Article body

On écrit pour les bêtes qui meurent.

L’Abécédaire de Gilles Deleuze

La toile d’araignée contient « un portrait très subtil de la mouche » qui lui sert de contrepoint.

G. Deleuze, Qu’est-ce que la philosophie ?

Les animaux ne sont pas nos inférieurs ; ils évoluent seulement dans d’autres univers de signification, d’autres « mondes mentaux » régis par des stimuli sensoriels spécifiques. Dans son effort pour renouer le lien défait entre l’animal et l’homme, l’éthologie accorde avec ce principe un système cohérent et porteur de sens à chaque être vivant. Lorsqu’il commence son Abécédaire sur le mot « animal », Gilles Deleuze évoque lui aussi la notion de monde, mais dans une acception philosophique, pour argumenter sa fascination pour la puce et la tique, ses bêtes favorites[2]. Cette notion de monde, de monde de signification, se conçoit encore du point de vue de la sémiotique et particulièrement de la sémiotique visuelle puisque, dès qu’il paraît, l’animal s’accapare ingénument la représentation, apporte ses valeurs propres et détermine le sens. Nous voudrions porter sur la mouche, intrigante visiteuse de la peinture, un regard sémiotique pour montrer comment une si petite bête parvient à habiter le tableau, comment elle commande son organisation, capture le regard et, s’immisçant entre les corps, se posant en médiatrice de l’esthésie, réaménage l’axiologie, forçant l’observateur à se penser comme une chair périssable.

L’ostentation des textures

La mouche est sans doute le plus petit animal représentable en peinture, le plus petit animal représenté. Cette particularité lui assigne dès l’abord un corpus précis, la peinture imitative, où elle témoigne du perfectionnement de l’effet iconique. Dans Le Détail, D. Arasse voit d’ailleurs en elle « l’emblème de la maîtrise nouvelle des moyens de la représentation mimétique comme si, poursuit-il, la conquête de la vérité en peinture était passée par celle de son détail ressemblant »[3]. L’histoire de la mouche peinte commence vraisemblablement – même si Vasari situe ses prémices à Florence – dans les Écoles du Nord, en Flandres avec notamment Petrus Christus et ce Portrait de chartreux de 1446[4], en Allemagne ou à Venise, notamment chez C. Crivelli où la mouche visite La Madone et l’enfant de 1473 ou la Sainte Catherine d’Alexandrie, attribuée à l’atelier du peintre. Elle connaît en tout cas le succès entre le milieu du quattrocento et le début du xvie siècle.

Si la mouche témoigne alors d’une maîtrise de la ressemblance, d’une exaltation des qualités mimétiques de la peinture, c’est parce que sa petitesse, la délicatesse de sa conformation et des effets de matière qu’elle suggère en font un modèle de choix pour le « peintre de texture » que décrit J. Ninio. Selon le biologiste, cet artiste du xve siècle s’efforçait surtout de juxtaposer des objets représentatifs de diverses catégories texturales afin de montrer sa domination sur le visible. Ninio explique :

Pour être pris au sérieux, le peintre devait fournir la preuve qu’il savait rendre l’éclat du métal et la transparence du verre, qu’il dominait également la peau humaine et la fourrure du chat ou les plumes de l’oiseau, que les étoffes et dentelles n’avaient pas plus de secret pour lui que le bois verni des mandolines, ou le papier jaunissant d’un livre ouvert.[5] 

Si le frêle insecte donne à l’artiste l’occasion de manifester son habileté, sa performance doit néanmoins être relativisée, car celui-ci ne fait après tout que suggérer une mouche à laquelle la perception prêtera vie. La mouche, on le sait, est dans l’oeil du spectateur.

Évoquant la façon dont Van Eyck représente la chevelure, J. Ninio montre bien que la texture n’est jamais qu’évoquée : « le cerveau invente », dit-il[6]. La perception installe des contours et des lignes là où la nature ne fait qu’une continuité[7], elle tend à renforcer des contrastes que le peintre esquissait. Il est inutile que le peintre décrive les 3 000 facettes de l’oeil de la mouche et les impalpables articulations de ses pattes puisque c’est l’observateur qui, à partir des jeux d’ombre et de lumière et des expériences passées, restituera la brillance du dos et la transparence voilée des ailes.

