Article body

Risques psychosociaux, troubles musculo-squelettiques, souffrance, stress, suicides, vieillissement, qualité de vie au travail… la question du lien problématique entre la santé des personnes et leur travail garde la place qu’elle a conquise depuis une quinzaine d’années dans l’actualité politique, médiatique et scientifique française, mais aussi européenne ou canadienne. Porté par un financement de la Région Île-de-France de soutien à la recherche entre 2011 et 2016, le Groupe d’étude sur le travail et la souffrance (puis santé) au travail (GESTES) est le produit de cet intérêt constant. Il s’est efforcé et continue à tenter de fédérer les acteurs académiques autour de ces problématiques, et plus largement autour de l’analyse interdisciplinaire du travail et de ses liens avec la santé. Au départ de cette initiative, le constat a été fait d’une grande richesse des travaux publiés, mais d’un certain éparpillement des approches et des méthodes mobilisées selon les disciplines, et même les courants au sein des disciplines. Le GESTES a réussi à créer un espace de rencontre et de discussion, rendant possible la confrontation d’un grand nombre des travaux significatifs en la matière, via des séminaires, des colloques, le financement de manifestations scientifiques, de projets doctoraux et post-doctoraux (www.gestes.net). Mais si ces différentes approches ont pu dialoguer, elles gardent aujourd’hui leurs spécificités et l’espace des représentations savantes sur les liens entre santé et travail garde toute sa complexité.

Soucieux de donner à voir cette diversité, qui est aussi une richesse, le GESTES a mis son réseau à contribution avec l’ambition de dresser un état de l’art transdisciplinaire des approches et méthodes développées et mises en œuvre pour observer la relation santé-travail, dans l’espace principalement français, sinon francophone. Chacune des contributions présentes dans ce dossier, issues du droit, de l’épidémiologie, de l’ergonomie, de la gestion, de la psychologie, des sciences politiques[1], axe sa réflexion sur la spécificité (forte ou relative, à maintenir ou à dépasser, qui a évolué, etc.) des concepts, méthodes, démarches, raisonnements – et in fine paradigmes – développés pour qualifier, analyser, éventuellement quantifier, et avant tout étudier la santé au travail. S’appuyant sur des travaux empiriques, réalisés directement par les auteurs ou non, ces textes visent à traduire et à présenter, mais aussi à interroger et à réfléchir aux apports et aux limites d’une analyse disciplinairement située de la santé et de ses liens avec le travail, autant que du travail et de ses liens avec la santé. Loin de prôner une transdisciplinarité affranchie des apports, questionnements et paradigmes propres aux disciplines qui se penchent sur le travail, qu’il en soit l’objet princeps (comme l’ergonomie) ou non, l’objet de ce dossier est d’interroger des relations complexes, à la fois évidentes mais aussi subtiles et à toujours spécifier scientifiquement, entre santé et travail.

Plusieurs interrogations structurent le dossier : d’abord, comment les disciplines, méthodes, approches ou paradigmes construisent-ils la question de la santé des personnes dans le travail ? L’ancrage disciplinaire – même s’il peut être pluriel dans certains des articles – est clairement assumé et revendiqué par chacun des auteurs qui, à une exception près, sont toujours au moins deux et parfois plus, indice de la construction collective de ce dossier. Mais il s’agit bien, à chaque fois, de prendre en compte d’autres disciplines et en particulier ce qu’elles peuvent apporter au champ disciplinaire principal des auteurs – certains s’associant à l’occasion pour mieux faire travailler et discuter de leurs différences –, de leurs apports respectifs et des confrontations heuristiques que peuvent apporter ces perspectives distinctes.

