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Au vu de l’indolence, voire de l’impavidité dont témoignent les approches qu’ont adoptées la plupart des pays du monde à l’égard du changement climatique, il semble n’y avoir guère d’urgence. La question est de savoir en quoi cela pose problème, si problème il y a. À cela, je réponds que tout, là-dedans, pose problème et, plus précisément, qu’on peut y voir autant une violation des droits fondamentaux que le signe qu’une occasion en or de protéger ces droits a été ratée. À la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques sur laquelle avait débouché la première conférence sur le climat de Rio en 1992, j’ai déjà reproché ailleurs qu’on n’ait fixé « aucune date ni aucun montant : on ne précise aucune date à laquelle les pays riches devraient avoir réduit leur volume d’émissions, et on ne donne aucun montant pour évaluer à quelle hauteur les pays riches devraient venir en aide aux pays pauvres, afin de les préserver des effets d’un développement qui serait aussi destructeur que le nôtre sur le plan environnemental. Cette convention est parfaitement inoffensive[2] ». On a en général répondu à cela que cette Convention restait malgré tout un bon début.

Presque vingt ans plus tard, le texte sur lequel a débouché la Conférence des Parties de Copenhague, en 2009, s’est révélé tout aussi inoffensif, ne fixant encore une fois aucune date ni aucun montant. Au sujet du document de douze paragraphes qui en a été tiré, le New York Times parlait d’« une simple déclaration d’intention, et non une promesse formelle par laquelle on s’engagerait à agir[3] ». On y trouve l’idée qu’il faudrait, en gros, limiter la hausse de la température globale à 2°C au-dessus des niveaux relevés à l’ère préindustrielle, mais sans aucune précision, et encore moins d’engagements relatifs aux moyens qu’il faudrait mettre en place pour y parvenir[4]. Les États-Unis d’Amérique ont quant à eux annoncé en grandes pompes qu’ils apporteraient leur contribution à un fonds d’aide à destination des pays les plus pauvres, sans préciser toutefois à combien pourrait s’élever cette contribution et, toute honte bue, se sont engagés à réaliser des coupes proprement ridicules dans leurs émissions, équivalant à une réduction de 4 pour cent en dessous des taux d’émissions relevés en 1990[5]. Pourtant, à nouveau, on a défendu cet accord en disant que c’était un bon début.

Au terme de presque vingt années passées à essayer d’éviter d’affronter réellement le fait que nous sommes en train de créer une situation impossible pour ceux qui vont venir après nous, nous ne pouvons raisonnablement plus nous contenter de bonnes intentions, d’un premier pas ou d’un bon départ. Au terme de presque vingt années de déni, le temps des éternels premiers pas est terminé. C’est un fait que nous nuisons aux générations futures en nous obstinant, encore et encore, à contribuer à établir des conditions dans lesquelles elles seront incapables de faire valoir leurs droits fondamentaux. Si nous continuons à utiliser les énergies fossiles comme s’il n’y avait pas de lendemain, il se pourrait bien qu’il n’y ait effectivement pas de lendemain pour ceux qui auront à essayer d’y vivre. Et si nous persistons à faire « comme d’habitude », nous ratons une chance fantastique d’offrir à ceux qui viendront après nous une protection qu’ils ne seront pas en mesure de se donner à eux-mêmes. Voici un premier argument général.

L’évolution rapide du changement climatique plonge les générations présentes et à venir dans le type de circonstances générales qui justifient précisément la mise en place d’institutions de protection des droits[6]. Bien que l’identité des individus à venir ne soit pas encore déterminée et demeure par conséquent inconnaissable[7], nous savons qu’en tant qu’êtres humains ils pourront tous se prévaloir des droits humains, ce qui inclut des droits ne pouvant se déployer que dans un système économique viable, système qui lui-même suppose l’existence d’un environnement dans lequel ces êtres humains à venir devront pouvoir s’adapter et assurer leur propre subsistance sur la planète. Il faut donc, par conséquent, qu’ils héritent des générations qui les ont précédées un environnement où tout ne soit ni complètement inhospitalier ni complètement imprévisible. Pourtant, à l’heure actuelle, en vertu des activités économiques qui dépendent des énergies carbone, nous sommes en train de causer des transformations environnementales de plus en plus rapides dont les limites ne sont pour l’instant ni déterminées, ni même véritablement prévisibles. Les membres des futures générations humaines seront absolument sans défense face aux choix qu’auront faits les générations qui les auront précédés, dont la nôtre, qui est la toute première, dans l’histoire des hommes, à disposer de la connaissance nécessaire pour se saisir du problème du changement climatique, ou des solutions que l’on peut envisager en réponse au danger que représenterait un changement extrêmement rapide.

Une situation dans laquelle un certain nombre d’êtres humains sont littéralement à la merci de certains autres, mais où ces derniers ont la capacité de créer des institutions permettant de protéger les plus vulnérables des forces contre lesquelles ils n’ont pas eux-mêmes les moyens de se protéger, c’est là le paradigme d’une situation qui nécessite une reconnaissance et une institutionnalisation des droits. En outre, dans le cas du climat, c’est nous et nul autre qui avons déchaîné les forces face auxquelles les hommes à venir se retrouveront sans défense si rien ne change, en conséquence de quoi il nous incombe tout particulièrement de cesser de faire empirer les choses, de rendre justice à ceux à qui nous ferons du tort à cause de ce que nous avons fait et de ce que nous continuons à faire, et de mettre en place des institutions sociales — notamment des moyens de maîtriser le changement climatique induit par l’activité humaine — afin de défendre ceux qui, sinon, n’auront pas les moyens de se défendre eux-mêmes car, en matière de climat, les relations de cause à effet s’étendent bien au-delà de quelques générations. Nous avons la possibilité de substituer une vision à long terme — avec des institutions qui, reposant sur des technologies énergétiques alternatives, protègent les droits — à une vision à court terme — avec des pratiques qui, reposant sur des technologies exploitant les énergies fossiles, mettent les droits en péril —, et cette occasion est sans précédent. Nous pouvons aujourd’hui prendre le chemin de la défense des droits de ceux qui viendront après nous, un chemin qu’il sera peut-être bientôt trop tard pour l’emprunter.

Le but d’un droit est de fournir aux êtres humains une protection contre une menace face à laquelle ils sont vulnérables et à laquelle, sans une telle protection, ils n’auraient pas moyen d’échapper. Pour que cette protection persiste dans le temps il faut, plutôt que de devoir constamment être inventée puis réinventée, qu’elle prenne la forme d’une institution transgénérationnelle. Les droits humains sont l’expression de la solidarité humaine : nous nous engageons les uns les autres à essayer de faire en sorte de protéger les intérêts immédiats que certains ne peuvent défendre par eux-mêmes. Il est particulièrement regrettable, sur le plan de l’histoire intellectuelle occidentale, que la critique que Marx a tirée de Hegel, selon laquelle les droits individuels seraient une forme judiciarisée ou légalisée de la guerre de tous contre tous et qui autorise chacun de nous à se battre pour être épargné par les autres, se soit diffusée aussi largement parmi les théoriciens et universitaires et ait si profondément marqué les esprits[8]. Des systèmes juridiques dénaturés, dans lesquels les droits sont réduits à des droits purement négatifs de non-ingérence, peuvent bien adopter une forme « atomique » de ce genre, où chacun essaie seulement de se protéger des autres, en particulier si par droits on entend droits à une liberté négative. Mais les systèmes de droits plus évolués, même s’ils contiennent effectivement des moyens de protection contre les autres, que l’on conçoit alors comme des prédateurs (y compris, dans ce cas, sous la forme de la solidarité instaurée entre les potentielles victimes contre les prédateurs potentiels), sont bien davantage affaire de coopération avec les autres dans la solidarité, en vue de créer des institutions et des pratiques sociales qui assurent une protection aux autres dans le cas où ils devraient faire face à des dangers dont ils ne pourraient triompher par eux-mêmes[9].