Familiarité biologique et proxémique

Témoignage d’une histoire de la peinture conçue comme une progressive conquête des moyens de l’imitation dont elle marquerait l’apogée, la mouche montre toutefois une prédilection pour certains corpus.

Pour voir les insectes dans la nature, le plus simple est de s’approcher des végétaux. En peinture, cette familiarité biologique les fait gagner les scènes d’intérieur où ils butinent les natures mortes. Et l’on s’aperçoit, à suivre leurs évolutions de raisins murs en bouquets, qu’ils cohabitent difficilement avec certains animaux : on peut encore réunir une mouche et un moineau auprès d’un bucolique compotier, mais on chercherait sans doute en vain la représentation d’une mouche et d’un éléphant. Si les insectes sont une gent à part dans la peinture, une gent qui affectionne les végétaux, la mouche, quant à elle, préfère la compagnie animale sous forme de viande.

Si cette familiarité biologique privilégie un corpus, elle témoigne également du rapport singulier de la mouche à la distance. Il faut s’approcher de la surface des choses pour la déceler et, pour être identifiée par l’observateur du tableau, celle-ci réclame une vue rapprochée et le premier plan. On conçoit dès lors la difficulté pour le peintre à faire cohabiter des animaux étrangers l’un à l’autre, la difficulté tenant moins à leur appartenance à des mondes biologiques distincts qu’au fait qu’ils supposent des dispositifs proxémiques différents. 

La mouche s’impose donc comme un marqueur d’échelle remarquablement stable qui détermine la focale, induit une approche localisante plutôt que globalisante, un effet de « zoom » et réduit les choses volumineuses à leur détail. Ainsi emmène-t-elle l’observateur dans son monde à elle.

Toujours devant, la mouche s’impose à la vue et ajoute ainsi à l’effet de rapproché qu’accomplit nécessairement le détail lorsque, comme l’a indiqué Carani dans une lecture sémiotique de l’ouvrage d’Arasse[8], il fait une percée dans le dispositif perspectif.

En vertu de son statut de détail, la mouche imposait déjà son altérité dans l’espace pictural, mais sa présence impérieuse profite encore d’une localisation au premier plan. Ainsi s’arroge-t-elle un poids de présence sans rapport avec ses modestes proportions : la présence intensive.

Le trompe-l’oeil

Cette action sur la distance, aux avant-postes du tableau, n’est jamais aussi remarquable que dans le trompe-l’oeil, cette « épiphanie du stimulus de substitution »[9], comme l’appelle Eco, dont l’illusion n’opère qu’au prix d’une distance parfaitement calculée. Les quelques peintures que nous avons entrevues relèvent du trompe-l’oeil puisque, par leur intentionnalité et la cohérence de leur projet, elles perfectionnent l’effet iconique jusqu’à « amener l’oeil à se saisir de l’objet représenté », pour reprendre une définition de John Fleming[10].

Mais comment la mouche s’y prend-elle pour construire une telle illusion ?

Par son échelle, elle fixe d’abord la distance qui convient au trompe-l’oeil, celle sur laquelle fonctionne la fiction. Posée comme il se doit au premier plan, parfois sur une corniche, un cadre peint que le Groupe µ assimilerait à une bordure représentée[11], la mouche du tableau peut avancer vers l’observateur. Elle exalte ainsi, et Arasse le note déjà, « la capacité de la peinture à tromper les yeux en faisant venir un détail de l’image vers le spectateur, comme s’il sortait du plan du tableau »[12].

