Article body

Quelle forme Adorno donne-t-il à sa pensée de l’émancipation, puisqu’il est bien connu qu’il s’interdit de décrire de façon positive la société bonne ? Dans What Would be Different ? Figures of Possibility in Adorno, Iain Macdonald ne s’intéresse pas aux raisons et aux modalités d’une telle interdiction[1]. Son objectif est autre : à partir des usages par Adorno du concept de « possibilité » (Möglichkeit), rassembler des éléments d’une théorie philosophique de la transformation historique et sociale métaphysiquement et ontologiquement fondée.

L’auteur entend montrer qu’Adorno pense la transformation de la réalité (Realität) notamment à l’aide du concept de « possibilités bloquées » en faisant étroitement dialoguer la pensée adornienne tant avec la tradition philosophique allemande la plus classique (Hegel) qu’avec des figures politiques et philosophiques importantes de son temps (Lukács, Bloch, Heidegger, Benjamin). La part la plus fructueuse de son enquête tient à la façon dont elle permet de situer Adorno par rapport à ses inspirateurs et à ses adversaires philosophiques, pour en faire un penseur de virtualités dialectiques « ni complètement effecti[ve]s (wirklich), ni complètement non effectif[ve]s », comme le formulait Jay Bernstein (p. 57). Certains passages me semblent néanmoins insuffisamment explicites, ce qui risque de faire passer le lectorat non averti à côté d’un certain nombre d’idées, mais aussi de difficultés importantes de la philosophie adornienne.

Chapitre 1 : Correction, blocage

A. Conscience correcte, vie bonne (richtiges Bewußtsein, richtiges Leben)

Après quelques pages introductives (p. 1-7) où sont posés les concepts structurant l’ouvrage, l’auteur propose un rapide rappel de l’opposition entre Adorno et deux théoriciens de la fausse conscience et de l’utopie, Georg Lukács et Ernst Bloch. La transformation de l’ordre existant ne dépend pas chez Adorno de la constitution d’une « conscience correcte » à même le réel (Real), conscience qui serait capable, selon Lukács (p. 7-14) de tirer de l’histoire hic et nunc des « possibilités objectives » effectives (wirklich)[2]. Mais la conscience ne doit pas non plus, pour Adorno, se détacher complètement du réel, au nom d’une réalité plus vraie (Wirklichkeit), au risque de dessiner des utopies vides et de tomber dans le conte de fée, ce qu’il reproche à Bloch en même temps que son indéfectible soutien à la RDA.

Ces comparaisons sont menées avec finesse et illustrent l’idée éminemment adornienne selon laquelle il n’existe pas de conscience juste (ou correcte, richtig) dans la vie fausse. Adorno se distingue philosophiquement et politiquement de Bloch et de Lukács à propos de la théorisation du rapport entre conscience de classe et transformation sociale, dans la mesure où l’un comme l’autre a, chacun à sa manière, confiance en la capacité, qui de l’expérience historique, qui de l’imagination théorique, à se représenter correctement non pas immédiatement la société idéale, mais certains pans de celle-ci.

Il me semble cependant que l’auteur ne réussit pas ici à expliciter le négativisme adornien[3]. Lorsqu’il cite Adorno énonçant l’impossibilité, dans la vie mauvaise, du développement d’une conscience juste (p. 2) et, plus loin, son parti-pris pour l’attitude de résistance au monde faux qu’éclaire la conscience des insuffisances du réel (Realität, p. 21), il prête certes attention à la négativité, mais tend à la recouvrir d’une forme paradoxale de positivité, sous l’aspect de la possibilité. Pourquoi ne pas partir plus clairement des expériences négatives (souffrance, injustice) et privatives (insatisfaction, manque), pour creuser l’écart entre ce qui existe et ce qui pourrait (voire devrait) exister ? L’auteur rappelle que la proposition d’Adorno, par-delà la critique de la conscience correcte comme figure dogmatique de la critique sociale, consiste à dire que la philosophie doit se faire dialectique négative, c’est-à-dire dialectique attentive au non-identique. Mais le « non-identique » est-il vraiment l’équivalent du « possible » ?

