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Comment comprendre Du sens aujourd’hui ? Comment mesurer sa pertinence, voire son actualité, sans avoir recours à une perspective historique et sélective selon laquelle on ne retient que certaines idées canoniques : l’isotopie, le carré sémiotique ou le modèle actantiel ? Réduire à ces concepts les contributions de cet ouvrage minimise considérablement leur impact et fait abstraction de l’économie théorique dans laquelle ils ont été élaborés. Or, si ces notions sont réunies dans un seul et même texte, c’est qu’elles participent à une idée centrale : « le sens […] peut se définir […] comme la possibilité de transformation de sens » (Greimas, 1970 : 15). Simple, mais en apparence seulement, cette affirmation laisse entrevoir une vision de la narrativité qui cherche à dépasser la matérialité du texte pour révéler ses structures immanentes. Précisons-le dès le départ : l’intention de cet article n’est pas de faire l’apologie de la sémiotique structurale. Ses prétentions universelles, l’économie qu’elle fait du corps et sa pertinence vis-à-vis des formes narratives non stéréotypées, entre autres, ont déjà fait l’objet de nombreuses remises en question. Toutefois, en définissant le sens comme une « possibilité », Greimas déplace le poids de sa théorie des « structures-machines » génératrices de textes, comme le prétendent de façon caricaturale ses détracteurs, vers un potentiel[1]. Cette idée de potentiel permet d’ancrer les aspects plus programmatiques de la sémiotique greimassienne dans une réflexion qui demeure nécessairement ouverte, surtout lorsqu’on se penche sur une forme de textualité bien de notre temps, à savoir le jeu vidéo.

Le jeu vidéo permet d’aborder très clairement la notion de structure, surtout dans les premiers exemples mis en marché. Pensons, entre autres, à Pacman, jeu d’arcade dans lequel le contenu narratif paraît minimal, mais qui est généré par une série de structures permettant au personnage éponyme d’évoluer à travers les différents niveaux du jeu. Or, l’évolution et la sophistication grandissante de ces jeux – ils s’inspirent de plus en plus du cinéma et de la littérature – poussent à leurs limites les idées de structure annoncées par Greimas, ce qui est tout à fait compréhensible car elles s’appliquent à des objets qu’il n’avait pas imaginés[2]. L’interactivité, le jeu en ligne, le caractère ludique et poétique des storyboard, l’introduction du hasard et « l’intelligence » accrue des ordinateurs, ainsi que l’usage que le jeu en fait, introduisent de nouveaux éléments qui résistent aux structures identifiées dans Du sens et, ce faisant, précipitent une réévaluation de la théorie, justement en fonction de son principe d’ouverture.

En me penchant sur des jeux représentatifs de trois générations d’ordinateur et de logiciel, à savoir Pacman, King’s Quest : Mask of Eternity et Myst III : Exile, je décrirai, à l’aide des théories annoncées dans Du sens, l’émergence et quelques manifestations de ce nouveau type de textualité. Conscient des limites de ces théories pour le jeu vidéo – la voix ou la subjectivité seront mises de côté –, je situerai néanmoins le portrait qui en émerge dans une considération plus large de la pensée greimassienne. Je cherche à montrer comment Du sens, avec ses forces et ses faiblesses, peut encore provoquer une réflexion pertinente autour d’un objet d’actualité.

Pacman

Cette célèbre figure jaune voit le jour en 1980 quand le concepteur de jeu, Tohru Iwatani, s’inspirant d’un personnage du folklore japonais, Paku, connu pour son appétit vorace, crée un jeu dans lequel on doit manger tout ce qu’on trouve sur son chemin pour avancer. Au départ, on nomme le jeu et le personnage puckman, d’après l’expression japonaise pakupaku, qui signifie mâcher goulûment. Lors de sa mise en marché en Amérique du Nord, la compagnie Bally/Midway transforme cependant le nom en Pacman pour décourager ceux qui voudraient remplacer le « p » par le « f » dans l’ancien nom ! Le jeu consiste à guider le personnage jaune à travers une série de labyrinthes simples. Il doit à la fois manger les rondelles placées sur son chemin pour accumuler des points et éviter quatre fantômes – Blinky, Pinky, Inky et Clyde – qui peuvent le tuer s’ils le touchent. Aux quatre coins du labyrinthe, se trouvent des rondelles plus larges qui permettent, lorsque pacman en mange une, de liquider les fantômes pendant un certain laps de temps. À chaque niveau, apparaît un fruit ou un autre symbole qui donne des points supplémentaires une fois consommé. En outre, les fantômes deviennent de plus en plus rapides et leur période de vulnérabilité de moins en moins longue. La musique, élément inséparable du jeu, contribue à cette tension montante en devenant plus aiguë à chacun des écrans.

