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Introduction

La formation professionnelle est souvent associée à l’apprentissage et à la maîtrise de gestes, de raisonnements ou de comportements identifiés dans des situations elles-mêmes répertoriées. Plus précisément encore, l’imitation semble être au coeur de l’apprentissage. Gestes, raisonnements, comportements bien maîtrisés deviennent de plus en plus « naturels ». Cette recherche de maîtrise s’entend aussi dans le cadre du respect des procédures. Mais, devant une situation problème inédite, les procédures habituelles peuvent se révéler inadaptées et devenir source de problèmes supplémentaires. Il faut savoir renouveler, contourner ou détourner les procédures habituelles pour analyser la situation nouvelle et concevoir des solutions adaptées.

C’est pour cette raison que Simon (Simon, 1974) estime que la formation professionnelle doit aller au-delà de la répétition maîtrisée et déboucher sur la conception. Il estime que la conception doit être au coeur de toute formation professionnelle et particulièrement des formations professionnelles supérieures. La question de la conception doit être centrale en formation d’ingénieurs, d’architectes, d’enseignants, de médecins.... Pour leur part, les écoles d’ingénieurs forment à la conception de produits et de systèmes. Elles sont aujourd’hui fortement incitées, par leur institution de tutelle, la « Commission des Titres d’Ingénieurs », à intégrer dans leurs curricula une formation à l’innovation (CTI, 2019) et elles affichent souvent l’ambition de former des concepteurs inventifs.

C’est dans ce contexte qu’une formation à la conception inventive s’est développée depuis une quinzaine d’années dans l’école d’ingénieur qui nous sert de terrain d’étude. Cette formation vise l’acquisition d’une compétence à la résolution de problèmes dits « inventifs »[1] à partir d’une démarche inspirée par une méthode en conception inventive. Nous posons la question de l’apport et des limites d’une formation à l’inventivité s’appuyant sur une démarche formalisée. Si une telle formation ne semble pas perturber la culture technico-scientifique des écoles d’ingénieurs habituées à la formalisation et à l’enseignement des procédures et process, elle ne va cependant pas sans dire pour les sciences humaines attentives à l’interaction entre formation et développement de la personne ainsi qu’aux spécificités des capacités créatives de l’individu.

Nous questionnerons ici, en tant que chercheur en sciences humaines et sociales, les conditions épistémologiques du développement de la formation à la conception inventive en observant les activités des étudiants en formation à la conception par la pédagogie du projet.

Nous préciserons dans un premier temps les liens entre professionnalisation et conception. Nous analyserons ensuite ces liens en formation d’ingénieur, plus précisément à travers une formation à la conception inventive. Enfin, nous explorerons certains paradoxes que renferme la formation à la conception inventive et le rôle joué par les interactions dans la formation à la conception.

Au coeur de la professionnalisation, la conception

L’approche de Simon

Les activités de conception sont au coeur de la formation professionnelle :

« Quiconque imagine quelques dispositions visant à changer une situation existante en une situation préférée est un concepteur.... La conception, ainsi conçue, est au coeur de toute formation professionnelle. C’est elle qui fait la différence entre science et profession. Les écoles d’ingénieurs, comme les écoles d’architecture, de droit, de gestion, de médecine, les écoles normales d’enseignement, toutes sont concernées, au premier chef, par le processus de la conception » (Simon, 1974, p.73). En somme, Simon nous rend attentif à l’idée que la conception ne repose pas seulement sur des connaissances, mais aussi sur la capacité à imaginer. Dès lors, la formation des concepteurs pose la question de la relation entre l’apprentissage des théories, méthodes et outils en conception et la mobilisation de leurs capacités à imaginer.

Simon place la conception au coeur de toute formation professionnelle, mais donne peu de précisions quant à la situation de travail dans laquelle se déroule la conception. La distinction entre activité et acte nous permet d’aller un peu plus loin dans l’analyse. En effet, si l’activité désigne un ensemble d’actions structurées (ergonomie), l’acte est révélateur d’une conscience de l’action. À ce titre, l’acte signe la présence du sujet et rend l’action intelligible (Mendel). L’analyse de l’acte de concevoir laisse ainsi une place au sujet agissant. Mais, dans les sciences de la conception, l’accent est mis sur les activités, c’est-à-dire sur les procédures cognitives. De ce fait, le sujet qui prend part aux actes de conception semble absent du modèle d’analyse proposé par Simon.

Simon ne précise pas non plus les connaissances mobilisées. Dire que la conception, comme toute activité professionnelle, repose sur des connaissances est une affirmation triviale. L’étude devient plus intéressante à travers la distinction des types de connaissances mobilisées et les types d’apprentissages qui en découlent. Les savoirs théoriques ne s’apprennent pas de la même façon que les savoirs d’action et on ne transmet pas de la même façon les savoirs savants que les savoirs d’expérience (Barbier, 1996, Brien 1994). Un diplômé en conception qui maîtrise les savoirs de référence scientifiques, technologiques, méthodologiques n’est pas un expert riche de ses savoirs d’expériences, relève une équipe de chercheurs de l’Institut National des Sciences Appliquées de Strasbourg (Dubois, Mohib, Oget, Schenk, Sonntag, 2006).

Mais il est aussi trivial de dire que pour être créatif, les connaissances ne suffisent pas, qu’elles soient académiques ou d’expérience ou les deux. En disant qu’il faut aussi « faire preuve d’imagination », nous avons simplement déplacé la question. Comment faire preuve d’imagination ? Et si l’on se réfère aux travaux sur l’imagination, nous y reviendrons, il faut en plus se demander de quelle imagination on parle. Reproductrice ? Créatrice ? Comment passer d’une imagination reproductrice à une imagination créatrice ? À ce titre, on comprend que le développement de la capacité à concevoir n’est pas seulement une affaire d’apprentissage, elle est aussi liée à la personnalité du concepteur, à son environnement, à son style cognitif, à sa structure affective. (Oget et Sonntag, 2001).