Avant d’en arriver à l’un des points centraux de ma critique, le concept de « possibilité bloquée », j’aimerais interroger l’interprétation de la citation située à la toute fin de l’introduction (p. 22) :

…(Adorno) insiste encore une fois sur la négativité de la vie bonne (right life) comme étant distincte de la conscience correcte, sur la forme de la possibilité comme étant distincte de toute rectitude : « La seule chose que l’on puisse peut-être dire est que la vie bonne (richtige Leben) aujourd’hui n’existerait que sous l’aspect d’une résistance (in der Gestalt des Widerstandes) contre les formes de la vie fausse (falsche Leben) telles que les a percées à jour et analysées de façon critique la conscience la plus avancée[4]. »

« Ce qui serait différent » commence avec cette directive négative : expérimenter les possibilités bloquées réelles de libération qui connectent la vie mauvaise à une vie qui serait bonne. (Je souligne.)

L’auteur conclut à juste titre de ses analyses précédentes qu’Adorno s’oppose à l’objectif de rectitude (correctness) au nom d’une vie bonne qui n’existe pas encore. Cependant, l’expression « negativity of right life » me semble trompeuse. S’agit-il de dire que la bonne vie est néant, au sens où on ne sait pas à quoi elle ressemble, puisqu’elle ne ressemble à rien de connu ? Ou bien de caractériser la vie de résistance comme une vie bonne, voire accomplie ? La formule d’Adorno, qui pose la résistance comme une forme (voire la seule forme) sous laquelle une rupture vis-à-vis de la vie mauvaise est possible, me semble plus ambiguë. Faut-il voir dans cette citation la formulation des conditions d’une rupture, et donc d’un début de vie bonne ? Ou bien Adorno contredit-il sa propre formule et installe-t-il la vie bonne au sein de la vie mauvaise ?

Pour comprendre cette formule, il faudrait commencer à mon sens par distinguer le possible du non-identique — peut-être en fonction de leur rapport avec la conscience qu’Adorno appelle « la plus avancée ». Le non-identique serait l’objet de l’expérience, et se transformerait, dans un second temps, sur le plan de la conscience réflexive, en l’idée de possibilité. Ceci permet de comprendre l’une des difficultés de l’emploi de la catégorie métaphysique de la possibilité chez Adorno, dans la mesure où son abstraction la rend suspecte en même temps qu’elle est porteuse des promesses que la philosophie doit prêter à l’expression (comme dans la citation somme toute peu analysée que l’auteur place en exergue du 5e chapitre).

La seconde phrase pose problème, notamment en raison de ce que l’auteur pense être l’objet de l’expérience chez Adorno[5]. Que l’attitude de résistance à l’injustice, au monde faux, soit un commencement, pourquoi pas, bien qu’il me semblerait plus juste de parler de condition sine qua non, car il ne s’agit pas d’un processus linéaire. Comme l’auteur, je pense que la résistance dont parle Adorno est à la fois cognitive et pratique : Il défend une radicale contextualité de l’imagination théorique d’un individu dans sa forme de vie[6]. La seconde partie de la phrase me paraît encore plus problématique. Car que peut bien signifier chez Adorno que l’objet de l’expérience soit une « possibilité bloquée » ? Fait-on vraiment l’expérience de la possibilité ? N’est-ce pas parce qu’elle ne peut l’être (du moins sous la forme d’une expérience immédiate évidente) qu’elle pose justement problème ? Il me semble que, pour Adorno, il n’existe pas à proprement parler d’expérience des possibilités bloquées (virtuelles), mais que les êtres humains font d’une part (exceptionnellement) des expériences « non régulées » (ungegängelten) de l’objet « au sens emphatique », et de l’autre vivent (très fréquemment) des expériences négatives innombrables de la privation, de la souffrance, de l’incompréhension, de l’injustice, etc. L’expérience de l’objet est peut-être expérience d’un surcroît, mais toujours sous l’aspect de l’écart, du différent, pas d’une « possibilité » positive, voire hypostasiée[7].

