Article body

I. Introduction

L’idée que la littérature puisse apporter une connaissance et qu’il existe quelque chose comme une connaissance littéraire a connu, depuis une ou deux décennies, un regain d’intérêt, notamment en réaction contre les conceptions strictement formalistes de l’oeuvre littéraire. Mais ce retour à l’idée que la littérature pourrait voir une valeur cognitive se fait un peu dans le désordre[1]. On critique les conceptions qui font de la littérature un monde clos sur lui-même, on critique les conceptions qui séparent la culture littéraire du reste de la culture, celles que Jean-Marie Schaeffer[2] appelle « ségrégationnistes », on soutient qu’il faut retrouver l’idée que les oeuvres littéraires ont partie liée avec la découverte et la transmission de vérités, avec la description d’une réalité qui ne se réduit pas à celle d’une oeuvre autoréférentielle. Mais de quelle sorte de connaissance s’agit-il ? Personne, apparemment, n’entend revenir à des conceptions qu’on pourrait appeler pré-contre Sainte-Beuviennes, comme celle de Taine, ou des conceptions naturalistes ou scientistes qui assimilent la connaissance littéraire à une forme de connaissance scientifique. Lorsque parut la France byzantine de Benda en 1945, qui prétendait restaurer quelque chose comme cet ordre ancien tainien, Queneau écrivit :

Nisard a eu tort devant Victor Hugo et Faguet devant Baudelaire. « Nous » croyons à Mallarmé, pas mal à Gide et à Valéry (beaucoup moins à Giraudoux) ; et naturellement aussi au surréalisme. Et tant que la littérature se développera et vivra, c’est « nous » qui aurons raison. Et quand il n’y aura plus de littérature, Julien Benda continuera à avoir tort — en n’existant plus lui non plus, comme les autres littérateurs[3].

Personne, même parmi ceux qui entendent restaurer l’idée que la littérature est capable de produire des vérités et des connaissances, n’est prêt à admettre que ce doivent être des vérités et des connaissances au sens littéral, au sens où par exemple on pourrait remplacer certains modules d’enseignement des études de médecine ou d’ingénierie par la lecture de romans, avec le même effet pour le recrutement des futurs médecins ou ingénieurs. Mais personne ne semble non plus prêt à revenir à la conception humaniste de la littérature qui fut celle, au vingtième siècle, de grands critiques comme Lionel Trilling ou F. R Leavis, ni même encore à la conception dont se réclamaient les classiques, comme quand Johnson disait de Shakespeare qu’il a « non seulement montré la nature humaine telle qu’elle agit dans la réalité, mais également telle qu’on la trouverait dans des épreuves auxquelles elle ne peut pas être exposée ». Tout le monde semble bien admettre que si l’on peut parler de connaissance littéraire, ce ne peut être au mieux que de manière indirecte, en un sens du mot « connaissance » qui s’écarte des deux sens canoniques, à savoir celui de la connaissance naturelle, telle que nous l’obtenons de nos sens et de nos raisonnements, et celui de la connaissance scientifique, telle que nous pouvons la recevoir d’une production collective et institutionnalisée du savoir. Mais jusqu’à quel point sommes-nous prêts à aller si nous voulons pouvoir défendre l’idée que la littérature a une authentique valeur cognitive ?

Je partirai de l’idée qu’il y a bien quelque chose comme une connaissance littéraire. Je refuserai d’entrée de jeu la thèse d’auteurs comme Peter Lamarque qui soutiennent que la littérature, et particulièrement la littérature de fiction, ne peut pas produire de connaissance parce qu’elle ne peut pas reposer sur des données empiriques réelles et parce qu’en ce sens elle n’a rien à nous apprendre[4]. Évidemment la bonne réponse est : pour nous apprendre quelque chose, pourquoi une oeuvre littéraire devrait-elle reposer sur des données réelles ? Mais toute la question est évidemment de savoir en quel sens une oeuvre littéraire nous apprend quelque chose qui soit connaissable.

Je voudrais proposer, bien que de manière très schématique, trois idées sur la nature de la connaissance littéraire et sur sa possibilité[5].

La première idée est d’ordre méthodologique. Plutôt que de se poser la question de savoir quel type de connaissance est propre à incarner de manière paradigmatique la connaissance littéraire en l’individualisant par son domaine — est-ce essentiellement une connaissance morale, ou une connaissance de la psychologie humaine, ou une connaissance de la culture d’une époque, ou, plus vaguement encore une connaissance de « la vie » sous telle ou telle ou telle de ses formes ? —, je voudrais proposer qu’on commence plutôt par analyser le concept de connaissance lui-même et ses variétés, pour voir ensuite en quoi il pourrait s’appliquer à des oeuvres littéraires, et de fiction en particulier. Autrement dit, je propose d’infuser dans cette discussion un peu d’épistémologie, au sens d’une théorie de la connaissance.

La seconde est que, des trois principales conceptions de la connaissance littéraire — celle qui veut que cette connaissance soit de forme propositionnelle (je l’appellerai conception cognitive propositionnelle), celle qui veut que cette connaissance, elle, soit basée sur les transformations de nos affects (je l’appellerai conception affective) et celle selon laquelle il s’agit d’une forme de connaissance pratique (je l’appellerai conception pratique ou practicaliste) —, c’est la conception pratique qui semble être celle qui, de prime abord, a le plus de chances d’être correcte.

Mais je voudrais aussi soutenir, en troisième lieu, que cette conception, telle qu’elle a été le plus souvent proposée, ne peut pas réellement conduire à un véritable cognitivisme littéraire, parce qu’elle conçoit la connaissance pratique comme excluant, de par sa nature, la connaissance propositionnelle. Au contraire la connaissance pratique n’est nullement incompatible avec la connaissance propositionnelle et est intrinsèquement liée à celle-ci : le savoir-comment ou savoir-faire est, dans une large mesure, une forme du savoir que. Bien que cette conception se heurte à de nombreuses objections, elle me semble être celle que devrait adopter un practicaliste quant à la connaissance littéraire.

