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Le relativisme moral n’est pas la position métaéthique ayant la meilleure presse. Outre les critiques visant la cohérence de la position, plusieurs auteurs sont d’emblée réticents à l’idée de défendre le relativisme en raison des conséquences morales qu’il impliquerait (nous ne pourrions par exemple pas critiquer les jugements moraux d’autrui). Contre ces arguments et ces craintes, David Velleman nous propose The Foundations of Moral Relativism, un bref ouvrage divisé en six chapitres présentés par l’auteur comme des essais indépendants. Mais, une fois mis en commun, ces essais offriraient une explication relativiste acceptable. Pour ce faire, l’auteur adopte une stratégie fort pertinente. Plutôt que de consacrer l’ouvrage uniquement à la réfutation d’arguments contre le relativisme, Velleman soutient une théorie de l’agentivité ayant comme conséquence de mener au relativisme moral. Il ne s’agit donc pas de reformuler des arguments déjà connus, mais plutôt de donner de nouveaux fondements à ces derniers.

Dès le début du chapitre I, Velleman se dissocie de certaines erreurs connues du relativisme. Il note que l’observation empirique de pratiques morales divergentes et incompatibles n’est pas suffisante pour justifier philosophiquement le relativisme moral — ce serait passer de l’être au devoir être — et qu’il nous faut donc aller au-delà de ce constat pour déterminer les fondements du relativisme moral. Il admet que les normes morales ne doivent pas simplement être réduites aux moeurs des cultures. Les normes morales ont en effet une force normative que les moeurs n’ont pas. Il reconnaît que le relativisme ne peut impliquer des obligations du type « nous devons nous conformer aux normes morales de nos communautés », car un tel énoncé exprime une norme absolue et universelle. Et il soutient que le relativisme qu’il défend ne suppose pas qu’il y ait des questions morales universelles auxquelles les communautés donneraient des réponses particulières et contextuelles.

Le chapitre II, Virtual Selves, s’articule autour de l’un des piliers de la théorie de l’agentivité de Velleman : un agent cherche à comprendre autrui et à être compris par celui-ci. Pour en venir à cette conclusion, l’auteur adopte un angle d’attaque original : il fait appel à l’idée d’agent virtuel en s’inspirant du jeu Second Life. Dans un univers virtuel, l’agent virtuel ne peut se dérober aux lois et règles prédéfinies de cet univers. Il doit agir et interagir avec les autres personnages en fonction de normes qui limitent et orientent son comportement. Pour qu’un agent virtuel puisse être compris par autrui, celui qui contrôle le personnage doit s’assurer que les autres puissent interpréter ses différentes actions à la lumière des normes qui régissent son univers. Mais au-delà de l’interprétation des actions ponctuelles du personnage, pour avoir affaire à un agent, la « personnalité » du personnage doit demeurer cohérente et unifiée, compte tenu de l’ensemble des possibilités offertes dans son monde. Et ce n’est pas tout, un agent doit aussi être apte à reconnaître que les autres agents font de même. Les interactions dans lesquelles un agent s’engage ont toujours pour objectif à la fois de partager un message qui a du sens pour l’agent, mais aussi de démontrer qu’il saisit le sens de ce que les autres agents cherchent à partager avec lui. En tant qu’agents, nous sommes continuellement engagés dans des projets de compréhension mutuelle.

Une fois cette thèse posée, Velleman définit plus précisément dans le chapitre III en quoi consiste une action qui a du sens. Le concept central est celui d’action « ordinaire ». Peu importe ce que nous faisons, nos actions peuvent toujours être considérées comme « ordinaires » relativement à un cadre d’interprétation donné : les communautés[1]. Par « ordinaire », il est entendu qu’un agent agit de façon telle qu’on peut comprendre le sens de ses actions en fonction du contexte dans lequel elles s’inscrivent. Même les actions extraordinaires sont, dans un sens, ordinaires. Elles sont ordinairement extraordinaires, car les membres d’une communauté reconnaissent tous que ces actions sont extraordinaires. Mais pourquoi agir de façon ordinaire ? Il s’agit d’une nécessité pratique : une communauté se développe de façon à ce que les interactions et la compréhension entre les membres soient possibles. Nous avons besoin de pouvoir comprendre et prévoir les attentes et actions des individus qui nous entourent.