B. Blocage, potentiel (Verstelltheit, Potential)

L’une des intentions philosophiques centrales sur laquelle repose l’ouvrage consiste, il me semble, à frayer une troisième voie interprétative de la philosophie d’Adorno, entre négativisme strict (le monde juste ne se laisse pas décrire) et recherche d’une positivité (il existe chez Adorno une esquisse du monde juste). Pour étayer cette hypothèse de lecture, l’auteur défend l’idée que l’originalité d’Adorno consiste à élaborer une conception de la transformation sociale par une « possibilité bloquée ». Je suis d’accord avec l’auteur pour dire que l’idée de « blocage » (Verstelltheit[8]) a une très grande importance chez Adorno. L’un des objectifs de la critique sociale adornienne consiste très clairement à montrer que « l’être-là » (ce qu’il appelle dasBestehende) n’est pas le tout de ce qui pourrait (voire devrait) exister. Il pourrait y avoir du différent, et même du mieux. Cependant, parce que l’on touche ici à un point névralgique de la pensée d’Adorno, il nous incombe d’être particulièrement fidèles au vocabulaire employé par le philosophe, pour comprendre précisément comment il justifie le fait de penser que le monde pourrait être différent. Quels sont l’objet et les enjeux du « blocage » de cette transformation ? Quel rapport existe-t-il entre la théorisation du « blocage » et celle de la catégorie métaphysique du « possible » ?

L’expression de « possibilité bloquée » se traduirait littéralement en allemand par « verstellte Möglichkeit », une formulation qui n’existe pas sous la plume d’Adorno. La seule et unique occurrence qui y ressemble et étayerait l’interprétation proposée du passage précédemment cité p. 22[9] est un hapax (cité rapidement dans la note 96, p. 181). J’aimerais suggérer ici que cette unique occurrence ne suffit pas à justifier l’usage répété du concept de « possibilité bloquée », et que la notion de potentiel (couplée à celle de la possibilité), que l’auteur ne thématise pas comme telle[10], permettrait plus clairement de cerner la position d’Adorno. Arrêtons-nous tout d’abord sur la citation qui pourrait justifier le néologisme proposé :

Même sans céder au boniment selon lequel il faudrait fournir d’entrée de jeu une vague positivité, on ne se contentera pas de constater toutes ces difficultés pour se retirer avec un hochement de tête désapprobateur sous prétexte que la possibilité objective qu’advienne du meilleur est bloquée[11].

Dans ce contexte, l’expression me semble ambigüe. Même si on laisse de côté le scrupule qui ferait s’interroger sur la pertinence d’attribuer cette expression à Adorno plutôt qu’au théoricien qui, lui, renoncerait à la recherche du mieux, le fait est qu’Adorno, contrairement à l’auteur, emploie ici le verbe « verstellen », autrement dit, il fait un pas de moins en direction de la substantialisation de la « possibilité bloquée ». Ceci est cohérent avec son négativisme, dans la mesure où il prévient ainsi la tendance à hypostasier la possibilité et, ce faisant, la tentation de lui donner un visage, un contenu positif déterminé.

Encore plus problématique me semble être le fait que le concept ait dans le livre une telle centralité sans que ne soit explicité le contexte de la citation à la suite de laquelle il apparaît pour la première fois, p. 6. L’auteur laisse de côté ce qu’Adorno cherche véritablement à penser dans la constellation du « blocage » ou de l’« inaccessibilité » : l’action pratique (Praxis), y compris politique, et son rapport dialectique avec la théorie. Bien plus que la possibilité comme un quelque chose que l’on percevrait comme empêché, c’est la praxis comme activité dont il est question et dont il s’agit de penser le blocage. En l’absence d’une étude fouillée de la façon dont Adorno conceptualise le rapport entre possibilité et pratique, la centralité accordée par l’auteur au concept de possibilité bloquée ne me semble donc pas vraiment justifiée. Quand et comment la praxis a-t-elle affaire à la construction mentale qu’est la possibilité ? À mon sens, c’est moins la catégorie de « possibilité » que celle de « potentiel »[12] qui, chez Adorno, répond à la question de la justification de l’existence possible du différent. Ce n’est pas ici le lieu d’étudier ce motif en détail, je me contenterai donc de quelques remarques.