On se posera alors tout naturellement la question suivante : Quels sont les droits des êtres humains à venir que menace le changement climatique, et quelles sont les formes que prend cette menace ? On peut se féliciter qu’une vaste contribution à la réponse à cette question, dans toute sa complexité, ait été apportée par Simon Caney. Celui-ci a montré avec beaucoup de soin comment le changement climatique menacera au moins trois droits en particulier : le droit à la vie ; le droit à la santé ; et le droit à la subsistance[10]. Dans ce qui suit, je me contenterai de rappeler les arguments proposés par Caney permettant l’identification des droits concernés, afin de me consacrer plus personnellement à deux autres questions qui prennent une forme spécifique dans le contexte lié au changement climatique : à quoi les institutions de protection des droits devraient-elles ressembler, et quelles sont précisément les missions à remplir si l’on veut réussir à défendre les droits contre la menace que constituerait un changement climatique rapide ?

I. Les propriétés nécessaires des institutions de défense des droits : premièrement, être internationales

Bien entendu, nous ne pouvons pas nous défendre tous contre toutes les menaces qui pourraient peser sur tous nos intérêts. J’ai nommé ailleurs les dangers contre lesquels il me semble qu’on devrait fournir des moyens de défense, les « menaces types »[11]. Dans un ouvrage récent et de première importance, Charles Beitz établit que l’objectif des droits humains est de « protéger les intérêts individuels immédiats contre certains dangers prévisibles (les “menaces-types”) face auxquels ils sont vulnérables dans certaines conditions d’existence typiques, au sein de l’ordre mondial moderne composé de différents États[12] ». Cette description très riche contient plus d’éléments qu’on ne pourra en commenter ici, mais je voudrais commencer par l’accent que met Beitz sur le fait que les droits humains sont une « question d’intérêt international[13] ». Je soutiendrai tout d’abord que toutes les institutions visant à protéger les droits menacés par le changement climatique doivent être de nature internationale ; ensuite, qu’elles doivent également être intergénérationnelles ; et enfin, que nous devons commencer immédiatement à mettre en place de telles institutions, internationales et transgénérationnelles.

Pour le meilleur et pour le pire « l’ordre mondial moderne » place les individus sous le contrôle, la protection éventuelle, et la possible rapacité des instances gouvernementales et nationales. S’il s’agissait de se donner un système idéal, on pourrait se demander si le meilleur ordre mondial serait bien un système international composé d’États-nations de ce genre — j’en doute fortement. Quoi qu’il en soit, du point de vue de ce qui pourrait être mis en pratique dans un avenir proche, on peut d’un autre côté se demander comment, étant donné l’ordre mondial actuellement en place, protéger au mieux les droits humains des individus. Le compromis dont nous disposons pour l’instant correspond à ce que Beitz appelle un modèle de protection des droits « à deux niveaux » : « Ces deux niveaux correspondent à une division du travail entre les États en tant que c’est à eux qu’incombent les responsabilités de respecter et de protéger les droits humains, et la communauté internationale ou ceux qui agissent en son nom, en tant qu’ils sont les garants de ces responsabilités[14]. » Il m’est arrivé de faire référence à ces responsabilités de second niveau ou de sauvegarde sous le nom de « devoirs par défaut » [15]. Quand un gouvernement national faillit à sa mission première de protection des droits, la responsabilité en incombe au second niveau, c’est-à-dire au reste de l’humanité, que l’on retrouve représentée par les autres gouvernements nationaux et qui constitue le reste de la communauté internationale. Voilà pour l’essentiel en quoi consiste le modèle ou le patron qui sous-tendent, par exemple, ce qu’on en est venu à appeler « la responsabilité de protéger » (en anglais R2P : responsability to protect)[16].

Une autre bonne question que l’on peut se poser est celle de savoir pourquoi la responsabilité première devrait incomber aux États. Bien souvent, cette question se transforme en une interrogation concernant un idéal théorique, celle de savoir si la meilleure manière d’organiser la planète consiste bien à la concevoir comme un système mettant en jeu différents États. Comme je l’ai dit plus tôt, c’est là une question que je préfère laisser de côté en attendant des temps meilleurs, pour mieux m’intéresser à une autre bonne question : comment se fait-il que, dans le système international qui est le nôtre, les devoirs par défauts ou la responsabilité secondaire doivent toujours revenir à la « communauté internationale » ? Si on l’exprime en ces termes, il s’agit d’une interrogation très large et très importante, et on aimerait ici se concentrer sur le problème pressant du changement climatique et de la rapidité de son évolution[17]. À titre de point de départ, pour répondre à la question large et générale, on peut remarquer qu’on a bien du mal à imaginer quels autres agents pourraient monter au front, lorsqu’un État échoue à protéger son propre peuple, sinon une agence quelconque émanant de la communauté internationale (mettons, comme dans le cas du changement climatique, une agence dont il nous faudrait encore concevoir les statuts et les mettre en place). Les États sont en effet extrêmement sensibles à la question de leur souveraineté nationale, jaloux de leurs autres prérogatives, et souvent armés ainsi que dangereux ; si bien qu’il reste très peu d’options envisageables si l’on veut mettre en place, au sein même de leur juridiction, des modifications qu’ils jugent inutiles ou auxquelles ils peuvent s’opposer pour n’importe quelle autre raison. Une action officiellement réalisée au nom de la communauté internationale, même si elle est d’abord mise en place par un ou quelques États-Nations, est l’une des seules options susceptible d’avoir à la fois la légitimité et le pouvoir de réaliser, dans un État souverain, quelque chose qui ne serait pas bien accueilli, voire auquel on s’opposerait franchement dans l’État en question. Sinon, à chaque fois que les gouvernements nationaux menacent leurs droits, il faudrait abandonner à leur destin les individus qui se trouvent sous leur juridiction.

Si l’on peut difficilement concevoir autre chose qu’une agence de la communauté internationale à titre de ressource dans la plupart des cas où un État a échoué à protéger les droits les plus fondamentaux, on ne peut tout simplement pas imaginer comment un État-nation pourrait, par ses seules forces, protéger les droits que menace tout particulièrement le changement climatique. Face au climat, tout État est en échec. Le changement climatique est un problème de nature intrinsèquement globale que seule une action internationale coordonnée pourrait peut-être surmonter. En lui-même, le climat renvoie à un ensemble de phénomènes littéralement globaux, sous l’influence de systèmes transnationaux à des degrés divers comme le Jet Stream, la circulation thermohaline, les phénomènes dénommés El Nino et La Nina. Quant aux gaz à effet de serre (GES) qui perturbent l’équilibre traditionnel du climat, quels que soient les pays qui les émettent, ils se mélangent les uns aux autres au sein d’une couche atmosphérique qui recouvre la planète entière et crée des perturbations climatiques dont les pays non émetteurs sont aussi victimes que les pays émetteurs. Le climat constitue un cas dans lequel des mesures nationales de protection, si elles devaient être efficaces, seraient tout simplement impossibles. Il n’y a rien que la Chine fasse que les États-Unis puissent défaire, et réciproquement. Des efforts nationaux mais non coordonnés pour lutter contre les effets du changement climatique sont inutiles : cela est certain. La seule protection qu’on puisse imaginer en faveur des droits que menace le changement climatique est une protection qui passerait par l’action concertée de la communauté internationale dans son ensemble.

