite, ce suffisantisme est-il combiné avec des exigences supplémentaires de justice distributive ou agrégative ? Chez Frankfurt par exemple, et chez Rawls dans une certaine mesure pour ce qui est de la justice globale, le suffisantisme n’est pas combiné avec des exigences supplémentaires de justice distributive. D’autres — y compris Rawls pour ce qui est de la justice non globale — combinent le suffisantisme avec d’autres exigences de justice[35].

Avant d’explorer trois de ces combinaisons[36], une remarque préliminaire s’impose. On pourrait penser que s’il y a lieu de compléter l’exigence suffisantiste par des exigences de justice supplémentaires, cette théorie porterait particulièrement mal son nom. La nécessité de combiner ne constituerait-elle pas la preuve du fait que l’exigence suffisantiste serait elle-même insuffisante ? Ne confondons cependant pas deux idées. C’est une chose d’affirmer que la justice doit se concentrer en priorité sur la garantie des moyens nécessaires à ce que tous atteignent un niveau suffisant de ressources, de bien-être… ou suffisant pour satisfaire les besoins de base des personnes. C’en est une autre de dire que le suffisantiste prétendrait en outre que c’est là la seule préoccupation de justice qui nous importerait, et qu’une théorie qui ne se préoccuperait que de cela serait nécessairement suffisante[37]. Le suffisantiste défend la première idée, pas nécessairement la seconde. « Suffisant pour couvrir les besoins de base » n’implique donc pas nécessairement « suffisant pour épuiser ce que la justice exige ». Une indifférence à ce qui se passe au dessus du seuil de suffisance est d’ailleurs jugée problématique par certains[38], ce qui motive des propositions de combinaisons. Cela laisse évidemment ouverte la question de savoir si, du point de vue général, le fait d’être combinable — et donc de donner lieu à une théorie « poly-principes » plutôt qu’« oligo-principes » ou « mono-principe » comme pourrait l’être un utilitarisme classique — doit être vu comme un aveu de faiblesse ou comme une force.

Cela étant précisé, une première option consiste à combiner le suffisantisme et l’égalitarisme classique[39]. De fait, cela reviendrait à articuler d’une part un égalitarisme leximinien sous le seuil de suffisance avec un égalitarisme classique au-dessus de ce seuil. Cette combinaison est une réponse possible — mais partielle — à une préoccupation pour le nivellement par le bas[40]. On préserverait une préoccupation pour les inégalités comme telles tout en évitant que ses effets en ce qui a trait au nivellement par le bas puissent amener quiconque en dessous du seuil de suffisance. Cela peut aussi être une réponse à la quatrième préoccupation générale énoncée plus haut (sect. 3), si l’égalitarisme classique en question recourt à une métrique sensible à la question de la responsabilité. Par contre, cette combinaison ne résout pas de manière aussi satisfaisante le problème du nivellement que le passage à une théorie de l’égalitarisme leximinien tant au dessus qu’en dessous du seuil de suffisance. Elle n’est pas non plus une réponse satisfaisante à l’idée de Frankfurt selon laquelle l’égalité comme telle ne serait pas une préoccupation pertinente, en particulier si l’on a en tête le cas de l’inégalité entre millionnaires. Enfin, elle n’intègre pas mieux que l’égalitarisme classique ou leximinien une préoccupation pour l’efficience (seau percé).

