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Quelle est la structure de l’expérience sensible ? C’est à cette question, qui relève de la philosophie de la perception, qu’est consacré le dernier livre de David Papineau, professeur au King’s College de Londres. Il y défend le point de vue original selon lequel les propriétés sensibles conscientes des sujets n’ont aucune relation constitutive à quoi que ce soit d’extérieur à eux (qualitative view).

L’auteur souligne qu’il s’intéresse à ce problème métaphysique pour lui-même et non, en particulier, pour ses implications épistémologiques. Précisons que sa position ne doit pas être confondue avec une conception idéaliste ou subjectiviste — pour lui, il n’existe pas d’entités autres que physiques, et ce n’est pas la réalité mais l’expérience qui est subjective. Simplement, Papineau rejette l’idée d’un pont qui relierait comme par magie l’esprit au monde. Ainsi qu’il le remarque lui-même, sa façon de voir est à la fois contre-intuitive et contraire à l’orthodoxie philosophique contemporaine : elle s’oppose au « réalisme naïf » comme au représentationnalisme.

Comment, d’après l’auteur, le réalisme naïf conçoit-il mon expérience visuelle de la balle jaune qui roule tout le long du livre (elle se trouve, le plus souvent, sur la pelouse du jardin) ? Comme étant constituée par ma perception[1] du fait que la balle est jaune. Ce réalisme direct n’est pas sans se heurter à des difficultés. Celle, par exemple, du décalage temporel : certains phénomènes sont perçus longtemps après qu’ils ont cessé d’exister. Autre difficulté, les similitudes observées entre les expériences sensibles ne coïncident pas toujours avec les similitudes existant entre les faits perçus. Par exemple, les surfaces bleues, en termes physiques, sont beaucoup plus proches des surfaces vertes que des violettes ; c’est l’inverse dans l’expérience qu’on peut en faire.

Surtout, le réalisme naïf est confronté à « l’argument de l’illusion » : s’il n’y a pas d’intermédiaire entre les choses et nous, comment expliquer que les expériences hallucinatoires puissent avoir les mêmes qualités perceptuelles que les cas plus « favorables » ? Les réalistes naïfs sont amenés à adopter un « disjonctivisme » des propriétés sensibles conscientes : elles seraient différentes selon que la balle est ou non effectivement présente devant ceux qui la perçoivent (si l’on admet que percevoir s’applique aux « mauvais » comme aux « bons » cas). Mais le problème, c’est que cette différence, aucun sujet n’est en mesure de la déceler c’est ce qu’on appelle « l’indétectabilité introspective ».

Ainsi que l’observe David Papineau, l’argument de l’illusion a conduit la plupart des philosophes à préférer au réalisme direct (l’expérience sensible nous relie à des faits) une théorie représentationnelle de la perception (l’expérience sensible nous relie à des propriétés). Je me souviens à ce propos d’un livre où un auteur américain, adepte d’un « réalisme relationnel[2] », dénonçait le « mythe du théâtre » qu’incarnaient selon lui toutes les conceptions postulant l’existence d’un intermédiaire entre le sujet percevant et la chose perçue[3]. Le réalisme naïf n’étant plus très en vogue aujourd’hui, c’est le représentationnalisme qui constitue la cible principale de Papineau : à son avis, cette thèse « repose sur des fondations métaphysiques fragiles » (p. 31). L’auteur n’a rien à objecter à un représentationnalisme « contingent », mais il récuse un représentationnalisme « essentiel ».

Il faut s’arrêter sur cette distinction, qui est au coeur du livre de David Papineau. Pour nous la faire comprendre, il recourt à une analogie avec le langage. Prenons n’importe quelle phrase, par exemple celle dont se sert l’auteur : « Elvis Presley s’est rendu une fois à Paris. » Ces signes sur le papier représentent-ils essentiellement le fait qu’un jour, Elvis est allé à Paris ? Bien sûr que non, répond Papineau, ils ne signifient cela que par l’intermédiaire de multiples conventions lexicales et syntaxiques : pris en eux-mêmes, ces signes n’ont pas de signification particulière (les conventions linguistiques eussent-elles été différentes, ils pourraient vouloir dire tout autre chose). Selon l’auteur, les propriétés sensibles sont comme les signes sur le papier : « En elles-mêmes, elles sont les arrangements muets de signes sans contenu. Si elles représentent des faits du monde, c’est seulement en vertu d’autres faits contingents relatifs à la façon dont elles sont incluses dans un monde plus large » (p. 5). Peut-être Papineau aurait-il dû rendre cette analogie plus éclairante. L’idée que les signes sur le papier ne signifient pas par essence la proposition qu’on leur associe est parfaitement intelligible. Mais l’idée que les expériences sensibles n’ont de pouvoir représentationnel qu’en fonction de leur intrication dans un environnement particulier devrait être davantage explicitée : à quoi correspondent pour la perception les conventions linguistiques qui font le lien entre les signes sur le papier et le sens qu’on leur attache ? Il y a dans l’idée d’intrication des propriétés sensibles dans le monde quelque chose de trop abstrait ; sans jeu de mots, on a du mal à se représenter ce que cela veut dire.

