Article body

Le dernier livre de Christine Tappolet représente un aboutissement magistral de ses travaux récents[1]. Il présente une version raffinée de sa conception « perceptuelle » des émotions, et traite avec générosité à peu près toutes les objections dont sa théorie a fait l’objet depuis une quinzaine d’années.

La version spécifique du néosentimentalisme que favorise Tappolet est représentationnelle plutôt que normative. C’est dire que l’élément normatif qui différencie le néosentimentalisme du sentimentalisme classique n’est pas localisé dans le critère qui détermine la correction ou l’adéquation d’une émotion à son objet. Comme c’est le cas pour la vérité, l’adéquation tient à la simple conformité de la représentation aux faits. On peut certes soutenir qu’il est bon de croire ce qui est vrai, mais cette recommandation normative est distincte du simple fait qu’une proposition correspond ou ne correspond pas à la situation objective. De même, ce qui fait qu’une situation « mérite » la crainte est déterminé par le fait objectif que l’émotion, considérée comme perception, représente correctement le danger (85-90). Ce choix évite la réduction de toute valeur appréhendée par une émotion à une forme de normativité contenue dans l’émotion elle-même et projetée sur la situation qui fait son objet.

On peut cependant toujours se poser le vieux problème d’Euthyphron : d’où viennent les critères de correction ? S’agit-il véritablement de perceptions de valeurs objectives ? Ou ces valeurs ne sont-elles que des projections de l’émotion correspondante ?

La réponse n’est pas nécessairement la même pour toutes les émotions. Dans le propos qui suit, je veux suggérer qu’il existe une catégorie d’émotions dont les objets formels ne sont en fait que des projections de l’émotion à laquelle ils correspondent. Il s’agit des émotions esthétiques ou « contemplatives » (64-65).

Tappolet établit une distinction cruciale entre le statut dépendant d’une réaction (DR) de certains concepts et le statut non DR des propriétés qu’ils désignent. Ce contraste est d’une grande importance pour la thèse de l’objectivité des valeurs. Le modèle classique d’une propriété DR, dont l’identité même dépend de nos réactions, est la couleur. Les couleurs surviennent sur la base de certaines propriétés physiques objectives. Elles n’existeraient cependant pas si les organismes qui sont capables de les percevoir ne possédaient pas certains récepteurs spécialisés. On peut donc dire que dans un certain sens les couleurs n’existent pas indépendamment des sensations qu’elles suscitent. Quand il s’agit des valeurs, au contraire, si l’acquisition de concepts tels que l’effrayant repose sur l’expérience d’une réaction, souligne Tappolet, la valeur perçue, elle, n’en est pas moins capable d’être monadique et objective. Les concepts sont DR, mais les valeurs auxquelles ils se réfèrent ne le sont pas. La valeur effrayante d’une situation est déterminée par la présence d’un danger réel, qui en lui-même demeure indépendant de toute réaction subjective.

Toutes les théories des émotions doivent expliquer une gamme de phénomènes — physiologiques, cognitifs, motivationnels ou agentiels, phénoménologiques, évaluatifs, et attentionnels. Les débats qui animent la conversation depuis quelques décennies ont surtout pour objet de déterminer lequel ou lesquels de ces aspects sont essentiels. Ainsi, la stratégie qui s’impose à chacun consiste à montrer pourquoi on veut poser tel ou tel élément comme central. Tappolet propose de considérer l’élément perceptuel comme étant celui dont tous les autres découlent, y compris la motivation à l’action.

Or, parmi les théories rivales auxquelles la théorie perceptuelle s’oppose, il y a notamment celles qui mettent l’aspect motivationnel au centre de toute explication des autres propriétés des émotions. Il n’est pas contentieux d’affirmer que les émotions sont liées à l’action d’une façon ou d’une autre. Le débat concerne la nature de ce lien. On peut parler, comme le faisait Nico Frijda, de « tendance agentielle » (action readiness) (Frijda, 2004) ; ou, selon Shargel et Prinz (Shargel & Prinz, 2018) d’ « impérativité » ; ou encore, selon Scarantino (2014), de « priorité de contrôle ». Pour sa part, Tappolet souligne, citant Clore (1994), que les émotions ne déterminent pas directement le comportement. Elles déterminent plutôt des buts (58). Tappolet rappelle notamment qu’aucune émotion — même animale, et à plus forte raison aucune émotion humaine — ne détermine un comportement fixe. Suivant les circonstances, un animal effrayé peut se sauver, mais aussi s’immobiliser ou tenter de se cacher (55).

