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Hybridité du genre

J’aimerais examiner les modalités par lesquelles se répand la rumeur dans le roman Le Cavalier et son ombre de Boubacar Boris Diop. Sous la forme d’un conte allégorique, le roman raconte la course effrénée du narrateur afin de rejoindre son amie Khadidja, disparue alors qu’elle était conteuse professionnelle dans un mystérieux palais du royaume. Dans un entrelacement de récits enchâssés, le narrateur rapporte trois contes, Le Cavalier et son ombre, L’Homme de Cro-Magnon et L’Histoire de vendeurs d’agonies, qui lui ont été racontés par Khadidja. Malgré les nombreux détours et biais, le drame finira par être formulé, la vérité finira par éclater. Tous ces contes tournent autour du personnage du Cavalier qui leur confère l’unité thématique.

En accord avec l’ancienne puissance coloniale, le gouvernement d’un État, jamais nommé, met en place une commission chargée de lui proposer un « héros national au-dessus de tout soupçon »[1] (p. 124), symbole de la résistance contre le colonisateur, pour qui on voulait ériger, en son honneur – et grâce à l’aide de ladite puissance coloniale –, un important monument. Dieng Mbaalo fut nommé secrétaire permanent de cette commission peu après ses débuts dans l’administration. Après trois ans de travaux et de divergences, la rumeur commença à exprimer l’impatience du peuple. À la demande pressante du Président, les experts s’accordèrent sur « Le Cavalier » de Bilenty comme héros. Alors que tout le pays attendait avec ferveur l’inauguration du monument, la sculpture du cavalier disparut la veille même du jour de la cérémonie, et avec elle son gardien, Dieng Mbaalo. Ce dernier commença ainsi une seconde vie qui lui permit d’entrer dans la légende en réclamant les droits de la veuve et de l’orphelin. Avec beaucoup d’habileté, le roman raconte l’histoire de la guerre au royaume de Dapienga où les massacres interethniques entre Twis et Mwa font rage – probablement une allusion à la guerre au Rwanda de 1994 après l’attentat qui a coûté la vie au président Habyarimana.

Je partirai de deux passages du roman où il est fait état, chaque fois, de la rumeur :

Je repense à tout ce qui s'est colporté après la disparition de Khadidja. De méchantes absurdités. On disait : un mal mystérieux la ronge et elle se cache quelque part dans la forêt. Khadidja au coeur des ténèbres. De la merde pure et simple. Les ravages de la maladie étaient décrits, avec un réalisme saisissant, par des gens qui n'avaient jamais vu Khadidja. Ses cheveux longs et fins étaient, à en croire la rumeur, devenus d'un gris sale et son visage d'un noir profond avait pris un teint cireux. Pour d'autres fabulateurs tout aussi infâmes, Khadidja avait le corps enflé et couvert de plaies purulentes. Hélas, concluaient les hypocrites, elle n'avait pas eu une vie heureuse : une jeune femme qui se voulait libre et qui n'était plus qu'un monstre finissant ses jours dans la solitude et l'amertume.

p. 75-76

Les travaux de la commission durèrent trois bonnes années. Au début de la quatrième année, un journal commença à distiller des allusions perfides sur l'interminable colloque des experts en héroïsme national. Puis il y eut deux ou trois articles au vitriol sur le thème : les vivants ou les morts, il faut choisir. L'opinion publique se saisit de l'affaire. De folles rumeurs partirent des grand-places, voyagèrent en bus et en cars rapides, s'insinuèrent dans les ruelles des quartiers populaires comme Nimzatt, Colobanne et Benn Talli, prirent le train pour les villes de l'intérieur, occasionnant, d'ailleurs, à chaque gare des attroupements dangereux pour la sécurité publique, suscitèrent l'indignation des masses paysannes courbées sous l'ardent soleil des campagnes, donnèrent des idées à quelques jeunes officiers charismatiques et, revenant se vautrer dans les salons cossus des quartiers résidentiels, finirent tout de même par parvenir aux oreilles du Président. Que disait donc la rumeur? Elle prétendait, en un mot, que les grands équilibres macro-économiques étaient menacés. Les gens adressaient des lettres rageuses et patriotiques aux journaux : avec les centaines de millions offerts généreusement par l'ancienne puissance coloniale, on aurait pu construire des crèches, remettre les hôpitaux en bon état ou donner des semences aux agriculteurs. « Balivernes  », pensait Dieng Mbaalo, furieux. Il soupçonnait tous ces journalistes de vouloir lui enlever le pain de la bouche. Pourtant les experts, ainsi mis au pied du mur, furent bien obligés de prendre une décision au cours d'une séance spéciale.

p. 127-128

Ces deux passages montrent que la rumeur est un genre hybride dont on voit mal les traits qui le distinguent du potin, du pamphlet, de l’écrit polémique, du texte ironique et de la caricature. Dans l’un ou l’autre genre s’entremêlent l’allusion, l’insinuation, le sous-entendu, le commérage, la médisance, la calomnie et l’outrage. La rumeur se distingue, toutefois, par le fait que le narrateur ou l’auteur est pluriel, légion, dirait-on, foule. Mais, avec les autres formes, elle a généralement en commun de parler d’une personne absente ou d’un événement dans un but plus ou moins avoué de communiquer une information, ou une pseudo-information, plus ou moins négative ou tendancieuse, sans nécessairement présenter d’arguments décisifs.