Notons, d’un autre côté, qu’il n’est pas nécessaire que ces institutions internationales soient centralisées. Compte tenu de l’incapacité, pour l’instant, de la Conférence des Parties relative à la Convention-cadre sur le changement climatique de parvenir à un accord général concernant un traité multilatéral qui permettrait d’éliminer effectivement les émissions de gaz carbonique dans un laps de temps raisonnable, il se pourrait bien qu’il y ait davantage d’espoir du côté des coalitions internationales, et des coalitions de coalitions, qui réunissent des agents opérant à plusieurs niveaux différents, plutôt qu’au moyen de traités internationaux classiques[18]. Si, disons, l’État de Californie, le ministère chinois de la Protection de l’environnement, Wal-Mart, et l’Union européenne parvenaient à s’entendre sur un plan d’action clair et déterminé, on n’aurait plus besoin d’attendre que des lambins mal informés, comme ceux qui constituent la majorité du Sénat américain, ne se décident enfin. Il serait abominablement tragique que le destin de la Terre entière soit entre les mains du Sénat des États-Unis. Il y aurait là un problème de nature essentiellement non normative et se situant à un autre niveau d’analyse que je ne pourrais pas traiter ici, quand bien même je serais la personne compétente pour le faire. Ce qu’il faut retenir ici est simplement que l’action peut être internationale, sans devoir être fondée sur le type de traités que le Sénat des États-Unis daigne si rarement ratifier.

II. Propriétés nécessaires des institutions de protection des droits : deuxièmement, être intergénérationnelles

Il ne fait aucun doute que si on veut protéger efficacement les générations à venir, les mesures doivent être mises en place par les générations qui les précèdent, en vertu de quoi le changement climatique constitue un défi sans limites dans le temps ou intrinsèquement transgénérationnel, aussi bien qu’intrinsèquement international. Il est tout simplement impossible que les dispositifs dont on aurait besoin pour limiter les effets et l’importance du changement climatique puissent être mis en place par la génération même qui en sera victime et aura elle-même besoin de protection. Le climat dans son ensemble constitue un système doué d’une inertie extraordinaire. Il est bien difficile de le faire dévier de la voie dans laquelle il s’est engagé, mais une fois qu’on l’en a fait dévier, comme c’est le cas depuis la Révolution industrielle et l’exploitation des énergies fossiles, c’est un nouveau défi que de le faire encore dévier de la nouvelle voie sur laquelle on l’a détourné, du moins si on se donne pour cela moins d’un siècle. Cela vient en premier lieu du temps de séjour dans l’atmosphère du gaz à effet de serre (GES) le plus dangereux, à savoir le dioxyde de carbone (CO2). Il y a encore quelques années à peine, les scientifiques croyaient que le temps de séjour moyen dans l’atmosphère d’une molécule de CO2 était d’environ un siècle[19]. Ils savent à présent que c’est tellement plus d’un siècle qu’en réalité on ne peut pas vraiment le calculer pour l’instant :

On ne peut pas déterminer le temps de séjour [dans l’atmosphère] du CO2 […]. Le comportement du CO2 est complètement différent de celui des autres gaz dont on retrouve une faible proportion dans l’atmosphère, et dont les temps de séjour sont maintenant bien définis. Une stabilisation des émissions de CO2 aux niveaux que nous connaissons actuellement aboutirait à une augmentation continue du taux de CO2 atmosphérique durant tout le xxie siècle et au-delà […]. En réalité, c’est seulement au prix de l’élimination quasi complète des émissions que la concentration atmosphérique de CO2 pourrait être stabilisée et maintenue à un niveau constant […]. Pour être plus précis, le niveau d’émission de CO2 actuel excède largement son niveau d’élimination, et une élimination lente et incomplète signifie que des efforts limités pour modérer les émissions n’aboutiront pas à la stabilisation de la concentration de CO2, mais seulement à une réduction de l’augmentation de son taux dans les dizaines d’années à venir[20].

Sur le plan pratique, cette conclusion effarante implique qu’à partir du moment où du CO2 est émis dans l’atmosphère, il y demeure au-delà de toute durée à l’échelle humaine. Et plus on émet de CO2, plus il va y en rester. Autrement dit, quel que soit le niveau que peut atteindre la concentration de CO2 dans l’atmosphère, elle va s’y maintenir pour très, très longtemps — de nombreuses générations tout au moins. Voilà pourquoi la question de la durée du changement climatique est un problème spécifique auquel peu d’autres problèmes peuvent être comparés, si ce n’est peut-être celui du stockage des déchets nucléaires — qui demeurent eux aussi dangereux pendant très longtemps, et de la production de produits chimiques dont la toxicité persiste à long terme. Naturellement, l’étendue du changement climatique est autrement plus vaste que celle des déchets nucléaires ou des produits toxiques que nous connaissons pour l’instant. Il vaut sans doute toujours mieux que les institutions de protection des droits soient assurées de durer dans le temps, mais s’il s’agit de prévenir les dangers du changement climatique, il n’y a tout simplement pas d’option alternative.

Quand j’étais enfant, dans la Virginie rurale des années 40, des évangélistes itinérants installaient leur tente dans notre comté pendant une semaine, et tentaient de nous convertir. Un de leurs trucs habituels consistait à essayer de nous faire peur en consacrant la dernière soirée de prêche à « l’impardonnable péché » : il fallait absolument se convertir avant de l’avoir commis — sinon, il serait trop tard car on ne pourrait plus revenir en arrière. Au retour de la célébration, je n’arrivais jamais à m’endormir, terrorisé que j’étais à l’idée d’avoir déjà commis « l’impardonnable péché » sans même m’en être rendu compte, parce que la description que les évangélistes en donnaient était aussi vague que menaçante. J’aurais donc été damné pour l’éternité avant même d’avoir commencé à vivre pour de bon (ou de m’être vraiment amusé). L’adolescence, naturellement, m’a amené d’autres préoccupations, et je n’ai plus guère pensé à « l’impardonnable péché », et j’ai même commencé à douter qu’il puisse exister une telle chose. Aujourd’hui cependant, il m’arrive de penser que les scientifiques qui étudient l’atmosphère ont peut-être finalement mis le doigt sur « l’impardonnable péché » : émettre de telles quantités de CO2 que d’innombrables générations auront à subir un climat complètement détraqué et empirant de jour en jour, hypothéquant leurs vies dès la naissance ! La punition associée n’est plus ici la damnation éternelle dont on nous menaçait, mais quelque chose de tout aussi terrible et qui, ce qui est encore pire, ne s’abattra pas sur les impardonnables pécheurs/émetteurs, mais sur leurs innocents descendants, qu’ils auront condamnés dès le départ.

III. Propriétés nécessaires des institutions de protection des droits : troisièmement, être mises en place immédiatement

Les philosophes et les théoriciens de la normativité ont souvent une tendance malheureuse à vouloir délivrer des prescriptions avant même d’avoir pris le temps d’apprécier en profondeur les caractéristiques des problèmes qu’ils entendent traiter. Il nous faut examiner de plus près les implications du dernier rapport du GIEC, dont nous avons cité un extrait dans le troisième paragraphe ci-dessus et selon lequel, pour ce qui concerne le CO2, ce qui augmente ne retombe pas avant un certain temps, loin s’en faut. Le sens commun aurait tendance à penser que, bien que nous soyons constamment en train d’ajouter du CO2 dans l’atmosphère, ce qui s’y trouve déjà doit bien dériver quelque part ailleurs, ou être éliminé d’une manière ou d’une autre. Il est vrai que, à l’échelle des siècles, les molécules de CO2 se dégradent et que les atomes de carbone et d’oxygène entrent alors dans de nouvelles combinaisons. Mais le fait qu’une décomposition de ce type ne puisse se produire qu’à une échelle de temps si longue implique qu’en pratique — c’est-à-dire à l’échelle humaine — la concentration de CO2 est tout simplement en train d’augmenter de manière indéfinie, dans la mesure où nous brûlons plus d’énergies fossiles que jamais. Il serait tout à fait essentiel de savoir jusqu’où la concentration de CO2 peut s’élever — quel niveau le plus haut elle pourrait atteindre — or elle n’atteindra pas son maximum tant que nous n’aurons pas cessé d’en rajouter : toute augmentation est en réalité une augmentation nette.