Figure 1

Capture d’écran Pacman

Capture d’écran Pacman

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Dans ce jeu, on peut à peine parler de narrativité. Le personnage de pacman poursuit une quête primitive, celle de la recherche de nourriture. Une tension narrative progressive est installée par deux obstacles : le labyrinthe et les fantômes. Contrairement aux jeux développés ultérieurement, la santé du personnage ne peut pas décliner puisque son statut se réduit à deux états : vivre (en mangeant) ou mourir[3]. Ces modes d’existence ne permettent que l’accumulation (influence du modèle économique), représentée par le pointage affiché sur le haut de l’écran. D’aucuns pourraient objecter que ce jeu ne crée pas de véritable récit, surtout si on le compare aux autres jeux dont il sera question plus loin. Toutefois, dans Narrative Across Media, Marie-Laure Ryan propose trois critères pour définir un récit : 1) celui-ci doit créer un univers peuplé d’objets et de personnages ; 2) cet univers doit subir des changements qui engendrent une dimension temporelle ; 3) le récit doit permettre la mise en place d’un réseau interprétatif de buts, de relations causales et de motivations psychologiques autour des événements (2004 : 8-9). Tous les jeux examinés dans cet article répondent à ces critères. En fait, la narrativité relativement restreinte de Pacman ne pose pas de handicap pour l’analyse. Au contraire, en réduisant sensiblement la distance entre les instances ab quo et ad quem du récit, elle permet d’exposer plus facilement sa grammaire.

Un seul programme narratif est mobilisé par le concepteur de Pacman ; il s’agit de la quête. Cette quête, représentée par le fait de manger, est soumise à un jeu de contraintes sémiotiques qui déterminent qui mange quoi et à quel moment. Un premier axe sémantique oppose donc deux termes décrivant les conditions dans lesquelles le personnage peut se nourrir : conditions libres ou conditions restreintes. Les petites rondelles peuvent être mangées librement ; elles ne sont pas soumises à des conditions. Toutefois, pour consommer les fantômes, il faut avoir préalablement mangé une grande rondelle. Les deux termes de l’axe sémantique de base sont alors :

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La présence de la grande rondelle nous incite toutefois à considérer d’autres relations de consommation dans le jeu, à savoir les contradictoires « non libre » et « non restreint ». Comme les petites rondelles, les grandes rondelles sont présentes dans le labyrinthe, mais en moins grand nombre. Aucune action préalable n’est requise pour les consommer. Les grandes rondelles occupent donc la position « non restreint ». Quant à la position « non libre », elle est occupée par les fruits et les autres symboles qui peuvent être consommés, mais qui ne se manifestent que deux fois par niveau et ce, en fonction du pointage accumulé. On peut représenter cette relation à l’aide du carré sémiotique :

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Dès lors, on peut observer que le programme narratif relativement fruste de ce jeu est néanmoins articulé autour d’une structure élémentaire qui lui confère un mouvement (la syntaxe)[4] et qui instaure une première tension sémantique. Pour présenter un défi au joueur, la structure du jeu doit cependant comporter des points de résistance à l’avancée narrative programmée dans la structure élémentaire. Dans le système actantiel, cette résistance est manifestée par un opposant, représenté par les fantômes ; dans la programmation spatiale, elle est illustrée par le labyrinthe.