Il est très difficile, quand on traite de ces sujets, de ne pas faire de pétition de principe quand on emploie le terme de littérature. Qu’est-ce en effet qui compte comme « littéraire » ? Par là j’entendrai essentiellement des récits de fiction, tels que les romans et les oeuvres dramatiques, ayant une visée créatrice ou qui ont quelque chose à dire. « Littéraire » est un terme, comme on l’a souvent noté, beaucoup plus normatif que descriptif, à la différence d’un terme comme « fiction » qui est plus descriptif. Les termes de « visée créatrice » ou « qui ont quelque chose à dire » sont propres à susciter le soupçon qu’on fait une pétition de principe et qu’on présuppose non seulement les notions de vérité et de connaissance qui sont en question, mais aussi la conception ségrégationniste ou élitiste. Mais il faut bien, si l’on veut pouvoir examiner la revendication du cognitivisme littéraire, partir de celles-là et admettre d’entrée de jeu qu’il y a une différence entre des oeuvres que l’on pourrait appeler denses et d’autres qui sont légères (ce qui ne recoupe pas nécessairement la distinction entre difficile et facile à lire), ou, si l’on préfère, entre des oeuvres qui manifestent une forte cohérence et d’autres qui en manifestent moins. Notre question devient alors : est-ce que les oeuvres à connexion forte produisent de la connaissance ? Les mêmes questions pourraient être posées à propos des oeuvres filmiques ou d’autres formes artistiques, mais cela étendrait le débat au-delà des limites raisonnables. De même on pourrait l’étendre au-delà des oeuvres de fiction, en parlant des écrits de nature historique ou des essais, mais alors là aussi on courrait le risque de faire une pétition de principe, encore que les limites soient souvent difficiles à établir. Qu’est-ce qui fait que l’on range L’histoire de France de Michelet ou Le déclin et la chute de l’empire romain plutôt au nombre des oeuvres littéraires et pas des oeuvres historiques ou des essais ? Là aussi on ferait une pétition de principe contre le cognitivisme littéraire si l’on souscrivait à l’axiome de Taine « littéraire donc vague », ou plutôt à sa converse.

2. Typologie de la connaissance littéraire

Appelons cognitive au sens large la conception selon laquelle l’oeuvre littéraire a une valeur de connaissance. Un préalable me semble être une clarification des différents sens de la notion de connaissance. On peut proposer une typologie selon les modes de connaissance, selon leurs origines et selon leurs méthodes. Je me servirai en tout cela des classifications aristotéliciennes. Quand Aristote définit le savoir, il distingue celui qui est scientifique à proprement parler, qui est général, propositionnel et prédicatif, de celui qui est pratique et poïétique, qui est individuel et qui ne se laisse pas exprimer sous forme propositionnelle ni prédicative, parce qu’il porte sur des actions et des productions artistiques. Cette distinction entre deux modes de connaissance, théorique et pratique, est restée centrale dans les discussions contemporaines sur la connaissance littéraire.

Le sens central, et le plus ordinaire, de « connaissance » est le sens proposé par Platon dans le Théétète : opinion vraie pourvue de raison ou justifiée. Il s’agit en ce sens d’une connaissance propositionnelle ou apophantique, c’est-à-dire un certain contenu de croyance susceptible d’être articulé sous la forme d’une proposition susceptible d’être évaluée comme vraie ou fausse. Savoir, en ce sens, c’est savoir que. Appelons cognitivisme au sens étroit toute conception selon laquelle la connaissance littéraire serait de ce type propositionnel.

S’il y connaissance littéraire en ce sens propositionnel, c’est celui qui nous semble le plus improbable, non pas seulement — ce que je laisserai de côté pour le moment — parce qu’il semble absurde de soutenir que le discours fictionnel puisse exprimer des vérités, mais aussi parce qu’on ne voit pas, si la connaissance littéraire pouvait être exprimée par des propositions, en quoi elle pourrait bien consister. En des propositions générales prenant la forme de lois, par exemple de lois portant sur la psychologie, sur la nature humaine ou sur la société ? Mais y a-t-il de telles lois ? Et s’il y en a, ne sont-elles pas d’une effrayante banalité, du genre : « Toutes les familles heureuses se ressemblent ; les familles malheureuses sont malheureuses chacune à leur façon », ou « C’est une vérité universellement reconnue qu’un célibataire pourvu d’une belle fortune doit avoir envie de se marier » ou encore « L’aristocratie a trois âges successifs, l’âge des supériorités, l’âge des privilèges et l’âge des vanités. Sortie du premier elle dégénère dans le second et s’éteint dans le dernier » ? Je ne présuppose pas, bien entendu que les oeuvres puissent se laisser résumer à l’existence d’une seule proposition de ce genre, comme les fables ont leur morale, ou comme les proverbes[6]. Il peut s’agir de conjonctions plus ou moins longues de telles propositions. Il y a incontestablement des lois de la psychologie du sens commun, qui forment un réseau de platitudes et dont certains psychologues pensent qu’elles forment une théorie tacite ou implicite de notre comportement et nous servent à le prédire. Si l’on peut être d’accord avec Lamarque sur le fait que les oeuvres littéraires n’ont pas pour but de découvrir de telles lois ni de les vérifier, peut-on dire que la connaissance littéraire pourrait consister à rendre explicite ces lois implicites ? Même si c’était le cas, cela ne pourrait pas rendre compte du caractère littéraire de la connaissance en question, puisque n’importe quelle autre forme d’expression pourrait aussi bien la véhiculer. Selon une telle conception également, nous ne pourrions rien apprendre d’une oeuvre littéraire puisque celle-ci ne ferait que rendre explicites des choses que nous savons déjà. C’est une question que l’on a souvent posée pour toute littérature à message (laquelle n’est qu’une variété de la connaissance propositionnelle) : ne serait-elle pas terriblement ennuyeuse ? Une autre forme usuelle de connaissance est la connaissance d’objet ou d’entités plutôt que de vérités, kennen plutôt que wissen, comme quand on dit « connaître Paris » ou « connaître beaucoup de gens ». Il y a de nombreux romans qui se présentent comme portant sur des personnes ou des caractères, ou sur des lieux ou des villes élevés à la dignité de caractère. Mais de même qu’il est difficile de soutenir qu’une connaissance d’objet n’est pas réductible à un ensemble de propositions, il est difficile de soutenir que la connaissance littéraire d’une ville ou d’un individu n’est pas un ensemble de propositions. Dans cette même hypothèse, peut-on soutenir que Lord Jim ou Oblomov sont des romans dont le contenu cognitif est représenté par un ensemble de propositions ou de généralisations du genre : « La volonté humaine est faible » ou « Il n’est pas sain de rester toute la journée au lit » ?

