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Napoléon s’est échappé de l’île Sainte-Hélène. Il est sur le point de regagner la France. Colportée de bouche à oreille, la rumeur se répand jusque dans les coins les plus retirés du royaume. Les démentis officiels n’y font rien. Chacun reçoit la nouvelle selon ses croyances. Si les paysans sont partagés entre l’espoir d’être débarrassés des Bourbons et la crainte d’une nouvelle guerre, la cour craint l’insurrection populaire. En quoi une telle rumeur révèle quelque chose sur l’imaginaire politique du xixe siècle, se demande François Ploux (2003). Parole fragile, sans source officielle, la rumeur n’en est pas moins une parole en acte. Elle bouge, donc elle vit. La croyance populaire lui donne la bougeotte. Elle court. Elle disparaît. Elle renaît de ses cendres, comme le phoenix.

Aussi, penser et réaliser un numéro sur la rumeur représente-t-il un double défi : celui de la synthèse de nombreux travaux réalisés sur le sujet et celui de la proposition de nouvelles avenues. Nombreux sont en effet les travaux des psychologues et des sociologues qui, avec des méthodes considérablement diversifiées, ont examiné au plus près la rumeur, soit pour mieux en déchiffrer les causes et les conséquences, soit pour proposer les moyens d’éradiquer ce récit considéré depuis très longtemps comme une anomalie à côté des discours sérieux. Et pourtant, la rumeur vit et défie les rumorologues. Car, grâce au développement technologique utilisé dans le domaine de la communication, les rumeurs courent d’autant plus vite et d’autant plus loin qu’elles ont trouvé, dans la presse, leur courroie de transmission idéale. Et depuis l’arrivée d’Internet, elles se nourrissent des nouveaux moyens de communication et vice versa. De même que les rumeurs courent, les publications sur le phénomène se multiplient depuis les années 1990, rappelle Pascal Froissart (2002) ; il analyse rigoureusement les différentes approches théoriques dont ce phénomène a fait l’objet et soulève la question de savoir si une science de la rumeur est possible.

Il est frappant, en effet, d’observer que, depuis les années 1940, persiste encore l’idée que la rumeur relève du genre fictif, qui implique, bien entendu, que son contenu soit absolument faux. On ne voit guère, dans la sphère de la théorie, notamment dans les revues universitaires, de débat sur la forme du récit « rumeur ». On ne se pose pas la question de la différence entre ce récit et les autres du même groupe comme la « nouvelle », le « fait divers », la « légende », etc. Aussi le terme fait-il surgir, en une étroite relation, une série d’évocations à la hauteur de son sens indéterminé et changeant selon le contexte d’énonciation. Car le terme, qui est habituellement employé pour décrire la circulation (souvent rapide, comme une épidémie, on parle parfois de communication virale) d’informations incontrôlées, désigne également une information qui reste à prouver, dont on ne connaît pas la source. Ici les expressions « légende contemporaine » ou « légende urbaine », issues de l’anglais, recouvrent la même notion et semblent être la manifestation contemporaine du folklore narratif. Ces histoires brèves et insolites expriment de manière symbolique les peurs et les espoirs que le discours social construit. Elles sont insérées dans une situation de communication qui les subsume. Qu’est-ce qu’une rumeur ? À quels signes peut-on la reconnaître ? Comment naît-elle ? Comment se développe-t-elle ? Pourquoi y croyons-nous ? De la « violence urbaine aux paniques alimentaires », en passant par les « techno-peurs », la « sexualité », la « nature sauvage », ou encore « Internet », voici autant d’aspects de rumeurs et de légendes urbaines qu’analysent judicieusement Véronique Campion-Vincent et Jean-Bruno Renard (2002). La rumeur s’entend le plus souvent comme une nouvelle d’origine mystérieuse ou dissimulée qui se répand amplement sans être examinée. Certes. Mais aucune société humaine ne peut à elle seule en réclamer l’invention puisque la rumeur a partie liée avec l’usage des récits dans toute communauté humaine avec ses phobies propres et ses maladies spécifiques.

