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Introduction

1. Pratiques enseignantes et compétences professionnelles

Pour avoir une approche scientifique des pratiques enseignantes, il est essentiel de distinguer les travaux qui étudient les pratiques enseignantes dans un but de formation, d’évaluation ou de transformation des pratiques, des travaux qui n’ont pas d’autre but que de comprendre et d’expliquer ces pratiques (Bru, 2002). Un autre principe fondamental est de renoncer à interpréter la pratique d’un enseignant dans sa classe comme effet d’une méthode que le praticien mettrait en oeuvre d’une manière volontaire et planifiée.

Mais ces points étant acquis, il nous semble que, pour donner une assise non contestable aux recherches sur les pratiques enseignantes, il reste à déterminer quels sont les composants de ces pratiques. Toute science a besoin d’identifier ce qui est l’unité de base de la réalité qu’elle étudie, l’élément simple dont les combinaisons multiples ou les variations de combinaisons rendront compte de la diversité des faits observés. Dans la variété des gestes, actes et paroles émis par un enseignant dans sa classe, quelles sont les catégories d’éléments qui sont pertinents pour trouver la loi séminale de ces pratiques ? Autrement dit, qu’est-ce qui serait, pour l’étude des pratiques enseignantes, l’équivalent de ce qu’est l’atome pour la chimie, la cellule pour la biologie ou le signe pour la linguistique ?

Il ne semble pas que nous ayons encore sur ces questionnements de certitude indiscutable, ce qui incite à ne pas écarter d’emblée une question plus radicale : peut-il y avoir, dans l’étude des pratiques enseignantes, un élément de base ?

Pour essayer de contribuer à l’élucidation de cette question, nous voudrions tenter un détour par les compétences professionnelles que les institutions d’enseignement exigent des enseignants. Nous partirons pour cela du référentiel des compétences professionnelles qui doivent être acquises par les enseignants en France.

Dans une telle entreprise, il ne s’agit en aucune manière de reprendre les différentes compétences énoncées dans ce texte, comme composantes possibles de la pratique enseignante. Il est clair qu’à nos yeux, dans un tel document, les compétences prises en compte sont nécessairement chargées de préoccupations normatives : on ne s’attend donc pas à y trouver l’élément de base de la pratique enseignante. Il s’agit plutôt, en exerçant le jugement critique sur un tel référentiel, d’étudier selon quelle logique les auteurs ont établi une catégorisation de la pratique de l’enseignant.

En outre, nous trouvons là l’occasion de voir ce que peut apporter à l’identification des éléments de la pratique enseignante l’usage de la notion de compétence.

Enfin, il nous a paru intéressant de compléter cette approche en relatant la manière dont des formateurs ont réagi devant la perspective de devoir utiliser ce référentiel pour évaluer des séances d’enseignement.

2. Le référentiel français

Ce référentiel, d’abord inséré dans le cahier des charges des Instituts Universitaires de Formation des Maîtres (Ministère de l’Education Nationale, 2007), a été par la suite repris avec de légères modifications de détail dans un arrêté ministériel de juillet 2010 (Ministère de l’Éducation nationale, 2010). Ce référentiel, qui comporte environ six pages, implique une définition du métier d’enseignant et cherche à en détailler les composants, ce qui nous importe pour tenter d’envisager ce que serait les éléments constituants de la pratique enseignante. Il a aussi une finalité évaluatrice.

3. Les compétences professionnelles dans le référentiel

Le référentiel présente les dix compétences suivantes :

  1. Agir en fonctionnaire de l’État et d’une manière éthique et responsable.

  2. Maîtriser la langue française pour enseigner et communiquer.

  3. Maîtriser les disciplines et avoir une bonne culture générale.

  4. Concevoir et mettre en oeuvre son enseignement.

  5. Organiser le travail de la classe.

  6. Prendre en compte la diversité des élèves.

  7. Évaluer les élèves.

  8. Maîtriser les technologies de l’information et de la communication.

  9. Travailler en équipe et coopérer avec les parents et les partenaires de l’école.

  10. Se former et innover.

Chacune de ces compétences est présentée comme constituées de « connaissances », « capacités à les mettre en oeuvre » et « attitudes ». Nous reviendrons sur ce qu’impliquent ces distinctions. Dans l’immédiat, nous voudrions examiner les dix compétences du point de vue de ce qu’elles peuvent apporter à une meilleure compréhension des pratiques enseignantes. Plus précisément, nous voudrions voir si ce référentiel de compétences professionnelles peut nous mettre sur la voie de ce qui serait des éléments simples ou des composants de base des pratiques enseignantes. Pour ce faire, nous verrons si cette liste est homogène, c’est-à-dire si les éléments qu’elle présente peuvent être considérés comme étant de même nature ; du coup, nous devrons examiner l’indépendance entre les différentes compétences. Puis, nous tenterons de voir si ce référentiel peut prétendre à l’exhaustivité. Enfin, nous essaierons de voir si ces compétences sont non contradictoires entre elles.

Ces examens nous permettront, en même temps, de voir si ce référentiel constitue une base fonctionnelle pour l’évaluation des enseignants (qu’il s’agisse d’une évaluation certificative en fin de formation initiale, ou une évaluation en cours de carrière).

Le référentiel, en établissant une liste des compétences professionnelles, propose du même coup une classification des dimensions du métier. Cette classification est-elle homogène, c’est-à-dire établit-elle des distinctions selon un critère unique ? À titre d’exemple, une classification d’objets en fonction de leur couleur peut être dite homogène ; de même que l’est une classification selon la forme des objets. En revanche, si l’on classe des objets en distinguant des objets rouges, des objets en métal et des objets triangulaires, on n’a évidemment pas une classification homogène et un même objet pourra appartenir à plusieurs des classes ainsi déterminées.

Si on examine les dix compétences, on peut considérer que certaines renvoient à une classification selon les différentes activités que doit effectuer l’enseignant : c’est le cas de la compétence 4 (« Concevoir et mettre en oeuvre son enseignement ») qui correspond à la dimension didactique, de la compétence 5 (« organiser le travail de la classe »), de la compétence 7 (« Évaluer ») et de la compétence 9 (« Travailler en équipe et collaborer avec les parents et les partenaires de l’école »).