Une seconde combinaison possible consiste à limiter la justice distributive au suffisantisme et à appliquer un critère agrégatif au-dessus du seuil de suffisance[41]. On serait par exemple suffisantiste sous le seuil et utilitariste au-dessus. A priori, si l’on estime qu’une préoccupation pour l’égalité comme telle est sans pertinence morale, cette approche ne serait pas spécialement problématique. Cette combinaison appelle cependant trois remarques. D’abord, même un suffisantisme non combiné n’est pas indifférent aux questions d’efficience. Des gains d’efficience seront directement pertinents s’ils permettent d’accroître la capacité d’une société à satisfaire les besoins de base de tous. Comme pour l’égalitarisme leximinien, mais à la différence de l’égalitarisme classique, le suffisantisme intégrerait de toute façon — même si c’est de manière limitée — une considération d’efficience en son sein. Ensuite, on pourrait aussi vouloir pondérer la priorité accordée aux besoins de base au nom de préoccupations d’efficience, dans les cas où l’amélioration du sort du plus défavorisé engendrerait des coûts trop importants pour les plus favorisés. Ainsi, l’eau puisée dans la piscine du millionnaire devrait continuer à aller à celui dont les besoins de base ne sont pas satisfaits, à moins que le trou qui est au fond du seau soit trop important.

Enfin, on peut aussi vouloir inverser complètement la perspective, en partant d’une approche initialement agrégative et en y intégrant une certaine préoccupation pour les inégalités. Crisp conçoit ainsi le suffisantisme dans le cadre d’une théorie qui est au départ de type agrégatif. Dans ce cas, la préoccupation est agrégative tant en dessous qu’au-dessus du seuil de suffisance. Cependant, alors qu’elle n’intègre pas de préoccupation particulière pour le sort du plus défavorisé au-dessus du seuil, elle propose en dessous de ce seuil une forme pondérée d’agrégativisme où une certaine priorité est accordée au sort du plus défavorisé[42]. Le seuil de suffisance sépare alors deux choses. D’une part, au-dessus du seuil, un agrégativisme qui n’intègre pas de surpondération de l’importance morale du bien-être des plus défavorisés — ce qui ne veut pas dire qu’il ne peut pas prendre en considération des éléments factuels tels que l’utilité marginale décroissante ou la sensibilité au bien-être relatif. D’autre part, un agrégativisme qui intègre en dessous du seuil une surpondération de l’importance morale du bien-être des plus défavorisés.

Un troisième type de combinaison se concentre sur la question de la responsabilité[43]. Dans ce cas, en dessous du seuil de suffisance, un principe suffisantiste qui ne tient pas compte de la question de la responsabilité opérerait. Et au-dessus du seuil, on appliquerait un principe de justice égalitariste classique ou leximinien dont la métrique serait sensible à la dimension de la responsabilité. S’il n’y avait pas de différence de prise en considération de la responsabilité en dessous et au-dessus du seuil, le fait de changer de théorie se justifierait plus difficilement puisque dans sa version distributive la plus plausible, le suffisantisme prend en fait la forme d’un égalitarisme leximinien plafonné[44]. On pourrait alors adopter simplement un égalitarisme leximinien à la fois en dessous et au-dessus du seuil de suffisance[45]. Par contre, si l’on a une métrique sensible à la responsabilité au-dessus du seuil et insensible à la responsabilité sous ce seuil, cette discontinuité a nettement plus de sens et peut être justifiée de diverses manières, comme nous l’avons montré plus haut. Pour les égalitaristes leximiniens, le suffisantisme ainsi combiné présente probablement ici une vraie valeur ajoutée pour rendre compte des intuitions morales d’un grand nombre d’entre nous.

6. Suffisantisme et vies complètes[46]

Nous venons d’indiquer trois manières de combiner le suffisantisme avec d’autres théories. Ces combinaisons sont parfaitement concevables dans le cadre d’une théorie générale. Il existe une deuxième manière de concevoir la combinaison, en restreignant le suffisantisme à des domaines particuliers de la justice, comme la justice globale ou intergénérationnelle, tout en adoptant une théorie différente, plus complexe, plus exigeante… pour le domaine plus classique de la justice nationale intra-générationnelle. Nous voudrions à présent envisager une autre manière encore de combiner le suffisantisme avec l’égalitarisme, cette fois à travers la question dite des « vies-complètes ». Cela est susceptible de pointer une spécificité supplémentaire du suffisantisme.