Si les récentes études en sciences sociales ont donné lieu à l’élaboration de typologies qui, certes, ne sont pas étrangères aux problématiques de la théorie des rumeurs, elles n’en constituent pas moins en elles-mêmes des approches plus ou moins autonomes. Il est apparu très rapidement, dans le champ de recherche sur les rumeurs, qu’en dépit des consensus sur l’objet, tous les rumorologues ne cherchaient pas la même chose. De fait, alors que les uns s’attachent à l’élaboration d’une théorie générale des rumeurs (Reumaux, 1994), les autres privilégient les contenus des rumeurs pour en débusquer les causes sociales, psychologiques ou mêmes politiques. Certains auteurs analysent des mécanismes selon lesquels les rumeurs naissent, circulent et disparaissent. La vie et la mort des rumeurs sont décryptées et interprétées, ainsi que leurs multiples usages. On se demande surtout comment on peut éteindre une rumeur (Kapferer, 1987). Parole en acte, la rumeur est analysée également dans sa dimension pragmatique par certains chercheurs, qui notent pourquoi, et comment, à l’heure de la communication mondialisée par le cyberespace, la rumeur est devenue d’abord un outil de communication, puis de guerre (Dray, 2002 ; Tar Kovacs, 1998 ; Mintz, 2002). Une question surgit. L’analyse des rumeurs, pour en contrôler la circulation, ne manque-t-elle pas l’essentiel du phénomène en le détournant vers ce qui est l’objectif pratique de la recherche ? On s’interroge plus sur les causes que sur le fonctionnement de la rumeur comme récit parmi tant d’autres. Autant d’aspects qui conduisent les chercheurs à des théories fort incompatibles (Du Berger et Roberge, 1989 ; Froissart, 2002). Pourrait-on envisager que la multiplicité des analyses des rumeurs, à laquelle donne lieu la pluralité sémiotique des récits, aboutisse à une théorie générale sur les rumeurs ? C’est évidemment souhaitable. Cependant, nous en sommes encore loin. Les frontières du domaine des récits appelés « rumeurs » ne sont pas encore tout à fait tracées. Qu’il s’agisse des études sociologiques, qui se basent sur leur contenu ou celles, issues de la psychologie béhavioriste, qui les considèrent comme des réponses individuelles aux différentes peurs collectives en cours dans une société, il est frappant de constater que les rumorologues ont restreint l’étude des rumeurs aux seuls contenus, négligeant ainsi le discours qui les subsume. Il est étonnant que même le structuralisme, qui en prenant la conception du récit comme objet autonome, dont la spécificité résiderait principalement dans les structures, ne semble pas avoir influé sur les études sur la rumeur. Elles sont demeurées somme toute saturées de moralisme.

C’est dans ce climat que s’inscrivent les contributions théoriques et critiques de la rumeur qui cherchent, chacune à sa manière, à tirer la rumeur de la pesanteur du jeu de la clinique pour la relier au domaine du discours, faisant ainsi de l’analyse discursive un exercice d’élucidation du fonctionnement des récits. Tel est le projet de la sémiotique qui se démarque des approches psychologiques ou sociologiques sur la rumeur pour au moins deux raisons principales. D’une part, parce que de telles approches décrivent un usage culturel des rumeurs – une certaine conception typiquement occidentale de l’usage des discours en opposant la fiction et la réalité, alors que le projet sémiotique se présente comme une théorie généralisable de la signification, à portée universelle, du moins transculturelle. D’autre part, parce que la sémiotique entend enraciner ses principes dans une théorie scientifique du langage, alors que les théories béhavioristes, sociologiques ou psychanalytiques, indépendamment de leurs avatars historiques et de leurs atrophies en description des figures rumorales, se fondent d’entrée de jeu sur une vision clinique, posant le diagnostic efficace de ce récit considéré comme un mal social, et sur une vision morale ou éthique d’un phénomène avant tout discursif. En tant que théorie générale du langage, la sémiotique partage son objet – la signification – avec d’autres théories, notamment les théories de la communication ou de la cognition, la psychanalyse ou l’analyse du discours de manière générale. Elles permettent de mieux comprendre le phénomène des rumeurs. Comment renouveler les études sur la rumeur sans se poser en juges des récits qui circulent dans la société ? Pour aller plus loin, il fallait se livrer à une réelle exploration ; pour aller au-delà d’une simple dénonciation, il était nécessaire de ne pas s’arrêter à un jugement éthique. Dans ce numéro de Protée, la réflexion sur la rumeur est envisagée selon deux aspects, qui certainement ne sont pas réciproquement exclusifs.

