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Si la création artistique est une mise à nu, un dévoilement et un voilement dans un seul et même geste, où se trouve aujourd’hui notre nudité ? Que devient le nu lorsque le corps peut être industriellement cloné et que les nanotechnologies investissent notre chair ? Quelle est la relation entre la nudité généralisée et cette autre forme de mise à nu à laquelle l’expérience esthétique nous convie ? (Reynald Drouhin, 2005 ; en ligne[1])

Le xxe siècle a mis le corps en scène. Il l’a porté à l’écran, il l’a peu à peu dénudé, puis montré sous ses aspects de plus en plus privés et secrets. Il l’a violenté et marqué, il a abusé de ses atours et il a fait de ses transformations, les unes souhaitées, les autres redoutées, un spectacle de tous les instants.

Le corps est notre unique réalité. Il est, pour les uns, l’incarnation de la conscience et, pour les autres, notre ultime seuil, ce dont nous ne pouvons nous libérer, malgré toutes les fictions contemporaines. Si les arts du xxe siècle ont innové, c’est bien en ouvrant la représentation aux fictions du corps sexué. C’était la dernière frontière : la peau, le corps, l’acte sexuel, la jouissance, la transmission de fluides. Ces manifestations d’une sexualité longtemps éludée sont exhibées maintenant sans retenue et provoquent des effets de présence d’une étonnante efficacité. Si un auteur comme William Gass a pu se plaindre de la pauvreté du vocabulaire sur le corps et la sexualité, ironisant sur le fait qu’il y avait plus de mots pour désigner les parties du cheval que pour décrire la relation sexuelle (1978 : 25), la fin du siècle a pris ses réprimandes au sérieux et a multiplié les représentations. En fait, le corps est devenu le sujet imposé. Il n’est plus caché ; au contraire, on ne cesse de l’exhiber, jouant sur son aptitude à attirer l’attention, dès l’instant où sa présence est fragilisée. Montrer le corps, c’est inscrire son dévoilement comme événement. C’est jouer le jeu, même s’il devient par moments grossier, de l’apparaître et du disparaître, de la présence et de l’absence, d’un regard qui se surprend à voir surgir nu ce que la société habille afin de le protéger. Dans l’introduction du troisième tome de l’Histoire du corps, Jean-Jacques Courtine confirme que :

[…] jamais le corps humain n’a connu de transformations d’une ampleur et d’une profondeur semblables à celles rencontrées au cours du siècle qui vient de s’achever […], jamais le corps intime, sexué n’a connu une surexposition aussi obsédante, jamais les images des brutalités guerrières et concentrationnaires qu’il a subies n’ont eu d’équivalent dans notre culture visuelle, jamais les spectacles dont il a été l’objet ne se sont approchés des bouleversements que la peinture, la photographie, le cinéma contemporains vont apporter à son image.

(2006 : 9-10)

Les dispositifs, on le sait, se sont multipliés qui ont transformé le corps en un matériau privilégié, témoin des bouleversements que les médias et la société dans son ensemble ont connus. L’importance de plus en plus grande accordée à l’image, fixe ou animée, a surdéterminé une représentation toujours plus explicite du corps.

Or, le numérique et le cyberespace n’ont rien fait pour atténuer cette adéquation. Au contraire, le régime de l’image et du regard y est même entré dans une nouvelle mutation : à l’accessibilité sans fin d’Internet correspond une surabondance, une surexposition du corps érotisé. La banalité est en train de s’imposer comme modalité d’appréhension. Et ce sont les effets de présence qui s’atténuent. Mais la banalité grandissante du corps exhibé et érotisé ouvre la voie à deux développements opposés, dont notre modernité témoigne sans peine : d’une part, une exacerbation de ce corps, soumis à des torsions de plus en plus grandes et à une logique de l’apparaître poussée à son paroxysme ; d’autre part, une logique renforcée du disparaître, où le corps est de nouveau « tabouisé ».