Le fait que le roman retienne la rumeur montre que la littérature donne une légitimité à un épisode essentiel de la vie relationnelle. Ces derniers temps, la rumeur est entrée dans l’actualité africaine, surtout depuis le processus de la démocratisation. Je serai beaucoup plus attentif, dans cette analyse, à l’aspect discursif. Je n’insisterai pas davantage sur les phénomènes de la manipulation, du point de vue social, psychologique et idéologique. Me situant dans le domaine de la pragmatique, je m’efforcerai de décrire les procédés textuels – figures stylistiques, rhétoriques, narratives et discursives – qui provoquent, sur le plan de la réception, cette sorte de séduction spécifique qu’exerce sur le public ce « bruit qui court », produit par la voix collective et transmis par lui-même.

Comme le dit Boubacar Boris Diop lui-même, Le Cavalier et son ombre est le conte qu’écrivait Khadidja pour celui qu’elle croyait être un « petit enfant malheureux » qu’elle voulait « élever à la noble connaissance de soi » (p. 121). Mais lorsqu’elle crut que « le petit » était décédé, elle modifia complètement le schéma de son histoire dont l’objectif devint de « débusquer par tous les moyens un individu arrogant et pervers » (p. 121). Par cette histoire, la conteuse voulait montrer que l’histoire de son pays était une infâme succession de trahisons et de lâchetés, dont il ne restait que des mensonges éhontés (p. 121).

Analyse discursive

Pour qui veut découvrir l’intention du roman, plusieurs possibilités s’offrent à lui. Boubacar Boris Diop suggère les relations complexes et complices entre les anciennes puissances coloniales et leurs anciennes colonies sur la gestion de nouveaux États africains : ou bien les gouvernants africains se préoccupent plus des morts (en l’honneur de qui ils veulent ériger et inaugurer de grandioses et coûteux monuments) que des vivants ; ou bien la façon dont les élites, disposées à critiquer les gouvernants, se compromettent, retombant elles-mêmes dans les travers qu’elles condamnaient chez les dirigeants – dès que ceux-ci les nomment membres d’une commission – ; ou bien encore les horreurs successives des guerres interethniques en Afrique pour la gestion du pouvoir. La liaison sentimentale entre Lat-Sukabé et Khadidja est donc un prétexte et le recours aux contes enchâssés, une feinte pour explorer la face cachée du pouvoir. La rumeur fonctionne ainsi comme un acteur et la seule réaction possible du public. La fonction d’un tel texte est au-delà du domaine de cette « communication phatique » dont parle Émile Benveniste et qui est entretenue par une « forme conventionnelle d’énonciation revenant sur elle-même, se satisfaisant de son accomplissement, ne comportant ni objet, ni but, ni message » (Benveniste, 1976 : 88). Nous avons affaire ici à une véritable satire sociale. Le désaveu de la véracité de ce qu’il écrit (« l’authenticité, comme du reste celle de tous mes mensonges, ne fait aucun doute ! ») est un aveu, fût-ce par la dénégation. Plus tard, il dira : « Dans mes contes si véridiques […] », p. 141), se déclarant, à maintes reprises, « témoin » de ce qu’il rapporte.

À l’intérieur de ce discours polyphonique, se juxtaposent le discours du narrateur, celui des acteurs, enchâssé par celui de Khadidja. Le discours du narrateur met en place les événements et se charge des commentaires. Le narrateur feint, par exemple, de se désolidariser du discours de l’auteur du conte enchâssé :

Me permettra-t-on de donner ma modeste opinion, avant que la conteuse ne commence sa dernière histoire ? En vérité, je jugeais excessive et même quelque peu irresponsable la nouvelle lecture de notre passé par Khadidja. Une nation de traîtres et de lâches, ça n’existe tout simplement pas. Le contraire non plus, d’ailleurs. […] Cependant, comme cela arrive souvent heureusement, sa machine lui échappa des mains et sans trop bien savoir ce qui l’y avait poussée, elle mit de la grandeur et de l’espoir dans la fable. (p. 122-123)

Le discours des acteurs, univers cité dans l’univers narré par le locuteur privilégié, peut se présenter sous plusieurs formes selon le degré de mimesis qui préside à sa réalisation : le discours rapporté, réalisé par le style direct (« Elle dit : « Leeboon… », « Le récit que je vais vous rapporter à présent, si vous n’êtes pas trop fatigué, Monsieur, s’appelle L’Homme de Cro-Magnon », p. 157), transposé au style indirect ou indirect libre (« Il était une fois un petit fonctionnaire », « C’était … », « Cela se passait », etc.) et narrativisé, qui est le discours le plus distant, où la parole devient un simple événement (« L’opinion publique se saisit de l’affaire », « un journal commença à distiller des allusions perfides sur l’interminable colloque », etc.). Le sens du texte résulte, en très grande partie, de la nature des relations qu’entretiennent ces deux grands discours.

