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Né en 1948, Pascal Quignard est l’auteur d’une quarantaine d’ouvrages publiés depuis 1969. Son œuvre principale s’intitule les Petits Traités[1]. Le premier d’entre eux rend hommage à Pierre Nicole, qui écrivit à l’âge classique des traités développant une réflexion personnelle inspirée de la pensée de Port-Royal. Quignard réinvestit ainsi un genre tombé en désuétude, parce qu’il renvoie à une époque dans laquelle l’idée de littérature couvrait la totalité des disciplines du savoir et se comprenait comme synonyme de science. La réappropriation d’une forme en mal de référents littéraires permet un travail intergénérique dont la transposition, définie comme la modification d’un champ d’inscription générique initial et l’altération de ses composantes typiques, constitue la principale opération. Pascal Quignard part du modèle classique du traité tel que le xviie siècle le pratique et le xxe s’en souvient, à côté de la littérature. En raison de cette difficulté (une forme sans évidence), il conviendra d’identifier les marqueurs organiques qui fonctionnent comme ses dominantes textuelles : un objet-support (l’érudition), un sujet-filtre (des topiques), un mode de formalisation (des argumentaires), une dynamique d’écriture (l’expression abstraite). Il sera alors possible de montrer comment le traité ainsi défini est l’enjeu de deux démarches conjointes qui le transposent selon des procédures respectives, en introduisant des paramètres typologiques et génériques qui lui sont extérieurs. L’une, narrative, fictionnalise ses données de façon ouvertement romanesque ou les investit d’une charge autobiographique en glissant, par endroits, une anecdote ponctuelle, une confidence partielle, un autoportrait différé (transposition majeure). L’autre, poétique, s’affirme par l’importance de l’axe métaphorique, la présence insistante d’une voix lyrique, la manipulation linguistique des idées, leur disposition en un système d’échos et un jeu de réseaux récurrents (transposition mineure). Une écriture au registre didactique, qui transmet et interroge de façon argumentée un savoir érudit et des représentations idéologiques, inclut ainsi des systèmes de narration et des modalités poétiques : le traité tend alors vers le récit, romanesque ou autobiographique, ou vers la prose poétique. Relève-t-il pour autant d’une œuvre-farcissure qui rappellerait, sous la plume d’un auteur épris de civilisation latine, l’antique modèle de la satura, et se rapprocherait, d’un point de vue formel, de celui de l’hybridation[2] ? La question appelle sans doute une réponse négative : au gré de ses altérations, le traité conserve généralement son unité même quand il assimile des paramètres qui partiellement le désintègrent[3]. La « transposition dans la transposition » désigne le degré de complexité structurale d’un texte dont la dominante générique est contrariée par plusieurs poussées exogènes, lesquelles interfèrent en se combinant parfois entre elles. L’œuvre entretient ainsi la nostalgie classique de la littérature comme lieu exhaustif de savoir, didactique et intime, rationnel et imaginaire, et l’ambition moderniste du Texte comme entité énergique, qui inclut, sous la férule de quelque théorie de la connaissance, les prérogatives de tous les genres.

Le traité : modèle générique d’une forme ancienne

On appelle traité tout ouvrage qui expose, sous forme de discussion étayée, un savoir scientifique, philosophique, religieux, esthétique, rhétorique, technique. Inclus dans la littérature quand celle-ci couvrait l’ensemble des connaissances (abstraites et appliquées), il en est aujourd’hui marginalisé. À la lecture des Petits traités, plusieurs caractéristiques ressortent, qui se répètent et constituent l’identité générique de l’œuvre.

Un objet-support, l’érudition

L’érudition définit les états précis d’un savoir étendu qui fait référence, d’un traité à l’autre ou à l’intérieur d’un même traité, à plusieurs périodes historiques (Antiquité, Renaissance, âge classique, xxe siècle), à différentes civilisations (mondes grec et latin, Orient) et à de nombreuses disciplines (littérature, philologie, théologie, zoologie)[4]. Concentration/déploiement : telle est la règle de traitement appliquée au matériau érudit par un écrivain qui consigne le fait didactique puis dévide la chaîne de la connaissance. Ainsi, dans le traité, trouve-t-on les lignes suivantes :

La distinction entre catégorématiques et syncatégorématiques est due à Buridan. Cette distinction partage la langue en segments linguistiques sémantiques (véhiculant des contenus de pensée) et en segments linguistiques syntaxiques (exprimant des connexions logiques). La passion des syncatégorématiques fut celle de Maurice Scève, de Stéphane Mallarmé. C’est le mot d’Héraclite : « un dieu aussi est là ». 

t. iv, traité xxiii : 127

En quatre phrases, la logique érudite se met en place : la première identifie, avec une terminologie adaptée et une formulation économique, l’objet de savoir ; la deuxième en propose une glose définitionnelle ; la troisième établit des échos intertextuels, des parentés intercognitives, des parentèles culturelles ; la quatrième lance, sur le mode de l’allusion, le dépassement herméneutique de l’étude. Encore cette logique s’intègre-t-elle dans une stratégie d’érudition plus complète qui cultive volontiers l’héritage scolastique et présente quatre caractéristiques principales. Un propos : faire connaître un auteur, une œuvre, une problématique anonymes, passés de mode ou oubliés (ainsi Guy Le Fèvre de La Boderie, poète du xvie siècle, auteur de L’Encyclie)[5]. Une méthode : exposer, en les diffusant par foyers contigus, les multiples informations qui instituent le savoir lui-même. Une technique : sélectionner et condenser des informations érudites pour en faire ressortir l’intérêt intellectuel (dynamiser l’érudition). Une démarche : entrer progressivement en harmonie avec l’œuvre ou la question traitées, en chercher les entrées les plus intéressantes. Ainsi, pour Guy Le Fèvre de La Boderie, Pascal Quignard mentionne-t-il certaines circonstances biographiques et quelques traits génésiques de son œuvre maîtresse. Il commente ensuite son péritexte interne (préface, devise, confidences, titre, disposition) et son paratexte critique (celui établi entre 1857, année où le poète est redécouvert, et 1969, dernière étude en date). Il propose alors l’analyse de certains extraits de l’œuvre, reconstituant, par interpolation, un authentique dialogue entre le poète et lui-même. Il en délivre enfin une interprétation plus générale, se servant d’elle comme d’un relais pour aborder quelques préoccupations de pensée obsessionnelles.

Un sujet-filtre, les topiques

L’érudition n’est pas exposée de façon neutre mais rappelle des conduites culturelles, par ses origines, et des conducteurs idéologiques, par ses modes de transmission. Elle est traitée, c’est-à-dire ramenée à ses déterminations et à ses formulations premières, interrogée dans ses sources et dans son devenir. Elle constitue un élément de savoir expliqué (l’écrivain reconstitue ses sources) et appliqué (il interroge, par son moyen, des systèmes de valeurs et des modes de croyances). Pour cette raison, elle est indissociable de topiques, ensemble des lieux communs, des figures de pensée et des représentations-types qui l’articulent sous forme d’idées, la diffusent sous forme d’invariants, la vulgarisent sous forme de vérités universelles. Par les topiques, l’érudition, de simple objet didactique, devient un sujet de pensée certifié. Pascal Quignard excelle à ramener une topique (idée pétrifiée, chose commune) à son origine savante (des présupposés de savoir spécifiques, une volonté initiale de connaissance) ou, au contraire, à partir d’une référence ancienne (livre, mythe, débat, étymologie), en présenter l’évolution, en pointer le processus de stéréotypification et tenter, ou non, de la revivifier. Deux séries principales de topiques traversent ainsi les Petits Traités, l’une relevant de la métaphysique, l’autre de la philologie. La première se répartit entre un usage commun (la littérature moraliste héritée de l’Antiquité latine) et des emprunts disciplinaires (quelques philosophes et leurs systèmes respectifs). Le premier Petit Traité débute ainsi :