Dans le contexte de cette polarisation, il devient important d’analyser la présence du corps sur Internet et, plus précisément, du corps dénudé tel qu’il est photographié et mis en scène sur ce support numérique. La sexualité (pour ne pas dire la pornographie) est l’un des moteurs du développement du réseau Internet. Les sites sont légion, qui présentent des corps dans toutes les poses imaginables, des femmes, des hommes et des enfants, photographiés, filmés et même directement accessibles à l’aide de webcams, de caméras numériques diffusant sur le réseau. Sur la page d’accueil du Fictive Net Porn, une oeuvre hypermédiatique collective qui parodie le style racoleur des sites pornos, des statistiques du U.S. News and World Report de mars 2000 sont citées qui précisent que, en janvier 2000, 17,5 millions d’internautes avaient visité des sites pornos depuis leur domicile, et que la firme Datamonitor estimait les dépenses liées à l’accès à ces sites à trois milliards de dollars américains, en 2003[2]. Nul doute que cette somme ait été depuis grandement dépassée. Or, ces statistiques parlent d’une fascination pour le corps sexué dont l’exhibition semble être l’un des principaux objets de fascination de notre société.

Notre intérêt se portera ici non pas sur les manifestations banalisées et répétitives de ces corps, mais sur des oeuvres qui viennent déconstruire et exemplifier certains des aspects sous-jacents à ce spectacle du corps. En fait, pour rendre compte des modes de présence et des procédés esthétiques de la représentation du corps sur Internet, nous allons nous arrêter sur quelques oeuvres tirées d’une exposition virtuelle intitulée Le Nu et présentée sur incident.net.

Incident.net est une galerie virtuelle d’art hypermédiatique qui offre un espace de création artistique[3]. Dans l’exposition consacrée au nu, trente oeuvres sont ainsi offertes, où la nudité est traitée sur un mode tantôt humoristique, tantôt tragique, tantôt revendicateur. Si « [le] statut de la nudité a évolué au cours des âges », signale Reynald Drouhin dans la description de son oeuvre Mise à nu,

[elle] a souvent été le symptôme de notre ambivalence par rapport aux images ; entre la pureté d’un corps d’avant la chute et la déchéance d’un corps se couvrant de feuilles ou de lambeaux d’étoffes.[4]

L’exposition virtuelle Le Nu entend jouer sur les diverses représentations de la nudité, oscillant entre les images pornographiques, les nus traditionnels de l’histoire de l’art et la création de corps virtuels, animés ou non.

Des trente oeuvres, nous en avons retenu cinq et notre choix s’est porté sur celles qui permettent d’illustrer certains des éléments fondamentaux de la représentation numérique, ainsi que les jeux auxquels ils donnent lieu. Ces éléments, au nombre de cinq, sont la nature pixellisée des photographies, leur transmission par un réseau, le traitement numérique qu’elles peuvent subir, l’interactivité qu’elles mettent en jeu et, de manière plus globale, la multiplicité de l’offre.

Ces cinq aspects participent de notre expérience des images présentes sur Internet. Et les oeuvres choisies en exploitent les possibilités ou les contraintes, souvent de façon croisée. Les cinq oeuvres présentées sont Encoded Presence, de Michael Takeo Magruder, qui permet d’illustrer entre autres la nature pixellisée des images ; Brouillages, de JLNDRR, qui soulève les problèmes liés à leur transmission ; Grand Nu, de Philippe Bruneau, où l’on trouve exploitées les possibilités du montage photographique ; et Adam’s Cam, de Sébastien Loghman, dont l’interactivité vient illustrer l’une des dimensions les plus importantes du développement du cyberespace[5]. On s’arrêtera en conclusion sur Mise à nu, de Reynald Drouhin, qui joue à sa façon sur l’abondance des corps offerts sur le réseau.

Ensemble, ces oeuvres permettent d’examiner les conditions d’une présence du corps sur Internet et offrent un regard critique sur un aspect singulier de l’imaginaire contemporain, à savoir la prépondérance du corps et de ses fictions.