Une seconde question princeps organise ce dossier, autour des deux autres termes fondamentaux qu’il travaille et qui constituent la matrice de la revue, au nom particulièrement congruent avec ce projet de dossier – Perspectives interdisciplinaires sur le travail et la santé – et dont on espère que les directions possibles (ou les pistes) qu’il permet d’esquisser seront jugées pertinentes par les lecteurs. Ainsi, comment est défini le périmètre du « travail » dans l’observation et l’analyse de l’activité des personnes et des rapports psychologiques, sociaux, organisationnels, économiques ou juridiques, qu’implique le fait de « travailler » ? Qu’il soit considéré comme un contexte potentiellement pathogène, vecteur d’expositions (mais aussi de protection) à des risques, comme une activité à gérer inscrite dans le temps et l’espace ou le support de rapports sociaux conflictuels, comme une vitalité subjective et collective, inscrite dans des pratiques engageant des corps à protéger et des esprits se mobilisant (éventuellement par le plaisir ou la passion et pas uniquement la contrainte ou la peur), ou comme une activité à régler, par le droit ou la mise en discussion, le travail est appréhendé bien différemment par les disciplines impliquées dans ce dossier. Certes, c’est d’abord le travail salarié qui y est considéré, et le travail indépendant, bénévole ou domestique ou même le travail salarié « qui déborde » ou « qui manque » (notamment aux chômeurs) n’est pas pris en compte. Un tel point aveugle, classique de bien des recherches, est à noter, y compris dans les exemples empiriques évoqués, ou justement non évoqués, dans chacune des contributions[2]. Mais c’est aussi parce que ces dernières se situent à des niveaux épistémologiques et réflexifs, à partir de matériaux empiriques (les cancers professionnels, les troubles musculo-squelettiques, les « risques psychosociaux », la discipline science de gestion et la santé au travail, le droit et la question de la prévention ou la production des savoirs et de l’ignorance en santé au travail), plus qu’à celui d’articles de synthèse, que l’on doit ces absences. Cela n’empêche pas pour autant de réfléchir aux liens entre travail (et les manières dont chacune des disciplines impliquées dans ce dossier le définit) et santé.

Car parallèlement, qu’est-ce que la santé ? Si la définition de l’OMS qui ne la définit pas comme simple absence de maladie est rappelée par certains, qui font aussi référence à Winnicott, Canguilhem ou de Montmollin, c’est aussi l’enjeu de ce dossier que de partir des définitions différentes que s’en donnent l’épidémiologie et l’ergonomie, la psychologie développée par la clinique de l’activité, le droit, les sciences de gestion ou celles du et des politiques, pour mieux en comprendre les liens avec le travail. De ce point de vue, comment l’articulation, l’influence ou les relations, causales ou non, entre ces deux réalités – le travail et la santé – sont-elles observées ? Quelles hypothèses sur le sens de la relation, son établissement et son inscription dans le temps, chez les individus aussi bien que dans les collectifs ou les organisations ?[3] Quels outils pour observer, mesurer, mettre en relations, analyser ? Quelles conceptions, présupposés, définitions implicites ou explicites du travail d’une part, et de la santé d’autre part, et de leurs relations, voire quelle anthropologie ou ontologie sont sous-jacentes à ces analyses ? Si un tel niveau de réflexion systématique n’est pas proposé dans ce dossier, on incite les lecteurs à garder en tête ces questions pour mieux comprendre, au final, la nécessité autant que les limites de l’interdisciplinaire pour étudier les relations entre santé et travail.

C’est bien cette question qui est au cœur de ce dossier. En effet, il s’agit dans ces articles de donner à voir et d’analyser avec réflexivité des pratiques interdisciplinaires, chez les chercheurs, qui les font utiliser des concepts et des méthodes, discuter des travaux, s’associer à d’autres pour étudier ces liens entre travail et santé, souvent pour mieux situer et préciser les contours de l’approche disciplinaire dans laquelle ils s’inscrivent. Il s’agit non seulement de situer les apports et les limites de chacune des disciplines à partir desquelles chacun produit de la connaissance, mais aussi de comprendre pourquoi et surtout comment les chercheurs ont dû, lors d’enquêtes empiriques, pendant les moments de la recherche (lectures, échanges, terrains, analyses, communications, etc.), se frotter à d’autres perspectives, emprunter des concepts, interroger ou utiliser des méthodes, faire apparaître des présupposés, éventuellement analyser, faire avec, s’appuyer sur d’autres savoirs que ceux produits par des scientifiques. Parce que tout point de vue situé permet de produire de la connaissance mais aussi, par le fait même qu’il est situé, maintient dans l’obscurité sinon contribue à produire de l’ignorance, quels emprunts, quelles collaborations, quelles articulations sont développés ? Si le dossier propose des réflexions en la matière – comme dans les contributions portant sur l’épidémiologie ou les sciences de gestion –, il expose aussi, en actes, comment tel ou tel dispositif de recherche (intervention clinique en clinique de l’activité ; étude ergonomique dans une entreprise ; séminaire interdisciplinaire organisé par un politiste et une épidémiologue[4]), ont pu, et même ont dû, engager un dialogue avec d’autres disciplines pour étudier la question de la temporalité de l’activité et des troubles articulaires (en ergonomie), instituer le conflit de critère pour restaurer le pouvoir d’agir des travailleurs (en clinique de l’activité), analyser la place de la prévention (dans le droit) ou les formes d’ignorance et d’inégalités dans la production des savoirs (en épidémiologie notamment), ou tout simplement dégager un terrain propre à une discipline pour étudier les liens entre santé et travail (comme en sciences de gestion).