Par conséquent, il nous faut une stratégie de sortie immédiate de la consommation d’énergies fossiles, et des institutions pour la mettre en oeuvre. Je cite à nouveau ce passage tout à fait alarmant : « En réalité, c’est seulement au prix de l’élimination quasi complète des émissions que la concentration atmosphérique de CO2 pourrait être stabilisée et maintenue à niveau constant. » C’est là une propriété chimique remarquable de l’atmosphère de notre planète, en vertu de laquelle le fait que l’on continue à utiliser des énergies fossiles (ce qui est de loin la première source d’émission de CO2) sera loin de nous valoir une indulgence pour notre « impardonnable péché ». Et voilà pourquoi la proposition faite par l’administration Obama, de réduire les émissions annuelles de gaz à effet de serre de seulement 4 pour cent par rapport au taux de 1990 est si lamentable : cela ne contribuerait qu’à l’augmentation rapide du total du volume de gaz à effet de serre dans l’atmosphère. Comme le disait récemment l’un de mes amis physicien qui avait suivi de près la campagne électorale américaine de 1992 : « C’est une question de volume total, imbécile ! »

De ces récentes découvertes empiriques, on peut en effet tirer trois leçons importantes dont il faut tenir compte pour mieux comprendre à la fois la nature et l’étendue de notre responsabilité face à l’urgence qu’il y a à sortir des énergies fossiles. Tout d’abord, si nous n’agissons pas maintenant pour empêcher le changement climatique à venir d’être plus important, nous n’avons aucune bonne raison de croire que qui que ce soit le pourra jamais — il se pourrait bien qu’il n’y ait plus moyen de revenir en arrière si les détériorations se poursuivent, et ce pendant un bon moment, étant donné les moyens technologiques connus[21]. Pour autant que nous le sachions, il n’existe pour l’heure aucun moyen acceptable par lequel les générations qui vont nous suivre pourraient éviter les dommages que nos actions vont leur causer. Si l’on veut atténuer d’une quelconque façon le changement climatique d’ici à un siècle, il faut agir avec fermeté dès à présent. Ensuite, c’est, quoi qu’il arrive, à nous qu’il revient d’agir, en partie parce que c’est nous qui, en ce moment même, empirons les choses (de manière irréversible) pour tous ceux qui verront le jour dans un avenir proche. Nous devons agir avec fermeté. Enfin, grâce à la compréhension, gagnée de haute lutte, des effets de la dépendance à l’énergie carbone, nos scientifiques nous ont offert la possibilité de léguer à ceux qui nous suivront un héritage d’une valeur inestimable : des institutions qui encourageront l’utilisation de sources d’énergies alternatives, sans risque pour l’environnement auquel l’espèce humaine ou les autres espèces qui coexistent avec lui se sont jusque là adaptées avec succès. Une action ferme de notre part pourrait produire des résultats d’une valeur considérable du point de vue de la protection des droits menacés. Mais que devons-nous faire exactement ?

IV. Le cahier des charges des institutions de défense des droits : premièrement, « ne pas nuire »

À l’instar d’un nombre croissant de scientifiques, je suis personnellement convaincu qu’il faut choisir l’objectif minimum fixé par la Déclaration de Copenhague, et qui est de limiter le réchauffement à 2°C de plus que les niveaux relevés à l’ère préindustrielle[22]. La Banque mondiale affirme que même une telle augmentation de seulement 2°C aurait les conséquences suivantes : « Entre 100 millions et 400 millions de personnes supplémentaires pourraient risquer de souffrir de la faim. Et 1 à 2 milliards de personnes pourraient ne plus avoir assez d’eau pour subvenir à leurs besoins[23]. » Bien entendu, ceux qui refuseraient de se soumettre à une telle exigence pourraient juger que tout ce qui suit n’est que pure hypothèse ou arbitraire. Cependant, la logique de cette position demeure valide, quel que soit l’objectif choisi, tant qu’on le sélectionne dans la portion des réductions dont on peut raisonnablement penser qu’elles permettront effectivement d’éviter de créer des interférences dangereuses avec le système climatique[24]. La même logique est valable, tant qu’on impose une limite ferme aux émissions.

Ainsi, si par exemple nous désirons limiter le réchauffement global à 2°C au-delà des niveaux de l’ère préindustrielle, il nous faudrait éviter d’émettre la billionième tonne équivalent carbone (TéqC). C’est à ce prix seulement que nous pourrons raisonnablement croire avoir une chance sur deux d’atteindre notre objectif [25]. Nous avons déjà émis 0,5 TéqC, et nous sommes par conséquent déjà condamnés à un réchauffement de 1°C. « Il nous a fallu 250 ans pour brûler la moitié du premier billion de tonnes de carbone. Mais si on suit le rythme actuel, on peut s’attendre à ce qu’il nous faille moins de 40 ans pour en brûler la seconde moitié[26]. » Une étude récente suggère que le meilleur moyen de se représenter le défi qui nous attend, si nous voulons éviter un réchauffement de plus de 2°C, est de se dire que l’humanité doit s’en tenir à un budget cumulatif total de 1 TéqC au maximum, même si, naturellement, cette limite pourrait devoir être révisée à la lumière des découvertes scientifiques à venir[27]. Le total cumulatif des émissions de carbone ne doit pas dépasser 1 TéqC, sans quoi la température moyenne à la surface de la Terre pourrait (mais il se pourrait aussi que ce ne soit pas le cas) dépasser les 2°C au-dessus des niveaux de l’ère préindustrielle, et ceci à cause du CO2 seulement. Pour faire court, nous pourrions donc nous dire que notre défi consiste à rester dans les limites d’un total cumulatif de carbone de 1 TéqC ou, en d’autres termes, de ne pas atteindre la billionième tonne[28]. Nous n’avons que quarante ans — à peu près la moitié d’une vie humaine — pour mettre un terme absolu à l’exploitation des énergies fossiles, si nous ne voulons pas que la température augmente de plus de 2°C[29]. Il faut que d’ici à ce que la génération qui vient d’entrer à l’université prenne sa retraite, l’humanité ait soit perfectionné ses techniques de capture et de séquestration du carbone, soit qu’elle ait abandonné l’extraction de charbon et de pétrole, car ce qui reste de ces réserves d’énergies fossiles représente une véritable épée de Damoclès prête à s’abattre sur nos têtes.

Si nous acceptons que le défi concret qu’il nous faut relever consiste à s’en tenir à un certain budget d’émissions de carbone, et il faut bien que nous l’acceptions si nous voulons limiter la hausse des températures, il faut aussi s’attendre à ce que cela ait des conséquences radicales sur la manière dont nous devons nous comporter. Parce que nous, et avec nous tous ceux que nous allons entraîner dans notre sillage, allons devoir nous cantonner à l’intérieur d’une limite unique, les émissions de carbone se révèlent un jeu à somme nulle à mesure que se succèderont les générations. Le fait que ce soit le cas (que les émissions de carbone soient un jeu à somme nulle si on prend en compte l’ensemble des émetteurs au cours des années qui viennent) est d’une importance cruciale du point de vue de la nature de la responsabilité qui est la nôtre, en fonction de celles de nos actions qui auront un impact sur les droits des peuples à venir. Une tonne d’émissions de carbone dont une personne est responsable, c’est une tonne d’émissions de carbone de moins que pourront se permettre les autres personnes, celles qui vivront après elle. Nous sommes en compétition pour une ressource bien limitée, avec nos propres arrière-petits-enfants, et les arrière-petits-enfants de tous les autres. Chaque fois que je traverse l’Atlantique dans un avion consommant de l’énergie fossile, je prive quelqu’un d’autre d’en profiter. Notre défi est un jeu à somme nulle et qui se déploie à l’échelle intergénérationnelle.