L’image du corps

Montrer le corps par la photographie, comme le souligne François Soulages, « n’est pas neutre, ni politiquement, ni esthétiquement, ni idéologiquement. D’autant plus que cela se fait dans un champ traversé par l’antique problème de la possibilité et de la légitimité de sa représentation » (2007 : 15-16). Il n’y a donc pas de représentation neutre, que ce soit celle du corps ou de tout autre chose. Il n’y a jamais que des prises de vue. Et le terme même de prise, dans son rapport à la manipulation, au travail de la main, nous renvoie immédiatement à des mécanismes d’appropriation. Prendre une photographie, c’est choisir. Dans le flux des événements du monde, c’est capter un instant, et un seul. Le « ça a été » de Roland Barthes le dit bien (1980 : 176). Si l’on peut ne plus croire au pouvoir d’attestation des images photographiques, considérant la nature indicielle du médium comme une parenthèse dont nous sommes maintenant sortis (Barboza, 1997), il n’en demeure pas moins que le réel n’est jamais totalement écarté, et cela même dans la photographie numérique, où la relation indicielle est pourtant encore plus ténue.

À quoi correspond le corps représenté par une photo numérique, une photo sur Internet ? Les photos résultant de deux procédés différents cohabitent sans distinction dans le cyberespace : les photos numérisées et les photos numériques[6]. Les premières ont été prises avec un appareil traditionnel à pellicule photosensible, dont les clichés ont été par la suite numérisés ; les secondes ont été faites avec un appareil numérique sans qu’aucune pellicule ne soit impliquée. Dès l’instant où les résultats sont affichés sur Internet, cependant, ils se rejoignent en ce que leur composition a été soumise à un traitement numérique (Couchot et Hillaire, 2003 : 23).

Le réel n’y a plus le même impact : il n’est plus la seule source de l’image. Il est non pas éliminé, mais utilisé comme matériau.

Il ne s’agit pas de dire, explique Serge Tisseron, que le réel n’existe pas dans l’image, mais il n’intervient pas plus dans la construction de l’image que les briques et les pierres n’interviennent dans la construction d’un édifice.

(1999 : 112)

Comme le confirme Sylvie Parent : « La plupart des photographies numériques négocient avec cette empreinte du réel sans l’écarter complètement » (2005 : 40). Il reste présent, comme une dimension dont on ne peut se passer et la preuve d’une certaine actualité du corps représenté, même si cette actualité est impossible à vérifier ou confirmer. On retrouve une situation similaire avec le pacte autobiographique en littérature, qui laisse entendre que l’écrit renvoie de façon véritable à ce qui s’est passé, même si l’on devine aisément que les stratégies discursives et les divers procédés stylistiques utilisés en ont sûrement faussé l’authenticité.

Il est vrai que l’image numérique permet aux artistes de rejoindre sans peine les éléments de base de l’image, ce qui leur procure un très grand pouvoir, celui, entre autres, de la transformer à leur guise. Edmond Couchot l’affirme :

[...] en réduisant l’image à ses constituants élémentaires, l’ordinateur offre la possibilité d’effectuer une série d’opérations figuratives relevant d’une logique de croisements, de mélange, de combinaisons et d’assemblages, capables d’affecter son contenu plastique à un niveau de profondeur et de complexité que n’autorisaient pas les techniques traditionnelles utilisées dans les arts plastiques, en photographie, en cinéma et en vidéo.

(1997 : 20)

L’image numérique ou, plus précisément ici, l’image numérique du corps est soumise à toutes les manipulations et opérations prévues par les logiciels de traitement de l’image. Le corps peut y être amélioré, modifié, tordu, effacé, coloré, brouillé, transformé en monstre, en être hybride ou en pur fantasme. Pensons aux modifications apportées par Orlan à sa propre figure. Elle subit des opérations de chirurgie esthétique qui n’ont rien de virtuel ; mais ses « self-hybridations » sont essentiellement des images numériques[7] où son corps est soumis à des transformations qui défient les possibilités humaines et médicales. Elle joue avec le médium qui lui permet de modifier à sa guise les représentations de son corps.