Des connaissances de métier aux capacités imaginatives

Dans les activités professionnelles, la conception possède donc un statut particulier. Il ne s’agit pas de reproduire une procédure ou de réaliser un travail en respectant un ensemble de consignes ou un cahier des charges. Le concepteur « imagine quelques dispositions visant à changer une situation existante en une situation préférée ». Par imaginer et viser un changement, Simon nous indique que la conception ne repose pas seulement sur la mobilisation des connaissances de métier et le discernement, mais aussi sur la capacité à projeter des représentations. Il faut donc bouleverser les schémas cognitifs ordinaires, répétitifs et rassurants du professionnel. En fait, nous pensons que la conception se loge au coeur de la situation de problème elle-même. En effet la conception ne se limite pas à la recherche d’une solution, mais est déjà inscrite dans la façon de poser le problème, de « concevoir » le problème. La problématique est donc plus large que la maîtrise de la conception de solutions techniques dans la formation des ingénieurs. Les problèmes ne sont pas donnés, ils sont construits, ils sont conçus, comme les solutions. Si on accepte cette approche, l’énoncé des problèmes sociaux, par exemple, est autant révélatrice des présupposés des énonciateurs que de la réalité décrite.

Sollicitée dans la conception, l’imagination peut être présentée comme une faculté de se représenter ou de former des images (CNRTL, 2017). Deux formes d’imagination sont traditionnellement identifiées (Piaget, 1972). La première est tournée vers la reproduction de ce qu’on connait, de ce qui appartient au passé. La seconde est créatrice. Celle-ci consiste à former et créer des représentations inédites, mais aussi à trouver de nouvelles combinaisons d’images. L’imagination créatrice reste un acte spontané, une pensée relevant de « la combinaison libre et de l’assimilation réciproque des schèmes » (Piaget, 1972). L’imagination mobilise donc une activité cognitive dans laquelle s’affrontent et se complètent diverses logiques, celle de l’assimilation et celle de l’accommodation, mais aussi celle de l’opposition et des ruptures, des ressemblances et des différences… Plus précisément, en conception, l’imagination de « quelques dispositions » pourra s’appuyer sur les deux formes d’imagination. Si c’est l’imagination créatrice qui domine, nous dirons que la « situation préférée » serait en rupture la « situation existante ». Si l’imagination reproductrice domine chez le concepteur, « la situation préférée » serait une amélioration, une optimisation de la « situation existante ». Par ailleurs, l’imagination peut porter sur les moyens ou sur les fins dans l’activité de conception. Si elle porte sur les moyens, le concepteur se trouve dans une situation de conception inventive centrée produit ou système. C’est le cas de la conception inventive technique. La conception porte sur la réalisation d’un système ou d’un produit (mobilisations et combinaisons des connaissances et technologies...).

Lorsque l’imagination porte sur les fins, l’objet ou le système est détourné de son usage premier au profit d’un nouvel usage. Il s’agira de conception inventive centrée usagée. C’est parfois le cas pour les innovations. Par finalité, nous entendons l’usage en contexte d’un produit et par moyen, l’objet permettant cet usage.

Prenons quelques exemples pour illustrer cette idée et en même temps rendre attentif aux interactions produit-usage.

  • La conception d’une table de cuisson vitrocéramique repose sur l’invention de trois nouveaux produits pour assurer le chauffage sous la plaque : un foyer radiant qui produit de la chaleur par rayonnement infra-rouge, le foyer halogène où la chaleur est produite par une ampoule halogène et la plaque à induction qui produit de la chaleur par induction électromagnétique. Mais on remarquera aussi que la lampe halogène a été détournée de son premier usage, l’éclairage, pour être utilisée comme moyen pour chauffer des aliments dans le cas des plaques halogènes. Selon le point de vue que l’on adopte on dira que dans ce cas qu’on a imaginé un nouveau moyen de chauffage ou imaginé un nouvel usage pour la lampe halogène.

  • Dans une situation de communication à distance, l’utilisation d’un support dématérialisé à la place d’un support papier peut être considérée comme une invention d’un nouveau moyen de communication. Dans ce cas, la finalité reste la même et l’invention et l’imagination sont centrées sur les moyens permettant la communication.

  • Les savoirs et la technologie sur le magnétisme peuvent servir au déplacement (train magnétique) et à l’exploration du corps (l’IRM). Sous cet angle, l’invention porte sur de nouvelles finalités (nouveaux usages du magnétisme).

Lorsque la conception ne repose ni sur des moyens nouveaux ni des fins nouvelles, elle consiste alors à reproduire ce qui existe dans un contexte nouveau. Il s’agit par exemple de l’activité routinière d’un bureau d’études proposant de modifier la taille des plans d’une maison à partir d’un gabarit existant. C’est aussi le cas des conceptions qui cherchent simplement à optimiser les systèmes existants.

Enfin, lorsque l’invention peut porter à la fois sur les moyens et les fins. Nous parlerons alors de conception créatrice. Il y a dans ce cas l’invention d’un objet et de sa finalité. Il s’agit par exemple du passage de la machine à écrire au dictaphone (d’une finalité de communication écrite à une finalité de communication orale). C’est le cas aussi des objets connectés par le numérique (du téléphone créé par Bell au smartphone, de la montre d’horlogerie mécanique à la montre électronique qui reçoit des courriels).

Les théories en conception intègrent de façon plus ou moins explicite cette polarisation de l’imagination dans le processus de conception et, en même temps, elles s’efforcent de trouver un chemin pour rationaliser la démarche et pouvoir l’enseigner. Mais, si la question de la formation à la conception est particulièrement présente dans la formation des ingénieurs, n’y a-t-il pas un risque que la formalisation des procédures de conception confine l’apprenant dans un genre sans lui laisser la possibilité de développer son style ? Explorons cette question.

La formation à la conception en écoles d’ingénieur

La formation des ingénieurs, plus que d’autres formations supérieures, est impactée par la formalisation des procédures de conception. Cette formalisation répond à une attente institutionnelle.