Voilà qui n’explique cependant pas en quoi ce problème est inédit. La consommation de toute ressource non renouvelable est intergénérationnelle et à somme nulle. Chaque part que j’en prélève est une part de moins pour les autres, pour le reste du temps. Nous avons simplement appris récemment que du point de vue des échelles temporelles humaines, la capacité de la planète à absorber le carbone sans hausse de la température de surface est une de ces ressources non renouvelables, même si après plusieurs siècles il se peut que le carbone atmosphérique soit éliminé.

Continuer à consommer des énergies carbone sans y voir autre chose que faire « comme d’habitude » est donc doublement dangereux pour les personnes à venir. Tout d’abord, les émissions de carbone contribuent à l’aggravation du changement climatique. Ensuite, elles contribuent à l’épuisement du quota (quel qu’il soit) fixé à l’humanité pour ce qui est du total cumulatif d’émissions de carbone. Par exemple, un total de 0,5 TéqC si nous voulons avoir 50 pour cent de chances d’éviter une hausse de température de plus de 2°C. Il y a là deux raisons tout à fait sérieuses, même prises indépendamment l’une de l’autre, d’institutionnaliser une stratégie de sortie des énergies fossiles aussi rapidement qu’il est humainement possible de le faire, et d’assigner des responsabilités en conséquence. Cette stratégie exigera naturellement, comme on l’a noté plus tôt, d’être adaptée à mesure que les évènements se succèderont et que notre compréhension de la dynamique du climat continuera de s’améliorer. Mais ces deux facteurs de danger font qu’il est urgent d’agir avec fermeté, agir de façon beaucoup plus déterminée que tout ce que les hommes politiques de bon ton ne l’ont jamais imaginé jusque là.

L’argument essentiel que l’on avance d’ordinaire en faveur de l’inaction est celui de l’incertitude. Que se passerait-il si, en dépit de la sophistication croissante et de la validation grandissante des théories de la science climatologique, il s’avérait qu’on ait plus ou moins exagéré les dangers que représente le changement climatique ? J’ai pris le temps de m’intéresser plus longuement à cette difficile question ailleurs, au sujet de la validité de quelque chose qui revenait à une reformulation du « principe de précaution » : on devrait ignorer complètement certaines questions de probabilité au-delà d’un degré raisonnable de vraisemblance et dans les cas où sont réunies trois conditions :

1) perte massive : les pertes éventuelles sont d’une importance massive ; 2) niveau de vraisemblance : la vraisemblance que de telles pertes se produisent est importante, même si on ne peut lui assigner de probabilité précise, parce que a) on dispose d’une bonne compréhension du mécanisme par lequel ces pertes se produiraient ; b) les conditions pour que ce mécanisme se mette en branle s’additionnent les unes aux autres ; et 3) coûts raisonnables : les coûts liés à la prévention sont raisonnables a) étant donné l’ampleur des pertes possibles et b) tout en tenant compte des autres demandes importantes auxquelles il nous faut répondre à l’aide de nos ressources[30].

Le danger que représente le changement climatique satisfait clairement ces trois conditions, par conséquent les considérations d’incertitude ne devraient pas nous empêcher d’entreprendre des actions qui ne représentent pas un coût excessif, si ce qui est ou non « excessif » est fonction seulement de l’ampleur des pertes possibles, sans que celle-ci ne soit réduite par leur degré de probabilité.

Comme Beitz le souligne à bon droit[31], le plus grand défi intellectuel que pose l’élaboration de la forme la plus adéquate que pourrait prendre la défense du droit est sans doute celui de déterminer avec précision à qui revient la défense de tel droit en particulier. Le fait que nos émissions de carbone, si elles se poursuivent, exacerbent les deux dangers susmentionnés constitue la première de trois très fortes raisons qui justifient amplement notre devoir de réduire drastiquement nos émissions de carbones dès maintenant. Continuer à faire « comme d’habitude » ne revient pas à ne rien faire. Cela revient à faire peser, en toute connaissance de cause, plus de contraintes sur l’existence des individus à venir. L’un des principes les plus incontestables qui devraient nous mener à assigner des responsabilités est celui selon lequel ceux qui infligent un tort doivent cesser de le faire — d’abord, ne pas nuire — et doivent ensuite, si possible, offrir une compensation pour le mal qu’ils ont déjà commis. Notre génération ne pourra pas plaider l’ignorance face aux conséquences qu’entraînera notre choix de source d’énergie. Le tort infligé consiste ici dans le fait de créer des conditions telles que le respect de droits comme le droit à la vie, le droit à la santé et le droit à assurer sa subsistance est de plus en plus menacé[32]. Ces conditions commenceront évidemment à se réaliser aussitôt que la billionième tonne aura été émise[33]. Le meilleur moyen de commencer à défendre les droits des générations futures est déjà de cesser de les menacer, de cesser de contribuer à l’édification de conditions qui rendront la jouissance de ces droits tout simplement impossible. Si nous n’agissons pas avec vigueur dès à présent, nous infligerons un tort pourtant évitable à ceux que nous laisserons dans notre sillage, un sillage de pollution. Même si je suis convaincu que cette première raison est à elle seule parfaitement suffisante, une raison supplémentaire, quoique plus complexe, renforce encore l’idée qu’une responsabilité majeure — celle d’agir de toute urgence — incombe aux générations présentes, les premières à comprendre le phénomène du changement climatique.

V. Le cahier des charges des institutions de défense des droits : deuxièmement, l’équité

On a déjà souligné le fait que poursuivre la consommation d’énergies fossiles contribue non seulement à aggraver l’importance du changement climatique, mais revient aussi à épuiser ce qu’il reste du quota « tolérable » d’émissions de carbone additionnelles, quel qu’il soit — et ici par « tolérable » on entend simplement un quota tel que si on l’atteint, les conditions seront telles qu’on pourra encore respecter les droits humains[34]. Si le plafond de température doit être fixé à 2°C au-dessus des niveaux préindustriels, alors le quota qui nous reste est de 0.5 TéqC. Quelqu’un qui arriverait à croire que des températures supérieures, et de manière générale un changement climatique plus important, sont encore du domaine du tolérable verrait sa part de quota disponible s’accroître d’autant. Mais quoi qu’il en soit, il faut qu’on fixe un plafond — que ce soit ou non 2°C au-dessus des niveaux préindustriels — sans quoi on peut s’attendre à ce que le changement climatique empire encore et encore. Quel que soit le total des émissions qu’autorise le quota, il faut s’interroger sur l’équité de la manière dont on les distribuera. Aussi le second problème éthique majeur, après celui des torts causés, est-il celui de l’équité. L’exigence d’une distribution équitable n’est pas moins fondamentale que celle de ne pas nuire (et de compenser pour les torts causés), mais il est considérablement plus compliqué de lui donner une forme précise dans ce cas précis.

Comme on l’a vu, la question centrale est intergénérationnelle par essence. Le problème de l’équité — ou de l’« équité intergénérationnelle », comme les juristes et les économistes aiment parfois à le nommer — ne constitue certainement pas un aspect périphérique de la question dont on pourrait aussi bien faire abstraction si on le voulait. Quelle qu’en soit l’importance au total, c’est un seul et unique budget d’émissions de carbone qu’il nous faudra partager avec toutes les générations à venir. Par conséquent, on ne peut absolument pas décider d’agir de manière équitable en laissant de côté tout aspect intergénérationnel. La situation à laquelle nous sommes confrontés étant ce qu’elle est, tout ce qui est équitable dépend de part en part de considérations intergénérationnelles[35].