À travers une longue prosopopée personnifiée, la rumeur se révèle un discours répétitif, repris et retransmis, maillon dans une chaîne discursive (« De folles rumeurs partirent des grand-places, voyagèrent en bus et en cars rapides, s’insinuèrent dans les ruelles des quartiers populaires comme Nimzatt, Colobanne et Benn Talli, prirent le train pour les villes de l’intérieur »). La particularité de cette rumeur, c’est l’interférence de deux discours qui révèle l’activité réceptrice du narrateur – auditeur et lecteur – et la motivation de la fonction transmettrice dont il se charge en écrivant. Il est souvent difficile de savoir si on lit la rumeur du discours enchâssant ou celle du discours enchâssé. Mais le discours des acteurs est prépondérant. Ce qui prédomine, c’est donc le récit de paroles, l’univers de la citation. Ce qui réunit les discours, la pertinence, c’est le rapport suggéré entre les gouvernants et les gouvernés, les riches et les pauvres. Leur structuration s’articule autour du mélange des instances d’énonciation, qui produit une dialectique particulière. Les deux discours sont continuellement entrelacés. Cette alternance produit, à la lecture, un « brouillage » qui est encore renforcé par le métatexte fréquent du narrateur (« Une bande de malins qui voulaient détourner à leur profit l’aide internationale mendiée à la sueur de notre front ! Des enfoirés, ces prétendus experts », p. 141-142). Le mélange fragmentaire du sujet et de l’objet, de la perspective et de la focalisation, constitue un dispositif qui, touchant à la fois l’énonciation et la référenciation, engendre une dialectique conversationnelle qui est la dynamique du discours. Par les apostrophes qui figurent dans les deux discours (« Khadidja interpelle directement son invisible auditeur [...] et que, du reste, vous aurez bien du mal, Monsieur, à trouver sur la carte du monde », p. 123-124), le lecteur est invité constamment à ce jeu du dit et du non-dit de l’insinuation, réalisant ainsi un processus dialogique. Toutefois, ce processus dialogique ne peut se réaliser efficacement qu’à la condition expresse que l’interlocuteur soit entraîné à participer à ce jeu du dit et du non-dit de l’insinuation. C’est dans ce sens que nous devons comprendre les nombreuses apostrophes qui figurent dans les deux discours.

L’information que véhicule la rumeur est déléguée aux acteurs dont les paroles, tout en faisant partie du texte, s’adressent directement ou indirectement au lecteur, qui est ainsi amené à interpréter, c’est-à-dire à ajouter sa parole à celle des autres qui circule. Le locuteur s’exprime explicitement dans son énoncé à la première personne du singulier. On peut aussi constater sa présence dans un « nous » équivoque, qui souligne sa fonction professionnelle et qui l’identifie en même temps au lecteur dans l’espace intime de la communication confidentielle, et dans les « on » indéfinis qui l’intègrent à la masse anonyme du public et l’assimilent à son interlocuteur. À ces procédés de dépersonnalisation et d’identification au public s’ajoute, accompagnée du même effet, la fonction transmettrice que s’attribue le locuteur, fonction journalistique par excellence, ou de médiateur (pour le conte), mais qui se met au service de l’insinuation et de l’immunité personnelle. Apparemment sans intervention de sa part, semblable au chef d’orchestre, le narrateur s’acquitte de sa fonction de régie en sélectionnant les informations et les opinions, en les ordonnant selon les règles complexes de l’écriture indirecte qui, après avoir éveillé la curiosité du lecteur, maintient sa fascination.

Cette fonction testimoniale (« J’ai été témoin, Monsieur, de l’événement horrible et spectaculaire qui va suivre et tout ce que vous allez entendre est d’une rigoureuse, d’une totale exactitude », p. 157) implique évidemment la fonction réceptrice ‑ d’auditeur, de lecteur, d’interlocuteur ‑ que le narrateur a revêtue auparavant : il a fréquenté non seulement Khadidja, celle qui a composé les contes qui sont à la base de toutes les rumeurs et qui constituent l’objet du roman, mais il assiste également à des scènes prodigieuses de l’homme à la kora au restaurant Cro-Magnon. Il a lu les journaux qui distillent les rumeurs exprimant le mécontentement populaire à la suite du retard que prend la commission des experts, chargée de choisir un héros national pour éclairer l’avenir de la jeunesse. Il a été voisin, à Nimzatt, de Modou qui fait des hypothèses sur les circonstances de la disparition du cavalier. Il insinue ainsi sa crédibilité en se présentant comme confident intime de Khadidja. Sa crédibilité repose sur l’implicite inclus dans les deux activités qui accompagnent le rapportage des paroles entendues ou lues. On entend alors un discours commentatif, à caractère métalinguistique. Ce commentaire subordonne le discours rapporté à celui du narrateur, mais permet simultanément de l’en distancier, comme je l’ai déjà montré. Mais le discours est loin d’être neutre. Le mode d’enchâssement du discours transposé, par le style indirect libre, traduit ici l’appropriation du contenu par le narrateur qui protège cependant sa personne. L’acteur personnel anonyme est contenu dans le sujet (« le peuple », « les ouvriers ou les étudiants en grève », « ceux qui avaient de fortes migraines », « les jeunes poètes, les griots, les musiciens »). L’énoncé de ce sujet collectif se confond avec le discours du narrateur.