Mais ce qui est ordinaire n’est pas prédéfini indépendamment des êtres humains ; ce sont des comportements adoptés par les membres d’une communauté pour diverses raisons contingentes et contextuelles. Conséquemment, les comportements ordinaires sont des constructions sociales variant dans le temps et dans l’espace. Le relativisme de Velleman repose sur cette thèse. Avant même que l’on parle de moralité, l’idée est que les membres de différentes communautés n’agissent pas en fonction des mêmes interprétations du monde. Pour une même situation, les membres de différentes communautés ne conçoivent pas nécessairement les mêmes possibilités ou nécessités d’actions. Ce qui est ordinaire pour une communauté ne l’est pas nécessairement pour une autre. Ce phénomène implique que les désaccords sans erreurs[2] (faultless disagreement) ne sont pas nécessaires pour que le relativisme soit avéré. Lors de désaccords moraux, ou bien les individus en désaccord n’interprètent pas la situation de la même façon (ils n’ont pas la même conception de ce qui est ordinairement attendu dans cette situation), ou bien les conclusions de certains d’entre eux sont fausses (en fonction de leur propre cadre d’interprétation). Puisque Velleman soutient qu’il n’existe aucun ensemble d’actions ordinaires a priori et universelles vers lesquelles toutes les interprétations des communautés doivent tendre, il s’ensuit qu’il existera toujours une pluralité de cadres d’interprétation divergents et incompatibles[3] menant à des conclusions différentes, mais vraies (relativement aux cadres d’interprétation des différents communautés).

Au chapitre IV, Foundations for Moral Relativism, Velleman applique sa théorie de l’agentivité au phénomène moral. Le chapitre débute par une définition du relativisme moral : une action ne peut être bien ou mal en soi, comme un objet ne peut être petit ou grand en soi ; il faut nécessairement un cadre de référence pour que l’évaluation ait un sens. Pour Velleman, c’est la communauté qui offre ce cadre. Velleman présente à ce point un autre principe fondamental de sa théorie, le concept d’« indexical essentiel » (essential indexical) qu’il emprunte à John Perry[4]. Un indexical est un mot ou une expression dont la référence varie en fonction du contexte (p. ex., « je » ou « ici »). Pour Velleman, les jugements moraux impliquent toujours une référence implicite à un indexical. Ainsi, lorsque j’affirme « ceci est mal », cette affirmation doit être comprise comme « ceci est mal pour nous », où le « nous » fait référence à la communauté du locuteur. Mais le jugement moral a en effet une force normative seulement lorsque le locuteur sous-entend implicitement ce cadre, sans le mentionner explicitement — p. ex., « l’excision est moralement inacceptable » est un jugement normatif. Par opposition, si l’affirmation mentionne explicitement le cadre de référence — p. ex. « l’excision est moralement inacceptable pour les Occidentaux » —, il ne s’agit plus d’un jugement normatif, mais d’un jugement factuel. Une communauté ressent la force normative d’un jugement moral seulement lorsque ce jugement est applicable à son interprétation du monde. Tout ce qui peut être appelé une « raison » obéit à ce principe. Il n’existe pas de raison indépendante de tout point de vue.

Une fois cette théorie exposée, le reste du chapitre IV, puis les chapitres V et VI, répondent à certaines objections contre le relativisme moral. Dans la section « Is this really Relativism ? » du chapitre IV, Velleman explique d’abord en quoi la convergence de nombreuses normes morales entre les communautés et leur caractère généralement prosocial ne contredit pas le relativisme moral. Car si un tel constat est avéré, ce n’est pas en raison d’une réalité morale a priori et universelle, mais plutôt en raison d’un phénomène a posteriori et contingent : du fait de mécanismes physiologiques communs aux êtres humains, les membres des communautés développent naturellement des normes qui leur permettent d’interagir et de se comprendre entre eux. Ainsi, plutôt que de parler d’universalité des normes morales, il faut parler d’une omniprésence de ces normes. Et ce qui est omniprésent, ce ne sont pas les normes morales particulières, mais le fait que toutes les communautés développent des comportements « ordinaires » qui peuvent être compris par leurs membres (y compris ce qui est moralement attendu dans certaines situations). Mais ces comportements « ordinaires » peuvent diverger d’une culture à l’autre.