Prenons comme point de départ l’idée des « vies complètes ». Selon celle-ci, ce que doit viser l’égalitarisme classique ou leximinien est d’égaliser ou de leximiner sur les vies complètes des personnes. C’est par exemple la position de Rawls[47]. Le fait qu’à un instant particulier il existerait des inégalités de richesse entre les personnes (par exemple en ce qui concerne l’accès à l’emploi ou aux soins de santé) ne saurait suffire à cet égard pour conclure à l’existence d’une injustice distributive. Les inégalités à un moment particulier n’importeront donc dans cette perspective que si elles ont un effet d’inégalités sur les vies complètes[48]. Nous passons sur les défis que pose la mise en oeuvre d’une telle approche, par exemple lorsqu’il s’agit d’évaluer l’acceptabilité morale de formes de discrimination par l’âge. Ce qui nous importe ici, c’est d’identifier la mesure dans laquelle un suffisantiste est susceptible de se départir d’une approche qui concerne la vie complète. Pour le comprendre, faisons un détour par l’égalitarisme leximinien des circonstances.

L’approche concernant les vies complètes peut sembler naturelle, par exemple quand on s’intéresse à des questions d’allocation d’organes vitaux entre deux patients. Toutes choses égales par ailleurs, l’on peut viser dans ce cas une allocation telle que la longueur de vie du plus défavorisé des deux patients après greffe soit la plus longue possible. De même, on peut estimer que ce qui rend la discrimination par l’âge sur le marché du travail moins problématique que la discrimination basée sur le genre a trait au fait que la discrimination par l’âge ne va pas nécessairement discriminer sur les vies complètes — même si en pratique ce sera souvent le cas. Cela étant, à la réflexion, choisir comme unité de référence les vies complètes plutôt qu’un horizon de temps plus réduit ne va pas de soi.

Considérons à ce titre un égalitarisme leximinien des circonstances. Et commençons par la question suivante : existe-t-il pour une telle doctrine une ou des raisons d’adopter comme unité temporelle de référence une unité autre qu’un instant de temps court ? La réponse est positive, mais la raison n’en est probablement pas unique. D’abord, si l’on veut tenir les personnes pour responsables de leurs choix, il faut accepter qu’elles aient à supporter éventuellement les conséquences problématiques de tels actes. Ces conséquences se manifestent dans le temps, une fois les choix effectués. Cela implique qu’une théorie qui remettrait constamment les pendules à zéro ne pourrait pas traduire en pratique sa préoccupation pour la responsabilité des agents. La prise en considération dans la métrique d’une doctrine de la justice d’une dimension de responsabilité conduit donc nécessairement à devoir adopter une unité temporelle de référence supérieure à l’instant. C’est pourquoi un certain degré de « starting gate » est inévitable pour ce type de théorie.

Ensuite, existe-t-il dans l’idée même de leximin — plutôt que dans la métrique adoptée — une raison supplémentaire de tenir compte des unités de temps d’une durée minimale ? Le leximin autorise le développement d’inégalités si elles sont au bénéfice des plus défavorisés. Cette possibilité repose principalement sur l’idée d’incitants. Or, comme le souligne Attas (2008, sect. 1), la notion d’incitant entretient une relation particulière avec le temps. C’est le cas sans doute pour la double raison suivante : les incitants consistent généralement en des bénéfices futurs pour l’intéressé, et ces bénéfices futurs ne vont advenir qu’à la suite d’un investissement (travail ou épargne). Cet investissement requiert lui-même du temps pour être fructueux. Les incitants ne seraient donc pas concevables en l’absence d’unités temporelles de référence minimalement longues.