Les disciplines construisent en effet des frontières qui sont toujours des limites traçant des clôtures et emportant des présupposés– ; mais, comme toutes frontières, celles-ci sont aussi des espaces d’échange qui relient et que l’on traverse pour analyser, ici, ces relations entre travail et santé. De ce point de vue, si l’on suit Fabiani (2006) qui s’interroge sur

« à quoi sert une discipline ? »,

on « peut dire qu’il s’agit à fois de la stabilisation d’un objet de connaissance, de la sécurité aux frontières et de l’établissement de modes unifiés de traitement d’objets préalablement découpés »[5].

Tout en s’interrogeant sur la non‑superposition de la discipline et du savoir, et sur la disjonction entre la réussite institutionnelle de certaines disciplines et la faiblesse de leur productivité et fécondité scientifique, comme le remarque Laurière (2008), Fabiani souligne à quel point les injonctions à l’interdisciplinarité, bien que fréquentes, sont rarement suivies d’effets, tant ce sont des

« représentations hyper-disciplinaires qui dominent la quotidienneté institutionnelle de nos activités » (p. 34).

Non pas que les collaborations interdisciplinaires n’existent pas – le GESTES, comme ce dossier, en est une preuve dans le champ de la santé au travail. En matière de financements et de politiques de recherche, on assiste même à une multiplication forcenée des injonctions à l’interdisciplinarité. Mais, comme le préconisent Prud’hommes et Gingras (2015), il s’agit de ne pas s’enfermer dans les nombreux débats sur le sens et l’utilité de la recherche interdisciplinaire qui portent souvent sur des questions de définitions ou de distinctions subtiles entre « pluridisciplinarité », « multidisciplinarité », « transdisciplinarité » ou même « métadisciplinarité »[6]. Cliché recouvrant un pseudo consensus ouvert à tous les malentendus, la notion d’interdisciplinarité est souvent une approximation théorique, qui amène certains chercheurs à se replier sur une définition minimale de la recherche interdisciplinaire renvoyant à « l’usage de plus d’une discipline dans la réalisation d’une enquête donnée » poursuivent Prud’hommes et Gingras (op. cit.). Élastique, ajoutent ces deux chercheurs, cette définition présente l’avantage de déplacer le problème de la définition vers la discussion, plus ancienne et mieux contrôlée, sur ce qu’est une « discipline » scientifique. Il reste qu’il faut bien s’interroger sur les objectifs visés par l’interdisciplinarité. Alors qu’un certain discours normatif la présente comme la résultante nécessaire de demandes sociales visant la résolution de problèmes complexes – et ici, la montée des questions de santé au travail dans l’espace public français durant les années 2000 pourrait être convoquée –, il faut plutôt remarquer que l’approche « par problème » qui en est souvent la marque ne tranche en rien avec la démarche scientifique passée. En outre, précisent ces deux auteurs, le recours à l’interdisciplinarité est plus contingent que nécessaire, et même les démarches interdisciplinaires les mieux engagées demeurent soumises à la régulation disciplinaire.

C’est ce que nous semble montrer notamment, dans ce dossier, l’article de Betansedi qui insiste sur la domination d’un paradigme en épidémiologie, malgré l’existence de perspectives alternatives qui discutent plus volontiers avec d’autres sciences sociales, mais qui restent marginales. C’est aussi ce que montre notamment, dans ce même champ de la santé au travail, l’étude proposée par Lortie et coll. (2005). Centré sur les échanges en santé au travail de vingt chercheurs travaillant dans ce domaine dans la région de Montréal et ayant vécu des expériences de recherche impliquant des échanges consistants avec d’autres disciplines, cet article s’intéresse aux perceptions et points de vue de ces chercheurs, à partir d’une enquête par questionnaires et par entrevues approfondies. Outre la grande variété des disciplines identifiées par les chercheurs – bien plus qu’attendue entre sciences appliquées, sciences de la santé, sciences humaines et ergonomie –, malgré une place particulière de cette dernière, à la fois dans l’échantillon (puisque les ergonomes étaient les plus nombreux) et dans les résultats (les ergonomes jugeant le plus positivement ces échanges), les résultats montrent que les disciplines jouent un rôle non négligeable dans l’intensité, le déroulement et l’intérêt des échanges étudiés. Au final, si

