Article body

Introduction

Les méthodes de résolution de problème constituent une source méthodologique essentielle pour les ingénieurs appelés à rechercher des solutions innovantes à des problèmes souvent complexes.

Ces méthodes sont apparues dans la première moitié du XXe siècle comme applications à l’activité humaine, non pas des connaissances scientifiques mais des démarches mêmes des sciences, de la méthode expérimentale notamment, et ceci en vue, non de la connaissance mais de la résolution de problèmes pratiques. Or si ces méthodes d’inspiration scientifique peuvent étayer la rigueur du raisonnement de l’ingénieur, elles manquent le moment clef, celui de la découverte des solutions. C’est que la découverte, l’invention, la trouvaille sollicitent d’abord l’imagination.

En effet, dans les sciences comme dans l’action, l’imaginaire n’est pas un obstacle pour la raison ; il peut être son auxiliaire et même un auxiliaire indispensable dès lors que la raison sait l’encadrer. Si l’imagination peut illusionner elle peut aussi irriguer l’intelligence, la féconder.

Avec les méthodes de créativité dont nous nous proposons de retracer ici les commencements, il ne s’agit plus d’appliquer aux problèmes de l’action, les démarches résolutives des sciences, il s’agit de reproduire les conditions de la découverte scientifique et de l’invention technique. Tel est le projet initial de la créativité : mettre à profit l’imagination pour la recherche de solutions aux problèmes pratiques. Aussi n’est-il pas surprenant que les démarches de résolution de problème se soient très vite enrichies de ces méthodes, dont on conçoit les bénéfices pour le travail de l’ingénieur.

Nous nous intéresserons dans cet article au brainstorming tel qu’élaboré par Osborn (1959) et la synectique de Gordon (1965). Mettant en perspective ces travaux fondateurs, nous tenterons d’apprécier les contributions et les limites de ces méthodes de créativité à la résolution des problèmes auxquels sont confrontés les ingénieurs.

1. Contexte et projet de la créativité

La créativité désigne à la fois la capacité de créer et les méthodes qui cherchent à développer cette capacité. Le néologisme est contemporain de l’innovation qu’il désigne, soit les années 40 pour son apparition dans la langue anglaise et les années 50 en français. Aujourd’hui les méthodes et techniques de créativité se sont considérablement diffusées et enrichies – bissociation, pensée latérale, cartes mentales, inventique, méthodes Triz[1] et Asics, etc -, mais toutes partagent le projet d’une « imagination appliquée »[2] et d’une « stimulation des facultés créatives »[3], pour reprendre le titre des ouvrages fondateurs auxquels nous allons nous référer.

L’idée que la démarche scientifique n’est pas toute rationnelle et que ce qui, dans cette démarche, échappe à la rationalité est finalement peut-être le plus fécond, cette idée avait commencé à poindre à la fin du XIXe siècle. En France par exemple les propositions théoriques de Paul Souriau (1881), celles de Théodule Ribot (1900) et bien sûr celles de Henri Bergson (1907) réhabilitaient l’imagination, l’intuition dans le travail scientifique. Y compris dans les disciplines les plus formelles où le grand mathématicien Henri Poincaré (1905) laissait le témoignage de l’importance de l’image dans la découverte. Sigmund Freud avait ouvert le champ, dès 1900, à l’exploration des racines affectives et fantasmatiques de la pensée consciente, y compris scientifique. Puis les sciences humaines, poursuivant ce retournement de la connaissance scientifique sur elle-même, en montrèrent les déterminants sociaux et les soubassements cognitifs, confirmant la présence et le jeu dans la connaissance de ces composantes non-rationnelles de la personnalité. Peu à peu, l’imaginaire ne se présentait plus à la science seulement comme un « obstacle épistémologique » à franchir (Bachelard, 1934), mais comme un possible levain de l’intelligence.

Tout ceci constitue le contexte intellectuel de l’invention de la créativité mais cela n’en constitue pas le contexte social. La créativité nait en effet dans le monde des affaires, en proximité avec les entreprises. Son développement est contemporain de la recherche « organisée » qu’on désignera bientôt comme Recherche et Développement[4]. Alex F. Osborn connu pour être l’inventeur du « brainstorming » est un publicitaire ; il crée en 1919 sa propre agence qu’il dirigera longtemps. William J.J. Gordon, qui élabore à partir de 1944 et sur deux décennies la méthode « synectique », travaille pour la firme Arthur Little, qui deviendra un grand cabinet de conseil.