Tous les matins du monde sont sans retour. Et les amis. Tacite dit qu’il n’y a qu’un tombeau : le cœur de l’ami. Il dit que la mémoire n’est pas un sépulcre mais une arrestation dans le passé simple.

t. i : 101-150

Deux topiques à résonance métaphysique (temps, mort, être) sont convoyées et ramenées à leur origine par le traité, l’une explicitement (le « carus amicis » latin dont Horace propose aussi, dans une ode, la formulation et Montaigne, entre autres, se souviendra), l’autre implicitement (le « omnia fugit », à la postérité ininterrompue). Quignard suggère aussi comment, de leur confrontation, une troisième procède, le « scripta manent » dont il applique la leçon autant qu’il la rappelle puisque ce traité met en scène, de façon ponctuelle, un ami disparu. Ailleurs les topiques sont ramenées, sinon à leur origine, du moins à leur formulation notionnelle et à leur dépassement conceptuel les plus accomplis, c’est-à-dire à quelque système philosophique qui en fait des catégories herméneutiques à part entière. Ainsi l’écrivain commente-t-il Spinoza :

Notre vie consomme quelque chose d’éternel. La jouissance est un même frisson pour tous et pour toujours [...]. Il disait : « Nous sommes compris dans le bonheur, dans l’actualité éternelle [...]. Tout est d’une même matière effervescente et est un même ressac. Dieu n’implique ni dessein ni but ».

t. i, traité ii : 40-41

Des analyses propres à la pensée atomiste héritée d’Épicure recoupent ici celles de la philosophie idéaliste, les unes et les autres empruntées à Spinoza.

Une seconde série rassemble des topiques de langue, de leur expression première (les rhéteurs grecs) à leur formulation contemporaine (la linguistique, Benveniste) en s’attachant aussi à leur péripétie esthétique (la Pléiade, Du Bellay, Mallarmé), institutionnelle (les grammairiens classiques, les manuels, Littré) ou didactique (la naissance de la philologie). Pascal Quignard expose la teneur érudite et développe la part spéculative des lieux communs de la langue. Ainsi reprend-il l’idée, accréditée par une certaine modernité, d’une langue rendue au silence, à la désertion culturelle, à son économie singulière, par l’apparition de l’écriture et la promotion de l’objet livre. Adoptant une perspective plus spiritualiste, il définit ailleurs la langue comme un lieu de célébration :

Monument pour tout ce qui ne se montre pas et ne demeure pas à l’état de vestige tangible. Parler sa langue, c’est aussitôt redonner vie aux expériences que ces siècles, en elle, ont lentement tissées. Qui parle en l’air commémore des milliards de morts, des centaines de siècles [...].

t. iv, traité xxiii : 111

Empruntant une démarche ontologique, il interroge encore l’ancienne équation lettre=mort, à l’occasion d’une évocation d’Appius Claudius qui entendait proscrire de l’alphabet la lettre dzêta, supposée délétère, ou la tentative d’enclore le monde en un seul mot et d’écrire pour parachever le cosmos, poursuivie de Maurice Scève à René Daumal.

Un mode de formalisation, les argumentaires

S’il saisit un corpus de connaissances et leurs figures idéelles, le traité les met aussi à l’essai, c’est-à-dire en éprouve la puissance de réflexion, la capacité à servir d’incitateurs à un cheminement intellectuel. Ce cadrage critique de l’érudition et des topiques conduit à l’usage de structures d’argumentation spécifiques. Ainsi ce court paragraphe pourrait, à bien des égards, servir de modèle à l’ensemble du livre :

Quel qu’il soit, le nom d’une chose est toujours « immensément » postérieur à la chose à laquelle il fait signe (encore qu’au sens le plus immédiat ils soient, chose et mot, inéluctablement contemporains du mot lui-même). Il faut non seulement noyer, chaque fois qu’on l’utilise, le mot dans l’arbitraire de sa forme c’est-à-dire dans le système général d’une langue particulière que tout terme particulier suppose, mais encore, si j’ose dire, l’oindre en le baignant dans cette précession, cette distance immense qui le séparent de ce qu’il croit qu’il a dit.

t. iv, traité xxiii : 155-156

La composition du raisonnement témoigne de sa surdétermination rhétorique. Selon un effet de structuration binaire (deux phrases incluant chacune deux temps logiques), une thèse est posée, immédiatement assortie d’une concession (première phrase, avec sa parenthèse) puis argumentée par un procédé cumulatif (non tantum/sed etiam) qui ordonne l’ordre des raisons par séries majorées (la première, simple et générale ; la seconde, sophistiquée et spécifique). Chaque temps logique dédouble en outre sa propre fonction sémantique entre une ligne de signification majeure (l’idée explicitée qui s’intègre dans le suivi argumentatif) et mineure (les nuances sous-entendues, qui ouvrent le raisonnement aux possibles, non exploités, de la pensée) : ainsi, dans la première partie de la première phrase, du « il fait signe » plutôt que « nommer », dans sa seconde partie, du sens attribué au mot « contemporain » ; ainsi, dans la première partie de la deuxième phrase, de la répétition du terme « particulier », dans sa seconde, de l’enchâssement des subordonnées, relative et complétives. Le paragraphe s’achève sur une nouvelle parenthèse d’une dizaine de lignes qui se présente comme une confirmation : les arguments en dédoublent à leur tour le régime analytique, corroborant la thèse tout en intégrant ses échappées.

À cette image, les traités se définissent comme le genre propre à l’élaboration d’une pensée complexe qui ne considère comme acquis aucun sujet donné, mais le travaille, le décompose, le redéfinit, se l’approprie. Si l’argumentaire quignardien souligne en temps réel sa progression, il retient à l’échelle du traité ses conclusions. À l’assertion thétique, il préfère la casuistique ; à la démonstration achevée, la délibération elliptique. Une thèse n’est posée que pour être dépassée par un système d’argumentation en expansion dans lequel elle s’intègre non comme fin mais comme pivot, ou déplacée par un jeu de paradoxes, de réfutations et d’occultations. De même, dans chaque traité, les processus logiques (ordre du raisonnement) se dissolvent en fragments analogiques (méditation). Pascal Quignard entretient ainsi la puissance mobile de la pensée réfléchissante, autant qu’un authentique scepticisme face à tout esprit de système. Un petit traité « hors les murs », publié séparément, définit cette démarche comme « rhétorique spéculative »[6].

Une dynamique d’écriture : l’expression abstraite

L’écriture du traité abstrait son propos selon les modèles implicites de la démonstration mathématique, de la postulation philosophique, du discours moraliste. La stylistique présente deux degrés d’abstraction différenciés. Le plus puissant se caractérise par l’emprunt d’un vocabulaire spécialisé, l’emploi substantivé de formes grammaticales communes à des fins d’identification notionnelle, la déclinaison de catégories non référées à quelque usage ou exemple précis, l’enchaînement des termes notionnels et des propositions logiques par un système de coordination apparente (connecteurs additifs) et de causalité implicite. Ainsi de l’étude de l’illusion linguistique :

Mise en jeu de ce dire, de ce disant, et de ce dit, cette illusion avait consisté elle-même dans la mise à distance du dire au sein de laquelle la quoddité des étants s’affecte, puis se reverse en ce dit même qui les met en jeu : met en jeu ce que le dit prononce et met en jeu cela qui les prononce en jeu, et met en jeu cette distance même différée, circulaire, due au mouvement précisément périphérique du jeu jamais joué de dire. 

t. vi, traité xxxvii : 145

Un degré d’abstraction moins radical se caractérise, quant à lui, par les procédures combinées de la typification, de l’énonciation généralisante, de la formulation laconique. Ainsi de cette définition de la lecture :

Se cacher dans l’immobilité, se tapir dans le silence, se dissimuler sans montrer une partie lointaine ou périphérique de son corps, tel est le prédateur. La relation entre le prédateur et sa proie est la surveillance immobile. Lire est une surveillance immobile. 

t. viii, traité xlix : 18

Ce passage constitue une scène-type qui représente une idée abstraite ; l’énonciation temporelle inclut un degré de généralité maximal (constructions infinitives qui actualisent le sens des verbes indépendamment de toute temporalité spécifique ; essentialisation du propos par l’emploi répété du verbe « être ») ; la définition finale unit le sens de la formule, en établissant une équivalence surprenante, à celui de la concision (la phrase s’achève en retenant le syllogisme qui la sous-tend). L’écriture abstraite varie ainsi ses modes d’expression : dans l’expression d’une idée catégorique, les traités sont rythmés par la dynamique des axiomes (primat du modèle mathématique), des maximes (primat du modèle moraliste), des aphorismes (primat du modèle philosophique), des haïkus (primat du modèle poétique).