Ainsi, d’une part, le fait que les conséquences négatives (ou positives) de mauvais (ou de bons) choix ne soient pas instantanées invite ceux qui se préoccupent de responsabilité à adopter des unités de temps non instantanées. D’autre part, la référence à l’idée d’incitants, centrale pour les égalitaristes non classiques, exige elle aussi le recours à des unités morales de référence d’une longueur minimale. On notera qu’il s’agit là de deux idées distinctes. On peut certes vouloir prôner le recours à l’idée de responsabilité pour des raisons d’incitants. Mais l’on peut être prêt aussi à recourir à l’idée d’incitant sans pour autant mobiliser une notion morale de responsabilité telle que celle qui recourt à la distinction entre choix et circonstance. Un égalitariste leximinien n’est donc pas contraint d’adopter une métrique sensible à la question de la responsabilité. On notera aussi qu’un égalitariste classique qui adopterait en outre une métrique insensible à la responsabilité ne pourrait invoquer aucune des deux raisons identifiées ci-avant d’adopter des unités temporelles de référence minimalement longues.

Cela laisse ouvertes deux questions. D’une part, si l’égalitarisme leximinien des circonstances présente au moins deux raisons de ne pas se focaliser sur l’égalité à chaque instant, ces deux raisons ne nous amènent pas pour autant à la conclusion que cette unité temporelle devrait être longue au point qu’elle s’étendrait sur les vies complètes des personnes. Défendre ce dernier point de vue nécessite donc un argument supplémentaire. Nous n’aborderons cependant pas ce point[49]. D’autre part, la question est de savoir si un suffisantiste est susceptible non seulement d’abandonner une approche sur les vies complètes, mais même d’adopter des unités temporelles de référence plus courtes encore que celles de l’égalitarisme classique ou leximinien. Concentrons-nous sur cette dernière question. La réponse me semble être positive. En effet, ce qui semble préoccuper un suffisantiste, c’est que la personne puisse avoir assez tout au long de son existence, et pas seulement sur le total de cette existence. A priori, un égalitariste classique ou leximinien qui prend les vies complètes comme référence ne serait pas opposé par principe à des moments de pauvreté extrême pour autant qu’ils soient compensés à d’autres moments de manière à aboutir à une égalité ou un leximin sur les vies complètes. L’hypothèse est ici que l’intuition suffisantiste serait beaucoup moins à l’aise avec de telles formes de compensation intra-existentielle.

Le caractère « continuiste » du suffisantisme constituerait alors une caractéristique supplémentaire lui permettant de se combiner de manière non redondante par exemple avec un égalitarisme leximinien au-delà du seuil de suffisance. Le suffisantiste ne se préoccuperait certes pas de la capacité des personnes à satisfaire leurs besoins de base à chaque seconde. Mais il ne se satisferait pas non plus d’unités longues voire de vies complètes comme unités temporelles de référence. Le défi est alors de savoir s’il est possible de comprendre plus en profondeur le caractère continuiste de ce suffisantisme.

Première hypothèse : le suffisantisme se préoccuperait de besoins de base nécessaires à la survie même des personnes. Il n’est dès lors pas concevable qu’elles soient incapables d’y pourvoir, fût-ce sur une courte période. Cette justification est envisageable. Mais elle s’expose à deux difficultés. D’une part, elle place le seuil de suffisance à un niveau particulièrement bas. D’autre part, si c’est de condition nécessaire à la survie d’une personne qu’il s’agit, l’on voit immédiatement la possibilité de réduire une approche continuiste à une autre qui fasse référence à des unités temporelles plus longues que l’instant, voire à la vie complète des personnes[50]. Il pourrait s’agir par exemple de veiller à ce que les conditions soient satisfaites pour qu’un leximin sur les vies complètes puisse être atteint. Et forcément, la question de la survie (et de l’espérance de vie) peut être analysée parfaitement dans le cadre d’une approche sur les vies complètes.

Seconde hypothèse : l’idée de respect de la dignité humaine sous-jacente à certaines justifications possibles du suffisantisme ne s’accommoderait pas d’instants, même réduits, de déchéance humaine. C’est une justification possible.