L’un et l’autre tiennent pour acquis l’importance de l’imagination dans la découverte et dans l’invention. Ils en ont trouvé mille confirmations dans les biographies des grands découvreurs (Faraday, Pasteur, Einstein…) et des grands inventeurs (Edison…). Ils ont acquis la conviction que le génie individuel n’explique pas tout mais que leurs découvertes ont été favorisées par une certaine mise en jeu des composantes ou facultés non rationnelles de leurs personnalités. La notion de créativité vient désigner cette mise en jeu, commune à la découverte scientifique, à l’invention technologique comme à la création littéraire et artistique. Si cette mise en jeu pouvait être reproduite alors certainement on faciliterait la résolution des problèmes de conception ou d’amélioration de produits que doivent résoudre les entreprises. Les questions des fondateurs de la créativité sont donc : quels sont les ressorts de la production d’idées ? Et comment se résolvent les problèmes de connaissance ?

Pour répondre à ces questions, deux voies sont empruntées : celle de la modélisation, à partir des travaux de Graham Wallas qu’Osborn reprendra à son compte, et celle ensuite de l’étude in vivo du processus créateur que développe Gordon et son équipe. Ce sont ces deux voies que nous allons brièvement parcourir.

2. Osborn et le brainstorming

En 1926, le gestaltiste Graham Wallas propose une première schématisation du processus créatif. Quatre phases discontinues se succèdent, mais avec un moment central. Ces quatre phases sont : la préparation (1) c’est-à-dire la clarification du problème ; l’incubation (2), terme d’emprunt médical désignant un travail latent et souvent inaperçu dont l’aboutissement est l’illumination (3), surgissement soudain de l’idée créative (l’Euréka d’Archimède) ; il reste à vérifier l’idée (4), en la testant concrètement. Ce modèle décrit si l’on veut le processus d’étude et de résolution de problème à partir de ce moment central qu’est l’illumination. Ce modèle sera repris, transformé, enrichi et demeure présent aujourd’hui encore dans les ouvrages sur la créativité.

Ce modèle constitue, semble t’il, la matrice du Creative Problem Solving d’Osborn : sept phases y sont distinguées avec pour moment central les phases de l’idéation et de l’incubation. Présentons-le brièvement : Il s’agit tout d’abord d’orienter la créativité en posant le problème, c’est-à-dire le circonscrire, le clarifier, le dégrossir, le serrer au plus près au besoin en le scindant en sous-problèmes (1). Notons que ce problème peut s’imposer à nous par les circonstances mais il peut être aussi activement recherché - quelle amélioration apporter à tel produit par exemple ? Vient alors la phase de rassemblement des données (2), celles qui sont disponibles ou celles que nous n’avons pas et que nous devons rechercher selon des principes de relevance et de réitération[5], puis la phase d’analyse (3), c’est-à-dire de mise en rapport des données entre elles. Mais le moment proprement créatif est celui de l’idéation (4), c’est-à-dire de la production d’idées en quantité, et ce par un « brainstorming » et/ou par le questionnement systématique ; nous allons y revenir. L’incubation (5) marque une pause délibérée, il s’agit de mettre de côté le problème, d’orienter nos pensées dans une autre direction, par le jeu, la promenade, la musique, le sport. L’idée peut nous surprendre alors qu’on ne s’y attend pas, pendant la nuit par exemple. Les dernières phases sont celles de la synthèse (6) puis de la vérification de l’idée en l’essayant, la testant (7). En résumé les sept étapes sont :