Dans la mesure où tous les êtres humains partagent désormais le même budget d’émissions, et que ce budget est à somme nulle, si on veut être équitable alors il faut qu’on laisse aux autres la part qui leur revient équitablement et qu’on n’utilise que celle qui nous revient. Mais comment faut-il se représenter cette question, nouvelle en apparence, de savoir en quoi consistera un partage équitable des émissions de carbone, dans le contexte institutionnel international que nous proposons de mettre en place ? Une manière de réduire les émissions de carbone consiste à les taxer, mais la majorité des projets dont on débat actuellement impliquent la création et la vente de permis d’émettre du carbone — un permis carbone, une bourse du carbone qui constituera une institution internationale et intergénérationnelle susceptible de changer le cours des choses. Sous l’autorité d’une bourse de ce genre, la seule manière de créer un incitatif en faveur de la réduction des émissions de carbone consisterait à exiger la possession d’un permis d’émettre du carbone, et de faire payer certains individus pour ces permis (puis, progressivement, de réduire le nombre de permis disponibles et d’en faire ainsi augmenter le prix)[36]. Aujourd’hui, l’économie mondiale repose sur les énergies fossiles et par conséquent sur les émissions de carbone. Cependant, beaucoup de gens dans le monde sont trop pauvres pour non seulement payer ce qui, sinon, serait le simple prix des énergies fossiles, mais a fortiori aussi pour s’acquitter du supplément qu’ajouterait à cela le coût des permis de relâcher la quantité de CO2 engendrée par la combustion d’une telle quantité d’énergies fossiles.

Toute bourse du carbone doit donc respecter cette exigence fondamentale pour les droits humains, qui est qu’on ne doit pas rendre la survie de certains individus impossible en fixant un prix du marché pour les énergies fossiles tel qu’ils ne pourraient y avoir accès, et ce tant que ces individus dépendront des énergies fossiles — faute de disposer de sources d’énergie alternatives, durables et à prix abordable[37]. Nous allons naturellement essayer d’atteindre un stade auquel aucun de nous ne dépendra plus des énergies fossiles, mais nous ne pourrons pas y parvenir sans transition et en faisant semblant de déjà en être capable, c’est-à-dire aussi en ignorant le fait que la plupart des individus dépendent encore des énergies fossiles[38]. Ainsi, le problème d’équité qui sous-tend le principe d’une bourse du carbone est le suivant : qui doit payer pour avoir un permis, et à qui devrait-on attribuer des permis gratuits ? Il faut que le principe distributif qui conduit à l’idée d’émissions de carbone gratuites (des émissions sans qu’il soit besoin d’avoir un permis) soit un principe distributif adéquat à la ressource en question, c’est-à-dire une ressource intergénérationnelle à somme nulle, qui se trouve être une nécessité pour l’existence et le demeurera tant que le régime énergétique actuel, très majoritairement fondé sur le pétrole, nous maintiendra encore sous sa coupe. Pour présenter les choses de manière plus concrète encore, supposons comme précédemment que la bourse en question dispose encore d’un budget d’émissions de 0.5 TéqC, avant que l’hégémonie du pétrole et du gaz doive cesser (si on veut éviter un réchauffement excédant 2°C au-dessus des niveaux de l’ère préindustrielle). Il faudrait alors un principe de distribution qui puisse s’appliquer à la répartition de ces 0.5 TéqC restant. Quel que soit le nombre en question, la logique est la même.

Ce qui ne fait aucun doute — à moins que l’on considère qu’il soit acceptable de créer des institutions sociales responsables de morts innombrables — c’est que toute distribution acceptable du quota de 0.5 TéqC (quota intergénérationnel à somme nulle) doit nécessairement être compatible avec le fait que chaque individu devra pouvoir bénéficier du montant d’émissions de carbone minimal qu’exige une existence décente, montant à fixer en tenant compte du contexte qui est celui d’une économie reposant sur les énergies fossiles, et cela jusqu’à ce qu’on parvienne à sortir d’un système aussi destructeur pour l’environnement.

Les accommodements institutionnels qui sont aujourd’hui en discussion ne contiennent aucun projet concernant la distribution directe de permis d’émissions aux individus de par le monde — une telle chose serait absolument impossible à mettre en pratique. Dans la plupart des systèmes d’échange qui sont proposés, c’est entre des entreprises et/ou des États que l’on répartit les permis (gratuitement ou aux enchères). Le coût additionnel qu’engendre la nécessité d’avoir un permis sera naturellement répercuté par les entreprises sur les individus (il en irait exactement de même si les entreprises devaient s’acquitter d’une taxe carbone). Mais la logique de l’affaire est plus facile à saisir si l’on simplifie et l’on décrit les choses en disant qu’il y aura des permis à destination des individus, certains disponibles à la vente, et d’autres qu’on leur offrira gratuitement. Il nous faudra alors une liste établissant qui, dans l’ordre, pourra bénéficier (gratuitement) des émissions, compte tenu de ce qui restera encore de notre budget de 0.5 TéqC. Il est alors clair que, à moins qu’on soit prêt à condamner à mort certains individus faute de les laisser bénéficier d’un montant minimal d’émissions de carbone, ceux qui peuvent le moins se permettre de payer pour leurs émissions devront figurer au sommet de la liste de ceux qui n’auront rien à débourser. Certaines populations, par exemple, ne peuvent cultiver la nourriture dont elles ont besoin qu’en utilisant des fertilisants dérivés de produits du pétrole, ou bien des pompes d’irrigation à essence. Si on ne leur vient pas en aide, ces populations qui aujourd’hui parviennent à peine à s’offrir ces fertilisants ou l’essence nécessaire pour faire fonctionner leurs pompes d’irrigation n’auront sans doute pas les moyens de s’acquitter des coûts supplémentaires que représenterait le prix d’un permis d’émission.

Le prochain point ne paraîtra peut-être pas évident, mais il constitue selon moi la seule approche suffisamment prudente, étant donné le danger que représente le changement climatique extrême qui vient, et l’urgence vitale qu’il y a, par conséquent, à maintenir les émissions cumulatives totales à un niveau relativement bas (mettons 1 TéqC), et ce, jusqu’à ce qu’on ait complètement éliminé l’utilisation des énergies carbone — afin d’éviter une hausse de la température de plus de 2°C au-dessus des niveaux de l’ère préindustrielle. Nous ignorons pendant combien de temps le budget restant, c’est-à-dire la seconde tranche de 0,5 TéqC d’émissions qu’il serait encore « tolérable » d’émettre (une première tranche de 0.5 TéqC a déjà été consommée à cette date[39]), devra servir à compenser les besoins en émissions de carbone — jusqu’à nouvel ordre — inévitables de la plupart des populations atteintes par la pauvreté. Au train où vont les choses pour l’instant, ce budget restant sera épuisé en moins de 40 ans — bien avant 2050[40].

Plus longtemps les populations pauvres de la planète auront à recourir aux émissions de carbone pour survivre en raison d’un régime énergétique essentiellement basé sur le pétrole, et plus longtemps il leur faudra pouvoir compter sur ce qui restera de ce budget, quel que soit le moment. Si on veut vraiment éviter de rendre la vie de ces populations impossible, et si on prend au sérieux ce que disent les scientifiques, il faut donc réserver à ces populations une part suffisante du budget d’émissions « tolérables » de sorte qu’elles puissent s’assurer un niveau d’existence décent durant la période pendant laquelle il leur faudra encore dépendre des énergies fossiles. Il paraît clair que plus longtemps elles dépendront des énergies fossiles, et plus il leur faudra puiser dans le budget, plus la part de ce budget qui devra leur être strictement dévolue sera importante. D’une part, ce budget d’émissions de carbone ne pourra être augmenté qu’en autorisant une hausse des températures au-delà des fameux 2°C, ce qui représente un danger encore plus grand. D’autre part, la période pendant laquelle les populations pauvres dépendront encore des énergies fossiles peut être raccourcie si on met plus rapidement à leur disposition, à un prix abordable, des formes d’énergie alternatives ne rejetant pas de carbone. C’est là l’une des actions qu’il est le plus urgent de mettre en place, pour cette raison et bien d’autres encore.