De façon originale, Adorno distingue entre ce que j’appellerais la « praxis administrée » et la « praxis bloquée », d’une part[13], mais aussi entre la possibilité (catégorie métaphysique, voire ontologique par excellence) et le potentiel (catégorie critique, négative et dialectique). Cette notion de potentiel permet à Adorno de sortir de l’alternative selon laquelle toute possibilité est soit : 1) faussement modale — pas vraiment une possibilité au sens où elle est seulement illusoirement virtuelle, et en réalité préexistante (ce que laisse entendre le concept hégélien de Wirklichkeit, la « possibilité réelle », mais aussi la « possibilité objective » de Lukács), soit : 2) une construction mentale abstraite, pauvre et sans fondement (on peut penser ici à la critique par Bergson de cette notion[14], bien qu’Adorno, à ma connaissance, n’y fasse pas référence). La notion de potentiel vient résoudre le problème d’une nouveauté qui, pour être réellement transformatrice, doit paradoxalement ne rien tirer directement de l’effectivité fausse, tout en s’y inscrivant. Il tient cette gageure d’être à la fois concret, social, historique, et indéterminé, négatif, irreprésentable : son existence est indiquée par la négativité de la vie fausse[15].

Dans la réflexion sur le potentiel, il n’est pas question de se demander si quelque chose aurait pu ou pourrait être : toute la problématique de la potentialité est centrée sur la détermination de son existence, non de son contenu. Alors qu’au possible s’oppose l’impossible, au latent, le patent et au virtuel, le réel, le potentiel n’a pas d’autre contraire que le néant : il n’implique pas d’autre enjeu que celui de son « être comme surcroît autre » indéterminé. Pour le justifier, il suffit de montrer qu’il n’y a pas « rien que le réel (Realität) » : la réflexion sur le potentiel s’accorde parfaitement avec le principe adornien de l’interdit des images (Bilderverbot), mais aussi avec la dialectique négative et l’indécidabilité de la forme et du contenu que prend le surcroît, le différent. Le diagnostic des pathologies sociales effectué au moyen de la négation déterminée suffit à en prouver l’existence. Une des difficultés de l’auteur à trouver des exemples des « possibilités bloquées » indique à mon sens une limite de la voie interprétative qu’il choisit, parce qu’il n’est pas question chez Adorno de penser, à un premier niveau de réflexivité, des possibilités, même bloquées, mais de justifier à un second niveau de réflexivité la possibilité de l’existence de potentiels. Cela explique aussi la part faible qui est accordée à la critique en général et à la critique sociale en particulier (le terme « social critique » n’apparaissant qu’une fois dans tout l’ouvrage, p. 92). La justification de la potentialité du différent indéterminé ne serait pourtant pas le résultat médiocre d’un échec méthodologique pour se représenter la possibilité. Elle indiquerait au contraire la réussite de l’éthique, de la dialectique, voire de la politique négatives et inciterait à la résistance. Pour ne pas pervertir le juste en l’entachant de la fausseté de nos pratiques dans le monde faux, Adorno choisit de perdre en déterminité pour gagner en intégrité.