Le système actantiel demeure stable tout au long du jeu. En termes d’acteurs, chaque fantôme possède ses propres traits de caractère : Blinky accélère plus vite que les autres et il aime poursuivre pacman ; Pinky est le premier à se retourner sur son chemin (et à attraper pacman) après le déclenchement du mode « dispersion » ; Inky est imprévisible et donc dangereux ; enfin, Clyde se tient souvent à part et semble se désintéresser du jeu, ce qui augmente la difficulté puisque le joueur ne peut pas, au préalable, regrouper tous les fantômes afin de les éliminer. Ces traits font partie de la trame narrative, plus précisément celle de la caractérisation. Toutefois, à cause des similarités entre les personnages et du manque de développement au-delà de leur fonction immédiate – qui est de s’opposer à la quête de pacman –, le joueur peut clairement identifier leur position actantielle commune. Ce point de résistance s’articule autour d’une opposition archaïque, mais encore très efficace : celle de la proie et du prédateur. De plus, l’emploi de fantômes pour signifier cette opposition, même si cela se fait dans une optique ludique, mobilise aussi toute une dimension mythique, ancrée dans un système social de croyances. Rappelons que Pacman a été développé au Japon et que le fantôme occupe un rôle important dans la culture nipponne. Comme dans le théâtre nô, l’eidôlon virtuel s’avance dans un entre-deux, dans un lieu où la vie côtoie nécessairement la mort, notion qui se prolonge dans la possibilité de réincarnation offerte par le jeu. Ajoutons à cela que le personnage de pacman provient du folklore nippon et, dès lors, on comprend jusqu’à quel point le jeu, en plus de mobiliser un programme narratif, repose aussi sur une structure sociale mythique.

La programmation spatiale est elle aussi simple mais efficace. Grâce à une représentation bidimensionnelle relativement primitive, on inscrit un opérateur syntaxique, représenté en fiducie par le personnage de pacman, devant une structure destinée à l’acquisition d’une valeur modale, plus exactement le savoir. C’est en jouant le jeu que l’opérateur apprend à maîtriser l’espace et même à s’en servir pour développer des stratégies de consommation. Il peut aussi apprendre en consultant des walk through, c’est-à-dire des solutions de jeu publiées dans des groupes de discussion en ligne ou dans des sites Internet gérés par d’autres joueurs[5]. Cette possibilité, à laquelle les joueurs ont souvent recours, confirme la relation de fiducie entre le joueur réel et le personnage.

La théorie actuelle éprouve des difficultés à concevoir un modèle qui tienne compte de cette relation entre le joueur et le personnage. Peter Bell a recours à la narratologie classique, en parlant de « personne » et de « point de vue », dans son étude des jeux où le joueur voit à travers les yeux du personnage. Cependant, comme il le souligne, il ne faut pas assimiler ce « je » au narrateur, car les actions de l’avatar (et donc du joueur) sont circonscrites par les possibilités offertes dans le code du jeu (2003 : 13). Brenda Laurel, quant à elle, propose de considérer cette relation dans l’optique de la communication théâtrale (1991). Cette hypothèse est intéressante, car elle permet de concevoir le joueur comme un acteur qui revêt un personnage pour entrer dans l’univers de fiction construit par le jeu. Comme au théâtre, ses actions sont déterminées par le « code » (pièce écrite, mise en scène) et ses possibilités sont limitées. Toutefois, même dans le cas d’une pièce de théâtre comme Six personnages en quête d’auteur de Pirandello, où les personnages donnent l’impression de s’emparer du code, les actions de l’acteur sont toujours programmées[6]. Or, dans le jeu vidéo, le joueur possède une certaine liberté, même dans un jeu aussi peu narratif que Pacman. Il peut se référer à des objets réels en dehors de l’univers de fiction, c’est-à-dire les walk through, pour améliorer sa compétence, et il peut développer des stratégies en se servant du code, voire refuser de collaborer avec ce code, notamment en laissant mourir expressément son avatar. Un exemple encore plus flagrant de ce refus se trouve chez les joueurs qui « sabotent » le code dans des jeux multijoueur « en ligne » comme Ultima. Au lieu de suivre le programme narratif axé sur l’accumulation économique et l’avancement social établi par le jeu, ils campent le rôle d’un hors-la-loi et passent leur temps à voler, à marauder et à tuer. Espen Aarseth voit dans cette subversion du code le signe d’un discours « post-narratologique ». Selon lui, le jeu d’ordinateur, orienté non pas sur la réalisation d’un énoncé narratif mais sur une structure ouverte de quête, échappe à la théorie narratologique qui serait déterminée, elle, par une téléologie narrative (2004 : 375). Il est clair que le média employé, que ce soit le langage, le son, l’image, etc., exerce une influence sur la forme que prendra ce récit. Toutefois, l’approche ségrégationniste d’Aarseth passe sous silence les éléments qui font du jeu d’ordinateur un support de narration. De plus, il fait abstraction du niveau structural de ce type de récit au profit d’une définition plutôt étroite de la narratologie. Finalement, même si le joueur participe à la narration par l’interactivité du jeu, cette participation est déterminée par le code. L’ouverture du jeu est donc relativement restreinte. Comment comprendre alors le rôle du joueur dans le déroulement du programme narratif ?