Pour bien des critiques d’ailleurs, le corps de l’image numérique est un corps virtuel. C’est un corps électrique (Lipkin, 2006 : 41), un corps sans matière, sans organe et sans limites, qui n’a plus rien de véritable. Ce corps véritable, pour Alain Milon,

[...] doit se penser comme un obstacle et une résistance à toute forme de transparence. Le corps est vivant quand il est opaque, complexe, confus, changeant et en perpétuelle mutation.

(2005 : 16)

Le corps virtuel, quant à lui, ne résiste pas. Il se laisse saisir et transformer, comme une figure dont le propre est avant tout d’être un signe et non un corps en chair et en os. C’est une forme malléable qui se prête à toutes les projections et manipulations imaginaires. Il est « avant toute chose un corps miroir du corps réel » (ibid. : 19). Le corps virtuel est donc un corps image, non pas un corps artificiel, mais « un corps non encore actualisé qui contient potentiellement tous les devenirs du corps réel » (ibid.).

On sait que « la notion de virtuel est probablement l’une des plus polysémiques qu’on rencontre dans la littérature sur l’informatique et Internet » (Flichy, 2001 : 163). Pour réduire l’ambiguïté, disons que le corps virtuel est le corps image du numérique[8]. Le corps virtuel est en fait une figure de l’imaginaire : il est une construction imaginaire représentée par une image numérique. Il est un signe complexe, un objet de pensée ayant une configuration précise, quoique malléable à souhait, composé d’un ensemble de traits, les uns vraisemblables, les autres purement fantasmatiques, et d’une manière d’être singulière, liée évidemment ici aux possibilités du numérique. Ce corps virtuel, en tant que figure, est un objet de fascination, et il est facile de se perdre dans la contemplation de ses formes renouvelées et originales[9].

En tant que figure, le corps virtuel est une forme, mais une forme qui n’apparaît que sur la base d’une absence. Comme tout signe, en fait, cette forme tient lieu d’un objet, désigné comme son référent, dont elle actualise l’absence en tant que telle, tout en donnant l’illusion de sa présence (Gervais, 2007a : 11 et suiv.). Mais cette présence est toute symbolique et, par conséquent, paradoxale. C’est la présence absence. Le corps est présent comme figure, mais absent comme corps réel. Il peut être soumis à toutes les transformations, à tout ce que l’imagination, aidée par un ensemble de dispositifs et de logiciels informatiques, peut produire. Le corps virtuel est ainsi une figure stabilisée temporairement sous la forme d’une image numérique. Une image que l’on peut non seulement contempler, mais surtout manipuler, transformer avec ses mains et les logiciels qui en prennent le relais. Ce qui caractérise le règne de l’objet-image, nous dit Tisseron,

c’est que la relation aux contenus des images ne peut plus être envisagée sans prendre en compte la relation physique et psychique que le sujet entretient avec son support. Cette approche implique de renoncer au paradigme habituellement retenu pour parler des images, celui du miroir. L’image n’est pas un miroir, ou plutôt, elle est un miroir que l’on transforme avec les mains.

(1999 : 109-110)

L’interactivité, qui est l’une des grandes avancées du cyberespace, permet la manipulation des objets-images numériques et des corps virtuels. Auparavant, seule notre imagination parvenait à manipuler des figures pour leur faire adopter des formes nouvelles ou inédites ; maintenant, des logiciels permettent de transformer presque à volonté leurs actualisations à l’écran, ce qui explique peut-être leur très grand pouvoir de séduction. Ces corps existent non pas tant dans le monde qu’à l’écran, que ce soit celui, matériel, de l’ordinateur, ou celui, imaginaire, de notre théâtre intérieur.

Quelles sont les conditions d’existence ou d’actualisation de ces corps virtuels ? Formés de pixels qui peuvent être aisément réagencés pour constituer des figures stabilisées temporairement ou encore offertes à la manipulation des internautes, ils sont transmis par un réseau de communication où ils peuvent se multiplier à l’infini. Ces cinq traits sont au coeur même de leur existence et ils sont régulièrement intégrés à des explorations esthétiques qui en exacerbent ou en déconstruisent le fonctionnement. Donnons-en maintenant quelques exemples.