Il y a un autre sens dans lequel on pourrait soutenir que la connaissance littéraire est propositionnelle. C’est le sens où les propositions générales que l’oeuvre exprimerait seraient non pas des généralisations empiriques, mais des lois d’essence, exprimant des propriétés essentielles ou nécessaires. Une telle conception a été proposée notamment par Roman Ingarden. Dans L’oeuvre d’art littéraire, Ingarden soutient que l’oeuvre littéraire nous révèle des « qualités métaphysiques »[7]. Le problème est qu’il nie que la notion de vérité puisse être appliquée littéralement à une oeuvre d’art littéraire, et pense plutôt que l’« idée » de l’oeuvre doit se révéler dans connexion essentielle des choses (Wesenszusammenhang) qui est saisie par une intuition de la « situation de vie » et des qualités métaphysiques. On a donc affaire à une tout autre forme de connaissance qu’à une connaissance propositionnelle de vérités nécessaires, qui n’est pas une forme de connaissance de vérités, mais une connaissance d’essences. Je vais la laisser ici de côté, tout comme je laisserai de côté la conception romantique et néo-romantique selon laquelle la littérature — et particulièrement la poésie — permet d’accéder, par une forme de révélation ou d’intuition mystique, à une forme de vérité supérieure, ineffable et transcendante. Les formes de connaissance dont il sera question ici sont seulement des connaissances de l’espèce ordinaire, portant sur des propriétés du monde humain, individuel et social, et sur l’expérience commune.

L’obstacle principal à l’idée que la connaissance littéraire soit une forme de connaissance propositionnelle vient, si l’on prend comme référence les récits de fiction, du fait que, comme le soutiennent de nombreux auteurs défenseurs du cognitivisme littéraire, il s’agit avant tout d’une forme de connaissance pratique, et non pas d’une connaissance théorique. Et nombre de prétendants contemporains à la défense d’une certaine forme de cognitivisme soutiennent, en s’inspirant d’Aristote, qu’il s’agit d’une certaine sorte de connaissance morale, ou éthique au sens large. Aristote soutient précisément que la connaissance pratique est par définition sans limite ou infinie (Éthique à Nicomaque, 1130 b, 18, 4-7, 1137b, 29-32). On ne peut pas donner une élucidation propositionnelle complète de la sagesse pratique, sous forme de règles, de préceptes, de maximes. Ces dernières peuvent, pour certaines au moins, être formulées, et elles sont l’expression pratique de la vertu éthique, mais elles ne peuvent pas être spécifiées en général et indépendamment du contexte pratique dans lequel elles s’insèrent. C’est en ce sens que Nussbaum a soutenu que la connaissance littéraire était une connaissance éthique de l’individuel en un sens aristotélicien[8]. Elle prend comme paradigme le roman de James, mais elle aurait pu aussi bien s’inspirer de la déclaration d’un personnage de George Eliot dans The Mill on the Floss :

Toutes les personnes à l’esprit large et fort se méfient instinctivement des gens à maximes ; parce que de telles personnes discernent vite que la complexité mystérieuse de notre vie ne doit pas être embrassée par des maximes, et que nous ficeler dans des formules de cette sorte revient à réprimer toutes les inclinations divines et inspirations qui naissent du progrès de nos intuitions et de notre sympathie. Et l’homme de maximes est pour le sens commun le représentant des esprits qui sont guidés dans leurs jugements moraux seulement par des lois générales, et qui pensent que cela les conduira à la justice par l’intermédiaire d’une méthode évidente et toute faite, sans avoir à s’inquiéter d’exercer la patience, la discrimination et l’impartialité, sans se soucier de s’assurer que leur jugement vient d’une estimation durement acquise de la tentation, ou d’une vie suffisamment riche et intense pour avoir créé une compassion pour tout ce qui est humain[9].

Le modèle de Nussbaum, c’est celui du raisonnement ou du syllogisme pratique, qu’Elisabeth Anscombe, l’une des grandes inspiratrices du néo-cognitivisme littéraire (celui notamment d’Iris Murdoch[10]) a remis en valeur dans la philosophie contemporaine. Dans ce raisonnement, l’agent ne peut produire une conclusion pratique que s’il est ajouté à une prémisse majeure exprimant une proposition générale énonçant un certain bien (par exemple le bien de la cité) une prémisse mineure qui repose sur une perception du nous de la situation particulière.

Le problème est que la suggestion aristotélicienne peut être comprise au moins de trois manières, qui ne sont pas incompatibles, mais qui nous écartent sérieusement du cognitivisme proprement dit.