Il est de la plus grande importance de ne pas confondre le nombre de TéqC que l’on retirera du budget restant d’émissions « tolérables » à destination des populations pauvres sans les leur faire payer (sans exiger qu’elles s’acquittent d’un permis payant), soit a, avec le nombre total de tonnes de carbone dont on peut encore amputer le budget dans son ensemble, soit N. Le montant a ne représentera qu’une fraction de la somme totale N, laquelle sera fonction de toutes les variables qui affecteront le marché des permis, notamment le nombre d’entre eux qui seront créés, ceux à qui on les distribuera, quel pourcentage en sera mis aux enchères, etc. La consommation de N, c’est-à-dire du résidu des 0.5 TéqC d’émissions futures encore « tolérables » qu’il nous reste encore, correspondra à la somme de (a) la consommation de toute population pauvre, dépendante du marché, et qui n’a pas besoin de détenir un permis, et de (b) la consommation de ceux qui s’acquitteront, voleront, ou d’une manière ou d’une autre parviendront à acquérir des permis. Tout régime d’émissions, pour peu qu’il soit moins désinvolte que celui dont on s’est contenté par le passé au motif que tout est comme d’habitude, pourrait étendre la durée de vie du budget résiduel de 0.5 TéqC au-delà des années 2050 — plus on s’éloignera des mesures en vigueur du temps du « comme d’habitude », et plus on repoussera la limite (au-delà de 2050) en termes de viabilité de ce budget total d’émission compatible avec 50 % de chances que la hausse des températures n’excède pas 2°C au-delà des niveaux de l’ère préindustrielle.

La question de savoir combien de temps il faudra pour épuiser notre budget d’émissions (les 0,5 TéqC d’émissions qu’il serait encore « tolérable » de rejeter dans l’atmosphère) est sans aucun doute une question empirique[41], étant donné que tant les émissions (a) gratuites que (b) payantes seront prélevées sur le même budget. Ma suggestion — et c’est là le point qui n’est pas évident à saisir dans le déroulement de l’argument — est qu’il faudrait que toutes les émissions gratuites soient, à titre d’essai et provisoirement, entièrement réservées aux populations pauvres et dépendantes du marché[42]. Celles-ci mises à part, tout le monde devra payer pour obtenir un permis. Si, et à partir du moment où des recherches plus approfondies devaient nous donner une idée plus claire et plus fiable du nombre total d’individus qui, au cours des générations à venir, seront à la fois incapables de se pourvoir de permis d’émission et auront cependant encore besoin d’autorisation d’émettre du carbone parce qu’ils ne disposeront pas encore de sources d’énergie alternatives et abordables, alors nous aurons la possibilité d’autoriser des émissions gratuites à davantage de personnes, si les pauvres sont alors encore soumis à la dépendance aux énergies fossiles. Combien de temps tiendra encore le budget d’émissions de carbone supplémentaires et néanmoins « tolérables » (0,5 TéqC), cela dépendra essentiellement de (b), c’est-à-dire des émissions que réaliseront ceux qui se procureront des permis, mais aussi du nombre de ceux qui, dans les générations à venir, ne pourront pas s’offrir de permis d’émissions de carbone mais qui dépendront néanmoins encore des énergies fossiles et à qui on devra donc autoriser (a) des émissions gratuites, à moins qu’on ne les abandonne à la mort ou au désespoir. Ce nombre-ci, en retour, dépend du temps qu’il faudra pour que, grâce à des sources d’énergie de rechange et abordables, les pauvres puissent sortir de leur dépendance aux énergies fossiles. Si, et quand on aura une idée plus claire de ces nombres, peut-être ne sera-t-il plus nécessaire, selon le total auquel ces nombres s’élèveront effectivement, de réserver toutes les émissions gratuites aux pauvres. Jusqu’à preuve du contraire, cependant, la liste des priorités en matière d’émissions gratuites prélevées dans le budget ne devra compter — c’est du moins ce que je propose — absolument personne d’autre que les populations pauvres et dépendantes du marché. Autrement, nous risquons fort de plonger des peuples entiers dans le désespoir alors que nous nous efforçons de mettre un terme aux émissions de carbone pour le bien des générations futures, en mettant en place un mécanisme commercial auquel certains des humains qui vivent aujourd’hui sur la planète n’auront tout simplement pas les moyens de s’ajuster.

Quel pourcentage des permis faudrait-il octroyer gratuitement aux pauvres ? Autant qu’il en faudra pour qu’ils puissent assurer le respect de leurs droits fondamentaux. Sans quoi les dispositifs institutionnels que nous souhaitons mettre en place pour protéger les pauvres du futur ne seront rien d’autre que des dispositifs pour affamer les pauvres du présent, ce qui constituerait un crime contre l’humanité. Bien entendu, cela aura pour effet de réduire le nombre de permis qui seront disponibles à la vente, et en fera augmenter le prix. Le seul moyen d’atténuer cette hausse serait de mettre plus rapidement sur le marché des sources d’énergie alternatives et à prix abordable.

Ceux à qui les débats entourant la question du changement climatique sont familiers s’apercevront que la conclusion à laquelle parvient mon raisonnement est aussi forte que celle à laquelle parviennent d’ordinaire ceux qui en appellent à la responsabilité historique, sans avoir cependant à me fonder, contrairement à eux, sur la prémisse discutable selon laquelle il existerait un droit universel à une égale répartition des émissions entre chaque individu, la même pour tous. La prémisse qui joue sensiblement le même rôle dans ma reformulation est celle selon laquelle nous ne pouvons décemment pas tout simplement condamner ceux qui ont besoin d’émettre du carbone mais ne peuvent pas en payer le permis, en refusant, au sein de notre nouvelle institution de bourse du carbone, de leur garantir la possibilité de réaliser les émissions dont ils ont besoin — ce qui reviendrait à violer leurs droits à l’existence, à la santé et/ou d’assurer leur propre subsistance. Je ne prétends nullement avoir réfuté la prémisse concernant le droit à une égale répartition des émissions, identique pour chacun, prémisse sur laquelle se fondent les versions habituelles de l’argument de la responsabilité historique. Simplement, je n’ai pas besoin d’une prémisse aussi forte en raison de ce que la nature du défi se révèle être sur le plan empirique, à savoir la répartition d’un budget de carbone, intergénérationnel et à somme nulle[43]. Plus profondément, je n’ai pas besoin de cette prémisse plus forte réclamant des droits d’émettre égaux parce que notre situation est effroyablement soumise à la nécessité de nous en tenir à un budget d’émissions à somme nulle. Les situations extrêmes sont à certains égards plus claires que les autres — leur sévérité même simplifie le choix. Tout ce à quoi nous devons nous engager, c’est à protéger les droits des plus vulnérables d’aujourd’hui et de très bientôt, contre les effets du système de permis que nous pouvons nous sentir appelés à mettre en place au bénéfice des plus vulnérables qui verront le jour dans un avenir plus lointain. Si nous n’agissons pas avec la dernière énergie dès aujourd’hui, nous lèserons tous ceux qui vivront dans notre ombre.