  1. Orientation : cerner le problème

  2. Préparation : rassembler des données

  3. Analyse : mise en rapport des données

  4. Idéation : production d’idées (brainstorming)

  5. Incubation : mise de côté du problème

  6. Synthèse : création de la solution

  7. Vérification : évaluation de la solution

Examinons plus avant la phase 5 d’idéation, celle de la production d’idées. Celle-ci peut être stimulée par un questionnement multidirectionnel. Par exemple s’agissant d’un objet : quels autres usages pourrait-on en avoir ? Que serait-il possible d’y modifier, d’agrandir, de diminuer, de substituer, de réarranger, de renverser, ou de combiner… ? En groupe cette technique de questionnement peut être utilisée en « brainstorming ». Le brainstorming est défini comme le traducteur d’Osborn comme « une méthode originale (…) pour la production rapide et rationnelle d’idées en groupe en vue de la solution d’un problème pratique » (1959, p.VIII)[6] . Quatre règles déterminent cette situation « 1. Le jugement critique est exclu – la critique des idées doit être réservée à un autre moment. 2. ‘ L’imagination libre’ est la bienvenue – Plus l’idée semble absurde, mieux cela vaut (…) 3. La quantité est demandée – Plus le nombre d’idées est grand plus augmente la probabilité d’en avoir de bonnes 4. Les combinaisons et améliorations d’idées sont recherchées – En plus de leurs propres idées, les participants sont invités à présenter des suggestions relatives aux moyens d’améliorer les idées des autres… » (1959 p.77). Si ces règles sont impératives, l’esprit dans lequel doit être conduite une séance de brainstorming est tout aussi essentiel. Il s’agit de créer une atmosphère propice à lever toutes les inhibitions à l’expression : timidité, retenue, perfectionnisme, auto-découragement, peur du ridicule, tendance au conformisme… Il ne faut pas hésiter à de prodiguer des encouragements : « La créativité est une fleur si délicate que l’éloge la fait fleurir tandis que le découragement l’étouffe, souvent même avant qu’elle ne se transforme en fleur » (1959, p.34).

Osborn qui, notons-le, a été surpris de la diffusion rapide et large du brainstorming dans de nombreux secteurs de la vie sociale et économique, propose dans son ouvrage des conseils quant à la conduite de ces séances que nous ne reprenons pas ici[7]. En revanche trois jalons doivent être posés pour la réflexion qui suivra :

Premier jalon : Osborn explique que l’esprit humain, en résolution de problème, fait appel concurremment à deux de ses composantes : le jugement qui analyse, compare, choisit et l’imagination qui fait naitre les idées. Or, entre ces composantes, entre l’esprit critique et l’esprit créatif, il y a opposition : « chacun d’eux empêche le fonctionnement de l’autre » (1959 p.32). C’est cette opposition qui explique les difficultés de la résolution de problème, notamment lorsque le jugement critique paralyse l’esprit créatif. Comment alors lever cette opposition ? En séparant et en alternant le moment du jugement et le moment de l’imagination : « il nous faut éteindre la lampe de notre jugement et allumer celle de notre esprit créatif » puis « attendre pas mal de temps avant de rallumer la lampe de notre esprit critique » (1959 p.26)[8]. Tel est le principe du brainstorming : suspension du jugement et différé de la critique. Cependant il ne suffit pas d’en énoncer la règle ; encore faut-il créer un certain climat de permission et d’encouragement. « Toute idée, ajoute Osborn, devrait rencontrer de la réceptivité, ou même de l’estime car même si elle n’est pas bonne, son auteur se verrait encourager à persévérer dans ses essais » (Ibid., p.34)

Deuxième jalon : L’imagination procède par associations d’idées, non certes sur un mode logique mais par contraste, contigüité, similitude de sens, de sons ou de sensations. De ces associations d’idées on ignore la dynamique. On ne peut donc prétendre en diriger le flux ; du moins peut-on, par suspension du jugement, créer les conditions pour que les associations d’idées se déploient librement et qu’on en recueille les fruits. La situation de groupe est particulièrement favorable à cela. D’une part car les associations y sont explicitées à voix haute et d’autre part elles sont stimulées par les autres participants. « Lorsqu’un participant émet une idée il entraîne son imagination presqu’automatiquement vers une autre idée mais en même temps il stimule le pouvoir d’association de tous les autres membres du groupe » (1959, p.77). Phénomènes de contagion, de réactions en chaîne : « l’étincelle jaillit d’un cerveau en fera jaillir d’autres par ricochet » (Ibid). Le brainstorming n’est donc pas une méthode au même sens que le questionnement systématique par exemple ; il s’agit plutôt d’une mise en situation c’est-à-dire d’un dispositif.