Le premier modèle néo-aristotélicien — en gros celui proposé par Nussbaum, est celui de la connaissance pratique au sens du raisonnement pratique dont je viens de parler à l’instant. S‘il y a connaissance pratique, elle ne peut pas être une connaissance au sens scientifique d’une connaissance du général. Elle doit être une connaissance de l’individuel. Par définition selon Aristote, l’individuel, Callias ou Socrate, n’est pas objet de science. Et ce qui relève du récit des actions, en particulier l’histoire, est, comme le dit de manière fameuse Aristote, moins « philosophique » et moins « noble » (spoudaios) que la poésie. Le récit épique offre une unité d’action, et surtout une capacité à envisager les possibles que n’a pas, comme le dit Poétique 23, l’histoire comme groupement d’événements. On peut penser qu’Aristote, s’il avait connu la forme du roman moderne, l’aurait classé du côté de la poésie plutôt que de l’histoire. Mais même s’il avait en ce sens pu dire qu’il y a plus de philosophie dans Daphnis et Chloé ou dans l’Astrée que dans les Histoires d’Hérodote ou dans la Guerre du Péloponnèse, il n’aurait certainement pas dit que ces romans apportent une connaissance au sens d’une épistémè du général. Tout cela concourt assez bien avec l’idée que la littérature est comme la clinique, notamment en psychopathologie, concernée par le cas singulier.

Le second modèle est celui de la connaissance pratique au sens, non plus du savoir théorique propositionnel et du savoir que, mais au sens du savoir-faire ou du savoir comment faire. Il s’agit ici non pas du raisonnement pratique, mais des aptitudes, des capacités et des habitudes d’action. Selon la thèse aristotélicienne et néo-aristotélicienne quant à la connaissance théorique, celle-ci est irréductible à la connaissance théorique d’un ensemble de propositions. Les actions, les accomplissements et les activités qui sont le produit d’un tel savoir pratique et qui sont ceux de l’individu qu’Aristote appelle phronimos, prudent, ne peuvent pas se laisser encapsuler dans un ensemble limité de considérations. Ryle, qui avait lu Heidegger, a repris cette thèse aristotélicienne dans The Concept of Mind, en distinguant knowing that et knowing how. L’un de ses arguments fameux à cet effet est que toute conception de l’action qui présupposerait l’existence d’une proposition générale et théorique que l’esprit aurait à contempler pour agir serait circulaire, parce qu’elle présupposerait qu’il y a une autre proposition pour appliquer la première à l’action à accomplir, et ainsi de suite. C’est la légende ou le mythe « intellectualiste » qui nous conduit à penser que le comportement intelligent dans l’action suppose la connaissance préalable d’une proposition, alors que selon Ryle le savoir pratique doit être constitué d’un ensemble de dispositions et d’aptitudes non propositionnelles. Ce modèle rylien de la connaissance pratique est celui qui se tient à l’arrière-plan de la plupart des conceptions contemporaines qui entendent soutenir que si connaissance littéraire il y a, elle est de nature pratique. L’un des problèmes que ce modèle pose, comme on va le voir, est celui de savoir dans quelle mesure cette connaissance est indépendante de la connaissance théorique.

Le troisième modèle est celui de la connaissance par expérience directe ou de ce que Russell appelle une acquaintance, dont le modèle est la connaissance sensorielle et la connaissance mémorielle, ou plus vaguement encore une « expérience » non conceptuelle[11]. Mais quelles sont ses limites ? S’agit-il d’un what it is like, quel effet cela fait au sens d’une expérience singulière, comme celle du petit pan de mur jaune ou de Combray ressurgi dans la qualité sensible, ou bien d’expériences possibles, d’un quel effet cela ferait de se trouver face au petit pan de mur jaune, c’est-à-dire de la connaissance de situations d’un certain type ? Robert Pippin, dans son livre sur Henri James et la vie morale moderne, soutient que ce que la littérature nous apprend est une connaissance du second type[12]. Dans la personne de Merton Densher dans Les ailes de la colombe, nous dit Pippin, James nous donne non pas l’expérience mais le substitut d’une certaine expérience, qui nous met en contact avec cette expérience. Ou encore, pour prendre un exemple qui n’est pas celui de Pippin, Beckett, dans Comment c’est, nous donne une idée de how it is, selon le titre anglais, de ramper interminablement dans la boue et dans le noir, mais on peut difficilement dire qu’il s’agit d’une expérience directe, comme le modèle de la sensation le suggère. Cette ambiguïté se retrouve dans l’opposition entre deux conceptions de ce qu’est l’expérience directe ou acquaintance, un problème qui n’est pas loin de celui posé par le problème classique de Molyneux dont discutaient Locke et Leibniz. Locke soutenait que l’aveugle qui recouvre la vue possède une connaissance factuelle nouvelle qu’il acquiert au contact de l’objet qu’il a en face de lui. Leibniz soutenait au contraire qu’il retrouve une connaissance qu’il avait de manière tacite par des propriétés autres que visuelles de l’objet. Ce problème s’est redoublé quand le philosophe contemporain Frank Jackson a soutenu qu’il s’agissait d’une connaissance factuelle : il y a des faits, quant à ce qu’est l’expérience phénoménale, qui ne sont pas des faits physiques et que nous venons à connaître par l’expérience directe[13]. Au contraire, David Lewis a soutenu que l’expérience directe est une sorte de savoir comment ou de savoir-faire, de nature non pas singulière mais dispositionnelle, donc générale : quelqu’un qui sait quel effet cela fait de voir le ciel bleu est quelqu’un qui a l’aptitude à reconnaître cette couleur, à identifier des objets de la même couleur, et ainsi de suite[14]. Et si c’est une connaissance dispositionnelle et habituelle, donc générale, en quoi cette connaissance ne peut-elle pas être associée à la connaissance de propositions ? J’y reviens plus bas. Mais il est clair que ces oppositions vont se retrouver si on les transpose sous la forme de l’idée que la connaissance littéraire repose sur une certaine forme d’expérience.