Parfois, l’auteur évoque la catégorie du « potentiel historique » (p. 61), ce qui lui fait consacrer une note (19, p. 186) à l’évolution d’Adorno depuis une position méthodologique quasi idéaliste vers un matérialisme plus conséquent. La question du chiffre est, il est vrai, particulièrement présente dans les oeuvres de jeunesse d’Adorno (par exemple le Kierkegaard de 1933), mais cette position du jeune Adorno est-elle pour autant « hégélienne orthodoxe » ? Elle s’accorde plutôt avec l’optimisme benjaminin de la préface au Drame baroque allemand et n’est qu’amendée, non désavouée, par les oeuvres de la maturité, par exemple sous la forme d’une insistance, dans les textes sociologiques de l’après-guerre, sur l’incompréhensibilité de la société qui indique qu’elle ne réalise pas son plein potentiel. Il me semble que dans ces textes sociologiques, Adorno explique la dimension sociohistorique matérielle du blocage, cette « persistance de l’état de fait actuel (current state of affairs) » (p. 186, n. 19), en reconceptualisant (et en « rematérialisant ») un concept d’idéologie dévoyée par la sociologie de la connaissance idéaliste (par exemple à la toute fin de sa « Contribution à la doctrine des idéologies » de 1954[16]).

Plus loin, la comparaison avec Heidegger permet de façon très éclairante de caractériser la position adornienne. L’auteur indique qu’une lecture trop rapide de l’essai sur la Naturgeschichte de 1930 pourrait mener à voir dans le matérialisme adornien un ennemi du possible. Mais, en réalité, comme le souligne l’auteur dans un lumineux passage : « (…) ce qu’[Adorno] récuse est la priorité des conditions formelles de possibilité sur le contenu effectif (actual), historique. (…) En d’autres termes, Heidegger déchiffre l’histoire non pas selon l’insuffisance et la fugacité de ses formes et problèmes concrets, mais dans les termes d’un système bien trop statique de la nécessité de concepts de base ou de possibilités de l’être prédonnées, auxquelles l’existence doit se conformer et au travers desquelles la fugacité est désamorcée et présentée comme nécessité. Ceci vaut à Heidegger d’être accusé d’idéalisme. » (p. 65).

Chapitre 2 : Possibilité (Möglichkeit)

Aux yeux d’Adorno, la tromperie de Hegel tient à ce qu’il absolutise un tout dont les analyses de détail montrent qu’aucune partie n’est autonome (p. 26-27)[17]. Elle tient aussi au sophisme qui lui fait rejeter certaines transformations comme impossibles (des « devoir-être vides », p. 46) sous prétexte de n’être pas immédiatement réalisables. L’auteur rappelle la distinction hégélienne entre la possibilité abstraite et la possibilité effective (la Wirklichkeit), et le caractère sporadique des remarques d’Adorno à ce sujet. Pour systématiser la critique adornienne de Hegel, il fait un détour par les reprises d’Adorno à Marx sur le plan de la théorie de la connaissance et de la métaphysique, tout en mettant en évidence leurs enjeux sociopolitiques. Il propose le concept de « real ought » (devoir-être « réels » ou « vrais ») pour caractériser un impératif de transformation qui ne soit ni exhortation à la réalisation de ce que l’idée absolue, toujours déjà existante, contient de possible, ni voeu pieux illusoire sur le modèle de l’action morale jamais complètement réalisée de la philosophie pratique de Kant.

Aux yeux d’Adorno, Hegel évite le problème conceptuel que poseraient des possibilités dépendantes d’une Wirklichkeit contingente (p. 46). L’auteur explique parfaitement que Hegel n’a pas tenu compte des possibilités « secondes » qui dépendent de telles possibilités contingentes (ce que l’on pourrait aussi appeler des possibilités contextuelles). Dans la dialectique affirmative de Hegel, l’expérience négative est en fin de compte rachetée, relevée — aufgehoben — par le point de vue du tout, de l’esprit absolu. Hegel condamne de façon unilatérale l’insatisfaction subjective face au réel, sous prétexte que ce point de vue subjectif serait de courte vue, partiel. Pour Adorno, il y a au contraire dans cette insatisfaction un phénomène à interpréter. L’incompréhensibilité de la société, loin d’être un défaut de perception subjectif, est une caractéristique objective de celle-ci, qui indique sa fausseté. De Hegel, Adorno conserve précieusement le moment proprement dialectique, c’est-à-dire la valeur épistémique de la négation déterminée, comme l’indique la citation en notes 88-89 (p. 185) :