L’illusion du trompe-l’oeil et son statut même tiennent alors à cette localisation particulière de la mouche, qui impose la fiction d’un espace commun où la profondeur figurative prolonge l’espace de l’observateur. Lorsqu’elle est perfectionnée, une telle fiction peut prendre la propriété décrite par Arasse au pied de la lettre et poser la mouche, non plus dans la profondeur figurative et parmi les figures, mais sur le tableau et « devant elles » pour ainsi dire, simulant alors une effraction de l’espace de l’observateur. C’est le cas dans La Madone et l’enfant de C. Crivelli[13], mais aussi dans ce Portrait de l’artiste et de son épouse du Maître de Francfort[14], où l’on constate que les dimensions de la mouche, peinte en grandeur nature, se mesurent désormais à l’aune de l’observateur et non plus selon les figures.

Image

Carlo CRIVELLI, La Madonne et l’enfant (XVe s.)

Carlo CRIVELLI, La Madonne et l’enfant (XVe s.)
Metropolitan Museum of Art, New York

-> See the list of figures

Il ne faudrait pas mésestimer le renfort de l’ombre de la mouche, cette minuscule ombre portée qu’elle transporte toujours avec elle dans la peinture. L’ombre redouble opportunément le poids de présence de la mouche et, suggérant une source lumineuse hors du tableau, elle ajoute crédit au trompe-l’oeil. Ni les lucanes ni les papillons peints ne portent ainsi une ombre subjective avec eux, mais peut-être sont-ils déjà trop gros pour en avoir besoin… Validée par cette ombre délicate, l’effraction fictive de l’espace d’observation est en tout cas un gage d’efficacité reconnu pour le trompe-l’oeil – fût-il trompe-l’oeil d’architecture ou tableau – comme en atteste ce commentaire de Miriam Milman : « une percée de l’espace réel de l’observateur sera plus efficace qu’une perspective en fuite »[15]. Mais elle n’est pas sans conséquence pour le statut épistémologique des espaces en vis-à-vis, puisque la mouche qui feint de se poser sur le tableau révèle le statut de représentation de celui-ci et établit l’hétérogénéité des deux univers. Elle ramène le tableau à son statut de surface peinte soumise à une fiction tridimensionnelle.

La mouche et la véridiction

Valorisation autant que validation d’un dire-vrai pareil au « ça a été » de Barthes[16], sa caution suffit d’ailleurs à emporter l’adhésion de l’observateur. On sait bien qu’un détail bien choisi peut faire passer un mensonge même énorme, et c’est ce qu’a compris le trompe-l’oeil auquel la mouche apporte sa caution, faisant sien ce commentaire de J.-P. Vidal : « Le simulacre, [...] dès qu’il apparaît, contamine tout son environnement »[17]. Il suffit donc d’une mouche pour « crédibiliser » le trompe-l’oeil, mais ce constat trouve son légitime corollaire puisque l’illusion, si on y regarde mieux, ne dépasse guère la figure de la mouche. Dans La Madone et l’enfant de Crivelli, par exemple, l’illusion est centrée sur l’insecte rendu de façon méticuleuse et dans un parfait ronde-bosse, tandis que le reste de la composition, jusqu’à l’enfant Jésus et jusqu’aux fruits et légumes suspendus chers à Crivelli, pourtant censés se trouver tout près d’elle, révèlent un moindre souci du modelé.

Véridiction et jeu visuel

Nous commençons d’apercevoir l’ambiguïté de la mouche, dont il faut désormais établir la duplicité au regard de la véridiction, car lorsqu’elle apporte sa caution, la mouche vient aussi déjouer l’illusion et, si elle valide un croire-vrai, c’est pour y mettre aussitôt un terme. C’est ce qu’il faut à présent démontrer.

Dans Kant et l’ornithorynque, Eco explique comment distinguer le stimulus naturel du stimulus de substitution : « [...] est-ce que quelque chose se présente à moi lorsque je change de point de vue ? Si la réponse est négative, le stimulus est le substitut d’un stimulus naturel »[18]. Et l’on poursuivrait cette réflexion, argumentant à notre tour que la mouche se passe même d’un tel changement de point de vue véridictoire, puisqu’un simple geste de la main permet de révéler la méprise, un geste pareil à celui de Cimabue qui, dans l’anecdote rapportée par Vasari, voulut ainsi chasser une mouche fort convaincante peinte sur le nez d’une figure par son élève Giotto[19]. Une telle gestualité est-elle même nécessaire ? Un regard fixe, une attention soutenue, qui permettrait de découvrir l’immobilité de l’insecte qu’on sait toujours en mouvement – au point que son zigzag caractéristique suffise à illustrer la lettre Z de L’Abécédaire de Deleuze –, peut établir la supercherie : c’est un stimulus de substitution, une « mouche de substitution ».