Troisième jalon : Lors la phase d’idéation, les associations d’idées peuvent se déployer sans être contraintes dans cette situation précise et cadrée qu’est la séance de brainstorming. Mais nous avons vu aussi qu’elles se poursuivent ensuite silencieusement, de façon « subconsciente », dans la phase d’incubation. Pendant ces moments, on prend le temps, on s’attarde, on laisse l’esprit s’adonner à l’observation de la nature, à la rêverie, au sommeil ; on oublie le problème. Il ne s’agit plus seulement de suspension du jugement mais de suspension de l’étude du problème. Dans ce moment tout effort de méthode serait contreproductif, qui ramènerait l’esprit vers ce dont il s’est détourné. Il y a ainsi au coeur de la méthode un moment de pure gratuité d’où peut émerger l’illumination, l’idée créative. Osborn en donne de nombreux exemples, à commencer par le bain d’Archimède. L’irruption de l’idée qui nous ramène au problème témoigne que la tension résolutive n’était pas éteinte.

Nous allons retrouver avec Gordon une convergence avec ces vues.

3. William Gordon et la synectique

Comme Osborn en effet, Gordon pose que « dans le processus créateur, l’élément émotionnel compte davantage que l’élément intellectuel, l’irrationnel l’emporte sur le rationnel » (1965, p.3)., mais à la différence d’Osborn il ne se satisfait pas des modèles descriptifs ou explicatifs existants : il cherche à mieux connaître ces éléments irrationnels et ce par la voie de l’étude in vivo des processus d’invention. Il est intéressant pour nous de retracer les étapes de la recherche qu’il poursuit sur deux décennies.

Cela commence en 1944. Gordon invite un « sujet » à communiquer à voix haute son film mental alors qu’il tente de résoudre un problème d’instrumentation (il s’agit de concevoir un altimètre plus lisible pour le compte du Ministère de l’Air américain). L’analyse de ce film mental met à jour différents « états psychologiques », dont des entretiens ultérieurs avec des scientifiques ou des artistes confirmeront l’existence dans les moments de création. Parmi ces états psychologiques : la temporisation (ne pas se précipiter), l’identification à l’objet (par exemple au ressort de l’altimètre qu’on comprime et qu’on distend), la spéculation (cogitation débridée), ou encore l’impression de vie propre de l’idée au moment où émerge la solution. Ne serait-il pas possible d’induire délibérément de tels états au sein des groupes de résolution de problèmes afin de maximiser leurs chances de solutions créatives ? C’est ce que Gordon tente mais d’abord sans grand succès car de nettes résistances se font jour. Par exemple dans des laboratoires d’acoustique et d’hydrodynamique où il intervient, ses inductions cabrent et irritent les membres des groupes de recherche. Le succès ne commence à apparaître qu’à partir de 1952, alors que Gordon a constitué pour la firme Arthur Little un groupe spécifique dédié aux innovations. L’analyse des séances de travail de ce groupe met à jour que les états psychologiques de la création sont induits par des « mécanismes » d’analogie. En moment de création, l’esprit établit des liens entre idées ou images d façon non pas logique mais analogique. Par exemple l’identification au ressort qu’on comprime et qu’on distend témoigne d’une liaison analogique entre soi et la chose, par projection de soi dans la chose. L’analogie, la métaphore constitue à la fois une fonction psychologique qui soutient les processus de création et un procédé par lequel on peut induire ou renforcer indirectement ces processus. La synectique trouve là son principe : induire indirectement les états psychologiques de la création, par le recours à l’analogie, sans se heurter aux résistances que rencontrent les inductions directes. La synectique (étymologiquement : composition d’éléments hétérogènes) est ainsi définie comme « une théorie fonctionnelle visant à l’utilisation consciente des mécanismes psychologiques subconscients qui président à l’activité créatrice et élaborée en vue d’accroître les chances pour qu’un problème soit bien posé et bien résolu » (Ibid., p.1).