Ces difficultés ne sont peut-être pas étrangères au fait que l’on a tendance à concevoir la connaissance littéraire sur le modèle de la connaissance des choses du monde extérieur, en troisième personne, qu’il s’agisse du monde humain, du monde social, du monde historique ou peut être de la culture en général, alors qu’il semble bien plus plausible de soutenir que c’est une connaissance d’un tout autre type, une connaissance de soi en première personne ou une connaissance d’autrui en seconde personne. Qu’est-ce qui a priori semblerait être plus une connaissance que la connaissance que l’on a de soi-même et de ses états ? Cette connaissance est réputée privilégiée au sens où l’on est le seul à avoir autorité sur ses états, infaillible au sens où l’on ne peut pas se tromper sur le fait qu’on a ces états à la première personne, et transparente au sens où l’on y a un accès direct et non par l’intermédiaire d’inférences. Cela ne s’applique-t-il pas de manière typique à la forme littéraire du journal intime et du récit de soi ? Les journaux d’Amiel et les écrits intimes de Stendhal ne sont-ils pas les pendants littéraires des investigations introspectives de Maine de Biran ? Pourtant les philosophes n’ont pas cessé de dire, au moins depuis Nietzsche et Ernst Mach, que l’on ne se connaît pas soi-même comme on connaît une chose du monde extérieur. Ils ont critiqué le modèle de la connaissance de soi en tant que projecteur braqué sur l’intérieur vers un hypothétique objet qui serait le moi, et ont défendu l’idée que la connaissance de soi était tout autre chose qu’une forme de connaissance sensorielle. Peut-être, ont-ils suggéré, est-ce en réalité une connaissance par inférence, basée sur la connaissance qu’on a d’autrui et du monde, et donc, dans la mesure où une inférence suppose des concepts et des propositions, une connaissance propositionnelle. Ou encore, peut-être s’agit-il en fait d’une connaissance non pas empirique, mais a priori ou, comme on dit à Oxford, constitutive. Comme le souligne Wittgenstein, se connaître soi-même n’est pas un accomplissement particulier, du genre de celui qu’on peut obtenir en s’assimilant un livre d’histoire ou en faisant un voyage dans un pays lointain et en ramenant ses notes, c’est un trait « grammatical » ou conceptuel que possède tout agent rationnel en tant qu’il est rationnel : par définition je ne peux pas ne pas me connaître moi-même, parce que je ne peux pas me connaître moi-même à la manière dont on connaît les choses empiriques. Mais si l’on transpose cela à la littérature de l’intime, à l’« autofiction », cela voudrait dire que celui qui entreprend de parler de lui-même, de Montaigne à Annie Ernaux, en passant par Léautaud, Gide ou Leiris, ne fait que déployer une forme de connaissance qui n’a rien de contingent et de faillible, mais qui est par définition correcte. Cela semble assez absurde, compte tenu des illusions et de la duperie de soi qui affectent le genre autobiographique, mais il y a un sens au moins dans lequel cela semble être pertinent : tout journal intime est au moins autant la manière dont se révèle la perspective ou la façon dont son narrateur voit les choses qu’une enquête sur des faits internes. L’oeuvre ne ferait alors qu’exprimer ce point de vue, qui est relatif et non pas objectif. Il est assez intéressant de constater que se rejoignent sur cette idée aussi bien les partisans de la conception formaliste selon lesquels l’oeuvre littéraire est nécessairement subjective, voire solipsiste, et des partisans de la conception « humaniste » comme Lamarque qui soutiennent que l’oeuvre littéraire ne peut pas produire des vérités parce qu’elle est toujours l’expression d’intérêts et de thèmes associés à une perspective particulière.

Mais on s’éloigne alors d’autant d’une conception cognitive. Même si l’on suppose que la connaissance de soi apportée par l’écriture sur soi pourrait être une bonne voie d’accès à la connaissance d’autrui (sur le modèle classique du raisonnement par analogie), compte tenu du fait que nous nous trompons beaucoup sur nous-mêmes et que nous sommes tout sauf fiables, cela menace la perspective humaniste selon laquelle la littérature, si elle est essentiellement le produit d’une connaissance de soi, peut avoir un pouvoir d’éducation et d’apprentissage. Comme nous l’apprend la psychologie cognitive, les gens sont prompts à se tromper systématiquement sur eux-mêmes et sont victimes de toutes sortes de biais cognitifs. S’ils devaient transposer sur autrui la connaissance qu’ils ont d’eux-mêmes, la perspective serait bien sombre. Cela nous éloigne d’autant plus de l’idée que la connaissance littéraire pourrait être une forme de connaissance factuelle de type propositionnel.

3. La conception affective ou expressiviste

On pourrait penser que la conception rivale de la conception cognitive de la littérature est la conception formaliste et autoréférentielle. Comme on l’a souvent remarqué, l’une des difficultés de cette conception est qu’elle conduit à nier la distinction même entre vérité et fiction. Mais en fait, même si elle refuse à la littérature tout pouvoir cognitif, la conception formaliste partage avec le cognitivisme propositionnel la prémisse selon laquelle, s’il peut y avoir une connaissance littéraire, celle-ci doit être nécessairement de forme théorique et propositionnelle. Cependant, la conception opposée à la conception cognitive est plutôt la conception que j’appellerai affective ou expressiviste, selon laquelle l’oeuvre de fiction ne vise pas à produire des vérités, mais a plutôt pour but de provoquer en nous des réactions de type émotionnel ou empathique[15]. Le degré auquel on peut parler d’une conception affective dépend en fait de la conception que l’on a de la nature des émotions et des sentiments qui se trouvent exprimés, et du degré de ce que l’on pourrait appeler, en analogie avec un problème parallèle qui se pose au sujet de la perception, leur pénétration cognitive. On peut en effet concevoir les émotions comme ayant un contenu cognitif plus ou moins grand, selon qu’on les conçoit plus ou moins comme des réactions purement physiologiques ou humorales, ou bien comme associées à des contenus intentionnels, que ceux-ci soient ou non des contenus de croyance. Ces variations sont en fait relatives à la manière dont on interprète la catharsis. Selon William Marx, Aristote soutiendrait dans la Poétique que la catharsis n’est autre qu’un état physiologique produit par un équilibre du mélange humoral[16]. Selon une conception plus traditionnelle de la catharsis, celle-ci a plutôt comme effet de réorienter l’émotion, en la purgeant, vers un effet cognitif particulier.