« les chercheurs apparaissent tiraillés entre le besoin de s’alimenter à leur discipline et à celui d’échanger avec les disciplines ayant un objet d’intérêt commun au leur » (p. 17),

« le fonctionnement en pluridisciplinarité (en santé au travail) est avant tout le produit d’une affinité élective et non d’obligations, malgré le coût élevé que cela représente. Les échanges apparaissent cependant être d’ordre multidisciplinaire plutôt qu’interdisciplinaire[7], ce qui se reflète entre autres à travers les difficultés et limites d’échanges rapportées quant aux aspects méthodologiques » (p. 19), concluent les auteurs.

Une autre manière d’analyser ces pratiques multi ou interdisciplinaires et de les objectiver, que n’aborde pas la précédente étude, peut passer par les références et les citations que les chercheurs font à l’égard d’autres disciplines que la leur. De ce point de vue, analysent Prud’hommes et Gingras (op. cit., 2015), les mesures bibliométriques ont montré, de manière générale, que le poids relatif des citations interdisciplinaires est faible et évolue lentement. L’article de Edey Gamassou et ses collègues inclus dans le dossier est ici saisissant : alors que les premières recherches en sciences de gestion francophones, lorsqu’elles se sont penchées à partir des années 1990 sur ces questions de santé au travail, ne citaient pratiquement aucun article de leur propre champ mais empruntaient largement à d’autres disciplines (sociologie, psychologie, économie…), c’est bien un sous-champ disciplinaire autonome qui fait disparaître ces références à d’autres disciplines que les auteurs mettent en évidence, en portant attention à ces citations et références dans les recherches des années 2010 en sciences de gestion. A contrario, l’article proposé par Bonnefond et Clot dans ce numéro montre une pratique toujours abondante de citations d’autres disciplines (ergonomie, sociologie, sciences de gestion), la clinique de l’activité se distinguant au final sans doute davantage sur d’autres dimensions, comme le rapport à l’action, par rapport à ces disciplines, tout en s’ancrant dans une perspective psychologique élargie.

Au final, que l’on parte des maux du travail, en s’interrogeant en sociologie sur leur mise en mots et les processus de construction sociale dont ils font l’objet (Lallement et coll., 2011 ; Loriol, 2012 ; Bouffartigues, 2014), du « travail à cœur » qui marque les esprits et les corps (Clot, 2010), ou à l’inverse des malades et de comment ils travaillent (Lhuillier et Waser, 2016), des indicateurs issus des enquêtes Conditions de travail (Coutrot, 2017) ou de ceux que l’on peut construire pour appréhender les risques psychosociaux (Gollac et Bodier, 2011), du rôle des organisations et de certains acteurs comme les managers ou les syndicalistes (Goussard et Tiffon, 2017) et des évolutions majeures qui ont eu lieu dans le droit et l’action publique, sinon les entreprises, récemment ou plus anciennement, de nombreuses recherches ont croisé, traversé, emprunté, discuté, contesté les analyses d’autres disciplines en matière de santé du travail. Si la cumulativité n’a rien d’évident au sein des sciences sociales, elle existe malgré tout et l’apercevoir en s’intéressant aux évolutions des champs disciplinaires, en sciences de gestion et en épidémiologie, en droit et en clinique de l’activité, en ergonomie ou en sociologie, voire en médecine et en démographie, sans pour autant mettre au second plan les intenses débats qui traversent chacune de ces disciplines constitue l’un des objectifs de ce dossier. En somme, en partant de textes centrés ou mettant en discussion des regards disciplinaires, ce dernier entend bien contribuer à faire réfléchir à ces apports, mais aussi aux limites de l’interdisciplinarité sur ces questions de santé et de travail.