Le geste agacé, le regard soutenu sont alors l’épreuve décisive qui, toujours porteuse d’une sanction négative, achève le contrat véridictoire. Si, à suivre Eco, le trompe-l’oeil est une « épiphanie du stimulus de substitution »[20], la mouche peinte, qui livre une à une les clés de l’illusion, apparaît donc comme l’épiphanie du trompe-l’oeil.

Mais qu’on n’accable pas trop vite la petite bête car, si elle est l’acmé de la fiction, lui apporte son crédit et le récuse aussitôt, c’est après tout par fidélité au principe du trompe-l’oeil. Celui-ci en effet n’est pas un faux, autre exercice fréquent en art, c’est un jeu visuel, une illusion. On pourrait, pour argumenter l’opposition entre tromperie et illusion, appeler au témoignage de Kant :

Est illusion le leurre qui subsiste, même quand on sait que l’objet supposé n’existe pas. Mais il y a tromperie des sens, lorsque l’apparence cesse dès qu’on connaît la vérité de l’objet […]. Le vêtement dont la couleur fait ressortir le visage est illusion ; mais le fard est une tromperie.[21] 

À la suite de Lucien Stephan, une autre possibilité serait d’avancer que « l’illusion est une erreur dans laquelle on retombe après l’avoir reconnue »[22], mais le plus simple serait sans doute de reconnaître aux deux projets des intentionnalités opposées. Ce sont deux rapports à la véridiction et deux manipulations : la tromperie ne veut pas se laisser découvrir alors que l’illusion focalise au contraire sur sa découverte. Dans son effort pour construire une fiction narrative crédible, le trompe-l’oeil n’entend pas modifier la sémiosis mais plutôt en retarder l’accomplissement, aussi lui faut-il conserver « l’identité esthétique du mensonge »[23]. C’est un principe qu’établit Marilyn Randall lorsque, s’adressant au peintre de trompe-l’oeil, elle préconise de « réussir parfaitement une représentation et [de] prendre soin en même temps de la rater suffisamment »[24]. En somme, si la mouche parvient à emporter l’adhésion de l’observateur, son charme ne dure que le temps d’un jeu visuel. L’instant d’après, elle abandonne le trompe-l’oeil à son statut de tableau et de « tableau dans le tableau ». Valorisant la fiction pour la laisser découvrir, la mouche incarne donc deux pans de la véridiction et maîtrise ainsi, et de bout en bout, le déroulement aspectuel de la manipulation.

La mouche, le visage et la phorie

Nous avons affecté une place à l’insecte dans la profondeur figurative aux avant-postes, où elle impose son poids de présence et manigance le jeu visuel. Il faut encore évoquer sa localisation vis-à-vis du plan, localisation dont dépend également son efficacité sémiotique.

À suivre ses zigzags inventifs d’un tableau à l’autre, on s’aperçoit en effet que la mouche fait toujours habilement « pencher » la composition d’un côté ou de l’autre. Vers la droite dans le double portrait du Maître de Francfort où, profitant du contraste de tonalité de la coiffe claire, elle augmente son poids de présence vis-à-vis de l’observateur sans retenir pour autant l’attention des actants impassibles. Vers la gauche chez C. Crivelli où, offrant sa médiation à une intersubjectivité à la fois énoncive et énonciative, elle retient le regard des actants du tableau et celui de l’observateur, perfectionnant ainsi l’illusion d’un espace commun. Dans cette scénographie astucieuse, l’insecte focalise l’attention, oblige toutes les instances convoquées à l’observer de la même façon, de biais, le regard baissé, et il orchestre finalement un jeu de diagonales où les deux mondes évoluent en miroir.