L’injonction à la formation à la conception

Les établissements de formation d’ingénieur possèdent l’autonomie pédagogique. Ils définissent les programmes et objectifs de la formation. L’architecture générale des formations d’ingénieurs est composée d’enseignements scientifiques et fondamentaux, des sciences pour l’ingénieur (spécialisations professionnelles) et des enseignements d’ouverture et de culture générale[2]. La définition des objectifs dépend aussi de l’histoire de l’école, de ses relations avec l’environnement, de l’activité de ses enseignants et enseignants-chercheurs… Aux côtés de spécialités traditionnelles comme le génie civil, la mécanique, le génie électrique, se sont rapidement développées d’autres spécialités de l’ingénierie comme l’énergétique, l’informatique, la mécatronique, les biosciences, le génie industriel, les télécommunications, la biochimie, la robotique médicale… La pédagogie par le projet est présente depuis longtemps dans la formation des ingénieurs (Raucent, 2006), concrétisée notamment par le projet de fin d’études. Elle contribue au développement des capacités d’autonomie des ingénieurs. Cette centration sur une autonomie d’apprentissage se comprend dans le cadre du renouvellement permanent des connaissances professionnelles liées à l’évolution des sciences, des techniques et aussi des comportements humains. Les écoles d’ingénieurs sont supervisées par la Commission des Titres de l’Ingénieur (CTI) créée en 1934. C’est un organisme national indépendant qui accrédite pour une durée déterminée[3] les formations proposées par les Écoles d’ingénieur en France. Cette commission dispose donc d’un pouvoir de prescription, voire de normalisation.

Elle propose une définition du métier de l’ingénieur et décrit les objectifs attendus de leur formation selon une approche centrée sur les compétences. La vision proposée par cet organisme national met progressivement en avant les activités des ingénieurs tournées vers la conception, l’innovation ainsi que l’importance de leur responsabilité environnementale et sociétale. L’ingénieur est appelé à résoudre de manière performante et innovante des problèmes complexes de création, de conception de systèmes ou de services (CTI- Références et orientations, 2017). Le référentiel de base des compétences attendues en formation d’ingénieur comprend, au titre des connaissances scientifiques et techniques, la capacité à concevoir des produits, services et systèmes innovants. Au titre des dimensions organisationnelles, personnelles et culturelles, elle insiste sur la capacité à entreprendre et innover (CTI, 2017). En résumé, l’approche de la conception proposée par la CTI est centrée sur la résolution de problèmes complexes.

En suivant les définitions que propose la CTI de l’ingénieur, on peut dire que la formation en école d’ingénieur évolue progressivement d’une logique centrée sur l’optimisation à une logique ouverte à l’innovation. Cette évolution correspond à la reconnaissance de l’existence de plusieurs rationalités engagées dans l’activité de conception, une rationalité analytique, mais aussi une rationalité créative (Forest, 2015).

Sous l’impulsion d’une pression sociale et professionnelle centrée sur l’innovation, la formation à la conception s’ouvre donc à la dimension inventive. Dans les écoles, la formation à la conception aboutit très rarement à la mise sur le marché du produit conçu (innovation) et se limite la plupart du temps à la réalisation d’un prototype (invention). Ainsi, traditionnellement, l’invention est présente dans la culture technique qui sous-tend la formation dans les écoles et les intentions prescriptives de formation. La formation à la conception mobilise dès lors plusieurs approches.

Formation à la conception

Si la conception est un sujet de formation pour tous les professionnels, elle est en fait souvent abordée sous des angles différents : conception et création pour le domaine artistique, conception et invention dans le domaine technique, conception et innovation dans le domaine industriel. Nous nous intéressons ici plus particulièrement à la conception dans la formation des ingénieurs.

La formation des ingénieurs à la conception repose sur des théories - CK[4] (Hatchuel et Weil, 2009), FBS[5] (Gero, 2004) et TRIZ[6] (Cavallucci, 1999) - qui peuvent être rattachées aux sciences de la conception[7] et sur diverses méthodes comme l’analyse fonctionnelle, l’analyse de la valeur, la méthode Merise… Leurs objets et finalités sont centrés sur la formalisation des liens existants entre objets dans une situation de conception caractérisée par des ressources cognitives et physiques. Les dimensions humaines et managériales (compétences, communication interpersonnelle, états psychiques) sont quasi absentes des modèles construits par ces théories. Si ces approches sous-entendent la possibilité pour un individu de maîtriser les connaissances et savoir-faire qu’elles explicitent, elle laisse de côté l’analyse de l’activité dans laquelle s’implique le concepteur.

Plus précisément, les écoles visent à former des experts en conception. En ce sens, le savoir concevoir est un savoir enseigné, ensuite exercé en situation où il s’enrichit de l’expérience du concepteur. L’expert peut évidemment prendre de la distance avec les principes des méthodes de conception qu’il a appris au fur et à mesure qu’augmente son expérience dans la résolution de problèmes. Nous dirons que s’il devient plus inventif, il applique peut-être avec discernement les enseignements et en même temps prend de la distance avec ces mêmes enseignements. C’est ce que nous apprendra la clinique de l’activité qui montre que l’expert inventif sait sortir du conventionnel et du genre de sa communauté de pratique en établissant des liens avec des expériences originales qui peuvent être vécues dans d’autres communautés de pratiques ou épistémiques. Il « stylise » le « genre » des pratiques qu’il a apprises. Le mouvement de va-et-vient entre les principes de conception appris et les expériences originales du professionnel permet à ce dernier de se construire son « style » à quoi se rattache aussi son potentiel créatif. L’école, qui nous sert de terrain, forme des ingénieurs à la conception conformément aux prescriptions des organes d’évaluation[8]. Cette école a développé dans les années 80 des activités de recherche autour du génie industriel et de la productique, permettant ainsi de convoquer d’autres approches, comme la gestion industrielle ou la sociologie des organisations, pour l’analyse des activités de conception.