Puis il y a un autre acteur anonyme d’un type particulier : le « on » à côté des acteurs impersonnels, rendus par un sujet désignant la parole concrétisée et suivis généralement d’un verbe actif (« de folles rumeurs partirent […], voyagèrent […], s’insinuèrent dans les ruelles des quartiers populaires […], prirent le train […] suscitèrent l’indignation »). On notera la valeur de la personnification et la façon dont l’énonciation mime l’énoncé par l’accumulation successive de ces verbes d’action, reflet de la rumeur qui circule. Ce pronom personnel « on » apparaît pour désigner ceux qui interprètent la rumeur en circulation, c’est-à-dire les récepteurs, non seulement les auditeurs et interlocuteurs intradiégétiques, mais encore le narrateur, qui marque par là son accord avec l’énoncé, et le narrataire qui, lui, est ainsi intégré au groupe de ceux qui produisent la rumeur. Le discours transposé, au moyen du style indirect, a ceci de particulier qu’il traduit, en même temps que l’opinion des « gens » (le sens commun), la pensée ou la conscience du locuteur et celle du lecteur qu’il oriente. Cette propriété relie la subjectivité de la pensée réflexive et autodialogante à l’intersubjectivité de l’opiniocommunis. C’est encore cette propriété qui montre comment les véritables interlocuteurs, grammaticalement absents, peuvent être inclus dans le discours par des voies indirectes et comment un énoncé au sujet indéfini peut se transformer en discours plurivoque. La crédibilité du narrateur repose sur l’implicite inclus dans les deux activités qui accompagnent le rapportage des paroles entendues.

La présence du sujet dans le discours du narrateur se manifeste, enfin, par de nombreux shifters ou embrayeurs qui renvoient à la voix, à la situation de la parole en cours d’énonciation. Les signes déictiques de temps (« en ce moment », « Ce soir-là », « depuis des mois », « au même instant », « le lendemain », etc.), les démonstratifs (« ce bruit », « ce continent », « ces détails croustillants », etc.), les adverbes répétés (« souvent », « catégoriquement », « tout simplement », « légèrement comique », « subitement », « sur-le-champ », « littéralement », etc.) et le jeu des interjections sont autant de morphèmes et de figures qui contribuent à situer la parole et à maintenir le contact. Depuis toujours, ce sont ces multiples formes linguistiques qui, dans la théorie jakobsonienne de la communication, assurent la fonction phatique. Ce qu’il y a de spécifique à la rumeur, c’est que ces formes tendent à se rapprocher de l’oral : l’insistance excessive des interrogations suggestives, la suppression fréquente de la conjonction « que », la redondance de certaines formules (« un pays à la fois dérisoire, pauvre et légèrement comique », « […] la statue du cavalier avait disparu. Partie. Volatilisée. Envolée. ») et les emplois anaphoriques (les « Me permettra-t-on », « doit-on », ) sont des figures du verbal, du parler familial et de l’oralité.

Il en est de même pour les expressions adverbiales qui stipulent la progression du discours (« En effet »), pour ces « ça », « moche » et « cela » familiers et, plus généralement, pour l’emploi du langage stéréotypé (les clichés « forcer le destin », « mal lui en prit », etc.). Ce souci phatique se montre encore en ce qui a trait à la typographie – le roman n’est pas divisé en chapitres –, à la ponctuation, non seulement dans les deux-points et les points d’interrogation, mais aussi dans les points de suspension et d’exclamation, ainsi que dans les expressions guillemetées qui, marquant le passage à un autre code, semblent exprimer la distance que prend le narrateur par rapport à ces moeurs en vogue.

Tous ces signes tentent de mimer le geste, l’intonation et le débit de l’oral et, allant droit au lecteur, sollicitent son accord en modelant sa pensée. Dans ce langage assumé par un sujet parlant mais invisible, l’accent mis sur l’énonciation accorde au discours un statut quasi autonome. Détaché de la personne du locuteur et fortement dominé par la deixis, le discours du narrateur devient une rumeur à partir du moment où, issu d’une voix anonyme, il se mêle aux voix des acteurs et se transforme ainsi en un énoncé qui provient d’une voix collective et où règne l’intersubjectivité.

L’autre catégorie de locuteurs internes est celle des acteurs personnels identifiés : le discours cite le nom de Modou, celui qui a produit l’énoncé incorporé. C’est le cas de l’acteur (« Un journal », « deux ou trois articles ») dont l’énoncé, temporellement situé par « Au début de la quatrième année », est simplement réduit à « s’en faisait écho » – le « en » renvoyant aux bruits en question. Le second acteur est les contes rapportés (Le Cavalier et son ombre, L’Homme de Cro-Magnon, L’Histoire de vendeurs d’agonies). Ce n’est que dans ce cas d’un témoignage public et non verbal, fourni par une amie de longue date, que le narrateur peut se permettre d’établir un cadre référentiel complet, sans s’exposer aux protestations de la part des acteurs cités et sans encourir le verdict de l’excommunication chez son lecteur. Les paroles de Khadidja, introduites par le déclaratif « annonçait » et les deux-points qui marquent la distance maximale entre discours premier et discours second, sont reproduites par le discours rapporté, c’est-à-dire par le style direct de la véritable citation.