Cependant, Tappolet nie que toute émotion comporte un désir : certaines émotions sont « contemplatives » (64). De telles émotions ne sont pas nécessairement privées de manifestation comportementale. Ainsi, la peur « esthétique » ressentie au cinéma peut entraîner une tendance à certains réflexes : on peut pousser un cri, s’agripper à sa chaise (64). De tels comportements pourraient passer pour des manifestations d’un désir de fuir ou de se cacher. Mais pour autant que la perception d’un danger n’est pas nécessairement conceptuelle (47), de telles tendances ne sont pas délibérées. Les émotions standard, par contre, suscitent typiquement un but qui découle directement de la nature des valeurs perçues.

La distinction entre émotions standard et émotions contemplatives me semble avoir une conséquence intéressante, à savoir que certaines émotions, tout compte fait, ne correspondent pas à des valeurs objectives, en vertu de la nature du lien entre leur objet formel et les buts qu’elles se proposent. C’est du moins la thèse que je voudrais esquisser ici.

Pour ce faire, penchons-nous d’abord sur la relation entre la propriété qui constitue l’objet formel d’une émotion, et le but ou le comportement qu’elle suscite. Prenons tout d’abord le cas typique de la peur. Sans doute Tappolet a-t-elle raison de faire remarquer que la gamme de comportements motivés par la frayeur est très large. Cependant, chacun de ces comportements peut être rationalisé en fonction de la signification du dangereux pour la vie pratique du sujet. Suivant les circonstances, il serait utile de fuir, de lutter, ou de se soumettre. Ces buts pratiques permettent aussi de faire la différence entre la peur et d’autres émotions. C’est pourquoi une des fonctions de l’objet formel est de différencier les émotions (Teroni, 2007). Or cela n’est pas le cas pour les émotions esthétiques ou « contemplatives ». D’une part, comme nous venons de le voir, celles-ci ne proposent aucun but spécifique. Par conséquent, si elles ne sont pas toutes les mêmes, on ne saurait les différencier à partir des comportements auxquels elles disposent. Si une toile de Raphaël et une statue de Giacometti nous engagent toutes les deux à les contempler, il serait bizarre de prétendre qu’elles évoquent les mêmes émotions. Leur différence se situe plutôt sur le plan des réflexions, des comparaisons, et des associations d’idées plus ou moins conscientes qu’elles suscitent.

Deux formes d’élargissement de la notion de comportement ont été avancées pour contourner cette difficulté au profit des théories motivationnelles des émotions. La première, élaborée par Scarantino (2014), considère que les mouvements internes de la pensée sont eux aussi des mouvements, donc des comportements. La différence entre les réflexions, les associations d’idées ou les images qui se forment au cours de la contemplation de la statue de Giacometti d’une part, et de celle de la toile de Raphaël d’autre part, jouent alors le rôle de comportements qui les différencient. Mais cet expédient semble peu convaincant. En effet, l’accent mis sur le comportement dans la perspective motivationnelle vise justement à différencier les mouvements physiques des mouvements de pensée. S’ils sont tous les mêmes, autant dire alors que le cognitivisme n’est qu’une variante du behaviorisme, puisque toute pensée, après tout, n’est qu’une sorte de comportement.

La deuxième façon d’élargir la notion de comportement a été élaborée par Don McIvor Lopes (Lopes, 2018). Selon lui, l’appréciation d’une oeuvre nous pousse à une variété considérable de comportements relatifs à l’oeuvre en question. En plus du désir de changer de position pour en apprécier les différents aspects, notamment suivant les possibilités fournies par un objet en trois dimensions plutôt que deux, la contemplation d’une oeuvre peut créer un désir de l’acquérir, de la préserver, de la restaurer, d’en parler à ses amis, etc. Ici aussi, cependant, il me semble que cette façon d’élargir la gamme de comportements pertinents est plutôt forcée. Le problème n’est donc pas le même que celui qui confronte Scarantino. Il s’agit plutôt de la nature du rapport entre l’émotion et le type de comportement en question.

Avant d’élaborer cette idée, faisons le point. Je conviens avec Tappolet qu’il est important de tenir compte des émotions contemplatives. Celles-ci se distinguent des émotions standard par le fait que leur objet formel ne permet pas de déduire à quel but elles tendent, et par conséquent à quelle tendance de comportement elles donneraient typiquement lieu. À défaut de buts pratiques spécifiques, les émotions contemplatives ne sauraient se différencier les unes des autres au moyen des comportements — pour autant qu’il y en ait — qu’elles motivent.

Dans cette optique, la thèse que je propose peut se développer en deux temps.