Dans le jeu d’ordinateur, il faut tenir compte d’une relation unique entre le joueur et son avatar ; il s’agit en fait d’une relation fiduciaire entre les deux plans de l’être (le joueur) et du paraître (le personnage). C’est précisément le jeu qui ouvre cette relation d’interface et, ce faisant, crée un nouveau rapport de narrativité. Dans la narratologie classique, on sépare rigoureusement les êtres réels (l’auteur, le lecteur) et les êtres de fiction (le narrateur, le narrataire, etc.). Dans le jeu d’ordinateur, cependant, c’est justement l’interface et les efforts déployés pour réduire la distance entre ces deux plans qui augmentent le sentiment d’immersion dans l’univers créé par le code[7]. Tournons-nous maintenant vers un jeu dans lequel cette interface se présente de façon beaucoup moins primitive.

King’s Quest : Mask of Eternity

La série de jeux King’s Quest voit le jour en 1983 quand la conceptrice, Roberta Williams, crée, avec sa compagnie Sierra On-Line, un jeu de stratégie fantastique intitulé « King’s Quest for the Crown ». Le jeu s’articule autour d’une trame narrative relativement simple. Le sieur Graham, un chevalier dans le royaume de Daventry, doit aider le roi Edouard à récupérer trois trésors perdus. Comme Pacman, ce jeu mobilise donc un programme narratif classique, à savoir celui de la quête. À la différence de son précurseur, cependant, le jeu développé par Williams, de même que ceux qui complètent la série multiplient, de façon beaucoup plus importante, les emprunts à la littérature et au cinéma de fantaisie pour étoffer l’univers de fiction qu’ils créent. Mes observations porteront sur le huitième jeu de la série, plus précisément King’s Quest : Mask of Eternity.

L’éclatement du Masque de l’Éternité en quatre morceaux provoque un orage qui pétrifia tous les habitants de Daventry, y compris le sieur Graham. Seul un roturier, du nom de Connor Ly Marr, fut épargné. Le joueur, dans le rôle de Connor, doit récupérer tous les morceaux du Masque en traversant sept pays différents, habités par des monstres et d’autres créatures magiques, afin de réaliser sa quête. J’ai choisi de m’arrêter sur ce jeu pour deux raisons précises. Dans un premier temps, il s’agit d’un jeu hybride : Williams conserve l’aspect « jeu de rôle » des jeux antérieurs avec ses énigmes à résoudre, ses paysages à explorer et ses personnages à interroger, mais elle introduit aussi des éléments tirés des jeux de combats. Le personnage doit se battre pour accumuler des points d’expérience. L’introduction de ce nouvel élément influence plusieurs aspects du jeu, dont le « temps réel », le « point de vue » et l’interface. Dans un deuxième temps, ce jeu profite des avancées informatiques introduites à la fin des années 1990 pour mettre en place un univers 3D, ce qui accroît considérablement son réalisme[8]. Ces progrès augmentent aussi le sentiment d’immersion du joueur dans l’univers du jeu et, à la différence de Pacman, il peut opérer une interface ou bien en caméra subjective ou bien « à la troisième personne ». Lors des séquences proprement narratives, cependant, la scène se déroule uniquement à la troisième personne.

Figure 2

Capture d’écran King’s Quest : Mask of Eternity

Capture d’écran King’s Quest : Mask of Eternity

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Ces innovations exercent une influence appréciable sur les structures de l’univers de fiction créé par le jeu. Plus exactement, elles établissent deux niveaux de narrativité : un premier, plutôt classique, pris en charge par le code et à travers lequel le personnage de l’avatar est raconté ; et un deuxième, spécifique au genre, dans lequel c’est la relation de fiducie qui sert d’instance de médiation entre les structures narratives mises en place par le code (l’instance ab quo) et les énoncés produits par cette interaction (l’instance ad quem). J’associe le premier niveau à ce que Greimas, dans Du Sens, nomme tout simplement l’énoncé narratif ; je réserve le terme « suite performancielle » au deuxième niveau de narrativité[9]. Examinons maintenant ces deux niveaux, en commençant par le deuxième.