Si elle peut en certains cas, comme nous venons de le voir, prolonger l’illusion, la localisation de la mouche permet plus généralement d’introduire un défaut dans la symétrie. Nous avons, en d’autres circonstances, tâché de montrer l’importance de la dissymétrie en peinture, plus précisément dans le portrait où elle augmente le niveau de présence du corps représenté et, lui prêtant vie, apporte une détermination phorique[25]. Pour instruire cette compétence supplémentaire de la mouche, il suffirait d’évoquer le Point- ligne-plan de W. Kandinsky. Usant d’une terminologie particulière, cet artiste y fait déjà le lien entre phorie et dissymétrie et observe, par exemple, la « sonorité lyrique » des formes groupées autour du centre et, à l’inverse, la « sonorité dramatique » d’une construction qui s’en éloigne. Dans son effort pour « trouver la vie », ne « recueillir que des faits vivants », Kandinsky considère le modèle symétrique comme « l’image première de la composition » et propose plusieurs façons de s’en défaire, d’obtenir des effets de sens divers en jouant d’asymétrie. La dissymétrie – c’est la leçon qu’on tirerait d’une telle lecture – permet de « donner vie », et la mouche, qui l’introduit dans le tableau, en est un gage très sûr.

Un tel commentaire profiterait sans doute de l’apport d’une parente de notre diptère, cette petite rondelle de taffetas noir que les élégantes des xviie et xviiie siècles se posaient sur le visage ou la gorge pour valoriser la pâleur de leur teint. À l’instar de la mouche peinte, celle-ci introduit un défaut dans la symétrie, qui livre le visage à diverses connotations selon sa localisation (la discrète, par exemple). Surtout, ajoutée au regard ou au sourire, elle s’offre tel un point d’affect par lequel le corps entre en relation avec cet alter ego. La mouche s’impose alors en médiatrice de l’empathie, de la relation entre les êtres.

Avec la notion d’asymétrie qui lui est intimement liée, nous commençons d’apercevoir l’incidence affective de la mouche – fût-elle mouche du visage ou mouche peinte. Pour la mouche peinte, celle qui nous intéresse, cette compétence vient déjà de son statut de détail, tel que l’a décrit Barthes dans La Chambre claire. « Supplément à la fois inévitable et gracieux », comme l’indique cet auteur, donné « par chance et pour rien », le détail s’instruit certes d’une certaine causalité et atteste que quelque chose « se trouvait là »[26]. Ce faisant, il manifeste surtout un pouvoir d’expansion qui lui est propre et qui l’amène finalement à « remonter seul à la conscience affective »[27]. Tel le punctum photographique de Barthes, la mouche est le point de l’effet qui, lorsqu’elle atteste d’une « réalité », nous emporte aussi dans une lecture affective.

Lorsqu’elle « prend les devants » du tableau, lorsqu’elle s’immisce entre les corps et impose une émotion, l’insistante mouche interpelle le sujet. Cette adresse, que le détail fait au corps, trouve encore son premier témoignage auprès de Barthes qui, lorsqu’il chemine d’une photographie à l’autre, s’arrête au grain d’une chaussée terreuse et observe : « je reconnais, de tout mon corps, les bourgades que j’ai traversées lors d’anciens voyages en Hongrie et en Roumanie »[28]. Mais il faudrait sans doute dépasser cette prémisse pour voir, au-delà de la fonction générale du détail, comment la mouche en particulier implique le corps.

Au contact du corps

Dans son effort pour accréditer la ressemblance, le trompe-l’oeil suggère tout d’abord que l’espace représenté et la mouche se mesurent à l’aune du corps percevant. Ainsi apparaît la notion de proportion qui suppose plus largement la projection d’un schéma corporel, une Gestalt par où on se représente mentalement son propre corps ou certaines de ses parties. Pourtant, cette adresse faite au corps de l’observateur, dont la grandeur nature de la mouche porte témoignage, ne s’arrête pas là. Lorsqu’elle fait avancer le corps et le contraint à lever ou à baisser les yeux, la mouche suggère encore une sensorimotricité. Elle ébranle enfin un corps-chair dont elle s’approche au plus près. Dans un souci de synthèse, on évoquerait les deux icônes actantielles de J. Fontanille[29] : le corps-mouvement qui implique une relation kinesthésique, une sensorimotricité et, plus expressément encore, lorsque la mouche s’en mêle, le corps enveloppe au fondement coenesthésique.