Durant les années 90, la recherche s’est concentrée davantage sur les activités de conception (conception inventive, analyse de cas, résolution de problème) en intégrant, dans l’équipe de chercheurs, des compétences en sciences de l’éducation et en sciences de gestion. Plusieurs thèses ont été produites, notamment sur la question de l’inventivité dans l’activité de conception (Cavallucci 1999 ; Dubois 2004 ; Eltzer 2005). L’activité de conception inventive est intégrée à la formation lors de projets de conception en deuxième, troisième et quatrième année. Elle mobilise particulièrement deux méthodes et outils : l’analyse fonctionnelle (Yannou, 1998) et la méthode de conception inventive ou MCI (Cavallucci, 2009). Nous présentons au préalable les fondements scientifiques de la méthode de conception inventive (MCI) mobilisée dans cette école en raison de l’histoire scientifique de cette école et de la reconnaissance internationale dont bénéficie cette approche dans les communautés professionnelles.

La conception inventive

La MCI est issue de la théorie TRIZ élaborée par G. Altshuller (1984). Celle-ci a formalisé des démarches de résolution de problèmes d’invention à partir de l’analyse de brevets internationaux, de l’observation du comportement des inventeurs, d’outils existants et d’une revue de littérature. Cette science de la conception a produit des concepts formant une théorie et une méthodologie de la résolution des problèmes inventifs. La théorie repose sur l’hypothèse que l’usage de principes généraux dans la résolution de problèmes permet de générer des solutions inédites.

Figure 1

Les quatre sources des travaux d’Altshuller (Cavallucci, 1999)

Les quatre sources des travaux d’Altshuller (Cavallucci, 1999)

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Plusieurs outils accompagnent cette théorie. Le plus connu est la matrice de résolution des contradictions techniques. Quarante principes de conception ont été formulés à cette fin. Face à un problème de conception, le professionnel reformule le problème en recherchant des contradictions de nature physique entre deux paramètres. Une contradiction est établie lorsque le concepteur arrive à identifier des paramètres de nature physique qui entrent en conflit. Trente-neuf paramètres ont été recensés pour décrire l’ensemble des problèmes pouvant surgir lors de la conception de produit et/ou de process. Une fois que le concepteur trouve deux paramètres entrant en conflit, la théorie propose un nombre limité de principes de résolution (deux ou trois le plus souvent). D’autres outils sont proposés par cette approche de la conception inventive : l’analyse substances-champs dite « vépole » (prise en compte dans l’environnement sensible des champs mécaniques, chimiques, électriques…, et application de 76 principes de résolution), la démarche algorithmique pas-à-pas dite ARIZ[9] (neuf étapes dans la résolution de problème mobilisant des bases de données), les outils de déblocage psychologique (hommes miniatures[10], DTC[11] et neufs écrans[12]). Les outils reposent sur des principes généraux.

Les principes étant généraux, les solutions à ce stade le sont aussi. Il reste alors à faire intervenir des spécialistes du domaine où se pose le problème pour projeter la solution générale dans la situation particulière (solution spécifique).

Figure 2

Résoudre un problème par la TRIZ (Cavallucci, 1999)

Résoudre un problème par la TRIZ (Cavallucci, 1999)

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La TRIZ est une théorie dont la première motivation est opérationnelle : rationaliser le cheminement de l’esprit inventif pour le rendre disponible aux concepteurs, permettre sa « didactisation » et faciliter la résolution des problèmes inédits. Par inédits, nous entendons des problèmes dont les solutions ne sont pas encore présentes dans le stock de connaissances détenues par l’expert. Plus généralement, deux stratégies de résolution peuvent être envisagées pour résoudre des problèmes. La première consiste à procéder par essai erreur. Cette première approche est aléatoire et ne convient pas aux objectifs classiques de l’entreprise (efficacité, efficience). La seconde passe par les techniques de recherche d’informations. Si la solution ou son concept existe dans le monde des connaissances stockées et dématérialisées, elle peut être recherchée grâce aux outils numériques. Pourtant, peu d’outils numériques proposent d’accompagner le concepteur dans la résolution efficiente de problèmes techniques particuliers.

Selon la MCI, un problème est une situation qui résiste aux personnes qui en cherchent une ou plusieurs solutions. C’est une situation dont les acteurs ne maîtrisent ni le déroulement ni le résultat. C’est une situation qui laisse le concepteur dans l’impasse. Certains problèmes demandent une résolution inventive lorsque le problème n’a jamais été résolu. Les problèmes déjà résolus restent des problèmes pour ceux qui ne les ont pas encore résolus, mais ne sont pas inventifs, car la solution existe déjà. Par exemple, deviner un mot à partir d’un certain nombre d’images est inventif si celui qui a choisi les images ne l’a pas fait en partant du choix d’un mot et que l’ensemble des mots reste possible.

Mais dès lors que le mot est connu et qu’il se trouve dans une base de connaissance, le problème n’est plus inventif, car le joueur peut y accéder d’une manière ou d’une autre. La MCI apporte donc une réponse parmi d’autres à la question très générale de savoir comment inventer. En ceci, elle contribue au développement de la pensée inventive de manière structurée et formalisée. D’autres approches comme le rêve éveillé, l’imagination, la méditation, l’hypnose contribuent aussi au développement de l’esprit inventif, mais de manière indirecte.

La résolution de problème n’y est pas recherchée en premier lieu.

À titre d’illustration, nous avons choisi un objet de la vie quotidienne, une punaise plate plantée dans un mur de plâtre. Le problème, une fois la punaise plantée dans le mur, peut-être celui de son extraction. Le bricoleur se fait mal aux doigts quand il veut enlever une punaise dont l’aiguille est plantée complètement dans le mur. Il a du mal à passer ses ongles entre la punaise et le mur. Quand il y arrive, c’est parfois en se cassant un ongle.

S’il réussit à passer un ongle, il lui faut ensuite tirer son ongle vers lui pour soulever la tête de la punaise. Comme il ne tire qu’avec un seul ongle, il pousse plus d’un côté que de l’autre.