Un jeu comme Pacman met en place un programme narratif du deuxième type. « L’histoire » racontée par ce jeu tire son origine uniquement dans l’interaction du sujet opérateur avec le code. On peut aisément le représenter par un énoncé narratif simple :

Ici, « le faire, en tant que procès d’actualisation, est dénommé fonction (F) et le sujet du faire, en tant que potentialité du procès, est désigné comme actant (A) » (Greimas, 1970 : 168). On peut aussi préciser la fonction à l’aide de l’énoncé modal (EM) élaboré dans le jeu :

En revanche, dans King’s Quest : Mask of Eternity, le programme narratif global (la quête) est de type mixte, car il résulte des énoncés narratifs produits par le code et des suites performancielles produites par l’interaction. Sur le plan du niveau apparent (le récit), les énoncés narratifs sont actualisés par une narration extradiégétique, alors que les suites sont généralement intradiégétiques. Notons, par ailleurs, que ce sont les suites performancielles qui font en sorte que chaque partie de jeu soit différente, car, en principe, il y a plusieurs façons de récupérer les fragments du Masque. On peut miser sur la performance physique, par exemple, en prêtant une attention particulière aux sources de nourriture ; dans ce cas, le pouvoir est mobilisé comme modalité. Toutefois, on peut aussi jouer une partie plus conservatrice sur le plan physique en se servant des potions magiques ; dès lors, la compétence modale relève plutôt du savoir. Au niveau immanent, cependant, rappelons que cette possibilité de choisir n’introduit pas d’ouverture, car elle affecte peu la structure de la quête. L’acquisition d’une compétence modale, prévue dans le programme narratif global, permet au joueur et à son avatar d’avancer tout simplement vers la réalisation du but. Cette acquisition est même assurée, en quelque sorte et plus précisément, par la possibilité de sauvegarder des parties. Cette fonction « signet », assumée par le sujet opérateur, constitue un moyen d’ordonnancer ses propres performances modales et d’orienter les suites syntagmatiques du jeu vers son aboutissement logique, à savoir la réussite de la quête. Sorte d’embrayage sur le code, le fait de pouvoir geler les configurations syntaxiques et sémantiques, lors du déroulement d’une suite performancielle, pointe du doigt la relation de fiducie entre l’avatar et le joueur et montre le rôle de médiation joué par ces derniers. Cette médiation ne correspond pas, cependant, à l’ouverture, car les unités narratives dérivées des suites performancielles sont généralement subordonnées aux suites syntagmatiques créées par le code.

Plus précisément, l’orientation et l’organisation des suites performancielles sont assumées par le premier niveau narratif, c’est-à-dire celui à travers lequel le personnage de l’avatar est raconté. C’est dire que, à l’intérieur de chaque programme narratif du jeu, se trouve une micro-séquence narrative par laquelle le sujet opérateur et son avatar actualisent l’une des possibilités contenues dans le code. C’est cette actualisation qui fait évoluer le jeu en permettant à l’avatar d’avancer au prochain programme narratif. Aarseth explique cette avancée en se servant de l’analogie « perle et chaîne ». Selon cette logique, chaque « perle » correspond à un micro-univers à l’intérieur duquel le sujet opérateur et son avatar peuvent faire des choix. Toutefois, quant au syntagme créé par l’alignement des perles, il n’existe aucun choix. Le joueur doit suivre le programme narratif mis en place par le code (2004 : 367-368). Du point de vue des énoncés générés par le jeu, cette analogie rend bien compte d’une structure narrative globale où chaque perle constitue un programme narratif, même s’il n’est pas nécessaire de définir ce programme, comme le fait Aarseth, en fonction de l’univers sémantique qui héberge l’action. Toutefois, du point de vue structural, le modèle s’avère imprécis, car il ne permet pas de tenir compte du statut particulier des suites performancielles à l’intérieur de chaque programme narratif. De fait, le modèle situe les deux types de narration sur le même plan, ce qui occulte la relation d’emboîtement syntaxique et sémantique qui les caractérise. Examinons maintenant cette relation à l’aide de la théorie greimassienne.