Le désir de se taire est trop irrépressible, qu’il se satisfasse du silence bruyant qui m’entoure comme de ce qui l’assouvirait. 

t. i, traité v : 118

Mais alors que ces caractéristiques logiques s’imposent, le traité n’est-il pas travaillé par des attractions formelles exogènes ? Cette dernière phrase le suggérerait, miniature d’un phénomène qui connaît, dans chaque traité, des accomplissements multiples. Elle se rapproche d’un discours partiellement narrativisé en cela qu’elle suit une ligne introspective (un locuteur y affirme un « désir ») et situationnelle (en renvoyant à quelque « entour(e) », elle institue sommairement une situation qu’elle raconte allusivement). Elle dramatise son propos par l’emploi de termes extrêmes qui suscitent une psychologie, romanesque, du mal-être ou, pour le moins, une affabulation de la situation d’étude. Elle poétise son expression en disposant la langue rythmiquement (alexandrin) et phoniquement (é/è/an/i/d/b/s). Elle déstabilise la personne de l’énonciation en superposant, au « je » désincarné du discours philosophique, le « m’ » souffrant de la lyrique personnelle. Les traités n’engagent-ils pas ainsi, de façon sporadique, une fiction du savoir critique, une intériorisation intime des enjeux intellectuels brassés, une poésie de la topique défaite et de la pensée alogique ? Ne tendent-ils pas vers un récit romanesque d’érudition (l’histoire, déphasée, d’un Lettré des temps modernes) qui recouvre une approche oblique de soi (abstraire les circonstances de la vie individuelle et les confessions impudiques, viser des déterminations psychiques plus profondes) ? Ne renouent-ils pas avec une écriture de la spéculation philosophique et scientifique dont s’est entretenue jusqu’à la Renaissance une poésie hermétique et cosmogonique ? On appellera « transposition » le phénomène de compétition intergénérique qui crée, dans chaque traité, une zone de turbulence organique sans obérer de façon décisive l’identité du genre investi.

Transposition (1) : la narration et ses multiples

Dans le traité, des intrusions narratives répétées contestent l’exposition didactique des connaissances et l’expansion argumentative du propos. Elles présentent des modalités variables puisqu’elles introduisent tantôt une micro-fiction conceptuelle ou romanesque, tantôt un récit autobiographique direct ou différé.

Du traité au récit

Le traité peut inclure un récit par intégration organique (un paragraphe accueille des unités typologiques ou génériques distinctes) ou par substitution structurale (le récit, isolé du propos recteur qu’il illustre, tient lieu de seul paragraphe). À chaque fois, une rupture se crée dans la continuité du texte et les attentes du genre, à la lettre maltraité.

L’effet d’intégration consiste à noyauter l’argumentaire par une suite narrative à effet ponctuel (récit-flash) ou partiel (récit-prise). Des longueurs respectives du paragraphe logique et du passage narratif dépend le degré d’altération du traité. L’écrivain expose alors moins une pensée qu’il ne la raconte, ne développe pas les idées mais les exprime sous forme d’événements mentaux, met en scène davantage qu’en concepts sa réflexion. Sans doute retrouve-t-on là, sinon une caractéristique, du moins une tendance du genre lui-même qui suppose qu’un raisonnement par analogie relaie, à intervalles réguliers, la démonstration directe, faisant d’une référence concrète le support implicite des idées brutes. Les Méditations métaphysiques de Descartes suffisent à en convaincre ; de même l’extrait cité par Pascal Quignard du traité de Pierre Nicole qui raconte quelque scène de mort, terrifiante et imaginaire, afin d’illustrer la définition que le moraliste en propose[7]. Il n’en va pas de même dans les Petits Traités où le rapport convenu de subordination (apologue/moralité, exemple/principe) se perd au profit d’une forme plus instable. L’incursion typologique tourne à l’excursion générique. Le récit tend en effet à s’imposer au détriment du raisonnement qui l’appelle : de l’un à l’autre les liens se relâchent, soit que le récit se développe par excroissance aux dépens de la pensée première, soit qu’il la contrarie en en décalant les postulats, créant dans les deux cas un même effet d’incertitude. Ainsi un traité rappelle-t-il l’œuvre et la vie d’Apulée (traits d’érudition) et élabore-t-il, autour d’une topique nominaliste (le mot façonne le réel), un argumentaire autour de l’idée de « parenté inhumaine qui naît de langues »[8] (comment, en suscitant une approche du monde à elle inhérente, chaque langue crée entre les hommes qui la parlent un lien qui leur échappe en tant qu’humains parce que dépendant d’elle seule). Intervient ce passage :

Au sein d’un groupe d’hommes rien n’est plus étroitement lié au sort d’un groupe d’hommes que sa langue. À vrai dire c’est ce seul lambeau d’air qui l’agroupe. À vrai dire non : c’est toujours une proie qui agroupe des bêtes carnivores. Mais c’est par ce seul lambeau d’air que tel ou tel groupe se reconnaît lui-même ; résonne lui-même. Il prépare la chasse en résonnant. 

t. iv, traité xxiii : 113

Ces lignes suscitent une hésitation de lecture, comme un tremblé interne à la pensée (la ligne du raisonnement se déplace avec la troisième phrase, se recentre avec la quatrième, se déplace avec la dernière) et à l’écriture (l’argumentaire le cède au discours narrativisé, lequel le cède au récit, avec la scène archétypale de chasse primitive elliptiquement tracée).

À cette intégration ponctuelle de la narration par « inserts » (récit-flash) correspond un mode d’intégration plus soutenu, que nous appellerons partiel : le traité prend en narration. Ainsi de la fin du premier traité, dans lequel l’écrivain s’interroge sur l’acte d’écrire :

C’est ce qui a donné lieu à Jérôme d’appeler le silence d’Asella un « silence parlant » ; un silentium eloquens. Toute œuvre écrite, vraiment écrite, est un silence qui parle. Je cours ; j’accélère le pas vers des feuilles toutes petites et les flancs fantômes des bouleaux. Leur écorce est crevassée et blanche comme une vague de tempête. J’ai vu des Finlandais en employer les feuilles en guise de thé et les plonger dans des casseroles noires. J’accélère le pas pour m’immobiliser davantage. Je touche la page. Je m’hébète dans le silence. Je défère à tout ce que ce besoin ordonne, sans savoir où il entend conduire. Je ne pose jamais de questions au silence. On n’interroge pas avec des mots l’autre du langage.

t. i, premier traité : 35-36

Dans les premières phrases, le traité s’affirme génériquement par sa matière érudite (une citation-support), le traitement d’une topique raisonnée (l’écriture comme silence parlant) et son énonciation spécifique (la généralisation, l’aphorisme). Par la suite, l’argumentaire est comme absorbé par une narration qui se développe en ses marges. Elle se ramifie en plusieurs séquences autonomes, l’une comportementaliste (la fuite), l’autre testimoniale (le souvenir pittoresque), la troisième psychologique (l’introspection). Chacune suscite son protocole : la première, un montage par reprises, syncope et gradation ; la seconde, une motivation descriptive – les bouleaux – ; la troisième, une glose analytique. Certes, entre le tissu argumentatif premier et le réseau narratif second, les liens existent, par métonymie (la feuille) et métaphore (l’infusion, l’encre, l’errance), mais se distendent fortement. La dernière phrase intervient alors pour rétablir la précellence générique du traité.