Ce procédé permet au narrateur de présenter une série de remarques insinuantes, de sous-entendus triviaux et d’allusions ironiques, sans engager sa propre responsabilité. De plus, l’énoncé de Khadidja présente, dans l’ensemble du discours de la rumeur, l’avantage de s’adresser au lecteur d’une manière extrêmement directe. Cette valeur théâtrale du discours rapporté favorise la manipulation : la citation apparemment indépendante, visuellement démarquée par l’isolement entre trois astérisques, qui indiquent la fin d’une partie (au sens musical) et le début de l’autre, précédés et suivis d’un grand espace vide et de guillemets désolidarisants, la citation littéraire, donc, exerce un point illocutoire exceptionnel par la présence des interjections impératives : 1) par l’apostrophe de l’interlocuteur (« Monsieur »), aussi bien directe (« vous », « tu ») qu’indirecte (« nous, on pensait ») ; 2) par la ponctuation (les deux-points) ; 3) par les adverbiaux du parler familier (« simplement », « heureusement », « légèrement ») ; 4) par le lexique et les clichés dévalorisants du quotidien et de l’ordinaire (« Je casserai tout si on essaie de me rouler », « ce type est complètement cinglé », « les plus fûtés », « Pour le fric, mon gars », etc.) ; 5) par le langage allusif des tours périphrastiques (« Ce citoyen ordinaire »).

Ce qu’il faut faire remarquer dans ce passage, c’est le moyen du discours rapporté par lequel le narrateur insère dans son discours l’énoncé du journal. Par cette double transformation, l’énoncé grotesque – « Que disait donc la rumeur ? Elle prétendait, en un mot, que les grands équilibres macro-économiques étaient menacés. Les gens adressaient des lettres rageuses et patriotiques aux journaux » (p. 128) – tombe sous la responsabilité de trois sujets : le narrateur A cite l’acteur B qui cite à son tour l’acteur C. Construction identique à celle des niveaux diégétiques superposés dans les récits enchâssés et qui constitue le procédé de la distanciation extrême. Sur le plan de l’insinuation, il est évident que le sujet parlant – Lat-Sukabé qui est en même temps l’interlocuteur interprétant de la rumeur – se sert ici du moyen discursif de la restriction pour proposer, comme interlocuteur d’un texte de journal, la seule personne de Khadidja. C’est encore un exemple de mélange discursif par lequel le narrateur, seul responsable de la citation, pratique la simulation. Le jeu du sujet et de l’objet de l’insinuation est ainsi mené qu’il produit un effet d’insinuation en ce qui concerne la réception globale, tandis que l’auteur pourra toujours expliquer qu’il n’a rien dit tout en le disant.

La description de la configuration discursive a mis au jour plusieurs aspects de la dialectique de la rumeur. Elle a notamment révélé la fonction informatrice ou testimoniale, très curieuse de l’instance narrative, qui s’appuie entièrement sur une réception préalable d’énoncés oraux et écrits. Cela signifie que la rumeur est l’énoncé interdiscursif (intertextuel) et métadiscursif (réécriture d’elle-même) par excellence : elle contient à la fois son passé inclus dans le discours des acteurs, son présent en tant qu’acte d’énonciation et son futur par la multiplication des échos qui se répéteront.

Rhétorique de l’insinuation

Le rapport entre les interlocuteurs de la rumeur a dégagé l’énoncé équivoque qui en résulte. Il convient maintenant d’expliciter, dans la perspective de la logique et de la rhétorique, les relations entre le signifiant et le signifié. Le langage de la rumeur ne se réduit pas à la fonction de la transmission de l’information, mais joue, dans la communication, un tout autre rôle, qui est de soutenir des relations interhumaines. Fondé sur la subjectivité, le discours de la rumeur se met au service d’un mode de vie sociale et devient un « jeu » (au sens pascalien) dans le cadre de l’existence quotidienne. Le texte, mimant la rumeur orale, tient aussi compte de tout un dispositif de règles et de conventions qui sont connues des interlocuteurs. Son langage observe d’une façon minimale les règles du principe de coopération : la quantité d’information, la qualité ou la véracité, la pertinence et la modalité ou la clarté de la présentation. Le locuteur peut se permettre de satisfaire au minimum à ces règles. Ce qui unit ce langage labile et qui lui permet de fonctionner, c’est donc l’implicite (l’implication conversationnelle, selon Grice, 1979).