Toujours est-il que les représentationnalistes, d’après Papineau, considèrent que les expériences sensibles sont essentiellement représentationnelles, ce qui lui fait juger leur thèse encore moins plausible que le réalisme naïf. L’auteur reconnaît cependant quelques avantages au représentationnalisme : cette théorie rend compte des « bons » et des « mauvais » cas (la balle existe réellement ou est l’objet d’une hallucination) ; en outre, elle nous délivre d’entités aussi douteuses aux yeux de l’auteur que les sense-data. Mais Papineau ne conçoit pas qu’un lien entre le véhicule de la représentation et une condition extérieure puisse influer sur la façon dont l’expérience est ressentie : « Je trouve difficile de prendre au sérieux l’idée que ma sensation ici et maintenant provienne d’une corrélation tellement distante » (p. 51). Selon lui, c’est à une condition de vérité complète plutôt qu’à une propriété qu’il faudrait pouvoir relier un tel véhicule (« jaune » ne dit rien encore, c’est un objet spécifique qui est jaune).

Selon l’auteur, l’argument de la transparence — l’expérience est représentationnelle par le seul fait qu’elle implique de façon constitutive des propriétés du monde — n’a pas de valeur. Cet argument a pu être utilisé contre la reconnaissance de qualia dans l’expérience ; mais Papineau renvoie dos à dos partisans et détracteurs des qualia : pour lui, il n’y a pas une seule caractéristique de l’expérience qui ne soit qualitative. D’autre part, il n’admet pas que des propriétés puissent être présentes dans l’expérience sans être aucunement instanciées. Cela signifierait que nous pouvons avoir la représentation d’une balle jaune alors même qu’elle est verte ou qu’il n’y a pas de balle du tout. « Aucune balle n’est jaune, je ne suis pas jaune, mon expérience n’est pas jaune, ni mon esprit ni mon cerveau ne sont jaunes. Rien dans le voisinage n’est jaune » (p. 61). Papineau estime qu’une telle abstraction est difficile à comprendre.

Ayant rejeté le réalisme direct et le représentationnalisme, David Papineau peut exposer son propre « point de vue qualitatif ». Il l’exprime, par exemple, de la façon suivante : « Selon moi, les propriétés sensibles conscientes sont des propriétés qualitatives intrinsèques des sujets. Il n’est pas essentiel aux expériences sensibles qu’elles relient des sujets à des objets ou à des propriétés au-delà d’eux-mêmes » (p. 83). Pour l’auteur, la structure relationnelle apparente de l’expérience est une sorte d’illusion. Il remarque que son point de vue coïncide dans une large mesure avec l’adverbialisme du milieu du xxe siècle. Mais ce courant, d’après lui, a été discrédité par la façon dont il parlait des expériences sensibles ; peut-on admettre, comme les adverbialistes, que voir une balle jaune revienne à expérimenter visuellement d’une manière jaune et ronde ?

David Papineau relève qu’aux yeux de nombreux philosophes les expériences sensibles sont toujours dirigées vers un « objet intentionnel ». Pour certains, il y aurait des choses qui n’existent pas. Attaché au « sens robuste de la réalité » que Russell exigeait des logiciens, Papineau ne partage pas ce point de vue. Soucieux d’économie ontologique, il confie : « Je n’aime pas postuler des entités dont la seule vertu est de rendre certaines les choses que nous disons vraies » (p. 102). Ainsi, et malgré les apparences, une affirmation comme « John a expérimenté visuellement un éléphant rose dans le jardin » ne peut, selon l’auteur, être tenue pour littéralement vraie. Ce qui n’empêche pas, précise-t-il, que de telles assertions nous livrent des informations sur ce que pensent les sujets. Il faut veiller, écrit Papineau, à ne pas confondre les objets intentionnels (qui peuvent exister ou ne pas exister) avec ce qu’on nomme les « quasi objets » (éléments dont la présence est « garantie » dans un certain type d’expérience).

Quant à l’introspection, elle n’ajoute pas, selon Papineau, des éléments qualitatifs à d’autres qui ne le seraient pas ; elle détermine seulement quels états qualitatifs vont être présents dans l’expérience. En ce qui concerne les débats relatifs aux « contenus riches » de l’expérience (la question de savoir, par exemple, si un ornithologue et un individu lambda perçoivent la même chose au contact d’un oiseau), l’auteur ne souscrit pas à l’opinion dominante selon laquelle certaines expériences et pas d’autres « présentent » telle ou telle propriété. Pour lui, l’expert et le candide diffèrent du point de vue de la conscience, mais pas nécessairement sous le rapport représentationnel.

À la toute fin de son livre, David Papineau en exprime une dernière fois l’idée centrale : « Les contenus représentationnels des états sensibles proviennent du rôle contingent qu’ils jouent en nous aidant à interagir avec notre environnement entendu largement, pas de leur nature consciente intrinsèque » (p. 152). C’est cette conception qui l’a conduit à déclarer l’indépendance radicale du caractère et du contenu de l’expérience. On ne peut qu’admirer la rigueur de l’argumentation de l’auteur dans cet ouvrage, tout en regrettant l’abstraction de certains de ses développements, en particulier lorsqu’il s’agit, comme nous l’avons vu, de caractériser le pouvoir représentationnel des propriétés sensibles.