L’aiguille frotte alors encore plus dans son trou, rendant plus difficile l’extraction. S’il veut passer un deuxième ongle pour équilibrer le mouvement d’extraction de la punaise, il aura beaucoup de mal, car le premier ongle exerce une pression à l’opposé de la tête vers le mur. Après maints essais, il pourra néanmoins enlever la punaise. Si cette extraction de punaises doit se reproduire cent fois sur le même mur, le bricoleur va vite abandonner cette activité qui lui paraissait pourtant bien simple de prime abord. L’usage d’autres outils que l’ongle (couteau, tournevis) pose aussi problème (risque de blessure, dégradation du support).

À ce stade de formulation du problème, aucune contradiction n’est mise en évidence. Si la MCI détermine à quoi doit aboutir la reformulation du problème (une contradiction), elle ne précise pas les étapes cognitives nécessaires à cette reformulation. La MCI suppose dès lors que le bricoleur dispose des ressources cognitives (faculté d’analyse d’une situation technique, mesure, concentration, structuration du problème, décomposition du problème en plusieurs dimensions) et émotionnelles (résistance à la douleur, maîtrise de la colère, résilience, confiance en soi) nécessaires à la reformulation. Autrement dit, le bricoleur est considéré comme une personne à qui il serait demandé de faire abstraction de ses propres émotions et de se comporter de manière fidèle à un idéal type. En cela, la pensée du bricoleur est identifiée à l’image d’un programme informatique.

La MCI propose des outils qui facilitent l’accès à des solutions en cherchant à identifier une contradiction. L’espace entre la punaise et le mur doit être minimisé pour permettre à la punaise de maintenir un objet (une photo par exemple) sur le mur. Mais cet espace doit être maximisé pour permettre l’extraction de la punaise. La contradiction porte donc sur l’espace existant entre deux objets solides (le mur et la punaise). Les outils de la TRIZ comme la matrice des contradictions techniques proposent des principes de solution : modifier les caractéristiques mécaniques des objets en conflit (la punaise et le mur) ; modifier les propriétés de forme des objets. Une modification des caractéristiques mécaniques permettra d’envisager une punaise non plus en acier, mais en matériaux déformables comme un cercle de plastique souple clippé sur la pointe métallique. Une modification de la forme pourra aboutir à concevoir une punaise dont la rondelle métallique ne soit pas plane pour permettre de glisser un tournevis plat à plusieurs endroits entre la punaise et la photo.

La MCI a renforcé son arsenal méthodologique[13] durant la deuxième moitié du XXe siècle. Elle a fait ses preuves dans l’industrie. Les utilisateurs de la MCI se sont regroupés dans des associations régionales française et européenne (ETRIA)[14]. Ils ont défini des degrés d’expertise dans la maîtrise des méthodes. Ils ont aussi formalisé des modalités de formation pour atteindre ces niveaux d’expertise. Cette structuration des usages de la MCI donne aux concepteurs une identité. Cette identité et l’existence de formation permettent à cette communauté d’entretenir son développement professionnel.

In fine, à force de se spécialiser, les concepteurs ne s’enferment-ils pas dans leurs principes et règles de fonctionnement ? Comment rester inventif dans ces conditions ?

La posture d’un enseignant-chercheur en sciences de l’éducation dans une école d’ingénieur incite à questionner les présupposés sur lesquels reposent les méthodes de conception. Après une phase assez longue d’acculturation aux connaissances des ingénieurs et à leurs méthodes de conception, nous avons abordé la formation à la conception à partir de notre approche en sciences de l’éducation. Présentons maintenant la formation à la conception dans l’école et les paradoxes qui lui sont inhérents.

Au-delà des procédures, les interactions

Le dispositif pédagogique et les situations observées

Nous présentons ici deux dispositifs de formation à l’activité de conception qui nous servent de terrain d’observation. Le premier s’appuie sur les outils classiques de la conception de produit utilisés en bureau d’études. L’analyse fonctionnelle est souvent la première étape envisagée lors de la formation à la conception. La mobilisation des outils de l’analyse fonctionnelle, même si ce n’est pas leur objet premier, peut être utilisée à des fins d’innovation.

Néanmoins, cet usage n’était pas proposé par l’équipe enseignante. L’usage d’autres méthodes pour enrichir le contexte inventif de la formation et le rendre plus propice à la création a conduit l’école à développer, sous l’impulsion d’activités de recherche récentes (Yan 2015 ; Chinkatham 2015), des nouveaux outils favorisant la conception inventive par la MCI. La première expérience implique une cinquantaine d’étudiants, provenant de spécialités différentes, choisissant un cours qui leur permet de se former à la conception inventive en deuxième ou en quatrième année.

Cette formation à la conception inventive aboutit à un concours pour l’obtention de plusieurs prix décernés par des professionnels. La MCI comprend des outils formalisés dont le plus récent permet la visualisation de contradictions d’un système par l’usage d’un logiciel[15] permettant la création d’ontologies dans la résolution de problèmes inventifs (Yan 2015). Le module de MCI vise à apprendre à inventer par la théorie et la pratique. Quinze séances de 1h30 de projet en présentiel réparties sur un semestre ont permis à 11 équipes de trois ou quatre étudiants de plasturgie de dépasser les techniques classiques de créativité comme le brainstorming et d’être capable d’expliquer le processus qui conduit à l’idée d’une nouvelle hotte aspirante de fumées de cuisine[16]. Les équipes sont pluridisciplinaires : elles mêlent les compétences de plasturgistes, de mécaniciens, mécatroniciens, génie civil, commerciaux… Le problème proposé est présenté par un industriel et chaque équipe conduit son projet en mobilisant le logiciel. Les trois meilleurs projets en termes d’originalité de la solution et de faisabilité technique sont récompensés. La théorie en conception inventive mobilisée lors du concours de conception inventive met en regard deux finalités distinctes. La première finalité est d’ordre productif et se situe dans les activités industrielles et commerciales. La seconde est formative et vise le développement des capacités inventives des étudiants. Cette méthode mobilise certains principes lors des premières phases de la conception. Ces principes conduisent à reformuler un problème sous forme de contradiction. Cette expérience pédagogique permet aux étudiants de développer in fine des compétences à l’invention de solutions techniques. Ces compétences à l’invention n’étaient pas attendues lors de la conduite d’autres projets de conception, notamment plus classiques.