Dans une large mesure, l’histoire des interprétations de la carthasis vient doubler celle du paradoxe que Colin Radford a formulé à partir de celui qu’Aristote lui-même formule au sujet de la tragédie :

  1. J’éprouve de la pitié (peur) face au sort de X.

  2. Pour être ému par un X (peur, pitié, etc.) il faut croire que X existe.

  3. Je crois que X est une entité fictive[17].

C’est la trame du célèbre « paradoxe de la fiction » :

  1. Nous éprouvons des émotions face à des fictions.

  2. Mais nous ne pouvons éprouver des émotions que si nous croyons que ce qu’elles décrivent est réel.

  3. Pour qu’une fiction soit telle, nous devons reconnaître qu’elle est une fiction, donc croire que ce qu’elle décrit n’est pas réel.

En simplifiant beaucoup, il y a trois types de solutions. La première consiste à nier (1). Mais cela paraît absurde : il semble bien que nous éprouvons des émotions. La seconde consiste à nier (2) et à soutenir que l’émotion fictionnelle est irrationnelle. Les émotions relatives à la fiction n’ont pas la dimension intentionnelle et cognitive typique des émotions ordinaires. L’interprétation de la catharsis que donne William Marx me semble se rattacher à cette seconde lecture. La troisième lecture consiste à rejeter la troisième branche du trilemme, selon laquelle si nous sommes émus par quelqu’un ou quelque chose, nous croyons que l’objet de notre émotion existe. Nous n’avons pas réellement peur. Nous avons fictionnellement peur, dans le cadre d’un jeu de faire-semblant. C’est la thèse de Walton[18] : nous n’avons qu’une pseudo-peur et une pseudo-pitié. Currie propose une variante : il loge la fiction dans l’intention de l’auteur que son lecteur reconnaisse cette intention et s’engage dans un jeu de faire-semblant[19]. Le problème posé par ce genre d’analyse est celui de savoir ce que sont les quasi-émotions en question. Elles sont censées être engendrées non pas par des croyances quant à l’existence de leurs objets, mais par des croyances au sujet de ce qui est fictionnellement le cas, qui sont aussi des quasi-croyances. Il est clair que des quasi-croyances ne peuvent pas faire des connaissances, et donc qu’on a pleinement affaire à conception expressiviste.

Tout le problème consiste à essayer de localiser ce que peuvent être ces quasi-croyances. Ici la situation est très analogue à celle de ce que l’on appelle la thèse instrumentaliste en philosophie des sciences : les théories scientifiques ne décrivent pas la réalité mais sont des instruments de prédiction qui n’ont pas le statut de connaissances réelles sur le monde, mais qui ont un statut heuristique. C’était la thèse de Mach au sujet de la science empirique. Musil, qui fit sa thèse sur Mach, s’en est souvenu :

L’art, il est vrai, représente non pas abstraitement, mais concrètement, non pas le général, mais des cas particuliers dont la sonorité complexe englobe aussi de vagues notes générales ; et tandis que, confronté au même cas, le médecin s’intéresse à une relation causale de valeur générale, l’artiste s’intéresse à une relation affective individuelle ; si le savant s’intéresse au schéma global de la réalité, l’artiste cherche aussi à étendre le registre des possibilités intérieures inconnues : c’est pourquoi l’intelligence de l’artiste est d’un ordre autre que juridique. Des êtres, des émotions, des événements qu’il modèle, il donne une représentation non pas totale, mais unilatérale[20].

À cette lignée appartient l’idée de Mach, qui a eu beaucoup de succès, selon laquelle les romans sont des expériences de pensée. Musil ne cesse d’insister sur le fait que la littérature est l’art des possibles et sur le fait que l’écrivain doit se mettre à la hauteur de l’homme du possible. Mais il faut bien voir le hiatus qu’il y a entre cette conception et celle à laquelle j’ai fait allusion auparavant, selon laquelle la connaissance littéraire pourrait être une connaissance des essences et des vérités nécessaires. L’idée expressiviste, qui me semble être essentiellement celle de Musil, selon laquelle la littérature nous propose des expériences de pensée qui sont des exercices de l’imagination, est aux antipodes de l’idée qu’on trouve notamment chez Lewis, selon laquelle on aurait affaire à des vérités possibles, au sens où Johnson disait que Shakespeare les appréhendait tout autant que les vérités réelles. Les possibles en imagination dont parlent Musil et, dans une très large mesure les théoriciens du « faire-semblant » littéraire, ne sont pas des vérités ni des propositions à propos des possibles. Ce ne sont que des quasi-propositions, qui n’ont pas de valeur cognitive. Il arrive à ces auteurs de parler des effets cognitifs ou inférentiels que l’on peut attendre de la fiction.

La difficulté principale de la position expressiviste est qu’elle ne peut pas s’autoriser de l’idée de connaissance littéraire, si elle associe les états émotionnels, empathiques ou imaginatifs à des contenus qui sont seulement quasi-propositionnels. Il faudrait au moins, si la notion de connaissance n’est pas employée de manière purement métaphorique, que l’on ait affaire à d’authentiques croyances. Dans cette perspective, il est difficile de parler de connaissance littéraire. Au mieux, on peut parler d’effets cognitifs ou d’implications cognitives des oeuvres littéraires.

Lorsqu’on lit, chez des auteurs aussi différents que Currie, Bakthine, Barthes et Richards que les fictions littéraires servent « d’espaces de simulation » dans lesquels nous pouvons faire l’expérience de toute une variété de stratégies sans avoir à subir les conséquences coûteuses qu’elles auraient dans la vie réelle, ou qu’elles s’apparentent à des champs de bataille dans lesquels différentes manières de vivre, fondées dans différents systèmes de croyances, entrent en conflit, ou encore qu’elles posent des questions auxquelles elles ne donnent pas de réponse ou qu’elles sont des « machines à penser », on a bien affaire à des conceptions qui, bien qu’elles admettent que les oeuvres de fiction contiennent des échos cognitifs, sont parfaitement expressivistes et anti-cognitives.