Soit un système de récit donné : certains paragraphes pratiquent ainsi son intégration organique ; d’autres, sa substitution structurale. Le récit tient lieu d’unité textuelle autonome. Dans quelques cas, l’effet s’étend à l’ensemble du traité qui semble pour cette raison ne plus conserver du genre que le nom. Il se révèle, plus généralement, à titre épisodique. Ainsi de cette fin d’étude :

Il mourut âgé de trente-cinq ans. Il fallait qu’on criât à ses oreilles pour qu’il levât sa tête chauve et qu’il vous aperçût. Ou bien il fallait toucher l’étoffe de son pourpoint. En rentrant chez lui alors qu’il faisait un grand froid et après qu’il eut soupé, le 1er janvier 1560, il tomba sur le plancher de sa chambre et mourut là, frappé par une apoplexie sans qu’il y eût du feu dans l’âtre. Au matin, le valet portant le bois et le tison trouva le corps de Du Bellay glacé, les mains sur les genoux. 

t. vi, traité xxxii : 28

Le récit constitue un paragraphe à part entière, isolé dans son cadre comme une vignette détachable (unités de temps, de lieu, d’action). L’écriture accomplit un travail de modélisation narrative, par la technique de la concision factuelle et de la dramatisation implicite, le sens du détail réaliste et de la pose expressive, l’art du croquis et de la litote. Resitué dans le traité, le paragraphe appelle alors une double lecture, l’une directe, en sa qualité narrative circonstancielle (il tranche), l’autre implicite, par allusion : il concentre des idées, échappées à la formulation et l’argumentation antérieures, mais suggérées par l’une et l’autre ; il substitue, aux topiques remotivées, des archétypes stylisés sur lesquels l’écrivain s’interroge à titre personnel. Ainsi plusieurs significations sont-elles simultanément actualisées : scène pathétique de compassion (imagerie romantique du créateur isolé en lui-même, tué par son œuvre et les vicissitudes de la vie) ; scène ironique de vanité (Du Bellay, le poète porté par la furor, meurt frappé d’apoplexie ; la superbe démiurgique est démentie par la solitude individuelle) ; scène esthétique de « regret », au sens étymologique de « regredior », étudié dans le traité, revenir en arrière (être fasciné par l’avant, par l’origine fuyante, écrire dans cette fascination – ce à quoi s’applique une écriture narrative qui cultive elle-même son archaïsme). Le récit entretient ainsi avec le traité des liens complexes. Il échappe à toute détermination réductrice (idées littérales/récit allégorique) en raison de la composition même des argumentaires qui affichent leurs déductions mais diffèrent leur conclusion. Il semble en relayer le cours (capter des représentations mentales que manqueraient les idées, autour desquelles la pensée raisonnante ne sait que tourner) et en relancer l’incertitude (diffuser des significations tournantes). Il participe pleinement de l’objectif poursuivi par Pascal Quignard quand ce dernier réhabilite, en littérature, le genre du traité : ne pas figer la démarche herméneutique en un système heuristique, laisser la pensée tendre librement vers la connaissance.

Du récit comme micro-fiction

Les traités engagent avec la fiction romanesque une relation ambivalente. Celle-ci peut relever de l’emprunt simple (une interpolation passagère, une citation qui s’étend au détriment du texte), absolu (une transmutation occasionnelle, quelques traités se ramenant, par exemple, à un conte), détourné (un pastiche intentionnel, un récit retrouvant discrètement des modèles d’écriture romanesques). L’emprunt, dans ses acceptions première et troisième, relève des procédures narratives précédemment étudiées. Dans son acception seconde, il porte à l’extrême le jeu générique puisque aucun trait organique observable ne le rattache au genre du traité. Mais le conte entretient avec des traités voisins la même relation de diversion/poursuite, dans l’approche d’une suite convergente d’idées, que le récit-paragraphe autonome avec les argumentaires qui s’en approchent, dans les fragments autres d’un même traité.

L’emprunt ne constitue toutefois qu’une modalité périphérique de l’échange intergénérique traité-fiction. La modalité centrale relève du modèle. Le traité intègre comme des matrices textuelles certaines structures élémentaires de fiction romanesque. Il en transpose l’économie, l’inclut comme une forme qui modèle sa progression d’ensemble, l’adapte au traitement des phénomènes idéels qui constitue sa visée de genre. Une histoire romanesque aux épisodes agencés en un schéma-type (conflits, péripéties, aventures, hasard, nécessité, suspense) qui rappelle lui-même, parfois jusqu’à la parodie, les canons d’une esthétique (épopée, roman baroque, récit d’introspection classique, monologue intérieur moderne) : tel est le modèle générique appliqué par plusieurs traités à l’expression du savoir et à l’expansion de la pensée. Les différentes étapes du raisonnement constituent des séquences de figuration comme l’argumentaire, dans son ensemble, une fiction de l’esprit pensant : les premières délivrent des représentations idéelles que la seconde rassemble en un itinéraire intellectuel dont le traité circonscrit les limites. De cette façon, la pensée s’autosignifie en même temps qu’elle traite un sujet précis, lequel, très souvent, répète cet effet réflexif par sa seule thématique (langue, écriture). Elle narre ses aventures dans un traité qui en dramatise l’histoire propre : l’interaction des énergies mentales et verbales qui la suscitent, l’altération des opérations intellectuelles par les manifestations affectives qui la sous-tendent, l’altercation entre des figures de savoir et des postures de raisonnement également compétitives.

Le degré de fictionnalité concédé à cette représentation de la pensée réfléchissante suit une échelle de variation étendue, du romanesque tempéré à l’affabulation maximale. Ainsi ce premier exemple témoigne-t-il de l’équilibre maintenu entre les caractéristiques du traité et celles du genre romanesque :

La question la plus obscure est la suivante : « Quelle synchronie faut-il pour la non-synchronie ? ». Et moi je réponds : « Je ne sais pas ! ». Des racines de plusieurs millénaires, comme l’ongle au bout du doigt, comme l’ivoire dans la dent, habitent les mots les plus usuels. Nous croyons parler une langue nationale : un vieil Indo-européen, un Saxon, un Sémite, un Romain tout à coup parasitent les mots de la phrase la plus ordinaire et la plus pauvre, tandis qu’on la prononce. Non des fantômes : ces racines sont vivantes, affectives. Ces guerriers morts sont en armes et ils entendent tuer. L’écrivain ne peut guère espérer avoir pour site les murs de sa chambre ni les rues de sa ville, ni pour saison temporelle le seul calendrier de son époque. La langue est l’océan où il cherche à tenir à flot moins sa petite barque que l’émotion et le trajet et la diversité de son voyage, pris dans des effets de ressacs séculaires, millénaires, guettant un horizon de plus en plus lointain et mystérieux de toutes parts. Le livre démaisonne dans l’espace et désenclave dans le temps celui qui le lit, et défriche et essarte l’immense forêt de ce qu’il affronte et la grande jungle de ce qu’il ressent.