Mais les autres compétences indiquées semblent avoir d’autres statuts : ainsi la compétence 3 (« Maîtriser les disciplines et avoir une bonne culture générale »), plutôt que de constituer une activité autonome, semble plutôt être la condition préalable à l’exercice de la compétence 4. Les compétences 1 (« agir en fonctionnaire de l’État et d’une manière éthique et responsable »), 2 (« Maîtriser la langue française pour enseigner et communiquer ») et 6 (« Prendre en compte la diversité des élèves ») ne renvoient pas non plus, en elles-mêmes, à des activités spécifiques, mais désignent plutôt des qualités dont il faut faire preuve dans l’effectuation des autres activités.

La compétence 8 (Sur les TIC) désigne la maîtrise de technologies utilisables en accompagnement des différentes activités indiquées plus haut.

Quant à la compétence 9, son énoncé « se former et innover » pourrait laisser entendre qu’il s’agit d’une activité autonome, mais les commentaires de détail qui l’accompagnent invitent plutôt à penser que ce qui est visé, c’est la capacité de l’enseignant à remettre en cause sa propre action, ce qui conduit à la rapprocher des compétences 1, 2 et 6.

On a donc une liste hétérogène qui entremêle des compétences qui commandent des activités distinctes et des compétences qui doivent conduire à exercer les premières d’une certaine manière.

Cette disparité de la catégorisation a pour effet que l’indépendance des compétences entre elles n’est pas garantie : elles peuvent se recouvrir mutuellement. Cela peut avoir des conséquences sur la fonctionnalité évaluatrice du référentiel, car l’intérêt d’une évaluation par compétences est qu’elle impose de renoncer aux procédures sommatives. Dans le monde scolaire (mais aussi souvent en dehors de lui), on a l’habitude de comptabiliser ensemble la mesure de performances de nature différente. Ainsi couramment, dans un devoir de mathématiques, on obtiendra la note totale en faisant la somme de la note obtenue par l’élève à la première question (par exemple, de géométrie) et de la note obtenue à la deuxième question (par exemple, constituée d’une étude de fonction) ; de même dans un devoir de français, on ne répugne pas à établir la note en ajoutant les points obtenus pour l’orthographe à ceux qui concernent la qualité de l’argumentation ou la clarté de l’expression. La logique de l’évaluation par compétences conduit à refuser ces mécanismes compensatoires très discutables, et à exiger qu’on vérifie, indépendamment les unes des autres, les maîtrises de toutes les compétences attendues. Du coup, il convient que ces différentes compétences soient exclusives les unes des autres, faute de quoi une même caractéristique pourrait être évaluée plusieurs fois ; et par suite une insuffisance pourrait être relevée et sanctionnée plusieurs fois.

Ainsi du fait du caractère non exclusif des compétences qui s’y trouvent, le référentiel ne constitue pas une base fonctionnelle pour l’évaluation des enseignants. Il n’est pas non plus un point de départ fiable pour tenter d’approcher les composants des pratiques enseignantes.

Or, à cette disparité s’en ajoute une autre : on peut se demander si ces compétences ici rassemblées sont bien telles ou si elles ne sont pas plutôt des exigences. Au sens propre, une compétence est un « savoir agir ». Avoir une compétence, c’est posséder une expertise, sans que cela n’implique qu’on doive par là même utiliser cette expertise. On peut maîtriser la langue française et ne pas utiliser cette maîtrise dans la communication langagière. On peut savoir tenir compte de la diversité des élèves et ne pas en tenir compte. Ce que le référentiel semble demander, c’est non seulement de savoir faire un certain nombre de choses, mais surtout de les faire dans l’exercice du métier. On a là au moins autant un tableau des devoirs de l’enseignant qu’un tableau de ses expertises.

Ce caractère du référentiel peut avoir des conséquences sur l’évaluation. Car dès lors qu’on a là un tableau d’exigences, cela renverse la charge de la preuve dans le processus d’évaluation. En effet, si le référentiel présente les compétences que doit avoir l’enseignant, c’est à l’évaluateur qu’il revient de découvrir, dans la performance de l’enseignant, la preuve qu’il possède telle ou telle compétence. Si, au contraire, le référentiel énonce des exigences, alors c’est à l’évalué d’exécuter des actes qui répondent à celles-ci et, ainsi, de faire la preuve qu’il y répond.

Un troisième critère (après le caractère homogène et l’exclusion mutuelle des compétences) qui nous permet d’examiner ce référentiel est celui de l’exhaustivité. Si le référentiel prétend énumérer les conditions auxquelles un stagiaire doit satisfaire pour être digne de devenir enseignant, il doit décrire aussi complètement que possible les aspects du métier. La liste des 10 compétences semble à première vue assez complète. Mais si on examine les précisions données à propos de la compétence 4 (celle qui concerne l’action didactique), un formateur pourra estimer, au regard de son expérience, qu’il manque certains gestes du métier qui sont à la fois décisifs et délicats. Par exemple :

  • La passation des consignes : donner des consignes aux élèves pour la réalisation d’un travail à faire en classe ou à l’extérieur constitue une tâche particulièrement difficile en ce qu’elle exige de concilier deux exigences opposées : la brièveté et la précision.

  • Le traitement des erreurs des élèves. Celui-ci comporte deux opérations distinctes : d’une part, le traitement des erreurs dans les travaux écrits et, d’autre part, l’attitude de l’enseignant face aux réponses erronées que les élèves peuvent donner oralement lors d’interactions en classe. Dans le premier cas, l’enjeu est la pratique d’une évaluation régulatrice des apprentissages et la saisie par le maître des obstacles cognitifs à l’accès au savoir. Dans le deuxième cas, on trouve les mêmes enjeux, mais surdéterminés par les exigences de conduites de la classe et d’attention à la diversité des élèves.

Venons-en au dernier critère auquel nous pouvons confronter les compétences de ce référentiel : la non-contradiction des énoncés entre eux. Notons d’abord que ce critère n’aurait pas lieu d’être si le référentiel était, d’une manière univoque, un référentiel de compétences. Il n’est pas impossible en effet de prévoir, pour une activité donnée, des compétences dont les effets sont opposés entre eux. Ainsi, pour savoir conduire, il faut à la fois savoir accélérer et savoir freiner.