Tout d’abord, celui de la rumeur comme phénomène de l’énonciation, traité par Simon Harel, Jean-Louis Dufays, Josias Semujanga et Pascal Froissart, qui, chacun selon un angle particulier, notent l’intérêt qu’il y a à comprendre les mécanismes discursifs de la rumeur à partir de la mise en pratique de la langue – l’énonciation – entre les partenaires, et la dimension de l’usage socioculturel qui fait que toute énonciation individuelle est en quelque sorte encadrée par les sédimentations culturelles du discours codifiant la pratique. Simon Harel estime inévitable le rapport entre la rumeur et les discours hégémoniques en cours dans la société contemporaine globalisée par une cybercommunication. À la suite de Foucault, de Michel de Certeau ou de Williams Burroughs, il défend une rationalité critique définie par l’équilibre précaire entre les dispositifs écotopiques normatifs qui encadrent et contrôlent l’espace public et la distance analytique du sujet critique. Ce qui le conduit à la thèse selon laquelle la virtualisation électronique des réseaux de communication appartiennent à un paradigme techniciste qui s’épuise peu à peu, contrairement à l’opinion courante, qui voit dans la démocratisation du Web la forme émergente d’une «économie du savoir». Comme par le passé, la surveillance et la répression ont laissé place à la gouvernance préventive, au gouvernement « en ligne ». Harel retient, de façon pratique, la manière de penser la rumeur publique à la suite du 11 septembre en Occident, date qui a vu revenir l’utilisation systématique du discours médiatique tenant lieu de relais rhétorique – et sémiotique – de la première importance, notamment la dissémination « contagieuse » de cette menace qu’incarne l’étranger – celui qui est coupable de « délit de faciès ». Ce n’est que lorsque la théorie du discours se fait dialogique, c’est-à-dire ouverte à des discours hétérogènes actuels sur la délocalisation virtuelle de l’étranger-terroriste, qu’elle saura comment penser la « folie » raisonnée de la rumeur publique. Jean-Louis Dufays, au contraire, s’en tient à l’analyse formelle de la rumeur en tant que récit sans insister sur la dimension des valeurs que son usage sous-tend. Héritière de la théorie de l’énonciation, qui met l’accent sur les mécanismes de fonctionnement plutôt que sur les valeurs véhiculées par la rumeur, l’analyse de Dufays se limite à la comparaison entre le stéréotype et la rumeur pour noter que, toutes proportions gardées, la rumeur a presque toutes les caractéristiques de la stéréotypie. Et si stéréotype et rumeur se distinguent, notamment par le fait que le caractère général et statique du premier s’oppose à l’aspect anecdotique, narratif et fréquemment assumé de la seconde, la comparaison s’établit de façon pertinente par les trois phases par lesquelles deux types de récits se propagent : la production, la réception et le relais. À la recherche d’une façon inédite de définir la rumeur, Josias Semujanga s’intéresse à la dimension argumentative de l’énonciation dans la mesure où celle-ci est inhérente à tout échange de parole. La réflexion porte sur les modalités énonciatives qui font de la rumeur une parole envisageable dans sa dimension argumentative, c’est-à-dire dans sa relation de confiance, de défiance, de persuasion, de séduction ou même d’émotion qu’elle instaure entre les partenaires de l’énonciation. Car, finalement, le crédit accordé à une rumeur dépendra, non par le recours à la notion de vérité, mais en fonction de l’amplitude variable de l’adhésion qu’elle provoquera dans le milieu où elle court. Son usage est tendu entre l’assurance rationnelle de la preuve et la manipulation trompeuse par des arguments habiles. Tout se passe comme si, dans la rumeur publique – le complot tutsi –, la rumeur était toujours inscrite dans un contexte sociohistorique d’énonciation qui en détermine le seuil d’acceptabilité. À une échelle différente, il est en outre assez ironique qu’au moment où les théories de la rumeur semblent se développer à une vitesse inégalée depuis les années 1990, Pascal Froissart, l’une des figures marquantes dans ce domaine, soutient une thèse paradoxale, à savoir que si le « phénomène rumeur » continue à faire couler beaucoup d’encre, le discours scientifique qui prétend en rendre compte semble tourner à vide. Après avoir montré comment les nouveaux médias comme Internet sont, avec la presse, de formidables pourvoyeurs de rumeurs – à leur insu ou à dessein –, Froissart montre, par des exemples tirés des rumeurs par images, les limites des sciences sociales à construire un savoir sur la rumeur qui ne soit pas une « pseudo-science ».