La stratégie de l’implicite, comme on le sait, repose sur deux piliers. Le premier est le sous-entendu qui consiste à faire comprendre à l’interlocuteur une chose sans la dire et qui se fonde sur les présupposés du savoir commun. Le second est l’insinuation, cette action adroite et habile de faire entendre, souvent à mauvais dessein, une chose qu’on n’affirme pas positivement, mais qu’on laisse conclure à son interlocuteur. Je ne ferai ici qu’esquisser les grandes lignes de la démarche discursive du texte sur le plan de l’orientation argumentative et je me permettrai de renvoyer aux outils méthodologiques qui aident à procéder à une analyse exhaustive (Ducrot, 1969, 1972, 1973, 1978).

La stratégie employée à partir du titre se reflète dans l’ensemble du texte où la logique se fonde davantage sur le « faire croire », réalisé par un dire sans l’avoir dit qui sert de preuve et qui peut fonctionner grâce au pacte que le lecteur complice conclut avec le texte de la rumeur. Pour le narrateur, le sous-entendu contenu dans ce « bruit qui circule » a l’inestimable avantage de pouvoir toujours être renié : les formes syntaxiques lui permettent d’éviter l’assertion personnelle et d’attribuer l’interprétation concrète de ses dires à l’acteur impersonnel (« on », « des gens », « l’opinion »). De manière analogue, il peut toujours se retrancher, en cas d’accusation, derrière le sens littéral des mots et se mettre à l’abri en attribuant à autrui les renseignements de seconde main contenus dans les nombreuses citations allusives ( Ducrot, 1969 : 36-39 ; 1972 : 131sq. ; 1973 : 225sq.).

Le discours qui résulte de cette attitude protectionniste est cependant tenu, par la loi de l’enchaînement, de satisfaire aux conditions de progrès, de cohérence et de pertinence. Dans la construction lâche de la rumeur, on observe la répétition d’indices disparates qui, tous, se rapportent à l’intention suggérée (« Leur monde est si moche… Où irions-nous si parfois la fable ne nous laissait un peu rêveurs ? », p. 192). Cette redondance, alternant avec les interrogations obsédantes, affermit l’insinuation initiale et désigne ce qui n’est pas dit, le sens sous-entendu, surajouté. Aucune information, prise isolément, n’apporte la preuve ; ensemble, elles entraînent l’interlocuteur dans la direction de l’affirmation et acquièrent ainsi une valeur argumentative de persuasion.

En considérant la rumeur comme un récit où se distinguent des formes modales et des niveaux narratifs, on s’aperçoit que ceux-ci participent d’une manière toute particulière à assurer ce mouvement de l’insinuation dans le texte. Aussi bien sur le plan de la « distance », où le récit d’événements et le récit de paroles sont habilement entremêlés, que sur celui de la « voix », où les niveaux diégétique et extradiégétique sont aplanis, les propriétés de l’histoire et celles du discours se confondent à la lecture[2]. Le processus de la persuasion, qui prend ici la forme d’une orientation argumentative, ne correspond pas à celui du texte journalistique informatif, où la promesse du titre est tenue par la démonstration, par la révélation événementielle et par l’argumentation. Dans la rumeur, il n’en est rien. Les éléments narratifs de la rumeur ne sont pas organisés en vue d’une argumentation. Il n’y a ni logique du récit, ni rhétorique argumentative dans l’acception habituelle des termes. Les différences entre discours et histoire sont effacées par un mélange qui est le produit de la simulation et la source de l’insinuation (« simuler » signifie aussi, à l’origine, « mélanger »). J’ai montré comment ce jeu de la simulation fonctionne grâce au jeu de l’enchâssement de plusieurs niveaux discursifs, par exemple dans la citation des contes de Khadidja, où l’implication est inscrite dans les rapports qu’entretiennent les trois énoncés superposés. Ce tour habile se retrouve dans les paroles ambiguës du narrateur, insistant sur les caractères à la fois mensongers et véridiques de ce qu’il rapporte. Ce mélange déclaré du mensonge et de la vérité, du vrai et du faux, produit un plan réflexif neutre sur lequel le lecteur recouvre sa liberté. La fréquence des appels aux stéréotypes et des figures illocutoires, présupposant une morale existante et incitant au jugement, montre bien ce qu’il y a de fondamental dans l’implicite, qui permet de « dire quelque chose sans accepter pour autant la responsabilité de l’avoir dit, ce qui revient à bénéficier à la fois de l’efficacité de la parole et de l’innocence du silence » (Ducrot, 1972 : 12 ; Flahaut, 1979 : 178). La parole de l’implicite et le silence de la déduction sont les signes qui inscrivent, dans l’esprit du lecteur, la relation entre le contenu de la rumeur et la réalité ambiante.

On peut également considérer ce passage comme une négation restrictive, qui a pour effet, selon la loi de l’exhaustivité, la négation de la restriction. Comme l’antiphrase, la litote et l’hypallage, ce mouvement rhétorique, proche du « délit de parole », selon Genette, est lié à la question de la connaissance restreinte. Il est possible que, pour la rumeur, il y ait deux stades dans le processus de la réception : un stade de l’impact direct, où le lecteur assimile simultanément le plan événementiel et celui du commentaire qui s’y intègre ; ensuite un stade postérieur, celui de la mémorisation où s’affaiblit le plan commentatif et où domine celui des éléments concrets du narratif. Cette dernière image survivrait comme la fumée visible d’un feu qu’on n’a pas vu, ces détails épicés qui confirment le cliché de base et qui déterminent la matière dont la rumeur sera transmise une nouvelle fois.