Pour affiner cette description trop générale, une référence aux travaux de J. Lupien sur la polysensorialité s’impose également et nous amène à associer à l’insecte un espace sensoriel spécifique marqué d’affectivité, à prévalence visuelle et tactile, où s’impliquent les sens les plus immédiats. La description de cet espace visuel et tactile de la mouche s’instruirait des travaux sur la distance menés par l’anthropologue E.T. Hall. Pour cet auteur, ce que la tradition picturale identifie à un premier plan correspond à la distance personnelle (entre 45cm et 1m 25), voire à la distance intime (moins de 45 cm). Dans les deux cas, tous les sens sont mobilisables avec une prédilection pour le toucher, textures et volumes apparaissant de surcroît de façon parfaitement différenciée et avec une acuité inégalée. Nous avons à plusieurs reprises évoqué ces recherches[30] mises alors en relation avec les résultats de la sémiologie topologique, notamment ceux de Carani sur les espaces proches. Outre le caractère polysensoriel de la perception dans les faibles distances, il suffira de souligner ici l’implication particulière des sens lorsque la distance s’amenuise.

À distance intime, la vue reste essentielle. L’image est agrandie et excite presque la totalité de la rétine, ce qui restitue les détails avec une précision extraordinaire et ajoute encore au poids de présence de la mouche. En contrepartie, la vue est sujette à certaines déformations qui mettent en péril la cohésion de l’image. Quand les corps sont aussi près les uns des autres, la vue cède pourtant au toucher. Les sensations sont multipliées et les sens endotaxiques, immédiats, privilégiés.

Un espace sensoriel tactile

Se dessine alors un espace sensoriel particulier où le sens de la vue, le plus exploité par les peintres, a partie liée avec les sensations les plus immédiates données par la peau et les muscles, esquissant un espace visuel et tactile.

C’est par la peau que nous rencontrons la mouche, cette vieille connaissance, c’est par la peau que nous la pensons. Parvenus à ce point essentiel de la démonstration, évoquons le magnifique texte de M. Serres qui, dans son effort pour déployer le corps et le ramener toujours à une globalité, explique comment l’âme, comment la connaissance impriment l’épiderme :

Nous sommes revêtus de cette cire molle, chaude, miroir terni, surface gauche rayée, piquetée, diverse, où l’univers se reflète un peu, où il écrit, où le temps trace son passage […]. La peau reçoit le dépôt des souvenirs, stock de nos expériences imprimées là, banque de nos impressions, géodésiques de nos fragilités. N’allez pas chercher loin, ni dedans la mémoire : la peau se grave tout autant que la surface du cerveau, tout autant écrite, peut-être de même façon.[31]

 

Et un peu plus loin : « Le Je pensant frémit le long de l’échine, je pense partout »[32].

Si la formulation est belle, elle nous permet surtout d’entrer dans l’espace sensoriel de la mouche pour en préciser les contours. Celle-ci se perçoit, nous l’avons dit, par la vue et la peau. La mouche décrit un espace visuel et tactile, sachant que des expériences passées ajouteront à sa fiction un zigzag et un bourdonnement caractéristiques, sinon les odeurs qu’inspirent nécessairement les natures mortes. L’insecte s’adresse aux capteurs tactiles de la peau et s’il concerne la main – cette main qui le chasse – ou les doigts, c’est par l’intermédiaire de ces capteurs tactiles. En ce sens, l’espace que la mouche décrit n’est ni manuel ni digital au sens où l’entend G. Deleuze[33] lorsqu’il définit deux modes de subordination de la main à l’oeil, mais peut fort bien relever de l’haptique, c’est-à-dire d’une fonction autonome du regard. L’oeil sollicité par la fiction texturale rechercherait alors sur la peau un « lieu de connaissance » pour la mouche, ce « lieu de connaissance » que le cerveau, aux dires de M. Serres, peut ainsi concentrer localement[34].