Le problème de la non-contradiction se pose plutôt lorsqu’on a affaire à des exigences. Car non seulement on ne saurait imposer à un acteur des exigences contradictoires entre elles, mais il y a lieu également d’éviter les exigences qui seraient concurrentes. La question est alors : le praticien pourra-t-il répondre, chaque instant de sa pratique, à l’ensemble des exigences émises ? À titre d’exemple, imaginons un enseignant du primaire qui, dans un CM2, au cours d’une leçon sur l’équivalence des fractions, tente de faire comprendre à ses élèves pourquoi on peut dire que 15/9 et 5/3 sont des fractions équivalentes. Est-il judicieux que, dans le souci d’être attentif à la qualité de la langue française (compétence 2), il interrompe l’interaction en cours pour reprendre un élève sur une inexactitude syntaxique ? La réponse est sujette à débat.

Ce qui émerge, à propos de cette question de la compatibilité des exigences à un moment donné de la pratique de classe, c’est que les énoncés de ce référentiel sont dominés par un principe d’opportunité. Ce que le métier requiert, ce n’est pas tant que l’enseignant satisfasse à toutes les exigences que le référentiel énonce, mais qu’il y réponde à bon escient. Mais il reste alors à s’interroger sur le « bon escient » dans le métier d’enseignant.

C’est ce que nous allons tenter d’approcher en prenant en compte le fait que le référentiel met en avant la notion de compétence (même si, comme nous venons de le voir, on peut soupçonner que l’intention des rédacteurs est de poser des exigences).

4. Qu’est-ce qu’une compétence ?

Prenons donc au sérieux ce terme que le référentiel affiche. Comme nous l’avons déjà indiqué, une compétence est une disposition à accomplir un certain type de tâche. Généralement, l’énoncé d’une compétence consiste à en décrire l’action ou son résultat : par exemple, « évaluer », « travailler en équipe », « organiser le travail de la classe », etc. Ces énoncés ne disent rien sur les processus physiques ou mentaux à mettre en oeuvre pour parvenir au résultat indiqué. Ainsi, l’énoncé « tenir compte de la diversité des élèves » ne dit en aucune façon ce qu’il convient de faire pour réaliser cette injonction. Ces énoncés ne disent rien non plus sur la manière de les faire acquérir. En ce sens, le référentiel, s’il indique les attentes du futur employeur, ne livre en aucune manière des indications sur les modalités de formation et, encore moins, un plan de formation.

Toutefois, dans le référentiel qui nous occupe, il n’y a pas exclusivement les dix compétences que nous avons rappelées ci-dessus. Chacune d’elles y est détaillée par l’indication de trois sortes de composants : des « connaissances », des « capacités à mettre en oeuvre ces connaissances » et des « attitudes ». Une telle présentation suggère un processus de fonctionnement (et peut-être même de construction) de la compétence. L’exercice de la compétence exigerait que le sujet ait des connaissances, puis les mettent en oeuvre, ce qui finirait par sédimenter en lui des attitudes.

Cette idée de « mise en oeuvre » semble rejoindre une conception de la compétence très répandue chez les chercheurs qui ont tenté d’éclaircir cette notion. Leboterf (1994), par exemple, à propos des compétences professionnelles, souligne que, pour qu’un individu soit compétent, il doit posséder un certain nombre de ressources et, d’autre part, être capable de « mobiliser » celles-ci d’une manière qui convient à la tâche ou à la situation. On trouve chez Perrenoud (1997) une conception analogue à propos des compétences susceptibles d’être acquises à l’école. Pour notre part, nous avons fait le même constat (Rey, 2002) en partant de l’usage qui est fait de la notion de compétence dans les référentiels de compétences scolaires de trois pays : la liste des compétences de fin de cycle en France (Ministère de l’Éducation nationale, 1995), les Socles de compétences (Communauté française de Belgique, 1999) et le Programme de formation de l’école québécoise (Gouvernement du Québec, 2000). En effet l’analyse de ces référentiels y fait apparaître, parmi les compétences spécifiques, deux types très distincts :

  1. Certaines des compétences reprises dans ces référentiels représentent des opérations stéréotypées et automatisables. Par exemple :

    • Savoir déchiffrer un mot inconnu sans hésiter (France, p.96).

    • Tracer des figures simples (Belgique, p.29).

    • Maîtriser la technique opératoire de l’addition (France, p.109)

    • Décomposer des nombres en facteurs premiers (Belgique, p.26).

  2. D’autres compétences, de loin les plus nombreuses dans les trois référentiels étudiés, ne renvoient pas à des opérations identiques dans toute situation et ne sont donc pas immédiatement automatisables. Elles s’ouvrent plutôt sur des éventails de situations potentiellement infinies et exigent des adaptations à chaque situation singulière. Par exemple :

    • rienter sa parole et son écoute en fonction de la situation de communication (Belgique, p.18)

    • Exploiter l’information (Québec, p.18)

    • Savoir repérer et représenter les éléments significatifs d’une situation (France, p.86)

    • Lire des textes variés (Québec, p.106)

    • Résoudre des problèmes (Québec, p.22)

C’est ce deuxième type qui semble correspondre à l’usage courant des termes « compétence » et « compétent ». Lorsque dans le langage ordinaire, on dit que quelqu’un est compétent dans un domaine, on implique non pas seulement qu’il est capable d’exécuter des opérations stéréotypées quand on le lui demande, mais surtout qu’il peut déterminer par lui-même lesquelles de ces opérations conviennent à une situation relativement inédite relevant du domaine considéré. C’est pour cela que nous préférons appeler « procédures de base » les opérations qui appartiennent au premier type et réserver le terme « compétence » au second type. Dans ce deuxième type, le sujet a à opérer un choix parmi les procédures de base qu’il possède pour déterminer celle qui convient (ou le cas échéant celles qui conviennent) aux caractères singuliers de la situation ou de la tâche à laquelle il est confronté. Il s’agit, autrement dit, d’une mobilisation « à bon escient » de procédures préalablement maîtrisées. En outre, si ce sont plusieurs de ces procédures de base qui sont nécessaires simultanément ou successivement, le sujet a à les combiner. Choix et combinaison, telles sont les deux opérations impliquées dans ce que les chercheurs s’entendent pour appeler « mobilisation ». Notons en passant que nous retrouvons là les deux opérations de base que, de longue date, les linguistes ont repérées dans la compétence linguistique (Jakobson, 1963).

Retenons pour le moment que le caractère essentiel et distinctif pour qu’on puisse parler de « compétence » est bien cette « mobilisation » que le sujet doit opérer à bon escient parmi différentes ressources qu’il possède. Parmi ces ressources, il peut y avoir des « procédures de base » comme nous l’avons fait apparaître à propos des compétences scolaires, mais il peut y avoir aussi des connaissances, des attitudes, etc.