Troisième hypothèse : n’existerait-il pas une relation entre le fait que le suffisantisme puisse se désintéresser de la question de la responsabilité et le choix de son unité temporelle de référence ? Un égalitarisme sensible à la responsabilité ne peut pas être continuiste, comme nous l’avons souligné plus haut. Par contre, un suffisantisme dont la métrique se désintéresse de la question de la responsabilité peut se permettre d’être continuiste. Cela dit, le renoncement à une référence à la responsabilité permet le passage à une approche continuiste. Il n’explique cependant pas pourquoi l’on devrait y passer. C’est ici qu’il faut peut-être simplement réintroduire l’intuition pointée plus tôt de la dignité humaine ou de ce que requiert une vie décente.

7. Insuffisances du suffisantisme ?

Avant de conclure, penchons-nous sur trois types de reproches potentiels — parmi d’autres[51] — qui peuvent être formulés à l’encontre du suffisantisme. Selon le premier, le suffisantisme serait simplement trop peu redistributif et ne correspondrait pas à ce titre aux intuitions morales de bon nombre d’entre nous. C’est particulièrement le cas si le seuil de suffisance est bas et si le suffisantisme n’est combiné au-dessus de ce seuil avec aucune exigence supplémentaire de justice. Cela l’est encore plus lorsqu’un tel suffisantisme mobilise une métrique sensible à la responsabilité des agents[52]. Il importe cependant de souligner par contre qu’il en va tout autrement lorsque le seuil est élevé ou que, même s’il n’est pas élevé, il est combiné avec une autre théorie distributive au-delà de ce seuil. C’est d’autant plus vrai si l’on tient compte du fait que la métrique suffisantiste aura tendance à ne pas être sensible à la responsabilité.

Notons cependant que Widerkwist (2010) a justement souligné le fait que, même pour un seuil de suffisance bas, si une priorité strictement lexicographique est accordée à l’atteinte de ce seuil pour l’ensemble d’entre nous[53], un tel suffisantisme peut en réalité s’avérer très exigeant. C’est vrai en particulier si l’on prend au sérieux la dimension « santé et sécurité » plutôt que la seule dimension « revenu ». En effet des ressources extrêmement importantes peuvent être nécessaires pour amener certains d’entre nous au seuil de suffisance en matière de santé et de risques. L’insuffisance du suffisantisme résiderait donc plutôt dans son caractère trop exigeant selon certains, lié à la priorité lexicographique accordée à l’atteinte du seuil de suffisance. Une telle priorité lexicographique existe dans d’autres théories — par exemple chez Rawls —, mais il est vrai que c’est une caractéristique particulièrement essentielle à une approche suffisantiste.

En outre, même si l’on substitue — plutôt que de combiner — à un égalitarisme (classique ou leximinien) recourant à une distinction telle que « choix-circonstance », un suffisantisme des besoins de base, qui n’a pas recours à une telle distinction, ce dernier est à la fois moins et plus redistributif. Le suffisantisme est moins exigeant en raison de l’existence d’un seuil. Car si le désavantage subi par Tiago n’affecte pas sa capacité à atteindre le seuil de suffisance, la société suffisantiste ne lui sera redevable d’aucune redistribution supplémentaire, quelle que soit l’ampleur de son désavantage. Mais ce suffisantisme est aussi plus exigeant en raison du fait que sa métrique ne mobilise pas l’idée de responsabilité. Si Tiago est pleinement responsable de sa situation catastrophique, la société suffisantiste devra malgré tout veiller à lui fournir les moyens d’atteindre le seuil de suffisance. La nature plus ou moins redistributive du suffisantisme dépend donc du niveau du seuil, de son caractère combiné ou non, de l’intensité de la priorité lexicographique et de la nature de sa métrique. Il est donc parfaitement capable de faire partie intégrante d’une théorie distributive exigeante[54].