Si la personne qui connaît de façon suffisamment précise ce qui manque à un point de vue, ou bien en quoi il est faux, alors grâce à la force d’une telle détermination elle a déjà une idée de ce qui manque. Mais ce moment de négation déterminée, qui pour sa part est quelque chose de subjectif, ne doit pas être attribué à la logique objective et encore moins à la métaphysique.[18]

Peut-être aurait-il fallu ici insister davantage sur le bouleversement des catégories hégéliennes que suppose une telle formulation. Tout en se disant fidèle à l’idée hégélienne de négation déterminée, Adorno la modifie en effet profondément en situant la négation déterminée non pas sur le plan de l’être, mais sur celui de la conscience subjective. Il serait ici important de situer la réfutation adornienne de la distinction figée entre possibilité formelle et possibilité réelle dans le cadre de la transformation et de l’accomplissement par Adorno de la dialectique idéaliste en dialectique négative, par une réévaluation de son moment négativement rationnel et un remaniement de la dialectique sujet-objet[19].

Je me demande s’il n’aurait pas été judicieux d’utiliser l’expression de « real ought » uniquement au singulier, pour indiquer qu’il « faut que cela change », que « cela soit différent », pour ne pas laisser entendre qu’il y aurait des devoir-être concrets, des directives justifiées concernant l’avenir (des « real oughts » au sens honni par Adorno de Leitbilder). S’il est vrai qu’on trouve parfois des esquisses de ce « meilleur » dont Adorno souhaite la réalisation[20], il me semble qu’on ne peut pas mettre ces exemples sur le même plan que celui de la justification très générale que « cela doit changer ».

Chapitre 3 : Nature, histoire, souffrance

Le troisième chapitre du livre propose de « reconstruire [la théorie adornienne de la possibilité] (…) en suivant un thème récurrent de sa pensée, la dialectique entre nature et histoire » (p. 57). Ce choix est judicieux dans la mesure où, contrairement à la possibilité, la dialectique histoire-nature est longuement thématisée par Adorno. Cependant, il me semble que cette enquête aurait été encore plus fructueuse si elle avait été menée du point de vue de la dynamique entre praxis transformatrice et objectivité (sociale). C’est du moins dans cette voie que me semblent aller les deux citations en exergue (p. 56) qui font référence, pour l’une, à l’activité révolutionnaire, que Marx a commis l’erreur de penser comme possible immédiatement et même imminente, et pour l’autre, à la pratique théorique de la dialectique négative qui expérimente l’objet en cherchant à lui être fidèle, en pénétrant au-delà de sa surface subjective objective sclérosée[21].

Ce chapitre me semble néanmoins réussi, non seulement en raison du caractère « relativement stable [du cadre conceptuel] » dans lequel il permet de « situer la conception adornienne de la possibilité » (p. 57), mais aussi parce qu’y est abordé plus en détail un des aspects les plus complexes de la pensée matérialiste et dialectique d’Adorno : le fait que la possibilité ne puisse être pensée en dehors de la dialectique entre la nature et l’histoire. Il est clair que l’exposition de la dialectique entre histoire et nature permet, de façon privilégiée, de déjouer les implications « nécessitaristes » indues de la naturalisation de l’histoire. Ce premier aspect de la dialectique est aisé à saisir, et restitué avec justesse par l’auteur. Mais son autre dimension, qui devrait être, en toute logique, le caractère indu de l’historicisation de la nature, est plus difficile à envisager (p. 67). Je comprends la réflexion de l’auteur sur ce qui objectivement « ne devrait pas exister » (p. 68) et plus précisément sur les « souffrances (socialement) non nécessaires » (qu’Adorno appelle aussi « souffrances insensées », sinnlose Leiden[22]) comme une tentative pour élucider si oui ou non l’historicisation et donc la relativisation de la nature (ici, sous l’aspect de la souffrance), second moment de la dialectique, existent bien chez Adorno, et sous quelle forme.