En termes greimassiens, le programme narratif est composé d’une série d’énoncés narratifs contenant chacun une suite performancielle enchâssée qui se manifeste sous forme d’énoncé modal :

On peut même émettre l’hypothèse que ce type d’emboîtement est caractéristique des jeux de deuxième génération – le jeu du type mixte –, car il refléterait les conditions informatiques dans lesquelles ils ont été élaborés. Plus exactement, ces jeux représentatifs de cette période cachent mal la structure linéaire du traitement de données, surtout en ce qui a trait au déroulement narratif. Par conséquent, cette façon de traiter les données laisse une trace dans la structure narrative.

Étant donné la sophistication narrative de ce jeu, on peut difficilement le présenter de façon exhaustive. Pour ce faire, il faudrait présenter les tensions sémantiques et les structures actantielles à l’intérieur de chaque énoncé narratif, ce qui serait fastidieux. Ce jeu est toutefois pertinent car il nous incite à penser la relation entre les formes narratives et leur support. Non seulement permet-il d’observer une sophistication grandissante dans la structure, il pointe aussi les effets provoqués sur le plan immanent par le support narratif. De plus, ce jeu sert de point de transition car, avec lui, comme on le verra dans le prochain exemple, on atteint les limites analytiques de la théorie greimassienne représentée dans Du sens.

Myst III : Exile

Développé en 2003 par Presto Studios et Ubi Soft, Myst III : Exile propose au joueur de retrouver Atrus, sa femme Catherine et d’autres personnages des jeux précédents dans une nouvelle intrigue. Un nouveau personnage, Saavedro, venant d’un âge détruit par Sirrus et Achenar, les deux fils d’Atrus, a dérobé le livre-monde appartenant à Atrus. Rappelons que cet objet permet de matérialiser les univers écrits. Le joueur, à travers son avatar, doit alors explorer cinq îles (appelées aussi des âges) tout en résolvant les énigmes et en évitant les dangers afin d’avancer dans l’aventure et de récupérer le manuscrit. Comme les autres jeux examinés dans mon article, Myst III met en place un programme narratif dont le moteur est la quête.

Figure 3

Capture d’écran Myst III : Exile

Capture d’écran Myst III : Exile

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Les progrès technologiques et informatiques du jeu, fièrement présentées par ses développeurs, permettent au sujet opérateur d’accroître sensiblement le sentiment d’immersion dans les univers proposés par cet épisode de Myst.

Non seulement dispose-t-il des points de vue à la première personne et à la troisième personne, mais il possède aussi une très grande liberté visuelle, grâce à un système de libre rotation à 360½. Contrairement à King’s Quest : The Mask of Eternity, cette liberté visuelle est maintenue même pendant une cinématique. On observe aussi une plus grande fluidité narrative, les séquences narratives étant liées à des personnages et à des espaces et non plus uniquement à des espaces, comme dans la génération de jeu précédente. Au niveau immanent, cette innovation modifie la forme d’emboîtement syntaxique et sémantique qui caractérise les jeux dans lesquels il y a alternance du programme narratif et de la séquence performancielle, les deux se retrouvant désormais intégrés au même plan. Directement attribuable au perfectionnement des processeurs et des moteurs vidéo, cette simultanéité représente un progrès technique important car elle dissimule le caractère procédural du traitement de données par l’ordinateur. Cette illusion crée l’impression que l’on rompt définitivement avec un mode de lecture linéaire, associé plus souvent qu’autrement à la littérature. Cela amène Julian Kücklich à proposer un modèle qui oppose trois termes : Narrativität (la narrativité), Offenheit (l’ouverture) et Interaktivität (l’interactivité) (2002 : 3). Plus qu’une simple typologie, ces termes engendrent, selon lui, trois types d’investissement dans le jeu : le ravissement, l’immersion et l’agentivité. Même si les correspondances proposées par cet auteur, entre les trois types de jeu et les formes d’investissement, semblent un peu aléatoires, ses commentaires sur l’agentivité mettent en valeur une position partagée par plusieurs théoriciens de la cyberculture. Plus exactement, selon Küchlich,

[...] les jeux dans lesquels on retrouve un juste équilibre entre l’ouverture et l’interactivité […] maximisent l’agentivité et, plus souvent qu’autrement, font abstraction de la structure narrative au profit des événements se déroulant dans le présent.