4. La conception pratique révisée

Il me semble très difficile de ne pas accepter la thèse non cognitiviste. Il n’est pas possible de ressusciter une conception selon laquelle on pourrait affirmer, en un sens qui soit conforme à l’un de ceux que j’ai brièvement passés en revue, l’existence d’une connaissance littéraire en un sens suffisamment substantiel d’une forme de connaissance théorique. La conception qui semble de prime abord réaliser l’accord entre celles dont j’ai fait une rapide typologie est celle de la connaissance littéraire comme connaissance pratique ou « practicaliste ». Or cette conception nous dit que s’il y a connaissance littéraire elle est de l’ordre du know how, d’un savoir non propositionnel, constitué de capacités, d’aptitudes et de dispositions. Mais est-il certain que la connaissance pratique en question soit réellement incompatible avec une forme de compétence propositionnelle ? Presque toutes les conceptions du savoir pratique le supposent. Sommes-nous cependant tenus d’accepter ce modèle ? L’option que je voudrais suggérer est celle d’une connaissance pratique propositionnelle qui permettrait de réconcilier le savoir pratique et la compétence propositionnelle.

Beaucoup d’auteurs ont défendu le practicalisme, en s’inspirant soit de Bourdieu, soit de Wittgenstein, soit d’une variété ou d’une autre de pragmatisme, l’idée que la connaissance littéraire ne peut pas être de forme théorique[21]. Un exemple récent est celui de Joshuah Landy, qui dans How to do things with fictions nous dit, sur un ton austinien, qu’il faut cesser de parler de ce que dit un texte pour se concentrer sur ce qu’il fait et sur ce que nous pouvons faire avec lui[22]. Même si Landy rejette l’idée que le faire en question soit de l’espèce de celui que préconise Nussbaum, c’est-à-dire d’ordre moral, il le conçoit, comme la plupart des practicalistes comme éthique au sens large. « Savoir pratique », selon les conceptions practicalistes, veut dire deux choses : d’une part le fait qu’on a affaire à un savoir non théorique, non propositionnel et non général, et d’autre part le fait que ce savoir est essentiellement orienté vers des questions de nature éthique.

« Il y a selon moi un ensemble de textes que nous pourrions appeler des « fictions formatives », des textes dont la fonction est de moduler nos capacités mentales. Plutôt que de fournir des connaissances proprement dites — qu’il s’agisse de connaissances propositionnelles, sensibles, par expérience directe (acquaintance), ou de connaissance par révélation —, ce qu’elles nous donnent est un savoir comment ; plutôt que de transmettre des croyances, elle développe nos aptitudes, plutôt que de nous enseigner elle nous donne un entraînement. Elles ne sont pas informatives, mais formatives. Dans le cercle formatif, nous ne commençons pas avec une « pré-compréhension », mais avec ce que l’on peut appeler une « pré-capacité ». Nous devons, en d’autres termes, déjà être assez bons dans l’exercice de la chose en question : être assez bons à suivre des raisonnements logiques, assez bons à maîtriser le discours figuré, assez bons à prendre du recul vis-à-vis de nos attitudes, et assez bons à juxtaposer thèse et antithèse. C’est cette aptitude minimale qui nous permet de relever le premier défi du texte — c’est-à-dire de la reconnaître comme un défi, et donc de commencer à moduler notre capacité. C’est cette modulation qui nous permet de relever le défi suivant du texte, et « en faire autant à chaque tournant potentiel du cercle »[23].

C’est une synthèse séduisante entre le point de vue aristotélicien, qui veut que la connaissance littéraire soit essentiellement de nature pratique et de type savoir-faire, et la conception expressiviste des théoriciens du faire-semblant et de la simulation imaginative, qui insistent eux aussi sur le rôle formateur de l’imagination littéraire. Mais pour qu’elle tienne debout, il faut préciser au moins deux choses. D’abord en quoi consistent les aptitudes qui sont censées émerger de notre lecture et de notre familiarité avec les oeuvres littéraires ? Landy suggère qu’elles doivent, tout comme les vertus aristotéliciennes, déjà exister en nous sous forme de pré-capacités. Mais comment passe-t-on de ces pré-capacités à des capacités authentiques, il ne nous le dit pas, et les exemples qu’il prend dans son livre, qui viennent de lectures — aussi brillantes soient-elles, de Chaucer, Platon, des Évangiles et de Beckett, sont loin d’être convaincants. Ensuite, il nous faut encore accepter l’idée qui sous-tend cette conception « formatrice », à savoir que la connaissance pratique, celle qui repose sur des savoir-faire et des aptitudes, est par définition irréductible à la connaissance théorique. Or c’est loin d’être clair. Les romans de formation (Bildung) dont le Wilhelm Meister est le modèle enseignent-ils un savoir seulement pratique ?

On décrit souvent, quand on les discute, les savoir-faire et les aptitudes comme si ceux-ci excluaient, par définition, l’exercice d’un savoir propositionnel. Cependant, il est assez évident que ce n’est pas le cas : bien des exercices d’une aptitude pratique sont accompagnés de savoir propositionnel et le présupposent. Un médecin a beau avoir du savoir-faire, il a quand même lu des livres, et ceux-ci n’étaient pas des fictions lui apprenant à faire comme si, mais ils contenaient une information propositionnellement calibrée. Bien des aptitudes intellectuelles mais considérées comme « pratiques », telles que celle qui consiste à parler une langue, raisonner ou calculer, reposent de toute évidence sur une compétence propositionnelle (quelle que soit la manière dont on la comprend). Bien des aptitudes complexes telles que savoir conduire ou naviguer semblent difficilement susceptibles d’être acquises sans un savoir propositionnel. La dépendance marche dans l’autre sens : d’un savoir pratique on peut inférer un savoir encodé propositionnellement. Le savoir propositionnel est souvent l’enfant du savoir pratique. On aime à rappeler que la géométrie a trouvé ses origines dans l’arpentage et l’art des architectes égyptiens, et que la musique comme science des proportions est née en grande partie de l’évolution des instruments et n’est pas sortie toute armée de la cuisse d’un Jupiter théorique.