En premier lieu, je voudrais rappeler la nuance entre le dangereux et l’effrayant, sur laquelle Tappolet insiste. Tappolet écrit que l’effrayant survient sur le dangereux : « the fearsome supervenes on the dangerous » (52). Par définition de la notion de « survenance », cela signifie que l’identité de deux situations naturelles (l’existence d’un danger) garantit l’identité des propriétés axiologiques correspondantes, mais pas réciproquement. Or Tappolet écrit aussi que juger qu’une chose est effrayante revient à juger qu’elle justifie la peur : « To judge that something is fearsome is to judge that it makes fear appropriate » (50-51). Le fait que la chose est dangereuse la rend effrayante, par le fait que le danger justifie la frayeur. Comme nous l’avons vu, un concept peut être DR tout en se référant à une propriété qui ne l’est pas. Si l’on ne saurait saisir la notion de l’effrayant sans avoir fait l’expérience de la peur, celle-ci n’est adéquate que si son objet est effectivement dangereux. Voilà en quoi consiste la distance entre le dangereux et l’effrayant. En effet, dire que ce dernier survient sur le dangereux équivaut à affirmer la possibilité qu’une situation demeure effrayante même en n’étant pas dangereuse, tout en niant l’inverse : si elle cesse d’être effrayante, elle doit nécessairement avoir cessé d’être dangereuse.

Cependant, une situation qui n’est pas dangereuse ne justifie pas la peur. Cela n’équivaut-il pas à dire que la situation n’est, tout compte fait, pas réellement effrayante ? L’effrayant, semble-t-il, se replie dans le dangereux. Or ce qui motivait l’idée que l’effrayant et le dangereux sont des propriétés distinctes, c’est la nécessité de ménager une place à l’erreur. La possibilité d’une inadéquation de l’émotion exige un fossé entre le monde objectif et la réaction émotive. Mais le concept de l’effrayant n’est-il pas redondant ? Tappolet semble dire que le dangereux justifie l’effrayant, et qu’à son tour l’effrayant justifie la peur. Mais pourquoi ce redoublement de la justification ? Il suffit de dire que le dangereux justifie la peur, dans le sens que celle-ci n’est pas correcte ou adéquate si son objet n’est pas dangereux. Cela suffit pour rendre compte du fait que le concept qui nous intéresse relève de la notion de mérite et pas simplement de celle de disposition.

Cette notion de mérite est essentielle à la version du néosentimentalisme que défend Tappolet. Mais qu’est-ce qui détermine le mérite en question ? L’existence d’une réaction individuelle n’est évidemment pas suffisante. En effet, s’il suffisait que je sois effrayé par une chose pour que celle-ci soit effrayante, on retomberait dans l’impossibilité de l’erreur. Tappolet propose donc que ce qui détermine l’adéquation d’une réaction donnée peut être conçu sur le modèle d’un processus idéalisé de délibération : « One could suggest that something being admirable is for it to be considered such after an idealized process of deliberation » (117). Parler d’idéalisation, c’est admettre qu’on ne sait pas grand-chose du processus en question. S’agit-il d’une variante modeste d’un contrat social virtuel, comparable à ceux que Platon, Hobbes, Rousseau ou Rawls voulaient charger de fonder la légitimité de l’État ? Là-dessus, je ne tenterai pas de me prononcer.

Mais voilà qui m’amène au deuxième temps de mon propos. Dans le cas de la peur, l’emprise d’une délibération sociale est importante, mais elle est loin d’être totale. On peut contester, entre individus et entre groupes sociaux, que le degré de danger (défini objectivement par la probabilité et la gravité du mal auquel le sujet s’expose) suffise à légitimer la peur. Mais tout le monde conviendra qu’un certain niveau de danger justifie la crainte.

Dans le cas d’une de nos émotions contemplatives, par contre, il me semble difficile d’établir un barème, même très vague, qui mette tout le monde d’accord. L’exemple de l’admirable, que je viens de citer, peut déjà sembler contentieux. En effet l’admirable est une valeur du deuxième degré. Rien n’est admirable en soi ; une chose n’est admirable qu’en vertu du fait qu’elle incarne certaines autres valeurs qui à leur tour découlent de la possession de certaines qualités objectives. En tant que valeur du second degré, l’admirable pose ainsi certains problèmes supplémentaires, mais pour une raison sur laquelle il n’est pas pertinent de nous attarder. Revenons donc à une propriété évaluative de premier degré dont l’appréciation rentre dans la catégorie des émotions esthétiques contemplatives : l’amusement. Qu’est-ce qui détermine si l’amusement est mérité dans un cas particulier ?