Quels sont plus précisément ces « mécanismes à faire jouer pour arriver à des solutions novatrices » (Ibid.) ? Gordon les subsume sous les termes d’analogie, de métaphore ou d’assimilation ; leur point commun est de rendre insolite le familier et de procéder par « comme » ou par « comme si ». Il y a l’analogie personnelle que nous avons déjà vue qui consiste à personnifier un élément inanimé[9]. L’analogie directe établit des liens de similitude entre des domaines différents : la vie, par la biologie ou la zoologie fournit une source inépuisable d’analogies de ce type[10]. L’analogie symbolique qui réveille par poésie et jeu de mots la capacité métaphorique du langage[11]. L’analogie fantastique[12] qui consiste comme par magie et enchantement à se projeter dans la solution idéale. Ces mécanismes d’analogie correspondent à des « tendances neuropsychiques profondes » chez l’homme et c’est pourquoi elles peuvent contourner sans les supprimer toutefois, les résistances à la créativité que rencontrent les inductions directes.

La créativité est en effet inhibée par la propension quasi-naturelle à assimiler l’inconnu au connu et c’est pourquoi tout ce qui tend à rendre le familier insolite rencontre des résistances. Résistance de ce qu’on pourrait appeler l’imaginaire institué : « nous sommes les héritiers d’une foule de modes d’expressions et de perceptions figés qui nous enveloppent dans un univers de tout repos » (Ibid., p.25). Il faut pourtant se défaire de cet héritage protecteur, affronter l’insolite, repousser les solutions faciles qui s’offrent à nous « comme un baume à l’anxiété de ne rien trouver » (Ibid.), et prendre le risque temporairement de plonger notre esprit « dans le désordre et l’ambigüité » (Ibid). A l’encontre des conventions et des rôles sociaux, il faut ouvrir le champ aux « intuitions qui jaillissent de réponses authentiquement subjectives à un problème » (Ibid., p.67) Et à l’encontre de l’enfermement des préoccupations utilitaires et rationnelles, il faut réhabiliter la disponibilité à ce qui se présente, l’attitude ludique et l’apparente gratuité du jeu.

L’abandon par Gordon que nous avons signalé de l’induction directe pour une induction indirecte témoigne du passage de la méthode à une mise en situation des sujets, c’est-à-dire, comme le brainstorming, à un dispositif. De ce dispositif, quels sont les composantes ? Il s’agit tout d’abord, là encore comme le brainstorming, d’un dispositif de groupe, mais à la différence de celui-ci, il s’agit toujours de groupes ad hoc spécifiquement constitués pour la résolution de problèmes. Ces groupes sont constitués avec soin selon un principe de diversité de disciplines ou de métiers façon à faciliter les transpositions analogiques d’un domaine à l’autre. Les membres du groupe sont formés à la synectique. Ils travaillent sur les problèmes que leur soumet l’organisation mais en marge de celle-ci, à l’abri des pressions informelles. Ils procèdent par oscillations entre le jeu avec les mécanismes analogiques, et l’étude rationnelle du problème, recourant au besoin aux experts qui y ont alors le rôle d’agent de la circulation, suspendant les associations si une idée leur paraît intéressante, laissant les associations se poursuivre dans le cas contraire.

4. La créativité : apports et limites

Premier point : les méthodes de résolution de problème naissent de l’application de la démarche scientifique aux problèmes de l’action. Or, considérée elle-même comme résolution de problème, la démarche scientifique n’est pas toute rationnelle. Bien plus, c’est par l’intervention de ce qui en elle échappe à la rationalité, l’imagination, que sont résolus les problèmes de connaissance. « Les solutions dernières des problèmes sont rationnelles, mais la façon d’y parvenir ne l’est pas » (Gordon, 1965, p.7).

Ceci n’invalide certes pas la rationalité, ni dans les problèmes de la connaissance ni dans les problèmes de l’action. La créativité ne s’exerce avec profit en effet que sur un problème bien posé, circonscrit, analysé, étudié. Et les solutions qu’elle fait apparaître doivent elles-mêmes être précisément étudiées, examinées, testées. Mais la rationalité, le jugement, doivent être fécondés en quelque sorte par l’imagination.