Ibid. : 5 ; ma traduction

Autrement dit, selon ce point de vue, la structure cède la place à l’immédiateté du récit, qui se construit selon les choix du joueur. Cette hypothèse fait abstraction cependant d’un principe fondamental : tous les choix du joueur et toutes les variations du récit qui peuvent en résulter sont prévus par le code. Par conséquent, la possibilité d’une véritable agentivité découlant de l’interaction avec le code se révèle erronée, l’interaction étant en fait une illusion générée par le jeu. Cette illusion est puissante, entretenue même par les développeurs, dans le but d’accroître l’immersion du joueur dans l’univers de fiction informatique. Toutefois, si tous les choix ainsi que les conséquences de ces choix sont prévus, peut-on vraiment parler d’agentivité dans la mesure où le joueur bien discipliné n’assume aucun véritable pouvoir directif ?

Marie-Laure Ryan offre une autre hypothèse. Sans évoquer explicitement le niveau immanent ou une grammaire narrative, elle affirme que dans le jeu d’ordinateur, il s’agit moins d’un programme narratif que d’une matrice narrative (1994). Selon ce point de vue, le parcours narratif greimassien serait remplacé par une structure rhizomatique qui permettrait l’émergence de plusieurs récits différents. La notion de matrice a le mérite de pouvoir représenter les différentes directions proposées par le code du jeu. En effet, dans Myst III, c’est le code qui joue le rôle de matrice narrative, car il met en place une version modifiée du modèle « perle et chaîne ». Cette modification touche à la logique de la progression narrative. Plus précisément, dans un jeu comme Pacman, les suites performancielles sont minimales, car c’est la progression d’un écran à l’autre qui réalise la quête. Cette progression temporelle est même unidirectionnelle ; on ne peut pas revenir en arrière. King’s Quest : Mask of Eternity met en place des suites performancielles beaucoup plus élaborées, mais qui participent elles aussi d’une logique temporelle, car même si on peut emprunter plusieurs chemins pour réaliser la quête, celle-ci s’effectue à travers une structure basée sur une avancée temporelle. Ainsi, revenir en arrière n’apporte strictement rien à la construction du récit. Toutefois, dans Myst III, le système de rotation visuelle à 360½ donne un indice important : la logique narrative est non seulement temporelle, elle est aussi spatiale.

Une structure narrative basée sur une logique spatiale décrit le type de jeu dans lequel on retrouve, à l’intérieur de chaque perle de la chaîne, d’autres perles qui sont ou bien en libre association ou bien en association modale avec d’autres perles, que celles-ci résident à l’intérieur du même énoncé narratif ou dans un autre. Dans Myst III, par exemple, une fois que l’on quitte le point de départ, qui est l’âge de Tomahna, on entre dans l’âge de J’nanin, que l’on doit explorer pour trouver les énigmes à résoudre. C’est au moyen de ces suites performancielles que l’on obtient non seulement le livre de liaison d’Edanna, donnant accès au prochain âge, mais aussi ceux de Voltaic et d’Amateria, donnant accès à d’autres âges dans cet univers de fiction. Dès le début, alors, une logique d’exploration spatiale s’instaure, surtout en ce qui concerne la compétence modale. Pour ce jeu, il faudrait donc abandonner le modèle « perle et chaîne » et le remplacer par un modèle où les perles seraient en association moins linéaire, c’est-à-dire en constellation. De plus, chaque perle comporterait une matrice narrative génératrice de suites performancielles qui formeraient, elles aussi, une constellation.

Du point de vue de la théorie greimassienne, le programme narratif global du jeu se représente aisément ; il s’agit tout simplement d’une quête :

La difficulté survient lorsqu’on essaie de tenir compte des suites performancielles et de leur agencement spatial. Comment représenter la notion de matrice narrative avec le système de notation logique présenté dans Du sens ? Comment tenir compte d’une constellation de sphères sémantiques susceptibles de se combiner de plusieurs façons pour créer un syntagme ? Où peut-on situer le moteur syntaxique de la structure si l’on ne peut pas l’associer à une suite de fonctions logiques ?