t. viii, traité xlix : 20-21

La fiction s’insinue dans le traité par l’extension narrative d’un procédé rhétorique commun, la concrétisation. Cette extension procède d’un effet de gradation, de prolifération et de superposition. Gradation : les images concrètes relèvent tout d’abord d’un système comparatif qui les subordonne à l’argument (ongle, ivoire), puis d’une construction par équivalence qui instaure syntaxiquement leur identité (quatrième phrase), puis d’une phrase témoignant de leur énonciation autonome (ces guerriers morts...), enfin d’une fusion entre l’idée et ses comparants qui génère un référent spécifique, participant à la fois de l’une (la langue, l’écrivain) et de l’autre (roman d’aventures, expédition océane et/ou exotique). Le procédé de concrétisation se développe ainsi en un véritable système de représentation annexe à forte résonance romanesque (scène mythologique de résurrection par la parole ; scène fantastique de la vengeance des morts ; scène d’action pour aventurier). Prolifération : les images se multiplient thématiquement (parties de corps, figures ethniques ou héroïques, espaces naturels) et rhétoriquement (comparaisons, métaphores, prosopopées, hypotyposes), concurrençant ainsi la visée et les procédures du traité. Superposition : cette dynamique romanesque ne perturbe pas la logique argumentative mais la double (comme son ombre). On pourrait tracer le schéma de la relation arguments logiques / images fictionnelles depuis la question posée en ouverture de l’extrait : comment envisager, lorsqu’on parle et écrit, le rapport à une langue qui s’est forgée au travers des siècles et en porte la trace, alors même qu’on perd conscience de cette historicité en en actualisant les termes ? Argument a, image 1 : la puissance d’inscription temporelle de la langue, son incrustation (dents, ongles) ; argument b, image 2 : l’incertitude de ses origines, les illusions liées à son emploi (l’indo-européen, l’anglo-saxon : la ré-incarnation par le verbe) ; argument c, image 3 : l’activité souterraine de la langue, sa mémoire vive, ses implications non conscientes héritées de l’histoire (les fantômes vindicatifs, les esprits de la langue) ; argument d, images 4 et 5 : l’écrivain est immergé dans l’Histoire par le seul usage de la langue et son travail d’écriture consiste à la dominer, à se frayer une voie (une voix ?) dans ses déterminations (océan, jungle) plutôt qu’à inventer quelque histoire-prétexte pour glisser à sa surface (la petite barque). À chaque notion sa part visionnaire, comme à toute conscience rationnelle ses assises imaginatives : Pascal Quignard semble bel et bien renforcer la finalité même du traité en diffractant le fonctionnement organique de la réflexion, en proposant deux approches complémentaires d’un même ordre de questionnement.

Dans le second exemple proposé, le traité bascule plus nettement en fiction, et les deux formes semblent s’abolir l’une l’autre à titre provisoire (le temps d’une parenthèse) :

C’est « à corps perdu » que qui lit ou écrit se jette dans les livres. (Sans doute croyait-il qu’il y avait laissé trace, qu’il y avait là pouvoir, communication future, de quoi recouvrer visage, ou bien rejoindre l’air. En vain fait-il claquer son fouet. Aussitôt il sait qu’il s’est mépris. Le mouvement consistant à se déprendre ne peut être repris. Sa déconvenue fut aussi profonde que son souhait [...]).

t. i, traité v : 105

À partir du rapprochement établi entre un sujet convenu (le livre) et un syntagme figé (« à corps perdu ») est ordonnée une mini-fiction de la crise, physique (fouet, visage, air), intellectuelle (croire, se méprendre, savoir) et humorale (déconvenue, se déprendre). L’impersonnel « qui » du premier paragraphe, marquant la typification propre au traité, se transforme en un anonyme « héroïque » (« il »). Les idées cèdent la place à des représentations qui ne se contentent plus de les équilibrer mais les outrepassent sur un mode strictement romanesque (on pense à quelques romans d’analyse du xviiie siècle qui relatent une initiation, une histoire de conscience – et de corps ? – en perdition).

Enfin la fiction peut se manifester dans le traité comme une levée visionnaire, un acte d’affabulation qui dévoie pleinement l’argumentaire.

Dans le verboiement sans fin d’un Narcisse bavard qui d’Écho en Écho n’accéderait jamais dès lors à aucune chose de la terre, de l’époque, du fleuve, des lèvres, et des reflets des lèvres sur la surface de l’eau, et s’abolit au bout du compte. Ce « langage », par une sorte d’expansibilité indéfinie de cet avainissement, de cet évanouissement, de cette abstraction, de cette corruption de toutes parts portée, ruinait les formes de ce monde. Le sol de la terre. La déhiscence pour exemple des herbes que la désignation sitôt a recensées, avait classées, dressait dorénavant. Ou un à un les circuits, allant des cités aux cités, tâche revenant aux gestes, ou les noms que portent des visages. Tout croulant à sa suite. Les seins, les charrettes, les museaux, les clochers. Tout : à quoi seule la langue octroyait de surgir en permettant d’inscrire, de faire tissu de différences et de réminiscences, de reconnaître, de voir, de nommer, d’appeler, d’attirer, de saisir.

t. vi, traité xxxvii : 142-143

En guise de toute étude, une fable se développe, qui peut se lire comme un psychodrame de Lettré. Cet extrait en constitue une scène, appelée à se compléter à l’intérieur du même traité et à entrer en résonance avec plusieurs textes du même tome, du livre en général, de l’œuvre dans son ensemble (Carus [9], Le Nom sur le bout de la langue [10]). Ce psychodrame reprend, en les transposant sur un mode romanesque halluciné, quelques interrogations menées ailleurs, de façon argumentée, sur les pouvoirs de la Lettre (peigner le monde – le logos comme cosmos qui donne forme aux villes comme aux visages, « aux cités » comme aux « museaux »), les effets de sa perversion (être rendu au chaos, ce que figure l’extrait : l’écholalie comme discours qui tourne à vide), ses états seconds (le langage est une réponse à l’horreur ontologique et sa destitution ramène à la présence sensible du néant). L’écriture se livre à une transposition systématique, proche de la conversion, des données du traité en paramètres romanesques : les supports d’érudition deviennent des facteurs d’inspiration ; les catégories de la pensée, des personnages allégoriques ; l’argumentaire, une suite de situations articulées en une dynamique d’action ; l’énonciation par abstraction, si elle encadre l’extrait, cède à la figuration expressionniste. Le traité semble se conformer aux romans de la modernité qui se développèrent, par vagues successives, en intériorisant les enjeux de la fiction et en thématisant les questions de la langue : années 1910/1920 (Proust), années 1950 (Sarraute, Louis-René des Forêts que rappellent ici la mention initiale du « bavard » et une écriture à la fois emphatique et désarticulée), années 1970 (Tel Quel et l’avant-garde expérimentale, dans la proximité de laquelle Quignard écrivit ses premiers textes[11]).

Du récit comme autobiographie déplacée

Certains traités constitueraient-ils alors des récits autobiographiques ? La réponse exige une certaine circonspection. Les Petits Traités ne constituent pas une autobiographie au sens taxinomique du terme. Aucun d’entre eux ne présente de rétrospections au travers desquelles l’écrivain raconterait sa vie. Mais plusieurs d’entre eux incluent des passages narratifs qui y renvoient, ainsi qu’à la personnalité de l’auteur, s’apparentant en cela à un exercice d’auto-représentation. Ils participent pleinement de la redéfinition actuelle des écritures autobiographiques[12]. Scène anecdotique, confidence discrète, autoportrait filigrané : le récit de soi tantôt affirmé tantôt réservé, tantôt événementiel tantôt introspectif, s’immisce dans l’écriture du traité sans la remettre en cause, mais en orientant sa visée vers quelque étude, illustrée, de l’intime ou quelque approche, latérale, des pulsions.