Le deuxième volet du dossier est constitué par diverses analyses littéraires de la rumeur qui soutiennent que la rumeur apparaît dans le texte littéraire sous diverses formes discursives. Isaac Bazié présente une réflexion sur la façon dont la rumeur, « par sa manière de naître et de circuler », joue un rôle important sur le plan même de l’écriture. À partir de Jakob le menteur, qui met en scène la vie dans le ghetto de Lodz quelques instants avant la déportation des prisonniers, et Les Sept Solitudes de Lorsa Lopez, qui s’ouvre sur l’équarrissage d’une femme qui aurait trompé son mari et dont toute la communauté savait qu’elle mourrait d’une violente mort, Bazié s’interroge sur le lien entre formes discursives et conscience sociale, esthétique et éthique, dans cette irruption de la rumeur dans l’écriture romanesque. Prenant prétexte du roman de Boubacar Boris Diop, Le Cavalier et son ombre, Justin Bisanswa analyse le caractère hybride de la rumeur. Se situant dans le cadre de la pragmatique, il décrit les procédés textuels – figures stylistiques, rhétoriques, narratives et discursives. La rumeur se révèle un discours répétitif, repris et transmis, maillon dans la chaîne discursive. On y retrouve le mélange fragmentaire du sujet et de l’objet, de la perspective et de la focalisation, dans un dispositif qui touche à la fois l’énonciation et la référenciation.

Cet aperçu général est suivi par des mises au point spécifiques, s’attachant à des figures de la rumeur dans les récits narratifs. Francis Gingras réfléchit sur la façon dont les plus anciens textes français marqués par la rumeur évoluent progressivement des chansons de geste ou de saint – genres marqués par l’oralité – vers la forme roman – genre défini d’abord par son rapport à l’écriture. Tout semble se passer, au Moyen Âge, comme si la rumeur, qui traverse les premières entreprises romanesques, portait avec elle la question fondamentale du roman : celle de la vérité et du statut de la fiction, dans un monde où la langue vulgaire quitte la sphère de l’oralité et cherche à s’imposer comme langue d’écriture. De son côté, Marie-Pascale Huglo analyse la façon dont le roman s’approprie les discours qui circulent dans la société et la manière dont de tels énoncés distribuent l’information parmi les narrateurs. Elle illustre sa réflexion par l’analyse de La Classe de Neige, où elle montre que le mode d’appropriation de la rumeur sur le « trafic d’organes » et, surtout, sa circulation à l’intérieur du récit font ressortir, d’une part, le régime discursif de la rumeur et, d’autre part, son impact pragmatique au sein d’une collectivité donnée.

Analyser les rapports entre la rumeur et le discours aura été l’occasion de nous interroger sur la validité des études actuelles sur la rumeur. Nous nous demandons si l’on peut parler d’une syntaxe de la rumeur, s’il n’y a pas là un abus de sens, une distorsion du modèle de l’analyse du discours. Autant d’interrogations que chacun d’entre nous s’est posées, tentant de déplacer le débat sur la rumeur entre l’obsession de l’opposition fiction/réalité et l’utopie d’une signification parfaite construite par le critique en tant que lecteur-destinataire des rumeurs.