On cherche un nom à cet espace sensoriel spécifique, à la fois visuel et tactile, où le tactile cependant ne concerne ni la main ni les doigts ni les muscles, mais, plus précisément, s’adresse aux capteurs de la peau. On s’aperçoit tout d’abord que cette alliance des sens proposée par la mouche ne nous est pas tout à fait étrangère et trouve à s’exploiter dans l’expérience quotidienne. Dans La Dimension cachée, Hall constate en effet que le visuel et le tactile ne sont guère isolables dans la perception : « Les expériences tactiles et visuelles de l’espace sont si intimement associées qu’il est impossible de les séparer »[35]. Il cite le psychologue J. Gibson qui, établissant la même connivence des deux sens dans le monde naturel, voit dans leur investigation active la possibilité d’une plus grande richesse sensorielle. Le toucher est notre sens le plus personnel, continue l’anthropologue, et lorsque l’artiste sollicite le toucher en même temps que la vue, « l’expérience de l’espace est rendue dans sa plénitude »[36]. Et ces apports croisés nous amènent à accorder un intérêt supplémentaire à la mouche peinte qui, lorsqu’elle construit son espace tactilo-visuel, prend son modèle dans l’expérience immédiate et manifeste en fait un souci de la ressemblance. En somme, et n’en déplaise à Georges Braque, qui voyait dans la perspective scientifique un renoncement à l’expérience globale de l’espace[37], la mouche témoignerait au contraire, et sans attendre l’avènement de la peinture moderne, d’un effort pour restituer cette expérience « dans sa plénitude ».

Mais il y a plus. Si l’on rencontre la mouche par la peau, par une disposition du regard à situer la mouche sur la peau, alors cette perception n’est pas sans incidence pour la statut épistémologique des instances en présence. « L’espace tactile soumet le corps du percevant à l’objet perçu, alors que la vue tient à distance l’objet »[38], explique J. Lupien. À lire la sémioticienne, on s’aperçoit que la tactilité de l’espace tend à accorder la prérogative à la mouche, à nous soumettre à elle, nous livrant à une perception passive : on ne touche pas une mouche, c’est à elle que revient le loisir de nous toucher.

Rencontrer une mouche, c’est subir son contact. La mouche fait effraction dans la sphère intime et cette proximité appelle nécessairement une connotation affective et charnelle particulière. E.T. Hall observe que la distance intime dispose aux relations les plus engagées, aux relations sexuelles ou à la lutte, à l’agression ou à la protection. La connotation affective de la rencontre s’explique en outre par le caractère proprioceptif de la peau qui, loin de se réduire à l’épiderme, à un simple dehors du corps, s’impose telle une interface entre ce dehors et l’intimité de l’être. Les affects affluent enfin, sous l’élégante plume de M. Serres, lorsque celui-ci fait de la peau un dépôt de souvenirs, une « banque de nos impressions » et une géodésie « de nos fragilités ».

Pourtant, cette compétence mnésique et émotionnelle de la peau serait d’un moindre intérêt si l’objet n’était une mouche peinte. D’autres objets de la peinture, d’autres bêtes s’approchent-ils si près de nous qu’ils suggèrent le contact ? La question est à vrai dire sans importance car les choses qui enfreindraient ainsi notre sphère intime en profitant de leur petite taille n’auraient jamais un contact aussi suggestif et pour tout dire désagréable. Lorsqu’elle profite des compétences affectives de la peau, la mouche déploie un univers axiologique extrêmement vaste et puissant.