Le second dispositif implique une quarantaine d’étudiants en génie mécanique. Le cursus en troisième année prévoit la formation à la conception classique et la fabrication d’un système mécanique mobilisant un usinage conventionnel (perçage, fraisage, taraudage, pliage…), à savoir sans machine à commandes numériques. L’équipe pédagogique comprend trois enseignants en mécanique spécialisés dans la conception et la fabrication de systèmes mécaniques, un enseignant en communication et management d’équipe et une formatrice en techniques d’expression. Ils accompagnent et encadrent huit équipes de six ou sept étudiants. Les équipes doivent respecter des conditions de diversité des profils (étudiants provenant du cycle préparatoire de l’école, de CPGE, de DUT, d’universités françaises et étrangères), de genre et de compétences scolaire et professionnelle.

Le projet commence par la description d’une situation problème technique unique aux équipes exposée par les enseignants et se déroule jusqu’à la réalisation de prototypes en passant par différentes étapes de conception classique[17] et de fabrication[18]. Des temps de réflexivité collective hebdomadaire pour chaque équipe[19] sont réservés sous forme de réunions. Seuls les projets de la moitié des équipes sont retenus à la fin de la phase de conception pour être fabriqués au second semestre. La formation hebdomadaire s’étale sur deux semestres et alterne trois heures toutes les semaines en présentiel bloquées sur une demi-journée et des temps de formation sans les enseignants. Le projet se déroule dans une plateforme, un lieu intégré comprenant des espaces ouverts (espace projet, espace CAO, espace fabrication) et fermés (salles de réunion, salles d’informatique) de 350 m2 au total. Des étudiants d’autres années et spécialités sont présents au même moment dans la plateforme.

Les étudiants disposent d’une liberté de mobilité physique dans les espaces projet. Cette mobilité leur permet de rencontrer les autres équipes, les enseignants et les étudiants d’autres années et spécialités. Cette plateforme est un lieu de passage aussi pour d’autres enseignants. La liberté de mouvement est propice à un environnement de partage, d’ouverture. Ces conditions sont favorables à la créativité. À cette première liberté s’ajoute une seconde relative à l’organisation des situations d’apprentissage : chaque équipe décide de la manière dont elle va atteindre les objectifs définis par l’équipe pédagogique. Les connaissances nécessaires à la conception lors du premier semestre sont partiellement détenues par les étudiants. Certaines connaissances techniques sont prévues dans le programme de formation, mais plus tard dans le semestre ou l’année suivante, voire jamais. Les étudiants doivent développer de nouvelles stratégies d’apprentissage pour acquérir les connaissances nécessaires. Certains demandent directement aux enseignants, mais ceux-ci ne sont pas toujours disponibles au moment voulu. D’autres échangent des expériences avec des équipes concurrentes.

Certains sollicitent des enseignants qui ne font pas partie de l’équipe pédagogique, demandent aux étudiants des années précédentes, se procurent les cours à venir, recherchent des ressources sur le web, contactent des experts… Les objectifs sont définis pour une ou deux semaines et suivent les étapes de conception classique telles qu’ils peuvent être réalisés en entreprise. Chaque étape de conception est encadrée par un responsable étudiant de l’équipe. Tous les étudiants endossent ainsi la responsabilité d’atteindre les objectifs fixés lors de la première séance de l’année.

Ces objectifs liés à chaque responsabilité sont exprimés de manière synthétique en début d’année. Les étudiants doivent ensuite en préciser les modalités. Chaque équipe choisit un responsable d’équipe dont le rôle est d’assurer le lien avec l’équipe pédagogique et de gérer les conflits au sein de l’équipe et entre les équipes. Chaque équipe doit réaliser une revue de projet hebdomadaire ou bihebdomadaire en présence de deux personnes de l’équipe pédagogique, un enseignant de mécanique et un enseignant de communication. La revue de projet se passe sous forme d’une réunion de travail et dure quinze minutes. L’étudiant responsable d’une étape de conception présente les résultats du travail de l’équipe et les ressources cognitives mobilisées. L’équipe de conception est présente lors de la réunion. Un support synthétique en version papier est remis aux enseignants. Le responsable doit convaincre que son équipe a réalisé les choix techniques les plus adaptés aux attentes du client représenté par les enseignants. Les dimensions prises en compte pour l’évaluation des choix sont techniques et humaines.

Les situations observées ne concernent que le temps de réunion du second dispositif de formation (génie mécanique). À travers les projets de conception sont en jeu la coopération, le développement de la dynamique de groupe et l’autonomie. La formation au projet associe plusieurs capacités visibles lors des réunions : anticiper la réalisation d’un prototype, décrire les procédés scientifiques et techniques et assurer la coordination humaine de l’équipe. La formation intègre un ensemble hétérogène de ressources cognitives mobilisées en situation de réunion. Ces réunions incluaient des revues de projet pilotées par un étudiant responsable d’une phase de conception. Les revues de projet ont fait l’objet d’enregistrements audio-visuels. L’ensemble de l’équipe était présente ainsi qu’un enseignant en communication et un en sciences de l’ingénieur. Les situations enregistrées durent de 4 à 6 minutes et font l’objet d’une première analyse tout de suite après en présence de l’équipe (sans visionner l’enregistrement) et d’une seconde analyse (en visionnant l’enregistrement), une à plusieurs semaines plus tard en présence du responsable, un étudiant de l’équipe et l’enseignant de communication. Cette seconde analyse permet l’analyse de l’activité des concepteurs à partir de ce que disent les concepteurs des activités présentées dans les enregistrements. Les étudiants n’étaient pas évalués lors des réunions ni lors des séances d’analyse de l’activité de conception restituée en réunion. L’analyse de l’activité de conception a été réalisée avec des chercheurs en sciences de l’éducation et fait ressortir plusieurs paradoxes.