5. Le référentiel français et la mobilisation

Le référentiel de compétences professionnelles des enseignants semble adhérer à cette conception du fonctionnement de la compétence en évoquant d’une part des connaissances et d’autre part des capacités à les mettre en oeuvre : on a bien là une distinction entre des ressources (les « connaissances ») et leur mobilisation (« mise en oeuvre »).

Mais deux remarques sont à faire à ce propos :

La première est que les seules ressources qu’évoque le référentiel et dont la mise en oeuvre constituerait la compétence, sont des « connaissances ». Bien entendu, ce vocable peut recouvrir beaucoup de choses différentes. Mais lorsqu’on examine les connaissances évoquées dans le référentiel, on constate qu’il s’agit soit d’informations, soit de savoirs proprement dits, c’est-à-dire de corps d’énoncés à caractère scientifique, obtenus sur la base de modèles théoriques et de démarches systématiques.

Or, le passage d’informations ou de savoirs à leur « mise en oeuvre » sous forme de décisions et d’actions exige des médiations qui ne sont pas dénuées de problèmes. Le passage d’une gamme de procédures de base ou de savoir-faire à leur mobilisation en situation exige d’éclaircir la manière dont s’opèrent le choix et la combinaison, mais le passage d’une gamme d’informations ou de savoirs à leur mobilisation implique une difficulté supplémentaire : non seulement le sujet doit opérer un choix et une combinaison, mais il doit également opérer la traduction qui permet de passer d’énoncés à des décisions et à des actions. Or, cette traduction est hautement problématique. Nous avons, ailleurs (Rey, 2006), exposé les difficultés du passage d’un texte à l’action et notamment l’action enseignante.

Une deuxième remarque s’impose, concernant ce moment essentiel de l’exercice d’une compétence que nous avons identifié comme la mobilisation. Nous avons dit qu’un individu pouvait être dit compétent dès lors qu’il possède un répertoire de ressources diverses (savoirs, information, savoir-faire, procédures) et qu’il peut mobiliser ces ressources en situation, c’est-à-dire choisir, à bon escient, celles qui conviennent à la situation à laquelle il est confronté. Mais que signifie « convenir à la situation » ? Que signifie « à bon escient » ? Question sdont la réponse éclairerait les problèmes de formation des enseignants et permettrait certainement de mieux appréhender les pratiques enseignantes.

6. Les compétences professionnelles vues par les formateurs

À défaut de pouvoir donner une telle réponse, on peut tenter de voir comment des formateurs s’y prennent pour juger de cette mobilisation à bon escient. Le but serait triple :

  • D’une part, il serait intéressant de voir si leurs manières de juger du « bon escient » de la mobilisation sont plutôt convergentes ou au contraire divergentes.

  • D’autre part, il serait intéressant de voir à quel niveau de saisie de l’activité enseignante ils se placent pour apprécier la mobilisation à bon escient de leurs ressources par un enseignant (ou un futur enseignant) : est-elle jugée par une décision ponctuelle (par exemple, question posée à un élève, phrase écrite au tableau à un moment d’une leçon, etc.) ? Ou bien, est-elle plutôt appréciée sur le plan de la leçon ou de la séance prise dans sa globalité ? Ou bien encore, concernant une séquence, à la suite de séances consacrées à un même sujet, voire au le développement annuel dans une discipline ? Bref, pour parler métaphoriquement, quelle est la « focale » utilisée couramment par les formateurs pour juger de la manière dont les candidats enseignants mobilisent leurs ressources dans leur pratique enseignante ?

  • Enfin, accessoirement, il ne serait pas inutile de voir comment les formateurs utilisent le référentiel de compétences ou des instruments d’observations qui en sont dérivés, pour apprécier les compétences des enseignants en formation.

    Pour tenter d’apporter quelques éléments de réponse à ces questions, nous avons recueilli le positionnement de formateurs dans les circonstances suivantes : des formateurs ont été invités à visionner l’enregistrement vidéo d’une leçon et à l’évaluer en utilisant une grille d’indicateurs élaborée à partir du référentiel. La grille tentait, pour chacune des dix grandes compétences, de présenter des indicateurs correspondant aux indications détaillées (connaissances, capacités, attitudes) données dans le texte officiel. La tentative a été faite dans deux circonstances :

    • La première fois, les formateurs étaient invités à travailler sur l’enregistrement d’une leçon d’éducation physique (EPS) avec des élèves de 4ème de collège (8ème année de l’enseignement obligatoire), leçon consacrée à « l’appui tendu renversé » (précisons pour les non-spécialistes qu’il s’agit de se tenir en équilibre en appui sur les mains, avec les jambes tendues vers le haut).

    • La deuxième fois, dans un autre institut, un autre groupe de formateurs était invité à travailler sur l’enregistrement d’une leçon portant sur l’apprentissage de la lecture avec des élèves de fin de CP (cours préparatoire : première année du primaire). Le coeur de la leçon consistait dans l’activité suivante : l’enseignante présentait aux élèves des dessins représentant des objets ou des situations. Les élèves devaient trouver le mot désignant la chose dessinée, ce mot devait nécessairement commencer par la lettre « a ». Dans certains cas, le « a » initial du mot renvoyait au son [a] comme dans « ami » ; mais dans d’autres cas, la lettre « a » faisait partie d’un graphème renvoyant à d’autres sons, comme dans « aile », « auto », « antenne », etc.

Dans les deux cas, chaque formateur était invité à se servir de la grille d’indicateurs afin d’établir, sur la base de la leçon visionnée, une évaluation des compétences professionnelles de l’enseignant ; il devait le faire individuellement avant qu’il n’y ait mise en commun. Dans les deux cas, le groupe de formateurs (17 pour la leçon d’EPS et 14 pour la leçon de lecture) comportait à la fois des formateurs d’enseignants du primaire et des formateurs d’enseignants du secondaire.

Ces deux circonstances n’étaient pas destinées, à l’origine, à un usage scientifique, mais s’inséraient dans un dispositif de formation de formateurs. De ce fait, les deux situations souffrent d’imperfections méthodologiques : deux situations seulement, échantillon de faible taille et totalement occasionnel. En outre, la grille d’indicateurs dont les formateurs devaient tenter de faire usage pour évaluer la leçon visionnée était différente entre les deux circonstances, chacune ayant été élaborée localement. Enfin, le travail sur des leçons filmées comporte toujours un biais inévitable : le formateur n’y a pas le choix de l’orientation de son regard ; c’est l’auteur de la prise de vue qui l’impose.