Un second type de critique à l’encontre du suffisantisme tient à la discontinuité introduite par l’idée de seuil de suffisance[55]. Cela pose une question générale et une autre spécifique. La première consiste à se demander si l’exigence de cohérence d’une théorie est incompatible avec l’existence en son sein de priorités lexicographiques, de discontinuités… bref, d’une certaine complexité interne. On connaît par exemple la simplicité du principe utilitariste par rapport à ce qu’un libéral égalitaire rawlsien peut être amené à proposer, en particulier pour ce qui concerne les priorités lexicographiques. Il est difficile de dire dans quelle mesure la simplicité de la théorie utilitariste est telle qu’on peut la qualifier de caractérisation plus justifiée de nos intuitions de justice.

À côté de cette question générale, il y en a une spécifique au suffisantisme. Un tel seuil peut-il être caractérisé de façon intelligible et identifié en pratique — fût-ce de manière approximative — sans s’avérer totalement ad hoc ? La réponse nous semble positive, pour autant que l’on définisse clairement à quelle métrique l’idée de suffisance doit être rapportée. S’agit-il de garantir « assez » pour couvrir les besoins de base ? S’agit-il de veiller à ce que les conditions matérielles soient suffisantes pour qu’on soit capable d’effectuer de véritables choix, ou qu’on soit capable de fonctionner comme citoyen à part entière ? S’agit-il de ne s’arrêter que lorsqu’une unité additionnelle de richesse n’apporte aucun bien-être supplémentaire ? Ce genre de question a un sens, et il n’y a pas de raison particulière pour que l’on ne puisse pas y répondre.

Revenons enfin sur une troisième critique que pourrait formuler un égalitariste leximinien. Le suffisantisme ne serait-il pas redondant par rapport au leximin ? En effet, le leximin n’aura-t-il pas tendance lui aussi à veiller à amener l’ensemble d’entre nous à un niveau de suffisance et au-delà. En réalité, même si l’on construit le suffisantisme comme une forme plafonnée d’égalitarisme du leximin, il n’est pas redondant pour trois raisons. La première est que si l’exigence leximinienne s’arrête au seuil de suffisance — en cas de suffisantisme non combiné, il y a évidemment dans ce cas une différence nette par rapport à un égalitarisme leximinien continu. La seconde tient à la métrique utilisée, qui — dans un cas combiné d’égalitarisme du leximin, sera typiquement insensible à la responsabilité en dessous du seuil et sensible à la responsabilité au dessus. La troisième raison réside dans le fait que le suffisantisme a tendance à s’écarter de l’approche égalitariste ou de leximin sur les vies complètes[56].

8. Conclusion

Comme c’est le cas pour l’ensemble des autres théories de la justice, le suffisantisme s’avère constituer à l’examen une famille de théories. Nous avons vu combien les raisons pour lesquelles on pourrait vouloir renoncer à l’égalitarisme classique sont diverses. Cela se traduit ensuite dans le type de suffisantisme défendu : comment le seuil est-il défini ? À quel niveau est-il situé ? est-il combiné au-dessus du seuil avec une autre théorie, et si oui laquelle ? S’en tient-on à une priorité lexicographique au sens strict ? Quelle est la métrique de ce suffisantisme ? Et prend-il comme unités morales de référence les vies complètes ou se préoccupe-t-il du respect en continu de son exigence de suffisance ?

Nous espérons avoir montré que des liens clairs existent entre le type de justification sous-tendant le suffisantisme et le type de suffisantisme qui lui donne forme. Nous avons aussi insisté sur les spécificités du suffisantisme. Elles résident dans son recours à un seuil mais aussi dans le type de métrique — généralement insensible à la responsabilité — et le type d’unité morale de référence — dépassant l’approche des vies complètes. Ces spécificités sont aussi présentes dans des registres particuliers, tels que celui des relations entre générations où la non-cléronomicité de certaines formes de suffisantisme est une caractéristique intéressante, même si elle ne s’avère pas décisive.