Grâce à D’Arms & Jacobson (2000), tout le monde s’accorde à respecter la distinction entre l’adéquation morale et l’adéquation intrinsèque, la « fittingness » d’une émotion à son objet. Rire d’une plaisanterie raciste, par exemple, peut être considéré comme moralement inacceptable, tout en admettant que dans certains cas l’amusement est justifié par l’esprit qui l’anime. Cependant les qualités objectives qui sous-tendent l’amusement sont particulièrement difficiles à définir. Les différentes tentatives d’explication du phénomène de l’humour, du comique, ou du risible (peu importe s’ils constituent une seule ou plusieurs propriétés) restent fort peu convaincantes ; mais ce qu’il faut surtout noter est que ces tentatives (l’incongru, la supériorité, etc.) aspirent à donner plutôt une explication psychologique qu’une analyse philosophique du phénomène en question. Certaines choses nous font rire, et le rire est un comportement. Mais il n’est pas évident que le rire serve un but établi d’une manière pratiquement rationnelle par la valeur du comique.

Il en est de même pour les autres émotions contemplatives suscitées typiquement par la beauté ou par les oeuvres d’art. Cette observation se rapproche peut-être de ce que Kant entendait par l’idée que notre appréciation artistique est désintéressée. Cela suggère que la relation entre l’objet formel et la composante agentielle des émotions contemplatives n’est pas la même que pour les émotions standard. Les qualités esthétiques qui nous procurent du plaisir ne seraient alors ni objectives ni monadiques. Elles seraient purement projectives, DR non seulement dans l’acquisition d’un concept qui s’y réfère, mais en elles-mêmes.

Ce serait donc l’objectivité même des valeurs qui serait mise en cause pour les émotions contemplatives. On peut admettre avec Tappolet que les concepts sont DR dans le sens précisé plus haut. Mais on n’est pas forcé de la suivre lorsqu’elle affirme que les valeurs en question, qu’elles soient monadiques ou relationnelles, ne partagent pas cette dépendance. Ce serait vrai pour les émotions dont l’objet formel définit des conditions de correction qui correspondent à certains buts. C’est le cas des émotions « classiques » que beaucoup ont été tentés de qualifier de « basiques ». On peut aussi penser, en plus de la peur, notamment au dégoût, à la surprise, à la tristesse. Dans chacun de ces cas, même si on ne peut pas toujours facilement donner un nom à la valeur qui y correspond, on peut comprendre quel but ou quel ensemble de buts pourrait servir un rôle pratique pertinent étant donné la situation objective sur laquelle survient la propriété qui suscite la réaction en question. Pour le dégoût, par exemple, il s’agirait dans le cas physique d’éviter la proximité ou l’ingestion d’une substance nocive. Lorsqu’il s’agit d’un dégoût suscité par une situation conceptuellement élaborée ou morale, les buts suscités sont beaucoup moins précis et les comportements beaucoup plus variés. Mais ils sont non moins solidement ancrés dans les propriétés réelles de la situation. Quant à la surprise, elle motive un mouvement d’attention dont la raison d’être est facilement compréhensible par rapport à l’élément de nouveauté qui la rationalise. Le cas de la tristesse pose un problème spécial : du fait qu’elle a pour objet un deuil, une disparition, ou une perte irrémédiable, elle ne pose aucun but réalisable. Elle n’en perd pourtant pas son pouvoir de motivation. Qu’on cherche à y faire face moyennant la remémoration de moments perdus, ou la préservation de souvenirs, ou encore le divertissement ou l’oubli, la logique pratique des comportements motivés par la tristesse est claire par rapport à la nature de son objet formel.

Il n’en est pas de même pour les émotions esthétiques ou contemplatives. L’émoi que je ressens à la lecture d’un poème de Baudelaire est profondément différent de ce que je ressens avec une intensité égale à l’écoute des Variations Goldberg. Mais même si l’une et l’autre me font physiquement bouger — que ce soit en marquant le rythme, en rivalisant avec Glenn Gould en grognements, ou en reprenant la déclamation du poème, ces comportements reflètent sans doute l’excitation que j’éprouve, mais ils ne dérivent nullement d’une logique qui relève des propriétés très spécifiques qui donnent à chaque oeuvre son caractère unique.

Ces considérations m’amènent à conclure que les émotions esthétiques ou contemplatives sont profondément différentes de celles — que j’ai appelées « standard » — qui ont fait plus souvent l’objet de la conversation philosophique.

Dans le cas des émotions standard, nous réagissons d’une certaine façon parce que les valeurs que nous appréhendons existent objectivement. Pour ce qui est des émotions contemplatives, au contraire, la réponse qu’il faudrait donner à la question d’Euthyphron est que les valeurs qui y correspondent n’existent que parce que nous réagissons d’une certaine façon. Elles demeurent purement subjectives.