Pour creuser cette question et cet enjeu de l’interdisciplinarité, un rapide détour par les Science and Technologys Studies (STS) peut s’avérer utile. Ce champ de recherche s’est en effet construit et développé depuis les années 1970 pour une part contre les approches disciplinaires normatives de la philosophie et de la sociologie des sciences. Contre les tenants d’approches internalistes des sciences, qui tentaient d’analyser dans les épistémologies propres aux différentes disciplines les logiques de développement des recherches et des découvertes scientifiques, les tenants des STS issus du programme fort britannique, des travaux ethnographiques de Latour et Woolgar (1979) et des renouvellements américains des années 1980, ont souligné l’importance des facteurs, logiques et dimensions sociales, économiques, historiques, politiques dans le développement des disciplines, des découvertes et des vérités scientifiques. En étudiant des « cultures épistémiques » dans les cas de la physique de l’énergie et de la biologie moléculaire, qu’elle compare systématiquement à partir d’enquêtes ethnographiques en laboratoire, Karin Knorr-Cetina (1999) a par exemple montré la diversité des manières de faire de la science, en matière de pratiques empiriques, de constructions des objets et des manières dont ils sont mis en relations entre eux, mais aussi de cadrage des relations sociales qui président à la création de ces savoirs scientifiques[8]. Michel Gollac a de ce point de vue bien démontré l’importance de ces processus sociaux de repérage, construction et nécessaire (même si partiel) découplage de l’activité de travail, qui président à l’autonomisation de la catégorie « conditions de travail » (Gollac, 1997). Or, c’est bien cette activité d’abstraction, de catégorisation, de dénaturalisation, de conceptualisation, ancrée disciplinairement, voire méthodologiquement, qui permet d’étudier les conditions de travail, de s’interroger sur leurs effets sur le travail et la santé, d’imaginer des mesures et des politiques visant à les améliorer, dans des logiques de prévention contre leurs possibles atteintes à la santé (Gollac et Volkoff, 2000). De ce point de vue, l’histoire est encore à faire en matière d’enjeux ou de risques psychosociaux, une expression récente qui a évidemment une histoire et des origines mais dont l’apparition, pour une part récente tant elle prend la suite de nombreuses autres catégories (fatigue, troubles psychiques, etc.), questionne aussi la sociologie des savoirs et des sciences.

Sans faire un parallèle mécanique autour d’un objet comme le travail, vagabonder du côté de l’apparition de nouveaux champs de recherche, comme les nanosciences identifiées comme intrinsèquement inter ou pluridisciplinaires, constitue dans cette veine une expérience quasi naturelle pour les chercheurs en STS intéressés par la question des disciplines. Néanmoins, comme le montrent Shinn et Marcovitch (2014) qui ont récemment travaillé cette question dans ce champ de recherche, l’interdisciplinarité s’y pratique de manière intermittente plus que continue : les scientifiques cherchent des informations, des matériaux, des compétences appartenant à d’autres disciplines, mais ils restent largement enracinés dans leur discipline, tout en circulant entre cœur et périphérie de ces dernières. C’est bien ce que démontre aussi ce dossier autour de cette question des liens entre santé et travail. Car ce que montrent Shinn et Marcovitch dans le domaine des nanosciences, c’est que les disciplines (ici la physique, la chimie et la biologie principalement, déclinables dans des formats plus étroits comme sciences des matériaux, optique, biologie moléculaire, etc.) ne disparaissent pas mais se remodèlent par leurs marges, créant ce qu’ils appellent une « nouvelle disciplinarité ». Celle-ci redéfinit des « référents », sous forme d’ensembles de perceptions, d’actions et de stratégies qui orientent les choix de recherche, et des « confins », définis comme des bandes de territoires où les scientifiques de différentes disciplines peuvent s’interpeller, communiquer, échanger. Elle passe aussi par des « projets », qui impliquent d’aller chercher des éléments dans d’autres disciplines pour résoudre un problème, et implique des « déplacements » comprenant des temporalités variables. En identifiant ces quatre dimensions propres à la nouvelle disciplinarité qui émerge des recherches en nanoscience (références, confins, projets et déplacements), ces deux auteurs analysent ainsi les trajectoires d’une cinquantaine de chercheurs de ce domaine en identifiant quatre trajectoires types, dont trois s’ajustent à cette nouvelle disciplinarité - la quatrième montre au contraire une permanence du référent disciplinaire, du « chez soi » à partir duquel ces chercheurs développent leurs activités. La première trajectoire est ainsi marquée par une logique d’extension du territoire disciplinaire (comme cela semble être le cas en sciences de gestion, dans l’article de Edey Gamassou et ses collègues). La seconde révèle un territoire commun pour répondre à des questions « de chez soi » et il nous semble ici identifier ce que mettent en évidence et pratiquent Bonnefond et Clot au sein de la clinique de l’activité. La troisième se rapporte quant à elle à une logique de projets successifs, en particulier quand ces derniers associent, dans le cadre de ce ou ces projets, des chercheurs de disciplines différentes, comme c’est le cas dans l’article de Buchman, Mardon et Archambault. Du reste, la quatrième trajectoire, celle d’une permanence disciplinaire qui n’interdit pas de se montrer sensible aux apports d’autres disciplines pour mieux pratiquer le « chez soi », nous semble aussi être illustrée dans le dossier par l’article de Wolmark et Lafuma, juristes soucieux d’étudier le lien santé-travail au prisme de la prévention, et qui proposent à cet effet des éléments pour en caractériser son régime juridique. En somme, ce que montre ce parallèle avec les nanosciences, c’est que la pratique de l’interdisciplinarité et les trajectoires scientifiques des chercheurs qui s’y adonnent ne contribuent en rien à une dissolution des disciplines. Au contraire même, comme le montre Séverine Louvel (2015) sur un champ proche mais plus restreint (celui de la nano-médecine), les territoires disciplinaires peuvent se renforcer au contact de l’interdisciplinarité.