C’est évidemment la seconde direction de dépendance, du pratique au théorique, qui intéresse les tenants de l’autonomie, et dans une large mesure de la priorité de la connaissance pratique par rapport à la connaissance théorique. Mais on peut aussi défendre le premier type de dépendance. Contre cette thèse de priorité et d’autonomie, Jason Stanley and Timothy Williamson ont soutenu, sur la base d’un argument purement linguistique, que des formes telles que « X sait comment ϕ-ier » (où f est un verbe quelconque désignant un certain savoir-faire) par exemple « Jean sait comment faire une omelette aux herbes » ne doivent pas être analysées sur le modèle verbe + infinitif (comme dans « Jean sait nager et faire du vélo », mais selon le schème d’une question indirecte ou enchâssée où X est dit savoir la réponse à une question directe de la forme : « comment doit-on ϕ-ier ? » (par exemple « comment faut-il faire une omelette ? »), c’est-à-dire une réponse sous forme propositionnelle à une question exprimée sous forme propositionnelle[24]. Sur cette base ils avancent l’idée que le fait que quelqu’un sache comment V revient à connaître une certaine manière de V sous un mode de présentation démonstratif, et à entretenir la proposition que telle ou telle manière est une manière de ϕ-ier. Par exemple :

Anne sait comment manoeuvrer le canot
s’interprète comme :
Anne sait que telle manière est pour elle la manière de manoeuvrer le canot.

Si cette analyse est correcte, la connaissance pratique serait ainsi réduite à une connaissance propositionnelle sous un certain « mode pratique de présentation ».

Le problème, comme l’on noté les critiques de cette idée, est que cela ne marche pas en français notamment, où l’on a des constructions avec verbe + infinitif (savoir nager ne signifie pas la même chose que savoir comment nager). Plus fondamentalement, comment peut-on soutenir que savoir bien que telle manière de ϕ-ier est équivalente à savoir bien comment ϕ-ier ? Le problème est que si j’ai un mode de présentation pratique de telle ou telle activité, telle que lacer mes souliers, il n’est pas évident pour autant que je sache lacer mes souliers. Quand j’ai appris à pêcher, on m’a dit qu’il fallait faire « comme ça » pour mettre l’appât sur l’hameçon, et j’ai sans doute alors acquis le mode de présentation pratique de la pose de l’appât. Mais j’étais encore loin d’avoir l’aptitude pratique qui consiste à « savoir appâter » (d’ailleurs je connais encore le mode de présentation aujourd’hui, mais j’ai perdu l’aptitude, car il y a bien longtemps que je n’ai pas pêché).

Il est probable que la tentative de réduction de Stanley et Williamson fasse long feu. La question de savoir si la connaissance pratique est indépendante de la connaissance théorique est un problème pour la psychologie cognitive et pour la philosophie. Mais dans le contexte présent, la suggestion de Stanley et Williamson peut nous servir. Je ne sais pas, de manière directe, me déplacer en rampant dans la boue comme le personnage de Comment c’est. Je ne sais pas comment me comporter de la manière dont se comportent les personnages des Ailes de la colombe. Mais ce que je connais, en lisant ces livres, c’est « comment c’est », how it is, non pas au sens d’un savoir pratique non propositionnel, mais au sens d’un mode de présentation, d’une description d’une manière de faire qui est propositionnelle, parce que connaître une manière de faire est bien une connaissance propositionnelle, parfaitement encodée dans une proposition susceptible d’être vraie ou fausse. Le savoir pratique indirect ne consiste pas en un seul mode de présentation, mais en une multiplicité de modes de présentation pratiques. Pris ensemble, ils ne nous donnent pas l’équivalent du savoir correspondant dans la vie réelle. Mais ils le simulent et le décrivent de manière indirecte. La connaissance de ces modes de présentation pratique, qui sont propositionnels, forme, lorsqu’ils sont pris ensemble, une connaissance de généralités, de régularités et de lois. Quelles sortes de lois ? Des lois du coeur humain, des vérités sur la vie humaine et ses formes, en particulier éthiques[25]. Par ces modes de présentation pratiques, on a une connaissance pratique de vérités théoriques. C’est une version de la thèse selon laquelle les vérités véhiculées par la littérature sont des vérités essentielles ou des lois, thèse que j’ai rejetée trop vite, plus haut. Car combinée avec l’idée que l’on a affaire à des modes de présentation pratique, cette conception mérite d’être maintenue. Par conséquent, la théorie de Stanley et Williamson, si elle est fausse en général, pourrait bien être correcte quand il s’agit des fictions littéraires et servir de base à une conception de la connaissance littéraire, que je ne peux articuler ici, car il faudrait évidemment bien plus que ces brèves suggestions pour pouvoir défendre la thèse du caractère propositionnel du savoir pratique littéraire. Mais si cette suggestion très abstraite est correcte, la distance entre savoir pratique et savoir propositionnel n’est pas aussi grande que le soutiennent la plupart des défenseurs de l’idée que la connaissance littéraire est une connaissance pratique.

Conclusion

J’ai esquissé trois conceptions de la connaissance littéraire qui prétendent toutes, à un degré ou un autre, rendre compte de la valeur cognitive des oeuvres. La conception propositionnelle est peu plausible. La conception affective ou expressiviste interdit en fait l’idée même d’une connaissance littéraire, de même que certaines de ses incarnations sous la forme d’une connaissance pratique. En revanche, si l’on admet que les liens de la connaissance pratique et de la connaissance propositionnelle sont plus étroits que ce que les conceptions practicalistes nous disent habituellement, ces conceptions sont peut-être conciliables avec une forme de cognitivisme.