Nous voudrions, pour terminer, attirer l’attention sur deux aspects. Quant au premier, on peut certes vouloir lire le suffisantisme, surtout s’il n’est combiné avec aucune autre exigence de justice supplémentaire, comme la traduction d’un manque d’ambition redistributive. Mais on peut aussi y voir une tentative d’identifier ce qui nous importe vraiment en matière de justice. L’égalité nous importe. Mais tant l’égalitarisme leximinien que le suffisantisme nous invitent à nous demander pourquoi et dans quelle mesure « plus égal = mieux ». Le suffisantisme va un cran plus loin puisqu’il nous demande en outre si l’approche maximisatrice présente dans l’égalitariste leximinien (ou dans les théories agrégatives) ne postule pas trop vite que « plus = mieux ». Car ce que le cas de l’égalité entre millionnaires révèle, ce n’est pas tant que l’égalité n’importerait plus à partir d’un certain point. Cette moindre importance morale serait simplement due au fait qu’à ce niveau-là plus de richesse n’apporterait rien de significatif en plus, par exemple en ce qui a trait au bien-être. Mais si telle est la préoccupation, c’est de « satismax » plutôt que de « satismin » qu’il faudrait parler. Et dans ce cas, il est probable que l’intuition « anti-pauvreté » — selon laquelle ce qui importe d’abord est d’éradiquer la pauvreté absolue plutôt que d’égaliser —, et l’intuition « anti-vanité » — selon laquelle, au-delà d’un certain point, accroître la richesse matérielle serait vain — généreraient aussi deux seuils très différents, pourraient être combinées. Évidemment, cela suscite à son tour des questions. Car une telle intuition « anti-vanité » peut-elle être mise en oeuvre dans le respect de la diversité des conceptions de la vie bonne des personnes ?

Quant au second aspect, comment traduire le suffisantisme sur le plan des politiques publiques, que ce soit en ce qui concerne les instruments de politique sociale ou en ce qui concerne les outils de mesure de la pauvreté ? Pour ce qui est des politiques sociales, on pense évidemment à des dispositifs de revenu minimal. En tout cas, le fait qu’un dispositif soit « means-tested » ne l’empêche aucunement de répondre à une préoccupation suffisantiste. Et comme nous l’avons vu, il ne peut s’agir d’un dispositif « one shot[57] », ni d’un dispositif qui conditionne l’octroi d’un bénéfice social à la démonstration que le bénéficiaire potentiel ne soit pas responsable de sa situation — du moins si l’on accepte de considérer un suffisantisme sensible à la responsabilité sous le seuil comme peu plausible. À l’inverse, bien qu’inconditionnelle, une allocation universelle ne sera pas nécessairement suffisante si elle est trop faible pour couvrir les besoins de base des personnes[58].

En ce qui concerne les outils de mesure de la pauvreté, la question centrale est de savoir si la préoccupation des suffisantistes quant à un niveau absolu rend impertinents les indicateurs de pauvreté relative. Ce qu’on peut dire en tout cas, sans entrer dans les détails[59], c’est que le type de mesure de la pauvreté qu’un suffisantiste appellera de ses voeux doit satisfaire au moins aux conditions suivantes. D’abord, il doit être sensible aux réductions de pauvreté sous le seuil de suffisance, même si ces dernières n’amènent pas les individus concernés au dessus du seuil de suffisance. Cela implique un rejet des modes de calcul de type « head count » où il s’agit simplement de calculer le nombre de personnes sous le seuil de suffisance, en n’examinant pas le degré auquel ils sont éloignés de ce seuil[60]. En outre, une mesure de la pauvreté satisfaisante — qui applique le leximin sous ce seuil — devra aussi plus précisément être sensible à la distribution de la pauvreté sous le seuil. Comme l’indique Vallentyne, cela exclut un indicateur qui ne ferait qu’agréger les écarts séparant l’ensemble des pauvres du seuil[61].