Dans cette optique, Velleman soutient que le relativisme n’exclut pas la possibilité d’un certain progrès. Compte tenu du fait que les normes morales ont pour fonction de favoriser l’interaction et la compréhension entre les membres d’une communauté, nous pouvons concevoir des normes plus aptes à satisfaire ces fonctions que d’autres. Cette idée est approfondie à la fin du chapitre VI où il est précisé que le progrès moral n’implique pas que les normes morales convergent vers des normes déterminées par une réalité morale. Le progrès moral est plutôt un progrès social ; on peut concevoir un tel progrès lorsque les normes d’une communauté évoluent de façon à favoriser les fonctions auxquelles elles servent. L’évolution se fait toujours à l’intérieur du cadre de référence d’une communauté. Il s’ensuit que les débats moraux sont possibles, mais ils ne sont pertinents que si l’on débat en fonction du même cadre de référence.

Par la suite, le chapitre V cherche à répondre à la crainte selon laquelle le relativisme moral impliquerait des « trous noirs moraux » : c’est-à-dire qu’il rendrait théoriquement possible que des communautés vivent en fonction de normes qui nous apparaissent profondément immorales. Pour Velleman une telle possibilité est en pratique quasi impossible, car les êtres humains ont une tendance naturelle à accorder de la valeur aux autres êtres humains (en l’absence de pressions sociales contraires à cette tendance). Ce n’est pas une exigence de la raison pratique pure comme le soutenait Kant, mais plutôt un phénomène a posteriori : en tant qu’agent, nous en venons à concevoir notre propre conscience de soi, et nous percevons cette même conscience chez autrui. C’est ce qui nous permet de nous adonner à différentes activités dont certaines requièrent le constat que d’autres agents peuvent faire de même : faire des plans pour le futur, avoir des intentions conjointes, s’investir dans des relations interpersonnelles comme l’amitié et l’amour, etc. Les comportements considérés ordinaires et les normes morales d’une communauté se développent de façon à rendre possibles ces activités. Bref, les normes ont naturellement une tendance à favoriser des comportements prosociaux plutôt qu’antisociaux.

En guise de conclusion, le chapitre VI offre une réponse à l’argument selon lequel le relativisme rendrait la vie absurde. Velleman articule sa réponse autour de certains passages de l’article « Absurd[5] » de Thomas Nagel dont il se sert pour définir et distinguer les concepts d’absurde, de ridicule, d’arbitraire et de spécifique (au sens de singulier). Il en conclut que, bien que nous ne puissions faire appel à l’idée de valeurs objectives et universelles pour donner un sens à notre vie, et bien que chaque individu ou communauté fasse l’expérience du monde de façon singulière et contingente, il n’en demeure pas moins que, par notre nature humaine, nous sommes tous inclinés à prendre notre vie au sérieux. Et en ce qui concerne le sérieux de la moralité, Velleman réaffirme que son relativisme n’empêche pas le progrès moral. La possibilité d’un progrès moral à l’intérieur des communautés est suffisante pour que la moralité soit prise au sérieux.

Une fois la lecture terminée, pouvons-nous être convaincus par la théorie de Velleman ? Disons ceci : cet ouvrage porte très bien son titre, il propose des fondements au relativisme moral, mais sans réellement aller plus loin. Il offre des pistes de solution qui méritent d’être explorées plus en profondeur, mais la brièveté de l’ouvrage ne permet pas d’étoffer suffisamment les arguments avancés ; ceux-ci prêtent le flanc à la critique, particulièrement en ce qui a trait aux chapitres IV à VI. Entre autres, l’argument selon lequel les communautés adhèrent parfois à des interprétations du monde irréconciliables mériterait un traitement plus approfondi, certains défendant l’idée selon laquelle nos désaccords ne sont que superficiels et qu’il est toujours possible de remonter à des valeurs communes. Par ailleurs, la thèse selon laquelle les êtres humains auraient une tendance naturelle à valoriser les autres êtres humains — non grâce à un exercice de la raison mais par un instinct inné — devrait être enrichie d’une explication élucidant pourquoi de nombreuses communautés semblent adopter des normes en opposition avec cet instinct. Finalement, l’idée de progrès moral telle que conçue par Velleman semble avoir des conséquences contre-intuitives. Si le progrès moral se réduit à un progrès social où ce qui progresse, c’est notre capacité d’interaction et de compréhension mutuelle, n’est-il pas douteux qu’une société extrêmement hiérarchisée puisse être très évoluée selon ces critères, en dépit du fait que les classes inférieures soient entièrement à la merci des classes supérieures ? Est-ce là simplement une intuition morale « biaisée » ?

Quoi qu’il en soit, ces objections n’enlèvent rien à pertinence de l’ouvrage. Velleman propose les fondements d’un relativisme sophistiqué. Il reste maintenant à édifier à partir d’eux.