Toutefois, même si ces deux situations ne permettent pas de saisir avec toutes les garanties scientifiques la manière dont les formateurs évaluent une leçon ni la manière dont ils peuvent utiliser le référentiel pour ce faire, elles conduisent néanmoins à quelques constats suggestifs :

  1. Dans une leçon donnée, ce sont très sensiblement les mêmes faits qu’ont repérés les différents formateurs et qu’ils désignent comme étant significatifs du degré de compétence de l’enseignant. Dans la séance d’éducation physique, on ne relève que deux exceptions à cette similitude : certains n’ont pas noté la gestion que l’enseignant fait de l’espace, gestion particulièrement importante puisqu’il ne dispose, pour sa leçon avec 27 élèves, que de la moitié d’un gymnase (l’autre moitié étant occupée par une autre classe) et que les élèves ne peuvent s’exercer que contre un mur. D’autre part, certains n’ont pas repéré ce qui pourrait être saisi comme un manque de rigueur de l’enseignant dans l’organisation du travail, pendant la phase d’échauffement (en début de séance), certains élèves se dispensant de certains exercices sans que l’enseignant ne les rappelle à l’ordre.

    En dehors de ces deux constats, les faits relevés sont remarquablement stables d’un formateur à un autre, pour une leçon donnée. En revanche, la hiérarchisation de ces faits varie selon les formateurs : tel fait peut être considéré comme négatif par certains, alors qu’il est perçu comme insignifiant, voire positif par d’autres. Par exemple, l’enseignant, dans les remarques qu’il fait sur les tentatives des élèves pour réaliser l’appui tendu renversé, utilise parfois la moquerie : « Regarde comme tu es : on dirait une banane » ou bien « Allez, tends les jambes, ne reste pas comme un crapaud ». Ces interpellations sont jugées négatives par certains formateurs qui les trouvent maladroites à l’égard d’adolescents et d’adolescentes qui peuvent être à la fois mal à l’aise avec leur apparence physique et très sensibles au regard d’autrui. D’autres, au contraire, estiment que ce sont des éléments anodins ou bien qu’ils relèvent d’une familiarité positive et dynamisante. Ce qui est également intéressant de signaler, c’est qu’au cours de la mise en commun, les formateurs se mettront d’accord sur le fait que cette interpellation quelque peu ironique de l’enseignant à l’égard de ses élèves devrait, pour pouvoir faire l’objet d’un jugement définitif, être rapportée à l’ambiance de classe perçue dans la durée, c’est-à-dire sur plusieurs séances successives.

  2. En ce qui concerne l’utilisation de la grille d’appréciation tirée du référentiel de compétences, l’ensemble des formateurs, dans les deux circonstances que nous rapportons ici, signalent un embarras majeur : certaines caractéristiques qu’ils observent dans la leçon visionnée, peuvent être imputées à plusieurs compétences. Ainsi, dans la leçon d’éducation physique, la précision de vocabulaire dont fait preuve l’enseignant pour désigner les actions et les positions corporelles peut être aussi bien mise au compte de sa maîtrise de la langue que de sa connaissance de sa discipline, de ses qualités didactiques ou de la maîtrise avec laquelle il organise le travail du groupe. La manière dont il organise l’espace peut aussi bien être imputée à sa maîtrise didactique qu’à son habileté pédagogique.

    En outre, pour certains faits observés, les formateurs disent ne pas voir précisément à quelle compétence ils pourraient les rattacher : c’est le cas ainsi, dans la leçon de lecture au CP, de la manière dont l’enseignante s’appuie sur les erreurs des élèves pour préciser ses consignes. Même difficulté pour catégoriser, dans la leçon d’éducation physique, le fait que l’enseignant demande aux élèves de « se donner des exigences précises » ou de tenter de « mémoriser des sensations ».

  3. Certains formateurs, notamment dans la première des deux circonstances, ont déclaré avoir tenté d’informer la grille d’indicateurs à mesure que la séance se déroulait, en pointant, à chaque évènement significatif de la leçon, l’indicateur auquel il pouvait renvoyer et avec le projet de pouvoir ainsi comptabiliser le nombre d’occurrences correspondant à chaque indicateur., mais ils ont signalé avoir dû rapidement y renoncer, du fait de l’impossibilité où ils étaient d’interpréter d’une manière univoque les évènements au moment où ils les constataient : c’est après coup, à la fin de la leçon, qu’une microdécision de l’enseignant pouvait leur apparaître rétrospectivement comme positive ou regrettable.

    Ainsi, un formateur, parmi ceux qui ont visionné la leçon de lecture en CP, a signalé que dans un premier temps il avait jugé négativement le long moment de démarrage qui, dans cette classe, avait précédé le véritable début des activités d’apprentissage : installation des élèves à leur table, traitement de différents problèmes organisationnels, vérification des présences, etc. ; mais qu’après avoir vu l’ensemble de la séance, il avait révisé son jugement et estimé, compte tenu des caractéristiques et des réactions de ce groupe nombreux et difficile, qu’une période relativement longue d’entrée dans l’ordre scolaire s’avérait indispensable.

    D’autres formateurs, rencontrés dans les deux circonstances, mais majoritaires dans la deuxième, ont signalé qu’à leurs yeux, il avait été d’emblée exclu qu’ils puissent utiliser cette grille d’indicateurs pour noter, en temps réel, les évènements successifs de la leçon. C’est seulement après avoir assisté à la totalité de la leçon qu’ils estimaient être en état d’informer la grille. Certains faisaient remarquer, à l’appui de cette position, que beaucoup d’actions d’un enseignant ne sont significatives que si elles sont récurrentes, notamment tout ce qui concerne l’attention à la diversité des élèves.

    Certains signalaient, en outre, que dans leur pratique ordinaire de formateurs, non seulement ils attendaient la fin de la séance pour se construire un jugement évaluatif, mais qu’ils attendaient aussi d’avoir eu un entretien avec le stagiaire qu’ils venaient d’observer. Car à leurs yeux, aussi bien la planification préalable de la leçon que les microdécisions prises d’une manière improvisée pendant qu’elle avait lieu, ne pouvaient être évaluées ni même comprises sans référence à une intention ou un projet.