La pédagogie de projet permet à chaque équipe de concevoir et proposer des solutions techniques en reproduction de ce qui existe sur le marché économique, mais aussi parfois des solutions originales, en rupture voire inédites. Chaque équipe propose des systèmes techniques différents des autres. Les différences portent sur le procédé ou modèle technique, la forme des pièces, les matériaux utilisés, le nombre de pièces, la difficulté d’usinabilité et le coût. Cette diversité technique est le résultat d’une activité inventive collaborative en ce sens que le projet aboutit à un prototype dont l’assemblage des composants est inédit, même si certains composants utilisés sont commercialisés sur le marché.

Le paradoxe de la formation à la conception et l’inventivité du sujet

Le premier paradoxe concerne les capacités inventives. Elles sont mobilisées dans projet sans aucune injonction à l’innovation ou à la créativité lors de la séance introductive au projet. C’est un premier paradoxe observé dans la formation à la conception inventive : la créativité s’exprime dans les équipes alors qu’elle ne fait pas partie des objectifs pédagogiques du projet. Nous rejoignons en ce sens l’analyse que proposent les recherches portant sur l’injonction paradoxale : la créativité se développe sans une démarche pédagogique injonctive explicite. La créativité mobilisée dans les solutions inventives proposées par chaque équipe projet est variable. En ce sens, cette créativité apparaît aléatoire et peut tenir d’abord à la mobilisation individuelle des capacités créatives. Elle dépend aussi de l’intégration, dans le collectif de travail de l’équipe, de valeurs implicites comme la nécessité de se distinguer du travail des autres équipes (exister en se différenciant des autres équipes) ou la volonté de dépasser en termes de qualité le travail des autres équipes. Les huit équipes sont en concurrence. Seules trois ou quatre équipes seront choisies pour développer et fabriquer le système mécanique conçu. Il s’agit donc de l’identité de chaque équipe de conception (différenciation, reconnaissance) qui est dans jeu pour le développement des activités créatives.

Le second paradoxe est que la formation aux méthodes de conception inventive développées par l’école sont mobilisées en troisième année de façon non-systématique et non intentionnelle. Ainsi, l’une des méthodes de l’école reposant sur le concept de contradiction apparaît dans plusieurs projets sans que soit fait référence à la méthode en question.

Ce second constat est beaucoup plus difficile à expliquer. Il tient probablement à ce qui se joue dans la dynamique relationnelle de l’équipe et le rapport au savoir de chacun. Certaines équipes mobilisent l’analyse fonctionnelle pour faire émerger des solutions dotées de fonctionnalités nouvelles alors que d’autres équipes se tournent vers des méthodologies plus originales comme celles de la MCI acquises en seconde année tandis que d’autres équipes se centrent davantage sur l’expression spontanée qui pourra être formalisée par un schéma dessiné manuellement sur un bout de papier. D’autres encore mobilisent des ressources externes à l’équipe et l’école (veille technologique, recherches sur le net, rencontres d’experts).

Au-delà des savoirs académiques des sciences de l’ingénieur qui peuvent être recherchés de manière autonome, la formation à la conception peut être présentée sous un autre angle afin d’en permettre sa compréhension. Deux dimensions peuvent être mises en avant : l’attention portée au travail à réaliser et l’attention aux relations interpersonnelles du groupe. La première dimension relève d’une imagination plutôt reproductrice. Il s’agit pour chacun de se concentrer sur ses tâches à effectuer en partant de connaissances, d’outils et de méthodes existantes. À cette fin, l’organisation prendra la forme de planning, de diagramme de Gannt, de plans d’expérience… En mobilisant les relations inter et intra personnelles des concepteurs, la seconde dimension s’appuie sur une imagination plus créatrice. En se polarisant autour de besoins de reconnaissance, de stratégies d’évitement de conflit et d’alliance, les relations créent des situations de travail inédites.

Un détour par la clinique de l’activité souligne le paradoxe au coeur de la conception inventive. Bien que ne pouvant se faire sans présence humaine, la conception inventive réduit l’action humaine à la réalisation d’un ensemble de tâches faites par un agent non pourvu de préférences, de sensibilité, de personnalité.... d’humanité. Ce paradoxe révèle une des limites de la recherche scientifique, son cloisonnement en disciplines peu perméables. Les sciences comme la psychologie, la sociologie, l’histoire, la philosophie, sont peu présentes dans les modélisations des sciences de l’ingénieur. Les sciences de la conception inventive limitent ainsi le rôle de l’humain à un ensemble de tâches qu’un automate pourrait réaliser à sa place. Elles s’appuient sur des paradigmes positiviste et cognitiviste.

Au mieux, l’humain apparaît dans les théories de la conception inventive comme une ressource au service de la conception d’un objet technique. En clinique de l’activité, les objets ne sont pas absents, mais ils sont un élément parmi d’autres, utilisés pour analyser le sujet, et son agir. La présence de l’objet est reconnue, mais n’occupe pas une place centrale dans l’analyse.

Si les sciences de l’activité et celles de la conception ne peuvent être comparées du fait de leurs présupposés, elles peuvent s’enrichir par un éclairage réciproque.

L’expérience acquise au LGECO[20] dans l’usage des outils développés par la MCI montre que l’usage des méthodes proposées ne garantit pas le développement du potentiel créatif de l’étudiant. Un certain nombre de non-dits, d’usage, de règles implicites, de comportement, d’habitudes sont incorporés dans la mise en oeuvre des méthodes par l’étudiant. Ils ne sont pas décrits. Or, dans l’analyse de l’activité, c’est bien dans l’interaction entre professionnels et dans le rapport du sujet à son activité que la créativité se développe.

À travers les capabilités, nous soulignons notamment l’importance d’une forme d’intelligence particulière que Gardner (1996) dénomme une intelligence intra-personnelle. Cette forme d’intelligence est centrée sur le lien que la personne entretient avec elle-même. La qualité de ce lien repose sur l’attention à ses propres pensées, émotions et sensations physiques, mais aussi sur le développement de temps de réflexion silencieuse qui ne soit pas perturbée par la présence d’objets tiers (Latour, 1999), de relaxation et d’imagerie mentale. Cette forme d’intelligence peut être intégrée aux objectifs de formation afin de développer une imagination créatrice. Dans la culture technico-scientifique des Écoles d’ingénieurs, on laisse peu de place, officiellement, au développement de cette intelligence intrapersonnelle. Néanmoins, la pédagogie par projet offre une ouverture qui permet de personnaliser les formations et de lui trouver une place. C’est ce à quoi nous a rendu attentif notre expérience de suivi de projet en conception inventive.