S’il est clair que la naturalisation de l’histoire s’oppose à la transformation sociale, il est plus difficile de comprendre dans quelle mesure ce second aspect, l’historicisation de la nature, ferait obstacle en droit à l’émancipation. À première vue, en effet, il semble plutôt que l’historicisation de la nature soit souhaitable, car elle étaye l’argument selon lequel il n’existe pas de nature indépendamment d’un regard socialement et historiquement situé[23]. Dans cette mesure, elle participerait à la dénaturalisation de l’histoire, et indirectement, à la libération de potentiels historiques. De façon plus claire que ne le fait l’auteur, je dirai cependant que l’historicisation de la nature manifeste un caractère problématique dès lors qu’elle implique de relativiser, voire de justifier la souffrance, au risque de perdre ce qui semble bien être aux yeux d’Adorno un élément important de la constellation des repères objectifs du mauvais.

L’attitude d’Adorno vis-à-vis de la souffrance (comme je crois comprendre que le défend l’auteur, p. 97) est ambiguë. S’il n’en fait pas un mal absolu à éradiquer, il se met néanmoins à son écoute, contre l’Aufklärung intellectualiste. Cette ambiguïté incite à la prudence : il faudrait préciser ce qu’Adorno entend par « souffrance nécessaire » pour ne pas tomber dans le travers de justifier la souffrance à peu de frais — Adorno ne fait jamais une apologie viriliste de la souffrance pour elle-même, mais ne la hisse jamais non plus au rang d’un critère absolu. Il lui accorde toutefois une vertu herméneutique dans la mesure où elle ouvre une brèche dans l’ordinaire sous la forme de « ce qui ne devrait pas être ». De nombreux passages de l’oeuvre d’Adorno valorisent des qualités antiviriles comme la douceur, l’attention, la fragilité[24]. Si certaines souffrances sont inévitables, elles ne peuvent être justifiées à ses yeux qu’à condition d’être rationnelles et d’apparaître distinctement telles aux acteurs, ce qu’elles ne sont pas dans la société actuelle[25]. La désignation de l’instance capable de distinguer la souffrance juste de la souffrance injuste reste néanmoins, chez Adorno, hautement problématique.

Chapitre 4 : Histoire et technique (Geschichte, Technik)

L’auteur réfute de façon convaincante et salvatrice l’apparence de proximité entre Heidegger et Adorno. L’ontologie de Heidegger (p. 103-115), qui critique la priorité de la réalité sur la possibilité par le recours à des catégories anhistoriques, se distingue de la dialectique négative, car celle-ci ne recherche pas de justifications hors de l’histoire, mais une l’altérité dans l’histoire. Adorno procède à « un démantèlement et une intégration de la pensée de Heidegger dans le contexte de la dialectique de la nature et de l’histoire » (p. 121) et voit dans Heidegger un « moment négatif à déchiffrer et dépasser ». Bien qu’il connaisse et condamne l’engagement nazi de Heidegger, Adorno s’attaque aussi à ses arguments philosophiques, ce qui lui donne une supériorité certaine sur une critique comme celle d’E. Faye. Je pense, comme l’auteur, qu’Adorno « n’aurait pas passé quarante ans de sa vie à formuler des critiques de Heidegger s’il n’y avait pas eu en jeu dans cette critique des dimensions philosophiques — en même temps que politiques et sociales » (p. 139). On attendrait ici une explication, du point de vue de la philosophie adornienne, du rapport entre la dimension historique et la dimension philosophique de l’heideggerianisme. Adorno prend très au sérieux la tâche de critiquer l’influence de Heidegger sur ses disciples dans l’Allemagne d’après-guerre, par exemple dans le champ de la pédagogie[26].