Comment peut-on interpréter ces constats ? Les formateurs ont du mal à émettre un jugement évaluateur sur un élément isolé de la leçon qu’ils observent. Qu’il s’agisse d’une caractéristique relationnelle ou didactique de la leçon, d’une microdécision de l’enseignant, d’une réaction de sa part à ce que font ou disent les élèves, le fait observé n’est pas susceptible d’être jugé positif ou négatif en lui-même. C’est en le référant à la totalité de la leçon, voire à une unité de plus haut niveau (la progression annuelle dans la discipline, le climat relationnel établi dans la durée par l’enseignant, etc.), qu’on peut apprécier la valeur du fait observé. Le fait n’a pas de valeur en lui-même, il tient sa valeur de sa cohérence avec l’ensemble des autres caractères de la leçon, ou bien de la séquence ou bien encore de la globalité de l’enseignement donné par ce maître à ses élèves.

Mais ce n’est pas seulement la valeur positive ou négative du fait relevé qui ne peut lui être imputé intrinsèquement. C’est son existence même en tant qu’élément isolable et identifiable qui pose question : il n’y a pas d’abord des éléments de la leçon (évènements, décisions, paroles, gestes, etc.) qui existeraient objectivement et dont on apprécierait après coup la valeur. D’une certaine manière, c’est la totalité de la leçon (voire d’une unité plus large) qui va permettre d’identifier rétrospectivement les évènements significatifs et de rejeter dans le néant de l’insignifiance les autres ; ou encore, c’est la totalité de la leçon qui va permettre d’opérer, sur le continuum spatio-temporel dont elle est faite, une segmentation et, par là, de révéler des éléments pertinents. C’est ce qui explique qu’on ne peut chercher à repérer dans la leçon observée des caractères qui seraient prédéterminés dans une liste d’indicateurs et que, dans les deux circonstances que nous avons relatées, la plupart des formateurs abandonnent la grille qui leur avait été proposée. Ils n’arrivent pas à attendre et à noter l’occurrence de faits prédéfinis, puisque c’est la globalité de la leçon qui, une fois achevée, permet de saisir des faits. Et du coup, comme nous l’avons signalé, les faits ainsi repérés ne peuvent pas être classés dans le système de catégorisation a priori que la grille imposait.

Dès lors, on ne peut pas éviter de comparer la manière dont ces formateurs perçoivent la leçon à un récit. Un récit est une construction langagière qui relate ce qui s’est passé dans un laps de temps. Mais il ne relate pas tout ce qui s’est passé. D’ailleurs, que pourrait être une relation intégrale de ce qui s’est passé dans ce laps de temps ? Serait-ce une description des mouvements de tous les atomes de l’univers durant le moment délimité ? Cela n’aurait évidemment aucun sens. Le récit est une sélection de ce qui s’est passé : ne seront repris en compte que les évènements qui entrent dans l’intrigue ou, si l’on veut, dans le schéma narratif choisi. Et il est clair que ces « évènements », avec la segmentation qui les constitue, ne préexistaient pas au récit ; c’est le récit qui, avec sa logique propre, les découpe sur le continuum temporel et par là les fait exister. Notons en outre que dans un récit, ainsi que la narratologie l’a fait apparaître, l’intrigue est souvent constituée par les rapports entre le projet d’un personnage principal et les circonstances qui tantôt font obstacle à ce projet, tantôt le favorise.

D’une certaine manière, les formateurs saisissent la leçon qu’ils observent comme s’ils en construisaient un récit. Les faits et les caractéristiques qu’ils y voient sont constitués par la totalité organique qu’est la leçon et celle-ci est vue comme une intrigue dans laquelle un personnage, l’enseignant, conduit un projet dans un champ de réalités et de contraintes dont certaines sont des adjuvants et d’autres, des obstacles. Le récit qui se construit alors est celui de la survenue de ces contraintes extérieures et de la manière dont l’enseignant s’appuie sur certaines d’entre elles pour surmonter les autres.

On comprend alors pourquoi il paraît essentiel à beaucoup d’entre eux de mener, avant d’avoir un avis sur la leçon, un entretien avec l’enseignant ou l’apprenti enseignant dont ils viennent d’observer la prestation. Il s’agit en effet de connaître précisément son projet, car c’est à partir de lui qu’ils pourront saisir les différents éléments constitutifs de ce moment d’enseignement : les actions de l’enseignant et le système de contraintes au sein duquel il les menait.

Ainsi, dans l’expérience de ces formateurs, un acte ou une décision de l’enseignant ne peut jamais être évalué en lui-même, comme si on pouvait l’isoler et le rapporter à une liste préalable d’exigences auxquelles l’enseignant devrait savoir répondre grâce à ses compétences. Les actes et décisions ne prennent valeur que par référence à deux éléments : d’une part, le projet de l’enseignant et d’autre part, l’ensemble des circonstances (parmi lesquelles, en première place, les réactions des élèves) au sein desquelles ce projet tente de se réaliser.

7. Conséquences pour l’analyse des pratiques enseignantes

Bien entendu, les formateurs qui observent ainsi des leçons et qui s’en construisent un récit, le font dans une intention évaluatrice. Leur but n’est pas seulement de comprendre les actions de l’enseignant, mais de se prononcer normativement sur la qualité de la prestation. De ce fait, ils ne se contentent pas d’enregistrer le projet de l’enseignant (par inférence ou au terme d’un entretien avec lui) en vue de comprendre, à partir de lui, les actions menées et les contraintes subies. Ils émettent un jugement sur ce projet, en examinant son adéquation avec les programmes scolaires, les démarches didactiques considérées comme optimales, l’épistémologie de la discipline enseignée, les règlements propres à l’institution, etc.

Mais, si nous nous plaçons maintenant dans la perspective de saisir d’une manière heuristique les pratiques enseignantes, nous devons abandonner la perspective normative qui peut être celle de formateurs ou d’évaluateurs. Nous ne chercherons pas à confronter le projet de l’enseignant à différentes normes en vigueur ; nous ne tenterons pas non plus de voir si, dans le cours de la leçon, l’action de l’enseignant a consisté à tenir compte de la manière optimale des contraintes de l’environnement. La notion d’optimalisation est évidemment bannie de cette perspective. Mais ceci étant établi, il est possible de prendre en compte certaines des remarques que nous venons de faire.