Se voient ainsi réhabilitées et reconnues au coeur des sciences les modes de pensée contre lesquels les sciences s’étaient constituées. Jusqu’à la Renaissance, les rapports de ressemblance et d’analogie gouvernaient la recherche. C’est en rupture avec ces rapports de similitude que la chimie s’est constituée contre l’alchimie ; c’est en bannissant le vitalisme que la biologie s’est constituée. Néanmoins, c’est en s’identifiant imaginairement aux atomes que Faraday découvre les lois de l’électrolyse ; c’est en comparant le benzène à un serpent que le physicien hollandais Kékulé comprend la structure de cette molécule.

Interviennent donc dans la résolution de problème deux fonctions hétérogènes, le jugement et l’imagination, l’esprit critique et l’esprit créatif, le logique et l’analogique, mais ce sont des fonctions dont les interventions antagonistes peuvent se nuire réciproquement. Il s’agit donc de les séparer et d’alterner leurs moments respectifs. Cette dissociation est ainsi au principe de nombreuses méthodes de créativité : pensée divergente et pensée convergente, centration et pensée latérale… On voit que la créativité problématise la résolution de problèmes en montrant la contradiction générale interne au processus résolutif. Mais en même temps, elle se constitue comme une solution au problème de la résolution de problème c’est-à-dire qu’elle se constitue comme méthode générale.

Deuxième point : l’imagination » fonctionne » par liens de contraste, de contigüité, de similitude, d’analogie. Pour Gordon (1965), ces liens renvoient à la nature et à la dynamique du langage qui « n’est pas à l’origine utilitaire mais métaphorique » (p.79). Il s’agit donc de permettre à ces liens associatifs de se déployer librement. Il y a un principe de non-discrimination. « Penser tout haut sans retenir aucune de nos associations idiotes » (Osborn 1959, p.134). S’ouvrir à l’incongru, à l’insolite, au « hors-propos », sans considération de qualité des idées mais seulement de leur quantité. « La question à poser à notre imagination, explique Osborn (1959), doit être toujours la même : “et après ?”, puis à nouveau : et après ? »(p.136).

En se laissant ainsi aller aux liens d’images, de mots ou de sons, l’adulte retrouve le plaisir du jeu. Jouer procure du plaisir à l’enfant. Pourtant en jouant l’enfant fait beaucoup plus que s’amuser ; le jeu est beaucoup plus sérieux qu’il n’en a l’air car en jouant l’enfant découvre et invente. En improvisant des bateaux avec des pommes de pins, l’enfant invente des solutions à des petits problèmes techniques tout en se donnant l’illusion d’un autre monde[13]. Si le jeu est au principe de la création, toute activité créatrice a une dimension ludique. Comme le jeu, l’activité créatrice porte en elle-même sa satisfaction. Il y a une gratuité à l’activité créatrice indépendamment de toute fin utilitaire.

Non seulement la créativité ignore les préoccupations utilitaires mais celles-ci peuvent l’inhiber. C’est pourquoi l’idée créatrice survient souvent de façon imprévue, après incubation, parfois là où on ne l’attend pas[14], dans des moments de disponibilité, d’oubli du problème. Au coeur de la résolution de problème, nous devons reconnaître la gratuité du jeu et de l’activité non-finalisée !

Troisième point : l’imagination n’est pas la seule fonction mentale non-rationnelle qui intervienne en résolution de problème. Elle se compose aux émotions, aux humeurs, aux sentiments. Seules certaines constellations positives entre ces fonctions peuvent orienter l’imagination vers la création. Associée à des émotions de peur par exemple, ou à de l’anxiété, l’imagination peut nuire à la résolution du problème par auto-découragement, par anticipations négatives. L’imagination est d’ailleurs d’autant plus exposée à cela que « tout problème éveille dans l’esprit la menace d’échec » (Gordon 1965, p. 25). Il s’agit donc de préserver la créativité. Osborn (1959) recommande ainsi d’installer dans une séance de brainstorming un climat émotionnel positif et même enthousiaste, qui soutienne la confiance en soi des participants. Gordon invite à être attentif à l’humeur euphorique qui annonce l’imminence de la solution afin de la renforcer. En revanche, pour l’un comme pour l’autre tout négativisme doit être catégoriquement exclu : dans le brainstorming, c’est « think up or shut up ! ». Et dans le groupe de synectique, on demande aux participants un niveau d’énergie élevé, un esprit d’entreprise, une attitude coopérative.