Le discours de la rumeur, construit sur le présupposé, épouse la forme du verbal, de la conversation, où domine la fonction communicative. La fonction communicative du langage se superpose à sa fonction objective. Le dit de la rumeur a une valeur toute particulière qui, n’étant pas de l’ordre du logique, mais du psychologique, est difficile à définir. Comme je l’ai déjà dit, tous les moyens mis en oeuvre contribuent à privilégier la fonction phatique du texte qui accède, grâce à sa subjectivité, au statut de la parole. D’origine inconnue, le discours s’adresse à l’interlocuteur comme un murmure où se mêlent de multiples voix. L’objet de l’énonciation, la révolte, semble lui-même simulé. La rumeur permet à l’individu de se joindre au groupe.

Pure « parole », le discours de la rumeur se rapproche du bruit ou, comme le dit encore Blanchot, « du bruissement humain » (1969 : 358), ou Barthes, du « bruissement de la langue » (1984). Par sa valeur relationnelle, ce « bruit qui court » devient le plaisir qui circule. Étant murmure, chuchotement, il paraît s’investir d’un pouvoir sonore qui ressemble étrangement à la communication collective à travers la prière. Le Cavalier et son ombre serait alors une mise en abyme involontaire.

L’écriture de la rumeur s’organise autour du jeu des présupposés et des implications, de l’emploi du langage parlé et familier, du cadre des références communes et de l’agencement des stéréotypes. Le cadre référentiel du royaume de Dapienga, le restaurant de Cro-Magnon, la cupidité des élites, la mauvaise gestion de la chose publique, les guerres interethniques, l’arrogance des puissants, les rapports de complicité entre anciennes puissances coloniales et nouveaux États africains renvoient à un monde connu du public. C’est sur ce savoir commun que se fonde la participation à la « conversation », ici à la lecture de la rumeur, selon le principe de coopération (Grice, 1979). Cette expérience et cette connaissance sont exploitées de manière systématique dans un sens qui flatte l’interlocuteur : les truismes et les tautologies favorisent la consommation aisée du texte. Les suppositions banales contenues dans les interrogations, les images stéréotypées, les reproches de la gestion établis, les emplois du langage parlé, tous ces « loci communes » tendent à accoler le texte au public.

Le trait saillant qui caractérise la rumeur sur le plan de la communication, c’est le contraste entre le langage direct de l’allocution et le détour qu’emprunte le locuteur en présentant l’information. En effet, l’information est toujours fournie par des chemins indirects : en laissant la place aux acteurs, en apostrophant le destinataire, le narrateur se retire au point de se rendre invisible. C’est la parole qui importe – non pas sa parole ‑, une parole dépersonnalisée, dégagée de son locuteur, et qui est déjà presque celle de l’interlocuteur. Le Je et le Tu, le Moi et l’Autre, deviennent interchangeables et vont dans le sens d’une assimilation, non pas d’une reconnaissance dialectique. L’instance narrative se transforme en voix dont l’énoncé, affranchi de son origine, confère à la rumeur son autonomie. La distance entre locuteur et auditeur étant ainsi non pas consolidée, mais nivelée, les plans de l’énonciation et de la réception sont aplanis. Dans la structure technique, qui est à la fois une structure idéologique, cette égalisation est le résultat d’une écriture simulante et dissimulante.

La simulation, dans l’analyse discursive, désigne l’acte d’énonciation où le locuteur s’approche le plus possible du langage du groupe auquel il s’adresse, dans le but d’induire celui-ci en erreur. Au sens large, le locuteur présente comme réel quelque chose qui ne l’est pas, tout en feignant d’y croire. Dans le roman, cette simulation est évidente : le narrateur se réfère à un conte que lui racontait son amie, et la rumeur s’en mêle. De manière analogue, l’auteur mène le jeu de la dissimulation qui est l’acte d’énonciation au cours duquel des éléments pertinents, qu’on peut supposer connus du lecteur, sont sciemment cachés. La simulation et la dissimulation servent à créer l’ambiguïté et la séduction. Dans la rumeur qu’il rapporte, le narrateur cache ses sources d’information par des silences volontaires, en présentant des locuteurs anonymes et en omettant d’exploiter la situation de parole, ce qui rend la valeur de ses dires invérifiable.