Ce détour par un champ de recherche bien différent de celui du travail et de la santé au travail permet ainsi d’ouvrir des questionnements. Il encourage à se demander par exemple si, par l’intermédiaire ou autour du GESTES en France, ou de dispositifs comme le séminaire et le colloque interdisciplinaires qu’ont organisé Henry et Counil et dont ils rendent compte et analysent les enjeux dans leur contribution, des déplacements ont eu lieu et des projets ont vu le jour. Il incite à s’interroger pour savoir si des confins peuvent être identifiés en matière d’analyse du travail (les transformations des significations et perceptions que les travailleurs construisent et attribuent à cette activité ?), ou si des référents nouveaux ont émergé (la notion d’enjeux – plutôt que de risques – psychosociaux, qui a été placée au cœur du colloque organisé par GESTES en 2015). Ce dossier témoigne de la volonté d’un dialogue et d’une réflexion autour de l’interdisciplinarité, mais en se fondant fermement sur des références disciplinaires – qui se sont construites récemment dans un mouvement d’emprunts puis d’autonomisation d’un champ, comme en sciences de gestion par exemple –, tout en ouvrant des perspectives du côté des confins, comme l’article d’Emmanuel Henry et Emilie Counil l’illustre tout particulièrement. Car, outre leur critique des conditions de production de l’ignorance et de l’invisibilité en matière d’interactions entre travail et santé, c’est bien aux confins des savoirs et en relatant des expériences d’hybridation que ces deux auteurs pratiquent une interdisciplinarité qui leur apparaît résolument nécessaire dans ce champ pour progresser face aux inégalités qui le marquent fortement. Les choses se compliquent d’ailleurs lorsqu’on prend en compte d’autres savoirs ou connaissances que les seuls reconnus dans l’espace académique.

« L’enjeu est sans doute aujourd’hui de chercher à décloisonner les questions de santé au travail des espaces dans lesquels elles sont confinées et des logiques de prise en charge spécifiques qui les caractérisent »,

indiquent Counil et Henry, avant de poursuivre de manière plus normative, en conclusion de leur contribution : « Ce décloisonnement doit tout d’abord porter sur la recherche d’une ouverture disciplinaire qui permette de ne pas rester prisonnier des biais d’une discipline et des contraintes issues des espaces académiques. Il nécessite ensuite de chercher à créer des ponts entre chercheurs et acteurs de terrain et de travailler à un rapprochement entre la recherche scientifique et les besoins des communautés, pour reprendre le terme en vigueur en Amérique du Nord. Non seulement pour répondre mieux à cette demande sociale latente, mais aussi afin de renouveler et enrichir les approches de production de connaissance telles qu’elles sont à l’œuvre dans les milieux universitaires et dans le cadre des agences. »