Dans les vingt-et-un fragments qui le composent, le premier traité intègre des données autobiographiques multiples[13]. L’érudition convoquée – Tacite, Pierre Nicole, Horace – et insérée – citation du premier, interpolation de textes du second, mention du troisième – donne matière à une réflexion argumentée sur l’amitié (la première page glose trois arguments sur ce sujet, librement adaptés de Tacite). Ce thème est mis en relation immédiate (fin du premier fragment) avec une anecdote personnelle (l’échange amical de l’écrivain avec Louis Cordesse dont un récit éclaté dans différents paragraphes recompose les circonstances : rencontre, projets communs, anecdotes singulières). La réflexion et l’anecdote s’approfondissent en montrant comment l’état d’amitié redéfinit l’idée de temps. Ce qu’en expose la première, le récit personnel l’accrédite en évoquant le sentiment intensément éprouvé par delà la mort de l’ami (fait personnel) et une modalité différente de ce même sentiment ressenti, par sympathie de lecture, au-delà des siècles (équation intime) : l’amitié de Quignard pour Pierre Nicole, faite, comme celle éprouvée pour Cordesse, d’intuitions partagées et d’affects non raisonnables.

J’avais une propension aux crises phobiques dignes de celles dont souffrait Pierre Nicole en 1650. J’ai été à la merci des orages comme un bouchon de liège est le poupard des vagues qui plissent l’eau ou qui la bouleversent. Enfant, l’été, près de la frontière de la Belgique, sur la rive de la Meuse, quand l’orage approchait et que toutes choses, les feuilles et les chats, les touffes des carottes et même les guêpes s’immobilisaient dans son attente, je me précipitais jusqu’à la treille du jardin de derrière pour arracher à la vigne un grain de raisin minuscule ; pour peu qu’il n’éclatât pas dans ma bouche tandis que je l’avalais, je pourrais dormir en paix ; aussitôt l’angoisse desserrait un peu sa prise sur ma gorge. Je devais penser que le dieu de foudre et de tonnerre était assujetti au grain. En avalant un grain d’orage qui ne crevait pas, il y a toute apparence que j’estimais soustraire ma vie à sa colère et ma tête à sa foudre. Mais le cœur m’est crevé.

t. i, 1er traité : 14-15

Le traité intègre ici, parmi les éléments-types d’un récit autobiographique, l’énonciation personnelle (un « je » qui identifie pleinement le narrateur, le personnage de la scène relatée, la personne de l’écrivain) et temporelle (l’inscription dans le passé, qui se dédouble entre un temps itératif, marqué à l’imparfait, et un temps encore actif, le passé composé, qui indique les effets différés d’un processus achevé). Autre trait propre à l’écriture autobiographique : l’anecdote, quand elle échappe au pittoresque, vise à atteindre une vérité supposée du caractère, élevant une scène particulière au rang de principe singulier qui la concentre (ici le « je pourrais », au lieu du « je pouvais » attendu, et le « il y a » en guise de « il y avait », indices d’un passé encore non réglé, que l’écriture travaille dans sa continuité). Autres éléments d’écriture autobiographiques : l’axe narratif et introspectif à la transversale duquel le récit est écrit, avec un effet de dédoublement structural entre le système d’implication, factuel ou analytique, et le système commentatif, qui met à distance la scène depuis le présent de la narration ; l’écriture à la fois précise, qui répertorie des circonstances et des notations, et générale, qui gomme les datations et les toponymies, reconstitue des événements avec un effet-vérité (des détails incrustés dans la mémoire) et une part d’opacité (leur effacement partiel, leur condensation) ; la spectacularisation rétrospective des souvenirs par l’écriture. Malgré tout, le traité ne se résorbe pas en autobiographie. Celle-ci représente plutôt une digression, intéressée en ce qu’elle permet à l’argumentation de se recharger. Le traité s’achemine en effet vers une double spéculation : l’une sollicite les manifestations incontrôlées, les états liminaires de l’identité intime (ce que Quignard appelle la « bruta animalia » ou la « bruta fulgura » de l’être, « bêtes qui sont brutes », « foudres qui tombent au hasard »[14]) ; l’autre, les activités et conduites qui les agrègent et en font leur dynamique inconsciente : l’amitié, l’écriture, « aimantation qui attire dans ce qu’on ignore »[15].

Certains traités présentent aussi une dimension autobiographique implicite. L’écrivain fait pression sur leur matière érudite et leur manière argumentative à des fins de connaissance personnelle. Leur visée témoigne alors d’une intimisation du genre ; leur écriture, d’une fébrilisation de la logique. L’étude étymologique, l’activation des topiques, l’articulation du savoir, les étapes du raisonnement fonctionnent comme les éléments différés d’un autoportrait psychique dont le lecteur attentif trouvera confirmation ou démenti dans d’autres passages. Ainsi des commentaires de l’œuvre de Du Bellay, succédant à un rappel des méthodes d’accouchement des « lointaines aïeules australopithèques »[16] et à une méditation sur l’état fœtal :

Ses poèmes furent des regrets. Regredior : je retourne où je suis parti. Regressus sum. Je fais machine arrière. Je regrette, cela veut dire : Je retourne où je ne puis plus retourner. Il y eut un temps sans verbe que je ne puis rejoindre. Nous avons existé. Nous avons été tout. Les poèmes qui régressent sont les poèmes absolus. Ils ont été écrits par Joachim du Bellay et Gérard de Nerval. Nous sommes anachroniques.

t. vi, traité xxxii : 22

L’objet de savoir est approprié par une écriture explicative (quatre premières phrases), qui dérive vers l’expression d’une pensée intime, à laquelle la formulation hyperbolique confère une résonance obsessionnelle. Le titre d’un ouvrage et le jeu étymologique deviennent les vecteurs de l’écriture de soi : ils ciblent une fascination (l’enfance) qui renvoie, de façon autotextuelle, à une expérience personnelle particulière (deux crises de mutisme pendant cette période[17]) autant qu’à une symbolique déterminante (écrire pour retrouver l’état symbiotique d’enfance, âge de la non-parole et de l’intelligence infra-logique, en rendant les mots au silence et en rapprochant la pensée lucide des cheminements de l’inconscient[18]). Plus généralement, l’œuvre de Pascal Quignard manifeste une tentation de l’avant dont la dilection lettrée, l’attirance étymologique, l’amour de la chose antique, la fascination des origines constituent les traits principaux et que révèle, en micro-lecture, ce passage. Pour cette raison, le traité dont il est extrait relève d’un espace autobiographique dont Philippe Lejeune a montré qu’il se constituait, chez certains auteurs, à l’interaction de différents ouvrages par ailleurs non génériquement rattachables à la catégorie de l’autobiographie[19].

Transposition (2) : la prose poétique et ses effets

L’intégration dans les traités des paramètres constitutifs du récit romanesque et autobiographique constitue, par sa fréquence, le mode intergénérique de transposition principal. Il ne doit toutefois pas occulter un autre cas de ce même phénomène : l’inclusion de caractéristiques formelles fonctionnant comme indicateurs de poéticité. Si un seul des procédés mentionnés ne suffit pas à induire une poétisation même partielle de l’écriture du traité, leur combinatoire dans une même unité de texte semble toutefois abonder dans cette direction.