On peut mieux comprendre l’importance de la recommandation que toutes les émissions gratuites soient réservées aux pauvres dépendants du marché si on la met en contraste avec une proposition différente. Dans l’excellent chapitre qu’il a consacré aux effets de compétitivité engendrés par différentes politiques sur le climat, Richard D. Morgenstern remarque qu’une des propositions est celle qui consiste à offrir, au sein du système de plafonnement et d’échange, des allocations gratuites au profit des industries fortement productrices de carbone. Dans ma propre terminologie, cela reviendrait à faire bénéficier ces industries d’émissions gratuites. Il me semble cependant qu’une exigence implicite d’équité doive être satisfaite par de telles industries, qui, effectivement, se défendent de la manière suivante :

Nous comprenons bien que le montant total des émissions doit être réduit, et nous voulons certainement assumer la part qui nous revient dans cet effort. Mais que voulez-vous, notre industrie a besoin de pouvoir émettre beaucoup plus que la plupart. Par conséquent, pour nous un partage équitable serait non pas un partage égal, mais un partage qui reflète mieux notre grand besoin en termes d’émissions de carbone.

Mais qu’est-ce, après tout, qu’une industrie productrice de beaucoup d’émissions de carbone ? C’est une industrie qui émet une quantité particulièrement importante de carbone, comparé à la valeur de ce qu’elle produit ! Si la solution aux défis que représente le maintien de la compétitivité des industries qui émettent beaucoup de carbone consiste à leur concéder des privilèges spéciaux pour ce qui est des émissions, nous ne faisons que poursuivre la ruée vers l’émission de la billionième tonne, et dépensons ces portions du quota d’émissions qui nous reste, alors que nous pourrions les sauvegarder au profit des pauvres et dépendants du marché. Ce sont les émissions des industries qui produisent beaucoup de carbone qu’il est le plus important de remettre en question, plutôt que de les leur céder.

VI. Un héritage spectaculaire : surmonter le dilemme habituel et sa cruauté

On peut à présent mieux comprendre que la troisième raison pour laquelle il faut agir avec la dernière énergie est que, pour l’instant, mais cela ne durera pas éternellement, nous avons la possibilité d’oeuvrer pour la protection de deux ensembles de droits humains, qu’il deviendra de plus en plus difficile de défendre simultanément. D’une part, nous pouvons lutter contre la détérioration de la capacité des peuples d’un avenir relativement lointain à jouir de leur droit à la vie, aux moyens de subvenir à leur propre subsistance et à la santé, en évitant l’émission de la billionième tonne de carbone. D’autre part, et au moyen de la même institution de plafonnement et de commerce qui serait mise en place pour atteindre ce premier objectif, on pourrait éviter la détérioration de la capacité des pauvres dépendants du marché, que ce soient ceux du présent ou ceux qui verront le jour dans un proche avenir, à jouir de leurs droits en leur garantissant des permis d’émissions de carbone gratuits. Au fil du temps, il se pourrait fort bien que l’on nous dise, comme c’est déjà souvent le cas, qu’il nous faut choisir entre « les pauvres du présent » et « les pauvres du futur ». À mesure que le total d’émissions de carbone que notre système climatique planétaire est susceptible de pouvoir encore « tolérer » se réduit, on nous dira vraisemblablement que tout le monde doit payer plus cher pour pouvoir émettre du carbone, afin de réduire les émissions ; ceci pourrait avoir pour conséquence d’exclure les populations actuellement pauvres du marché de l’énergie, y compris pour ce qu’on appelle parfois les « émissions de subsistance », c’est-à-dire le volume minimal de carbone qu’il faudrait émettre pour assurer leur survie et leurs moyens de subsistance[44]. Cela reviendra à sacrifier les pauvres de maintenant au profit des pauvres du futur. Ou bien, nous dira-t-on, il nous faudrait revenir sur le plafonnement des émissions de carbone cumulées et les laisser dépasser le chiffre de 1 TéqC, ce qui selon toute vraisemblance entraînera un changement climatique plus important et rendra plus difficile encore pour les pauvres du futur de jouir de leurs droits, puisqu’on les aura sacrifiés au bénéfice des pauvres du présent (et de ceux — quels qu’ils soient — qui sont en train d’émettre du carbone !).

Le point le plus important est qu’il n’est pas nécessaire d’affronter un tel dilemme entre les droits présents et les droits futurs si — et, pour autant que je le sache, seulement si — nous prenons des mesures radicales pour réduire drastiquement les émissions de carbone (de sorte que la vie du futur pauvre ne soit pas menacée par la détérioration de son environnement), et que nous le fassions tout en protégeant en même temps les intérêts immédiats du présentement pauvre, intérêts qui constituent la substance même de leurs droits (maintenant et dans l’avenir). Plus nous nous autorisons à finasser et à faire preuve d’indécision, plus nous nous rapprochons du moment où nous nous retrouverons au pied du mur, face à un dilemme en vertu duquel une restriction subite des émissions de carbone, visant à nous empêcher d’atteindre la billionième tonne, sera devenue la seule alternative envisageable à la révision du plafond de 1TéqC, laquelle mettrait en péril la subsistance des futurs pauvres (et éventuellement celle de tous les autres, sans parler de toutes les autres espèces). Mais nous ne sommes pas obligés de nous mettre — ou plutôt, de mettre les pauvres présents et du futur — dans une telle situation, en continuant à refuser de voir la réalité en face[45].

Il est, au contraire, urgent d’agir sur deux fronts convergents. Tout d’abord, il faut faire baisser les émissions, nettement et résolument. La concentration de carbone dans l’atmosphère ne cessera pas de croître tant que l’on n’aura pas ramené les émissions à zéro, comme l’indiquent les minutes du dernier rapport du GIEC, que l’on a déjà eu l’occasion de citer ici à deux reprises. La concentration maximum de carbone déterminera probablement le changement climatique maximum. Ensuite, il faut que l’on développe des technologies utilisant des sources d’énergie alternatives aussi rapidement qu’il est humainement possible de le faire, afin d’en arriver à ce jour où le prix de ces nouvelles technologies pourra entrer en compétition avec celui des énergies fossiles et deviendra abordable même pour les plus pauvres. Les énergies fossiles sont, comme on le sait, très bon marché, ce qui est la raison principale pour laquelle il nous faut des institutions de plafonnement et d’échange (ou une taxe carbone) afin que leur prix soit fixé à la hausse par choix politique. Nous devons nous efforcer d’atteindre le seuil à partir duquel la baisse du prix des technologies alternatives et la hausse du prix des énergies fossiles voudront dire que les énergies fossiles auront perdu leur avantage compétitif en termes de coûts. Plus on s’avancera sur l’un de ces deux fronts — en rendant les énergies fossiles plus chères, et en rendant les technologies utilisant des sources d’énergie alternatives moins chères —, et moins on aura besoin de s’avancer sur l’autre. Une fois qu’on aura atteint le seuil visé, même l’individu le plus égoïste, qui se soucie de l’environnement et des droits d’autrui comme d’une guigne, se rendra compte du fait qu’il est tout simplement plus avantageux d’utiliser les énergies alternatives. Parvenue à ce point, l’humanité pourrait se sortir d’affaire, si du moins nous n’avons pas émis la billionième tonne d’ici là, ou selon ce que la science, dans ses avancées, nous dit de ce que pourra être la limite supérieure des émissions de carbone encore « tolérables » du point de vue environnemental. Si nous agissons avec vigueur en faisant preuve d’audace dès maintenant, nous pourrons mettre au point des institutions susceptibles de transmettre un héritage d’une valeur inestimable en matière de protection des droits, à l’égard de bien des générations. Foncer tête baissée et commettre l’« impardonnable péché » par un aveuglement complaisant, ou, signe de clairvoyance, créer des institutions de protection des droits qui seront d’une valeur inestimable — quel choix votre génération fera-t-elle ? Pour sa plus grande honte, la mienne semble avoir fait le sien.