D’autres articles dans ce numéro rendent compte de projets s’adossant moins à un dispositif comme ce séminaire et le colloque organisés par Counil et Henry, ou les groupes de chercheurs s’intéressant à la santé au travail en sciences de gestion, dont Edey et ses collègues analysent la production, qu’à des recherches en tant que telles, comme celle qui a associé un ergonome, une démographe et un médecin autour de l’analyse des douleurs articulaires, saisissables uniquement en prenant en compte de manière nouvelle la question des temporalités qui traversent les interactions entre travail et santé. La préparation de ce dossier a, du reste, aussi été l’un de ces projets, contribuant à permettre d’explorer ces confins, à sortir de « chez soi » (ou à confirmer l’intérêt de bien s’y ancrer), à déplacer des questionnements, à découvrir d’autres référents. Assiste-t-on donc à des recompositions, des inflexions, des renouvellements de questionnements et de problématiques, des nouveaux savoirs ou des changements de trajectoire chez les uns et les autres ? Quid de la spécialisation de certains chercheurs autour de ces questions de santé au travail, et par exemple de ses enjeux psychosociaux ? Dans quelle mesure la dimension psychosociale du travail n’est-elle pas un vecteur plus puissant que d’autres thématiques de la santé au travail (accidents, maladies professionnelles, troubles musculo-squelettiques, conditions de travail, temps de travail, etc.) pour encourager à des pratiques interdisciplinaires, bousculer des territoires professionnels plus ou moins bien établis, développer de nouveaux référents ? Quel travail de démarcation et d’éclaircissement des frontières disciplinaires dans ces recherches académiques qui se développent et s’articulent avec des interventions, dispositifs, politiques, programmes d’action particulièrement autour de ces enjeux psychosociaux comme le montrent les actes du colloque organisé par GESTES en 2015 (Mias et Wolmark, 2018) ? Le prisme psychosocial n’emporte cependant pas tout, tant les cancers et les troubles musculo-squelettiques, étudiés aussi dans ce dossier, rappellent à quel point les liens entre travail et santé sont multi-dimensionnels – un dossier récent de la revue PISTES insistant même sur ces situations où on peut avoir « mal aux pattes à en pleurer » pour penser ces articulations entre santé physique et santé mentale au travail (Jedlicki et Legrand, 2017).

Au final, tout autant qu’un ensemble d’articles décrivant des appuis disciplinaires et engageant des discussions interdisciplinaires, à partir de questions où sont mises en jeu différentes dimensions des liens entre santé et travail (qu’elles se manifestent par des cancers, des troubles articulaires, des formes d’engagement ou de désengagement au travail, des règles de mise en discussion du travail pour en prévenir les maux, ou des occultations de ces liens plus ou moins systémiques liés aux modes de production des savoirs), ce dossier ouvre de nombreuses questions. Quelles pratiques d’interdisciplinarité – et/ou d’hybridation pour reprendre les termes de Counil et Henry – existent et devraient être développées ? Quels résultats, déjà, issus de ces pratiques en matière de conceptualisation, de définition de territoires professionnels, de trajectoires scientifiques et professionnelles de chercheurs ou d’intervenants, d’identification de conditions de possibilités, de ressources et de limites pour agir sur le travail ? La surreprésentation des sociologues investis dans le réseau GESTES, par exemple, traduit-elle une extension du territoire sociologique sur les questions de santé au travail et/ou une recomposition faite d’emprunts du côté de la clinique de l’activité et de la psychodynamique du travail, de l’ergonomie, des sciences de gestion, de l’épidémiologie ou du droit, pour ne citer que les disciplines présentées et discutées dans ce numéro spécial ? Quelles critiques constructives de la domination d’un paradigme épidémiologique lui-même plus divers qu’il n’est souvent présenté, mais au sein duquel des sous-champs de recherche ou des approches méthodologiques peuvent apparaître plus ouverts ou sensibles aux sciences sociales ou à d’autres modes de production des savoirs, sinon des preuves ? Quels territoires communs se sont construits et sont à construire dans ces projets successifs et ces échanges et, au final, quels accords, mais aussi quelles confrontations et quels désaccords émergent à la lecture de ce dossier ? C’est aux lecteurs de ce dossier qu’on laisse le soin de tenter d’apporter des éléments de réponse.