Affirmation de l’axe métaphorique

Comme une hirondelle ne fait pas le printemps, une métaphore n’indique pas la poésie. La prose, littéraire ou ordinaire, écrite ou orale, en connaît un usage des plus fréquents. On pourrait alors distinguer des emplois à finalité commune, dans la logique d’un traité, de certains recours à modalités déstabilisantes, qui conduisent le genre vers ses frontières. Dans l’œuvre concernée, trois degrés d’insertion métaphorique seraient ainsi observables en fonction de leur puissance de poétisation, donc de leur effet d’altération générique. Premier cas : la métaphore expressive. Elle participe pleinement du registre du traité en favorisant la représentation d’une idée ou la compréhension d’une partie de l’argumentaire. Ainsi quand l’écrivain médite sur les langues mortes évoque-t-il les « petits grelots et tabourins des langues vives lui faisant cortège »[20]. Si elle inclut une charge poétique légère, liée à l’image elle-même, elle n’indique pour autant aucun transfert de genre, aucune inclusion de la poésie définie comme genre dans le traité, mais plutôt la pleine vigueur rhétorique de celui-ci, qui en rend plus efficace la pensée. Deuxième cas : la métaphore équilibrante. On désignera ainsi l’équilibre tenu, dans un même paragraphe, entre deux modes d’énonciation verbale imbriqués, l’un notionnel, l’autre imagé. Si l’une domine (elle assure le suivi logique du débat), l’autre la parasite (elle en dérive les implications) : elle distend la ligne du traité, mais le ramène à la mesure de sa propre pulsation (l’écriture, le style, la pression de la langue), distançant alors quelque peu la part même de son propos. Ainsi du réseau métaphorique qui, dans le premier fragment du premier traité, semble canaliser la problématique de l’amitié et de la mort par des images de déperdition, de coulée, d’énergie fluide, afin de préparer, comme par euphémisme, l’information essentielle (la mort par hémorragie d’un ami proche). Si la métaphorisation de l’énoncé est appelée par les besoins du traité, elle influe partiellement sur sa signification et sa réception. Qu’il s’en serve pour la pacifier ou la radicaliser, l’écrivain semble ainsi, dans différents passages, neutraliser le mode d’accès rationnel à la connaissance propre au traité par un mode d’expression poétique moins attendu en la matière. Mais le poétique équivaut-il pleinement à la poésie, l’intrusion de paramètres génériques vaut-elle une totale affiliation au genre extérieur ? La question se pose pour le troisième cas : la métaphore générative. Celle-ci suscite l’écriture et la pensée, et dicte l’isolement typographique du passage : elle génère pleinement le texte comme entité poétique (fragment de poésie), reliée aux autres paragraphes du traité par des échos analogiques implicites (comme peuvent l’être, dans un recueil, des poèmes entre eux).

Nu vêtu.
Sans doute le corps, les singularités du corps, son dressage – suivant lequel le corps sacrifie sa sauvagerie et ses puissances, ses variantes innumérables, pour consentir à quelques règles péremptoires, pour obtenir finalement dans l’abîme scarifié de sa gorge quelques sons pauvres et définis –, l’histoire de cette sacrification, de cette régulation, de cette domestication, l’assuétude des intonations qu’entraînent le groupe et le lieu, plus mille marques diverses, plus hasardeuses, décisives, qui sont dites « personnelles », qui résonnent dans cette voix vivante, enrichissent le texte qu’elle fait sonner et soudain dresse dans l’air. Mais le livre n’est livre qu’à la condition que la voix le déserte. Le déserté de voix. Et sa pauvreté, son abstraction, son silence, lui sont plus essentiels que toute richesse.
Plus radicaux que toute dimension organique. Meurtre plus que sa vie. 

t. i, traité v : 106-107

Plusieurs métaphores complémentaires (le biologique, le sacrificiel, le coercitif) génèrent une scène d’ensemble allégorique (le corps supplicié, le triomphe du livre) dont dépend ici la signification du traité (l’alphabétisation comme douleur, l’apprentissage de la parole par la contrainte, la lettre victorieuse). Le fragment rappelle à la fois un poème allégorique, une poésie de type didactique, une page d’écriture textuelle qui fusionne, avec éclat, les genres (on pense à Pierre Guyotat). Toutefois, la métaphorisation fonctionne ici comme un indice de poéticité parmi d’autres. Les marques de ponctuation (tirets) et de typographie (parenthèses), la décomposition de la syntaxe par attaque des structures verbales, que compense une cohésion de la phrase par amplitude rythmique, les mots appelés par permutation de lettres (la paronomase sacrifie/scarifié) semblent en constituer un second.

La manipulation du langage

Le traité quignardien se sert moins des mots pour conduire son étude qu’il ne cherche à la faire surgir en exerçant une pression sur les mots eux-mêmes. L’écrivain s’en explique dans Rhétorique spéculative, quand il conteste la tradition philosophique grecque qui, selon lui, considère comme acquise la signification des mots et s’en sert comme d’un tremplin pour la pensée. Celle-ci ne saurait pourtant résulter que d’un travail ancré en profondeur dans un langage qui en est moins le médiateur que l’opérateur. La pression exercée par le traité sur les mots est étymologique et philologique : elle s’attache aux valeurs et à l’histoire des mots. Elle devient poétique en s’appliquant à la matière verbale (le signifiant, les quantités syllabiques, la mesure rythmique, l’articulation alphabétique, grammaticale, syntaxique et rhétorique). La réflexion menée par le traité sur le langage s’apparente alors à un phénomène de réverbération spéculaire qui en conditionne et le propos et l’expression.

L’ignominie.
Ignominie veut dire : ce qui ôte le nom. Tache puis flétrit un nom. Le déshonneur ou la honte qui en résultent. Mais l’infamie : l’anéantissement de ce corps dans ce nom interdit, l’incapacité désormais de l’évoquer ou de le dire. Indicibilité et inaudibilité sans qu’aussitôt la voix périsse, les lèvres pourrissent, la face s’égare. Sans qu’aussitôt un autre sort inconnu soit lancé.
Nom qui fait perdre la face.
In-nomen : non nom. Nom innommable, inarticulable sans péril, à merci du sang. 

t. vi, traité xxxvii : 108

Chaque strate du langage est ici manipulée : la sémantique (variation étymologique autour du mot « ignominie » ; syllepse de sens, contextuellement possible, à partir du mot « interdit » – inter-dit), la syntaxe (ellipses verbales ou pronominales, métathèses), la grammaire (jeux répétés avec la préfixation), la rhétorique (anaphore, cataphore), le phrasé (rythmes en périodes distinctes), la phonologie (calembour homophonique « non nom », tissus assonantiques – i/on/a/é-è – et allitératifs – s/f/p/b). L’écriture, spéculaire en cela que les seuls reflets organiques des mots la constituent, devient spéculative parce qu’elle engage de la sorte une approche théorique de la langue elle-même (le mot proscrit ; la fonction sacrée, ou mythique, du langage dans les anciennes civilisations). La conjonction de ces deux phénomènes (réflection et réflexion) fonctionne comme indice de poéticité : elle marque l’appartenance à un genre (la poésie), l’affiliation à une catégorie (la poésie hermétique), la filiation dans une tradition (la poésie hermétique mallarméenne). Plusieurs traités transposent des paramètres exogènes marqués de cette influence.

La manipulation du langage présente d’autres effets. Un seul mot suffit parfois à faire le traité. L’argumentaire dépend du déploiement de ses significations et du rebondissement de ses valeurs. Ainsi de « limaçon » dans Liré. Il désigne, de façon littérale, la forme d’un escalier (souvenir d’enfance de l’écrivain) puis l’animal ainsi nommé (emploi, humoristique, du terme). Il sert aussi de pivot intertextuel à un traité qui parle de poésie (La Fontaine, la fable du héron). Il acquiert alors une dimension symbolique, concrète (« le colimaçon de la naissance »[21] renvoie au « mouvement de rotation qui provoque une déformation de la boîte crânienne »[22] du bébé qui sort du ventre maternel) et abstraite (il s’applique à toute forme d’angoisse ou de phobie répétant, dans la vie adulte, cette sensation originelle d’étouffement). Il appelle enfin une acception emblématique et renvoie au mouvement de l’écriture lui-même : avancer avec incertitude, en tournant autour de ses thèmes, dans des conduits étroits (les paragraphes).

La voix lyrique

Une instance énonciative centrale filtre parfois les instanciations locutoires multiples du texte. On l’appellera « voix lyrique » et la comprendra comme un agent de poétisation interne. En retrait apparent des stratégies cognitives, l’écriture se livre au traitement émotif de ses données, qu’elles relèvent des catégories du savoir, de la logique qui les met en forme, de la langue qui les formule. Excédant ses finalités communes, le traité semble alors en prise, à son corps linguistique défendant, avec quelque équation intime.