Corps et opacité du médium

Réalisée en 2005 par Michael Takeo Madruger, l’oeuvre Encoded Presence consiste en un portrait filmé que sa collègue Emma Puente a fait d’elle-même avec pour seul outil la caméra intégrée à un téléphone portable. La vidéo grossièrement pixellisée de neuf secondes est diffusée en boucle ; et elle présente ce qu’on croit reconnaître comme une jeune femme qui se meut lascivement devant l’objectif.

Figure

Michael Takeo Madruger, Encoded Presence (auto-portrait of E. Puente), 2005.

Michael Takeo Madruger, Encoded Presence (auto-portrait of E. Puente), 2005.

L'œuvre est reproduite avec l'autorisation de l'artiste.

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L’oeuvre réunit plusieurs éléments associés d’emblée à l’esthétique des nouvelles technologies : les couleurs froides (ici le noir et le gris qui composent le fond), le design minimaliste, l’aspect « mathématique » des pixels grossis disposés sur une grille, notamment. Seul un changement de couleurs de ces pixels (le bleu, le vert, le brun, entre autres) témoigne d’une certaine variation dans la diffusion de la vidéo, en rompant un tant soit peu son rythme rigide, réglé et répétitif. À travers cette esthétique plutôt sobre, voire austère, on reconnaît toutefois une forme humaine, celle du corps nu de Puente. C’est d’ailleurs ici que réside la pertinence de l’oeuvre : comment est-il possible, avec si peu de détails – la représentation est brouillée par la prépondérance des pixels –, de faire surgir un corps vivant et expressif, un corps sensuel ?

Le corps de l’image fortement pixellisée de Encoded Presence n’est plus qu’une figure approximative, dessinée à grands traits et qui se déplace tel un spectre dans l’espace rectangulaire de la fenêtre. Un corps est bel et bien présent, on le discerne aisément, mais cette présence repose sur un code exprimé explicitement par les pixels. C’est un revenant qui nous regarde. Un être avant tout absent, et qui fait de son absence son mode premier de présence, à l’instar de toute figure. Aucun contexte ne permet de comprendre ce que fait ou veut cette figure. L’arrière-plan est noir, et le visage qui s’approche de la caméra est filmé en gros plan. Il est difficile de discerner ses traits et, pourtant, il y a là une personne, une identité, même si celle-ci est ramenée à la forme générique de sa présence.

Ce corps à l’aspect flottant nous apparaît coincé dans sa fenêtre et ce monde technologique qui est le sien, retenu derrière un écran dont il ne peut se dégager. La bande-son contribue à amplifier l’oppression ressentie, en faisant entendre un battement de coeur auquel se combinent des interférences sonores. À la froideur du médium se mêle la sensualité des mouvements de la femme, dans une véritable valse de pixels en mouvement. C’est ainsi, à travers l’opacité des unités d’information graphique que sont les pixels, que le corps virtuel se dévoile et prend véritablement vie.

À l’instar de Madruger et de Puente, qui utilisent la caméra vidéo du téléphone portable, les artistes numériques entreprennent souvent de s’approprier des objets usuels pour les détourner de leur fonctionnalité. En explorant ainsi les limites des dispositifs, ils suggèrent que c’est davantage sur le plan du médium (ici le téléphone portable) que sur celui du contenu que repose l’intérêt de leur démarche. Le développement du numérique semble fortement encourager cette recherche formelle, et de nombreux artistes s’y engagent en poussant au maximum la démonstration de l’opacité du médium. Ils délaissent une esthétique léchée et soignée au service d’un contenu scénarisé, au profit d’une exploration des possibilités des outils technologiques. Et ce contenu se construit dorénavant à partir des résultats des expérimentations.

Dans le traitement des images numériques, le pixel est un matériau privilégié pour procéder à de telles études formelles, notamment par son caractère novateur, mais aussi par sa malléabilité. Composantes élémentaires de l’image numérique, les pixels, ou pictures elements, sont de minuscules points dans une échelle de gris ou de couleurs qui, par leur réunion, forment une image[10]. Le format numérique permet d’aller à la source même de l’image, les pixels et les bits, pour déconstruire le matériau visuel en ses plus petits éléments, et le construire de nouveau, ce qui confère à l’image de nouvelles possibilités plastiques.