Si on peut donc reconnaître à la créativité de montrer que la résolution de problème suppose une certaine attitude d’ensemble face au problème, faite de confiance en soi et aussi de persévérance, cette attitude elle-même ne fait pas partie du problème. L’attitude requise est l’attitude positive. Il y a, par le dispositif même, séparation non seulement entre jugement et imagination mais entre émotions négatives et émotions positives.

Quatrième point : nous l’avons vu, le brainstorming comme la synectique sont des dispositifs de groupe et de façon générale les techniques de créativité optent le plus souvent pour un travail en groupe. La situation de groupe est intéressante par ce que les participants sont amenés à expliciter leurs associations d’idées, aussi parce que l’émulation entre eux leur donne de l’audace. Mais il s’agit ici essentiellement, sinon exclusivement, de groupes « artificiels », groupes ad hoc auxquels les organisations confient la résolution de leurs problèmes. En synectique, ce ne sont jamais leurs problèmes propres qu’étudient les membres du groupe. S’ils s’impliquent dans le problème qu’ils étudient, et s’ils s’y impliquent au point même de s’identifier à l’objet du problème (analogie personnelle), il s’agit là d’une implication imaginaire, sans rapport par exemple avec l’implication de facto de personnes étudiant un problème qui les concerne. Il y a donc séparation entre l’organisation et le groupe, celle-ci se dessaisissant de l’étude du problème au profit de celui-ci, celui-ci ne pouvant travailler qu’à l’abri des pressions de celle-ci[15]. Ceci ne manque bien sûr pas de poser le problème de l’appropriation de la solution par l’organisation commanditaire et on trouve chez Gordon (1965) toute une réflexion sur la façon de présenter la solution à la Direction de l’organisation, de sorte qu’elle « ait l’impression d’être associée à l’activité créatrice » (p.62)

Conclusion

Les méthodes de créativité sont des stratégies de déconnexion. Plus précisément elles procèdent par une série de déconnexions-reconnexions (du moment créatif et du moment réflexif, de la gratuité et de l’utilité…) et trouvent là leur efficace. Demandons-nous cependant en conclusion si, en étendant ces déconnexions au rapport que les personnes entretiennent au problème, elles n’ont pas finalement beaucoup limité leur portée pratique.

Car en étendant la déconnexion du jugement critique aux « parasitages » émotionnels et institutionnels, les méthodes d’Osborn et de Gordon déconnectent par-là même les personnes impliquées dans la recherche de solution de leur propre rapport au problème : leurs enjeux, leurs éprouvés, leurs attitudes face au problème… De sorte qu’on peut aboutir à une créativité elle-même déconnectée de tout contexte. L’usage de leurs méthodes tend pour cette raison à se focaliser sur la résolution des problèmes de conception de produit.

L’extension souhaitable des méthodes de créativité à l’ensemble des problèmes d’action rencontrés par les ingénieurs supposerait que soient travaillées et non écartées, les résistances dont Gordon montre le caractère psychosocial : peur de communiquer d’homme à homme, propension à se faire rempart des règles de sa profession, souci d’image sociale, attachement aux dogmes et conformisme[16]. Cela supposerait aussi d’intégrer ce que Osborn et Gordon rejetaient comme des « indésirables », émotionnels ou institutionnels.

Aujourd’hui certaines techniques de créativité le permettent ; ainsi des techniques paradoxales qui prescrivent la négativité (comment échouer ?) et certains « moyens habiles » de la recherche-action participative créés par Jacques Chevalier et Daniel Buckles (2013). Ces « moyens habiles » (sabotage, paradoxe…) explorent l’attitude des sujets et leurs possibles implications dans le maintien du problème. Ils considèrent leurs résistances non comme des résistances générales à la créativité comme le posait Gordon (1965), mais comme des résistances spécifiques à la résolution du problème considéré. Ils associent de ce point de vue résolution des problèmes et évolution des personnes.