La simulation et la dissimulation constituent des opérations majeures en vue de la manipulation d’auditeurs et de lecteurs. Pour mieux saisir leur fonctionnement dans le genre de la rumeur, en ce qui concerne les procédés linguistiques, il faudrait se servir de la notion de « trivialité ». Je partirai de la notion de skaz pour expliquer celle de trivialité. Le phénomène de skaz a été traité par les formalistes slaves et désigne un « récit expressif direct, dans lequel la construction est fondée sur le ton de la narration » (Théorie de la littérature). L’auteur introduit dans son discours, code individuel artistique, une autre voix, qui parle le langage quotidien, le code de la doxa. Ce mélange de l’écrit et de l’oral, du poétique et du profane, du conventionnel et du non conventionnel mène dans le texte à un langage spécifique où « l’articulation, la mimique, les gestes phoniques, etc., jouent un rôle particulier ». Il s’établit alors une interaction de paroles d’origine et de nature différentes, une relation dialogique entre, d’un côté, le discours de l’écrit, plus ou moins officialisé et homogène dans le cadre de son genre, et, de l’autre, le discours du verbal, mimesis du langage commun, beaucoup plus varié et plus libre. Cet assemblage de deux codes différents, dont l’un enrichit l’autre, rend le discours textuel, dans son ensemble, plus dynamique et invite à la participation sur le plan de la communication. En effet, en citant et en juxtaposant des voix multiples, le skaz permet d’instaurer la communication interne, l’interférence textuelle (Bakhtine, 1970). Dans de tels passages momentanément hybrides, le métissage discursif, habilement dosé, dynamise le discours en rompant son uniformité et en engendrant de nouveaux rapports dialogiques, de nature linguistique.

Il peut s’opérer un glissement de registre, à l’intérieur du même texte, dans le discours d’un seul et même sujet. Dans le discours narratif, l’expressivité se traduit par un rapprochement de l’oral, dont l’agencement chaotique se substitue à l’organisation réfléchie de l’écrit. Dans ces passages, l’émotion du locuteur parvient à un degré que la communication écrite ne saurait rendre. Le discours bascule alors dans le verbal, comme par une syncope ou un télescopage. Aux mots défectueux se substituent les paroles qui doivent leur restituer la valeur expressive de l’oral. Cette substitution qui, évidemment, se fait par le moyen du signe écrit est obtenue par une imitation du verbal : l’absence de ponctuation ; une syntaxe anormale, désarticulée, elliptique, un vocabulaire incohérent, approximatif ; des associations confuses ; une progression perturbée et anarchique. Cette discontinuité, voire ce désordre, si contraire à l’écrit, est celle du conversationnel, dans des situations conflictuelles dont l’écriture épouse le mouvement spontané et auquel elle emprunte la puissance illocutoire. Les mots, faussement employés, tirés de leur contexte habituel, sont appelés à faire oeuvre de parole.

Cet emploi constitue une rupture abrupte dans le discours : le registre relativement uniforme de l’organisation scripturale est coupé par celui de l’oral ; deux « styles », si différents, ayant chacun ses propres lois, sont opposés. L’interlocuteur subit l’effet de cette transformation qui rapproche la situation communicationnelle de celle du quotidien. Déconcerté, il entend, dans le mot qui se fait parole, la voix qui se brise par une émotivité trop forte. Cet effet est le résultat du skaz qui, apparaissant dans le discours d’un même locuteur, peut être défini comme un glissement de l’écrit vers l’oral, comme un écart discursif, une déviation stylistique.

Conclusion : le lecteur de la rumeur

Il va de soi que l’intention de la rumeur correspond à celle du lecteur et que ses moyens linguistiques, leur sélection et leur mise en forme, sont déterminés par elle. La rumeur correspond parfaitement au goût dominant d’un large public dont elle confirme les habitudes du quotidien et auquel est offert l’exceptionnel pour soulager les difficultés du présent. Sur le plan idéologique, la rumeur véhicule et affermit les « vérités » établies, les préjugés du monde banalisé, ses certitudes rassurantes.

Le lecteur de la rumeur est quelqu’un qui est curieux et qui cherche le divertissement (ou la révolte contre sa condition, c’est selon) dans le sensationnel. Il cherche l’illusion, « la fable », comme dit le roman, pourvu que la « réalité » décrite corresponde à cette réalité imaginaire contenue dans ses rêves. L’un des traits dominants en est le mélange des classes sociales, le rapprochement du noble et du vulgaire. Deux champs sémantiques sont alors assemblés qui, dans l’ordre conventionnel, ne peuvent s’accorder : d’un côté, l’élite, l’intouchable, le merveilleux ; de l’autre le quotidien, le vulgaire, le « louche » – domaines entre lesquels se situe le lecteur. L’alliance de ces termes antithétiques – au sens normatif évidemment – constitue une fusion d’éléments sociaux « chargés », qui est devenue une image-cliché, comparable au mythe. L’égalisation des différences individuelles et le nivellement des écarts sociaux se traduisent, dans l’écriture de la rumeur, non seulement par le mélange des niveaux narratifs (intra-, extra- et métadiégétique) et discursifs (discours rapporté, transposé et narrativisé), mais aussi par celui des registres et des codes linguistiques.

Cette égalisation est également à la base de l’histoire. C’est en suivant le modèle du nivellement que le roman introduit le couple de la princesse (Siraa) et du Vainqueur de monstre, sans savoir qu’il actualise simultanément le conte de fées africain et celui de Cendrillon, à qui s’ouvre la voie à une vie meilleure, et celui de la Chemise du Roi, qui abaisse le puissant au niveau du commun, réalisant, ainsi, cette « matière de rêve », le Traumarbeit.