Déplaisante mais complexe

Dans une perspective historique et iconographique, D. Arasse[39] a étudié diverses occurrences de la mouche des xve, xvie et xviie siècles, toutes érigées en emblème de l’effet iconique, et concède une certaine difficulté à les interpréter pour accorder à l’insecte un contenu immuable ou en suivre les variations au gré du contexte. Ainsi que l’a montré Panofsky, la mouche apparaît souvent dans un contexte religieux, dans les Crucifixions, par exemple. Et lorsqu’elle se pose sur un crâne, tel celui du Guerchin dans son Et in Arcadia ego, Arasse y voit un Memento mori, une prière à l’intention des vivants et des morts. Animal funeste qui se nourrit de cadavres, transmet les maladies et en particulier la peste comme le croyait Pline l’Ancien, la mouche assume donc une valeur morale et accorde nécessairement au tableau un statut de vanité. Instruite de multiples représentations, de mille récits et de peurs ataviques, la figure de la mouche est en tout cas saturée de valeurs dysphoriques qui, loin d’épuiser sa signification, lui donnent seulement son fond le plus sombre.

La mouche est-elle laide ? Serait-elle belle ou laide dans la nature que l’œuvre d’art la rendrait belle par surcroît, comme l’explique R. Thom[40] sur une idée déjà instruite par Aristote et G. Deleuze, avec ce paradoxe selon lequel un champ de bataille est repoussant alors qu’un tableau représentant ce même champ de bataille peut être beau. Mais un autre élément vient encore tempérer ces valeurs négatives car, en mobilisant autant de talent de la part du peintre que d’imagination pour qui la regarde, la déplaisante bestiole nous entraîne aussi dans l’infiniment petit pour appeler la figure cognitive du sublime chère à Lyotard. Ainsi, et même si la dysphorie prévaut encore, faut-il lui associer des prégnances négatives et positives, la répulsion et l’attraction, en tout cas une certaine ambiguïté sémantique.

L’apport de R. Thom se révélerait en tout cas essentiel à la compréhension du fonctionnement de la mouche peinte qui incarne, avec insistance, le conflit entre le local et le global[41], le global donné par le contour et le local qui vient du statut de détail de l’insecte. En effet, dans son effort pour commander l’organisation du tableau, la mouche y investit ses prégnances propres, son espace sensoriel et affectif spécifique qu’elle concentre en un point. Cette stratégie du local contre le global, où toutes les valeurs sont catégorisées selon les deux niveaux, le local gouvernant finalement l’ensemble du dispositif, s’incarne dans les concepts tensifs d’intensité et d’étendue. Elle oppose alors le schéma fondé sur l’intensité de la vaillante mouche au schéma déployé dans l’étendue du tableau tout entier.

Conclusion : l’organique

Si les animaux ne sont pas nos inférieurs, les animaux peints ne sont jamais des figures secondaires parce qu’en mêlant le tactile et le visuel, avec toute la variété qu’offrent leurs dimensions, leurs poils et leurs plumes, ils témoignent nécessairement d’un souci de représenter la plénitude de l’espace, ce que je vois et ce que je touche, intimement mêlés. Si l’hommage vaut pour la gent animale tout entière, il faudrait adresser une marque d’estime particulière à la mouche, acmé de l’effet iconique, instigatrice de savants jeux visuels, militante du local contre le pouvoir global et, surtout, minuscule porteuse de vastes univers de sens.

Pour conclure ce parcours dans le sillage zigzagant du vaillant diptère, modérer ses valeurs par trop négatives et moderniser son contenu sémantique, l’idée serait de le créditer d’une connotation organique, c’est-à-dire biologique supplémentaire. La mouche fertilise les fleurs mais grignote aussi les fruits qu’elles deviennent. Médiatrice essentielle du cycle de la vie, elle permet la vie mais amène la mort et la prédation. La mouche nous intègre au cycle de la vie, nous oblige à nous penser comme chair, la chair qui, selon Husserl, se définit dans son rapport à une autre chair pour engendrer ce que P. Ricoeur, dans sa relecture d’Husserl, désigne par nature commune[42]. Et c’est là que nous découvrons l’ultime connotation de la mouche peinte qui, se donnant toujours dans la plus extrême proximité corporelle, nous met au contact de l’autre, procède à cet appariement de la chair et nous rappelle à une nature commune. Ainsi fait-elle de l’esthésie l’expérience d’une chair partagée, oublieuse de toute distinction catégorielle et simplement périssable. Porteuse de ces valeurs biologiques ou morales, la fine mouche dévoile les mécanismes d’un univers qui nous traque mais nous prête vie.