La première est pour dire qu’il est vraisemblablement impossible d’établir a priori ce qui serait des composantes ou des dimensions constitutives de la pratique d’enseignement. Celle-ci ne comporte pas d’éléments observables, que l’on pourrait déterminer une fois pour toutes et dont on rencontrerait des combinaisons diverses dans les situations de classe. Il en va d’une séance d’enseignement comme il en va de l’histoire : Paul Veyne (1971) note que l’historien, dans sa tâche, ne peut déterminer a priori des évènements qui se trouveraient objectivement dans le passé. Les « évènements » sont construits par l’historien. Cela ne signifie qu’il les invente comme le fait l’auteur d’une fiction, mais sur la base des sources dont il dispose, il opère un séquençage, il néglige certains aspects, en sélectionne d’autres et par cette sélection même les délimite et les constitue en faits. Cette sélection et cette délimitation sont opérées en fonction de ce qui peut entrer dans la logique de la construction narrative que prépare l’historien. Veyne parle ainsi d’une « intrigue ».

Il en va de même lorsqu’il s’agit de saisir les pratiques enseignantes. Il n’y a pas d’éléments de la pratique de classe qui se donneraient en eux-mêmes. Au nom de quoi pourrait-on affirmer qu’il convient d’étudier le temps de prise de parole de l’enseignant, ou bien la nature de ses interactions avec les élèves, ou bien les reformulations qu’il opère sur les paroles des élèves ? Aucun de ces éléments ne s’impose objectivement ; du point de vue de leur objectivité, ils ne s’imposent pas plus que de dénombrer les mouvements du bras gauche de l’enseignant, de noter la couleur des murs de la classe ou d’enregistrer tout autre donnée. Cela ne signifie pas qu’ils sont inintéressants ni arbitraires ; mais ils s’imposent comme des caractéristiques significatives par référence à une construction narrative que le chercheur élabore pour « comprendre » la pratique d’un enseignant dans sa classe.

Ainsi, toute leçon est vue comme une sorte d’aventure humaine qui pourra faire l’objet d’un récit et par conséquent dans laquelle tout élément observé l’est par la place et le rôle qu’il occupe dans cette aventure ou, pourrait-on dire, dans le drame qui se noue durant la leçon. Est-ce à dire qu’il n’y aura alors que des approches singulières des pratiques enseignantes, la pratique d’un enseignant durant une leçon faisant l’objet d’une histoire particulière irréductible aux histoires qui se nouent dans les leçons d’autres enseignants et même dans d’autres leçons du même enseignant ?

Une réponse nuancée doit être apportée à cette question. Oui, d’une certaine manière, toute leçon est un drame singulier, comme l’est n’importe quel moment de l’histoire d’une société, car il s’agit d’une interaction entre humains qui, par là même, échappe à la prévisibilité. Mais, d’un autre point de vue, on trouvera certainement, au sein de ces histoires toutes singulières, des invariants, comme les historiens en relèvent dans l’histoire des sociétés et comme les spécialistes de narratologie en relèvent dans les constructions narratives.

8. Pratique, projet, contraintes

Parmi ces invariants, il y a le fait que l’enseignant a un projet et que ce projet, dans la majorité des cas, est qu’il y ait, de la part des élèves, un apprentissage. Il y a aussi le fait que l’enseignant tente de réaliser ce projet dans un champ de contraintes. Arrêtons-nous un instant sur cette notion de contraintes dont nous avons déjà plusieurs fois fait usage dans le présent texte.

Lorsque, dans le langage courant, on parle de contrainte, on entend ordinairement des circonstances qui s’opposent à l’action d’un sujet, qui constituent des obstacles, des empêchements ou des impossibilités. Ici, nous l’utilisons dans un sens nettement plus large : une contrainte est une circonstance de l’environnement qui a un effet aussi bien positif que négatif par rapport au projet d’un sujet. Il s’agit des aspects de l’environnement qui sont révélés par le projet et que le projet constitue, par sa nature même, en adjuvant ou en obstacle.

Précisons : un projet part toujours de la volonté de faire advenir un état du monde qui n’est pas actuellement existant. Car un projet qui ne projetterait que ce qui existe déjà n’en serait pas un : il ne serait que l’acceptation de la situation présente ou de son évolution prévisible. Dès lors qu’il est toujours une entreprise de modification de l’état des choses, le projet se développe et s’exerce sur une réalité qui n’est pas celle qu’il veut faire advenir finalement. C’est cette réalité actuelle qui, par la définition même du projet, n’est pas conforme à ce que le projet veut réaliser, que nous appelons ensemble de contraintes. Mais bien entendu, parmi ces contraintes, certaines vont se révéler être des points d’appui qui vont aider le sujet dans son projet, tandis que d’autres vont jouer en sens inverse. Il n’est d’ailleurs pas exclu qu’un même aspect de la réalité puisse être obstacle à un moment donné de la réalisation du projet et adjuvant à un autre moment. La prise en compte à la fois du projet de l’enseignant et des contraintes dans lesquelles celui-ci va être réalisé justifie pleinement, à notre sens, l’usage de la notion de « pratique ». En effet, parler de pratique, ce n’est pas parler seulement d’actions ou d’activités des acteurs, c’est évoquer l’environnement à la fois matériel, social et historique dans lequel les actions sont conduites. On ne peut comprendre la pratique enseignante sans se référer aux conditions sociales de son exercice.

Ainsi, dans le « minidrame » qu’est une leçon, les contraintes sont l’ensemble des circonstances extérieures à la volonté de l’enseignant et qui peuvent tantôt aider, tantôt contrarier le projet de faire apprendre. Ainsi en va-t-il d’abord des caractéristiques des élèves, caractéristiques sur le plan psychologique et sociologique : leur engagement dans le travail scolaire, leur degré de proximité ou d’éloignement par rapport à la culture de l’école, la distance entre leur mode de pensée initial et celui qu’impliquent les savoirs à acquérir, leur disposition émotionnelle, tant individuelle que collective, à l’égard de la personne du maître, etc. ; mais aussi l’état ponctuel de leur disponibilité intellectuelle au moment de la leçon (et même, pour être précis, aux différents moments successifs de la leçon). Font partie également des contraintes, la nature de ce que l’enseignant doit faire apprendre (programmes, règles épistémologiques des savoirs), règlements de l’institution, attente des parents, contraintes temporelles (durée d’une leçon, organisation annuelle), contraintes spatiales (aménagement de la classe, possibilité d’y circuler plus ou moins facilement), nature du matériel disponible, etc.