Si l’objet technique est un support d’expérimentation et si la méthodologie en conception inventive donne lieu à des connaissances et des procédures formalisées, la place et l’implication du sujet dans l’activité de conception inventive restent un point relativement aveugle. Certes, on s’est intéressé aux modes de raisonnement inventif à la suite en parlant des brevets, des entreprises innovantes… ne parle pas du raisonnement inventif il faudrait plutôt rechercher du côté des raisonnements associatifs, combinatoires, paradoxaux…(Saulais et Hermine, 2016), à l’économie des brevets (Foray, 2009), aux entreprises innovantes (Boly, 2004), aux techniques créatives (Aznar, 2005), même aux connaissances tacites…. Mais le sujet en tant qu’auteur d’une pensée inventive est peu présent dans les analyses proposées par les théories de la conception. Rien n’est dit sur cet étrange acteur.

Si on réduit les approches théoriques aux méthodes qui leur sont associées, le sujet semble étranger à la conception inventive. Or, nous pensons qu’il ne peut y avoir de véritable conception humaine et inventive sans la présence d’un sujet dans toutes ses dimensions intellectuelles, émotives et sociales. L’humain est central dans l’activité de conception. Il est présent pour concevoir les outils d’aide à la conception et à la production, sélectionner et traiter les informations qui permettront de résoudre des contradictions. Derrière toute avancée technologique se cache une multitude d’interactions humaines. Le sujet est à ce titre la clé de voute de la conception inventive qui répond au désir « légitimement humain » de trouver des solutions inédites.

Alors que les approches de conception représentent l’expert comme détenteur d’un ensemble de routines reposant sur des schémas d’association éprouvés, et déterminées par l’expérience relative aux objets et ses lois physiques, nos observations mettent le sujet au centre du changement en partant de l’hypothèse que l’individu détient un potentiel de créativité irréductible à un formalisme méthodologique et non réductible aux seuls objets techniques. Pour s’émanciper des genres professionnels, le sujet interagit avec lui-même et les autres en contexte.

Pour Perrenoud (2001), l’intelligence de l’acteur s’exprime à travers la production, l’utilisation et le détournement du prescrit. Pour les méthodes de conception, qui offrent une formalisation très poussée, l’acteur doit particulièrement faire preuve d’intelligence. L’analyse de l’activité de conception dans la formation au projet fait ressortir ce qui est de l’ordre du détournement ou de l’écart aux énoncés prescrits. L’inventivité ne trouve pas seulement son origine dans la maitrise d’une méthode de conception pertinente par rapport au domaine d’activité, mais aussi voire plutôt dans son détournement ou dans la mise au jour de ce qui n’est pas explicité par la méthode.

Nous avons observé pour les étudiants en conception qu’il est possible de former un sujet à l’inventivité en l’accompagnant dans la prise de conscience et la distanciation avec ses propres invariants subjectifs.

Il s’agit d’accompagner le sujet :

  • En étant à côté de lui, sans directivité, sans conseil,

  • En lui laissant l’initiative de la question, de la remarque, du silence, du point d’entrée de l’analyse (l’interaction entre le sujet formateur et le sujet apprenant n’est pas donnée a priori),

  • En lui laissant trouver des réponses aux questions qu’il ne s’est pas posées et qui l’empêchent de voir qu’il pousse son projet vers une impasse ou une situation insatisfaisante pour un donneur d’ordre par exemple.

Nous pouvons solliciter une étude faite en école d’architecture (Sonntag, 1998) montrant que la créativité des élèves se développe en dehors des injonctions et de conseils méthodologiques. La production d’une oeuvre par l’étudiant en architecture se réalise dans le va-et-vient entre ce qui fait sens pour un être singulier et des normes de construction. Le formateur intervient lorsque l’étudiant prend conscience qu’il s’oriente dans une impasse.

En ce sens, les étudiants ingénieurs ne se différencient pas des pratiques de conception observées pour une autre population de concepteurs, les architectes. Pour autant, ce constat montre les limites de l’analyse que proposent les sciences de l’ingénieur pour comprendre et expliquer les pratiques de conception inventive.

Conclusion

Concevoir en acte, savoir concevoir et apprendre à concevoir ne sont pas des activités identiques. Et il faut sans doute ajouter que si on sait et si on sait comment faire, ce n’est pas pour autant qu’on est capable de faire. Quelles sont les compétences à acquérir pour concevoir et comment le sujet sollicite-t-il son imagination dans l’apprentissage de la conception ? La théorie de conception inventive étudiée repose sur l’hypothèse que l’activité cognitive de l’esprit inventif peut être décrite, généralisable et transférable d’une situation à une autre, d’un apprenant à un autre. Cette dernière condition enferme la conception inventive dans la posture épistémique de transmission des connaissances et de reproduction des comportements. Elle laisse peu de place aux approches constructivistes et ergonomiques. Ce constat nous apparaît comme une limite réelle au développement de la conception inventive en formation initiale et en activité professionnelle des ingénieurs.

Nous avions noté en nous référant à Simon que la formation à l’activité de conception, en plus de l’apprentissage de méthodes et théories, sollicite les imaginations reproductrices et créatrices à travers les méthodologies apprises. D’un côté, l’imagination reproductrice s’appuie sur les connaissances et méta connaissances acquises. L’apprenant concepteur cherche dans ce cas à appliquer les savoirs appris aux situations problèmes rencontrées, en bref à re-contextualiser ses apprentissages et à discerner les conditions de leur mise en oeuvre. De l’autre côté, nous pensons, en nous référant à notre expérience de la formation à la conception que l’imagination créatrice, plus singulière, s’appuie en plus sur des capabilités intégrant la connaissance de soi, celle des autres et les émotions.