Ces difficultés sont l’occasion d’un retour critique à la théorie greimassienne présentée dans Du Sens. Plus précisément, elles pointent du doigt un a priori dans son épistémè théorique, à savoir celui d’une progression narrative basée sur une logique temporelle[10]. Rappelons que, dans cet essai, Greimas est encore proche d’une sémiotique basée sur la linguistique, surtout pour l’unidirectionnalité et la progression inexorable de la parole dans le temps. Le problème survient lorsqu’on est confronté à un récit dont la structure présente une logique non seulement temporelle, mais aussi spatiale. Cette confrontation expose dans la théorie greimassienne une conception du sujet et de la narrativité basée sur l’action, plus précisément sur le faire. Or, la génération actuelle du jeu d’ordinateur, en voulant donner l’illusion de réduire la distance entre l’être et le paraître, entre autres par l’immersion spatiale du joueur dans l’univers de fiction, déplace le centre de gravité narratif du faire vers l’être. Greimas, dans ses travaux ultérieurs, notamment dans Du sens II et, avec Fontanille, dans Sémiotique des passions, ouvre sa réflexion vers cet être du sujet. La notion de simulacre existentiel[11], par exemple, permet un retour à la matrice narrative proposée par M.-L. Ryan, à cette différence près que, dans le jeu d’ordinateur, le simulacre existentiel ne se caractériserait pas par une interruption momentanée dans un programme narratif. Au contraire, ce mode d’existence sémiotique serait de l’ordre du duratif et participerait pleinement à l’organisation des énoncés narratifs, au même titre que le sujet du faire. Cette mise en évidence de l’être du sujet permet aussi de constater une évolution de la pensée greimassienne : dans Du sens, le théoricien élabore l’aspect temporel de sa théorie, l’objet de son étude étant le faire du sujet. Dans Du sens II et dans Sémiotique des passions, il ajoute un aspect spatial à sa réflexion et ce, par l’introduction de l’être du sujet.

Il est regrettable que Greimas n’ait pas pu mener cette réflexion à son terme. De l’imperfection, de loin la contribution la plus « radicale » du théoricien, suggère l’importance grandissante de la spatialité et de la subjectivité dans sa pensée. Les choses étant ce qu’elles sont, il est toutefois légitime de se demander si la notion de l’être, telle qu’elle est formulée par Greimas[12], est assez puissante pour décrire adéquatement la réelle relation fiduciaire entre le joueur et son avatar. L’immersion du joueur dans l’univers du jeu est-elle ressentie comme un simulacre – un « paraître de l’être » (1991 : 16) – ou réellement éprouvée, comme faisant partie du schéma corporel, pour reprendre l’expression de Merleau-Ponty (1945 : 114-179) ? Le contact réel, tactile dans le cas de la manette, ou encore plus élaboré et immersif – pensons à la casquette panoramique – crée-t-il un véritable prolongement du corps dans l’univers fictif où « l’être », comme l’affirme Merleau-Ponty, « est synonyme d’être situé » (ibid. : 291) ? Une chose est claire : les jeux d’ordinateur sollicitent de plus en plus ce sentiment et, ce faisant, cultivent une ambiguïté ontologique qui touche de plus près la question de l’être incorporé.

Dans l’essai « De l’usage de se vestir », Montaigne raconte une anecdote qui rend bien compte de l’investissement identitaire grandissant dans les générations subséquentes du jeu d’ordinateur :

Je ne sçais qui demandoit à un de nos gueux, qu’il voeyoit en chemise en plein hyver, aussi scarbillat, que tel qui se tient emmitonné dans les martes jusques aux aureilles, comme il pouvoit avoir patience. « Et vous, monsieur, respondict il , vous avez bien la face descouverte : or moy, je suis tout face. »

1925 : 261

Un jeu comme Pacman correspond justement à une notion de présence, mais réduite, où le visage découvert représente un contact minimal avec un univers de fiction. Est-il besoin de rappeler que le personnage de pacman n’est quevisage ? Or, la génération actuelle des jeux d’ordinateur reprend la notion de présence avancée par l’heureux « gueux » de Montaigne. Cette présence, corporelle et immersive, permet au joueur, sous la forme de son avatar, d’explorer ces univers virtuels de tout son corps. Comprendre cette immersion et identifier les répercussions narratives qui en découlent, n’est-ce pas établir une des conditions d’une sémiotique du monde virtuel ?