Ainsi, la leçon de lecture en fin de CP dont nous avons parlé ci-dessus peut se laisser décrire comme un drame. Le projet de l’enseignante, tel que nous pouvons l’inférer sur la base du visionnement de la leçon, est d’entraîner les élèves à mobiliser tous les phonèmes de la langue française dont la graphie comporte la lettre « a », seule ou composée avec d’autres. Pour accrocher l’attention de ses jeunes élèves, elle met en place un dispositif ludique, qui consiste à leur montrer les images d’un abécédaire ; ce dispositif apparaît donc à première vue comme une aide.

Mais il constitue aussi un obstacle, car il oblige les élèves d’abord à passer du dessin à l’hypothèse d’un mot qui lui correspondrait, ensuite à vérifier que ce mot commence bien par la lettre « a », même quand le son initial n’est pas [a]. La difficulté est alors pour les élèves de réaliser deux opérations successives, mais surtout de passer de la première opération qui relève de la sémantique (la correspondance entre le dessin et le mot, autrement dit le sens du mot) à une deuxième opération qui exige d’inhiber le sens du mot, pour se focaliser sur sa graphie.

Pour contrôler l’implication de tous les élèves, elle fait faire ce travail oralement et collectivement, les élèves étant assis sur des bancs autour d’elle ; mais ce travail oral risque de conduire à ce que seuls les élèves les plus compétents dans l’exercice prennent la parole. Pour éviter cette dérive, elle exige que seuls prennent la parole les élèves qui l’ont préalablement demandée ; mais le maintien strict de cette exigence l’amène à interrompre fréquemment le cours du travail pour rappeler à l’ordre des élèves, ce qui fait qu’on n’est pas sûr, finalement, que tous les élèves participent vraiment à l’exercice.On pourrait bien compléter et enrichir cette présentation en montrant comment d’autres aspects de l’environnement (nombre d’élèves, temps disponible, dimension des images montrées, et bien d’autres choses encore) jouent tour à tour le rôle d’adjuvant ou d’obstacle dans la réalisation du projet d’apprentissage. Mais nous avons déjà, par les remarques sommaires que nous venons de faire, l’indication de la structure dramatique de la leçon, laquelle permet d’appréhender ce qu’est, durant cette leçon, la pratique de l’enseignante. Mais pour être complet, il conviendrait de montrer la manière dont jouent, dans ce déroulement, d’autres contraintes plus larges, notamment des aspects de la vie scolaire qui sont généralement moins perceptibles par les acteurs de l’école, parce qu’ils leur apparaissent comme allant de soi : il s’agit des caractéristiques mêmes de ce qu’est une école. Cela comporte d’abord le fait même d’une transmission des pratiques humaines sur le mode didactisé, c’est-à-dire d’une manière très différente de la transmission par imitation et collaboration que l’on trouve dans les sociétés traditionnelles (Delbos et Jorion, 1990). À ces caractéristiques de la transmission scolaire, s’ajoute le fait que dès son apparition vers le 15ème siècle, l’école s’est organisée en années successives, avec des étapes d’apprentissage, uniformes dans leur nature et leur durée pour tous les élèves, ce qui entraîne, d’une manière quasi continue, des procédures de contrôle et une identification de l’élève à l’ensemble de ses écarts de performance par rapport à la moyenne des autres (Kahn, 2007).

Conclusion

Il n’y a pas besoin d’être un analyste particulièrement rigoureux pour voir que le référentiel de compétences professionnelles des enseignants que contient le cahier des charges des IUFM comporte des éléments très disparates. C’est le rassemblement de ce qui paraît souhaitable à l’employeur. Mais l’absence d’exclusion mutuelle entre ces compétences ne permet guère d’en tirer un instrument satisfaisant d’évaluation. Son manque d’exhaustivité dans la description des gestes du métier et son absence d’homogénéité conceptuelle font qu’on ne peut guère le prendre comme point de départ d’une identification des éléments de base dont la combinatoire pourrait constituer les pratiques enseignantes.

Pourtant son insuffisance même met sur la voie d’un principe important : les exigences qu’il formule ne sont compatibles que si elles sont réalisées en fonction du principe d’opportunité.

Or, c’est ce même principe d’opportunité ou de « bon escient » que l’on rencontre au coeur de la notion de compétence. Car être compétent, ce n’est pas seulement savoir exécuter une opération prédéterminée quand on en reçoit la demande, mais c’est savoir mobiliser à bon escient ce qui convient à une tâche, ou une situation, même quand celles-ci sont relativement inattendues et nouvelles.

Mais qu’est-ce que le bon escient en matière de pratique enseignante ? L’expérience de formateurs tentant d’évaluer des leçons est ici particulièrement instructive. Certes, le jugement qu’ils tentent de porter sur la pratique d’un enseignant est habité de positions normatives et établi sur la base de référence à des démarches didactiques et pédagogiques considérées comme meilleures que d’autres dans le monde de la formation des enseignants. Mais leur observation du déroulement de la leçon est également réglée par une manière de faire qui peut être rendue indépendante de ces jugements de valeur : ils observent les évènements de la leçon non pas en eux-mêmes, mais par référence à la totalité que constitue cette leçon ainsi qu’au projet de l’enseignant. Cette façon d’observer la pratique d’un enseignant disqualifie du même coup l’usage d’une grille qui fixerait a priori les faits à observer et réduit l’intérêt que peut avoir le référentiel de compétence dans cette perspective.

Une telle façon de faire peut mettre sur la voie non pas tant d’une méthodologie pour appréhender les pratiques enseignantes, mais plus profondément sur la voie d’une conception de ces pratiques : une pratique, c’est la relation dynamique, socialement et historiquement située, d’un projet humain avec l’ensemble des factualités dans lequel il tente de se réaliser. Ainsi, le projet de faire apprendre quelque chose aux élèves révèle l’état du monde et ses contraintes comme système évolutif d’aides et d’obstacles, et ces contraintes à leur tour viennent infléchir le projet. La pratique n’est rien d’autre que ce va-et-vient dynamique et du coup, c’est sous la forme d’une histoire qu’elle semble devoir être saisie le plus adéquatement. On est évidemment loin, dans cette optique, de l’idée que la pratique enseignante serait l’application planifiée d’une méthode d’enseignement.