J’ai particulièrement apprécié la démonstration de l’auteur sur la non-convergence des positions d’Adorno et de Heidegger sur le problème du progrès et de la technique, malgré certaines ressemblances. Il conclut magnifiquement que, pour « Adorno (…) le véritable progrès consiste à faire un pas en avant, non pas hors de l’histoire dans l’historicité, ou pour s’éloigner de la technique en se plongeant dans son essence, mais vers l’avant vers un futur qui contient des possibilités jamais-vues, qui doit être construit au sein de l’histoire au moyen de l’interprétation » (p. 146). On trouve également à la fin de ce chapitre une très belle interprétation de la signification sociale de certaines formules extrêmement dialectiques et apparemment abstraites d’Adorno (p. 149). Contrairement à la critique ontologique de la modernité proposée par Heidegger, celle d’Adorno consiste à créer des dispositifs correctifs qui supposent de ne jamais absolutiser un point de vue, par exemple, ici, la technophobie.

Chapitre 5 : Expérience (Erfahrung)

L’auteur ouvre son dernier chapitre en présentant « l’image dialectique » du flâneur, que Benjamin interprète comme l’échec du dépassement du travail salarié (le flâneur ne vit qu’en marge de la société capitaliste) et l’appel à son dépassement effectif. Aux yeux d’Adorno, cette image ambiguë est insuffisamment dialectique et objective. Contient-elle vraiment, comme le prétend Benjamin, un « devoir-être réel » (p. 171), ou n’est-il qu’une chimère, un potentiel historique dont le sens et l’objectivité pour la société actuelle sont incertains ?

Il manque, selon Adorno, des qualités théoriques au livre des Passages. Benjamin, au contraire, est convaincu que la force de son livre tient à la juxtaposition de fragments, à l’agencement sans synthèse explicite : la vérité du xixe siècle s’y trouve objectivement. S’il souscrit à l’idée de « contenu de vérité » et à l’étude micrologique de l’objet, Adorno « maintient [contre Benjamin] qu’il est essentiel de rendre explicite sa couche “métaphysique” au lieu de lui permettre de prendre une forme “poétique imperméable” »[27]. Même s’il nuancera ce jugement sévère par la suite, Adorno continuera de penser que la théorie critique doit expliciter les possibilités réelles contenues dans les images dialectiques.

Ma réserve vis-à-vis de ce chapitre porte sur l’usage que fait l’auteur du concept d’expérience. Il ne me semble pas juste de parler, comme le fait l’auteur, de l’expérience « primaire comme de la seule vraie philosophie “première” (…) » (p. 169). Il n’existe pas, à mon sens, chez Adorno de philosophie « première ». Une telle formulation retombe en deçà des analyses de l’opposition entre l’ontologie heideggérienne et la dialectique négative adornienne. L’idée que la philosophie d’Adorno est « organisée autour de l’expérience expressive “non-régulée” de la “différence par rapport à ce qui simplement existe” » (p. 170) me semble plus exacte, mais seulement à condition de bien comprendre quel est l’objet de cette expérience : non la possibilité bloquée, mais d’abord, à coup sûr, le blocage d’un potentiel (qui fait espérer du différent en étant négative) et ensuite, mais pas toujours, un possible contenu de celui-ci. Ces expériences sont au coeur d’une philosophie qui doit permettre de déjouer des habitudes de pensée pour s’ouvrir à l’expérience « emphatique » de la chose[28].

L’ouvrage fait preuve d’originalité dans l’envergure et la précision des rapprochements et des confrontations rendus possibles par le thème général de la possibilité et de la transformation sociale. Cependant, un certain nombre de confusions ou d’impensés me semble s’être glissé dans les analyses d’Iain Macdonald, qui évoque de façon érudite des problèmes, cite les bons passages, formule des commentaires éclairants, mais déçoit aussi par le caractère confus de certaines analyses. L’extrême difficulté de la langue et de la pensée d’Adorno me semble requérir de la part de l’interprète un effort supplémentaire de clarté — tout en restant sensible au fait qu’Adorno, comme on le sait, refusait de poser le « clair et distinct » comme un critère absolu du vrai.