Le cœur de l’écrivain est cette éponge. Elle cherche à s’imprégner de l’eau première aussi sonore qu’obscure qu’elle restitue. Un livre est une gorge égorgée qui se rouvre. Un souvenir « l’édite ». « Survivant au trépas » dit la seconde naissance. Entre les cuisses « écarquillées » de l’aïeule linguistique. L’éponge exprimée, les mots sortant à l’appel de l’eau, cette « rive » est la page.

t. iv, traité xxiii : 110

Les références étymologiques (imprégner/éditer/écarquiller), l’argumentaire qui les mobilise (la relation entre langue et écriture), la spéculation qui en résulte (la tentation de l’origine, la tension en avant) caractérisent la recherche de la connaissance propre à tout traité. La juxtaposition saccadée des phrases, l’usage répété des guillemets, les ellipses (avant-dernière phrase) ou contorsions (dernière phrase) de la syntaxe en déplacent, pour leur part, les attentes stylistiques. Associés à la métaphore organique (le corps de la langue) et à ses connotations (pulsions, entre « cœur » et « cuisses »), ces phénomènes poétisent le traité : ils instituent une relation lyrique (perturbation émotive du style, orientation intimiste de l’étude, conception de l’écriture comme relais, ou lieu générateur, d’un foyer d’obsessions primaires aux scènes de figuration dérivées). D’un texte à l’autre, les modalités en varient mais l’effet demeure identique. Ainsi, quand elle n’interfère pas avec un argumentaire, la voix lyrique dicte un paragraphe proche de l’esthétique poétique la plus classique en matière de prose :

Nous soupirons vers l’ombre. Nous tendons la main vers un perpétuel petit morceau d’or qui éclaire l’ombre. La nuit nous mendions le jour. Et durant toute la journée le soir et le sommeil nous tardent.

t. viii, traité xlix : 29

La syntaxe, épurée, met en relief le travail du style, rhétorique (périphrases), grammatical (construction du verbe final), rythmique (trois vers blancs octosyllabiques, avec diérèse et rétablissement d’un « e » muet, forment les deux dernières phrases, qui rappellent quelque sermon à la Bossuet). En cultivant ainsi l’archaïsme, la voix lyrique inscrit dans l’écriture du traité cette attraction en amont du temps qui constitue le foyer nodal des traités et dont l’érudition, les topiques, les problématiques anciennes constituent les conducteurs génériquement corrects. Agissant à la transversale de différentes unités textuelles types, elle représente une modulation poétique du traité (plus que l’acclimatation d’un paramètre de genre spécifique).

Disposition

Enfin, les traités adoptent une disposition d’ensemble qui perturbe fréquemment leur démarche. Ils témoignent d’une contrariété entre deux modes de structuration, l’un logique, qui recouvre les argumentaires, l’autre poétique, qui les excède. L’économie poétique se caractérise, paradoxalement, par sa puissance de décomposition formelle. Le traité progresse par éclatement, tant dans sa typographie que dans sa syntaxe, dans ses raisonnements que dans ses sources. Soient ces trois paragraphes successifs :

1. Jamais le silence ne se fait.
2. Jamais le silence n’est rompu.
3. Le livre n’est pas.
Caii Sollii Apollinaris Sidonii Epistolae.
Liber octavius. Epistola xvi.
Du silencieux : avoir le bec gelé. Et de qui, laissant sans réplique, impose le silence : clore [...].

t. i, traité v : 116

L’extrait obéit à une présentation qui atomise ses composantes. En rupture logique, les trois paragraphes relèvent du collage, ou du montage, plus que de la pensée suivie dans cette disposition poétique, la césure importe davantage que la transition, le blanc autant que le signe. Chacun d’entre eux répète organiquement ce principe de déliaison, le premier en n’explicitant pas ses présupposés (suppression de la démonstration : l’argument logique tend vers l’aphorisme, qui serait l’expression poétisée d’une maxime), le deuxième en ne référant pas la référence (l’effet insolite prime sur la fonction didactique), le troisième en supprimant l’argumentatif au profit de l’hermétique. Mais des paragraphes antérieurs ou postérieurs à ceux-ci fournissent les prises logiques qui en permettent la bonne compréhension. La logique du traité est donc moins niée que contrariée par une dynamique poétique, laquelle suscite sa propre cohérence. Elle relève en effet d’un mode de structuration par systèmes de récurrences entrecroisés – phénomène qui permet de parler de poéticité. Comme le texte poétique, le traité superpose aux contraintes linguistiques et logiques communes des contraintes spécifiques secondes (un mode de progression circulaire, par reprises de motifs identiques mais déplacés – des rimes de la pensée, des consonances logiques). L’érudition, les lieux communs, l’argumentation répondent ainsi à une écriture qui procède par foyers de concentration et d’expansion successifs. Le texte accumule des paragraphes que polarise une suite limitée de références savantes et d’idées culturalisées, dont les mentions se répètent par rotation et les nuances se complètent par agrégats. Ainsi d’un traité d’une longueur de quatre-vingts pages : sa première phrase lance une thèse-titre (« Il n’y a pas de lien nécessaire entre l’humanité d’une part et le livre d’autre part »[23]) qui se développe en contournant la ligne argumentative par de multiples digressions et en procédant à l’aimantation des idées ainsi dispersées, selon un ordre de corrélation, de contradiction, d’extension, d’amplification. Des allusions récurrentes à Apulée, au père Jousse et à Montaigne en scandent et nourrissent simultanément l’intérêt spéculatif[24]. Le traité instaure ainsi un traitement en profondeur de ses objets d’étude, dont résulte une dynamique de la connaissance ouverte. Elle emprunte au genre poétique les paramètres structuraux de la décomposition, linéaire et logique, et de l’instanciation cyclique, par un système de récurrences interposées. Elle lui emprunte aussi une approche spécifique : son primat accordé à l’intelligence sensible (fût-elle intrinsèquement cérébrale). Pascal Quignard cultive, au détriment des ordres de raisonnement cartésiens, des modes de pensée alogiques qui consistent à graviter par flottement autour des concepts, à admettre les écarts qui les séparent, le vide qui les entoure, les incertitudes du savoir quand il se fige en idées arrêtées. Confronté au poétique, le didactique gagne en intensité la part perdue du dogme. Chaque traité s’en porte garant.

Les Petits Traités constituent un exemple de transposition, si l’on entend par cette notion l’intégration, dans un genre donné, de paramètres typiques et de caractéristiques formelles propres à un genre autre. Dans l’usage que Pascal Quignard en propose, le traité, genre marqué par une écriture didactique et une visée cognitive, intègre ainsi des éléments typologiques (narratifs et poétiques), des traits génériques (récit romanesque, récit autobiographique, prose poétique), des marques catégorielles (roman classique, roman d’introspection, roman moderne, poésie didactique, poésie hermétique, entre autres) qui lui sont, à l’origine, étrangers. Par cette composition insolite, l’œuvre crée la surprise, d’autant plus qu’elle superpose par endroits ces altérations organiques. Insinuée dans le traité, la narration, romanesque ou autobiographique, peut à son tour intégrer des paramètres poétiques. Malmené, le genre d’accueil n’est pas pour autant floué mais à la lettre régénéré, comme si l’écrivain entendait le créditer d’une nouvelle légitimité littéraire en le confrontant à des identités génériques étrangères. Il demeure le lieu où, par excellence, de la connaissance se traite. Une érudition restituée à ses formulations culturelles les plus anciennes sert de support à des argumentaires qui incitent librement à la spéculation, ontologique et linguistique. Par ses emprunts intergénériques réversibles, le traité s’apparente à un hologramme plutôt qu’à un système fixe de connaissances. La démarche cognitive se développe dans toute sa plasticité et ses incertitudes, ramenée au sujet qui l’exprime – un sujet qui semble avoir retenu l’ambition du savoir encyclopédiste et l’effervescence du texte « telquelien », leur recherche commune d’une œuvre totale, mais confronte l’une et l’autre à la dimension stimulante du doute.