Avec la croissance rapide des capacités mémorielles des microprocesseurs et les plus récents développements de l’ordinateur graphique, qui repose essentiellement sur une logique de la transparence (Bolter et Gromala, 2003), les pixels, comme les bits, disparaissent de plus en plus de notre environnement informatique. Nous ne pensons plus au fait qu’ils sont derrière toutes nos manipulations et navigations. Encoded Presence nous le rappelle, en jouant sur des pixels agrandis, qui ne s’effacent plus dans une image de grande densité, mais s’affichent au contraire comme seule réalité informatique. Leur présence s’y impose dans une véritable déclaration d’opacité médiatique.

L’oeuvre joue aussi, à un autre niveau, sur le dévoilement de soi, qui est bien l’un des traits de notre culture contemporaine. Emma Puente s’est elle-même filmée à l’aide de son téléphone cellulaire et les résultats obtenus ont été mis en ligne. À la manière de Natacha Merritt, dont le journal de ses expériences sexuelles se présente sous la forme de clichés faits à l’aide de caméras numériques[11], ou des divers projets de webcam qui, dans les premières années du Web, jouaient sur une certaine forme d’exhibition, Encoded Presence participe des formes de l’extimité. Le terme, proposé par Serge Tisseron, permet de cerner « le mouvement qui pousse chacun à mettre en avant une partie de sa vie intime, autant physique que psychique » (1999 : 52). Ce mouvement a toujours existé, mais ce qui est nouveau, « c’est sa revendication et, plus encore, la reconnaissance des formes multiples qu’il prend » (ibid.). Sur Internet, cette extimité prend la forme de blogues et de « journaux extimes »[12], de même que toutes ces images de soi téléchargées sur des pages personnelles et des sites de partage de photographies (Flick’r, Ringo, etc.). Cette extimité identifie les rapports identitaires précarisés et relativisés rendus possibles par le virtuel, où les avatars et les pseudonymes s’imposent, ainsi qu’une identité avant tout projetée comme un écran. L’extimité et sa contrepartie, l’exentité, apparaissent comme une interface entre soi et l’autre, aménagée dans cet environnement virtuel qu’est le cyberespace. C’est une identité cybernétique, au sens d’une identité provisoire établie en situation de communication, surtout si cette situation se déploie en un réseau entier.

Transmissions interrompues

Brouillages de l’artiste JLNDRR, achevé en 2004, est constitué de dix-huit images tirées d’extraits de vidéos pornographiques. Ces extraits ont été volontairement altérés, par le biais d’erreurs techniques aléatoires provoquées lors de leur transmission sur des lecteurs aux codecs inappropriés. JLNDRR a effectué, de façon compulsive, des captures d’écran de ces images brouillées, littéralement perturbées à même leurs lignes et couleurs, pour les réunir dans un diaporama. Il en résulte une série d’images aux teintes polarisées et aux formes improbables, des images pixellisées, floues, marquées par les défaillances du réseau informatique. On infère sans peine la nature pornographique des images : les corps sont nus et les postures, sans compromis ; mais le caractère obscène de ces images a été neutralisé par les perturbations qu’elles ont subies. Elles s’apparentent à des exemples de « Picasso Porn », ces images brouillées et fortement polarisées produites à partir des transmissions télévisuelles cryptées des chaînes spécialisées à contenu pornographique. On y discerne encore des corps, mais à la manière de spectres, de figures aux contours flous et à l’identité vacillante.

Figure

JLNDRR, Brouillages, 2004.

JLNDRR, Brouillages, 2004.

L'oeuvre est reproduite avec l'autorisation de l'artiste.

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La démarche de JLNDRR se rapproche de celle de Michael Brodsky qui, en 1995 déjà, procédait, dans Transmission Interrupted, à des expérimentations similaires avec du matériel vidéo numérique pornographique. Pendant le téléchargement, il s’amusait à altérer l’encodage binaire des fichiers, créant ainsi des interférences colorées et de véritables patterns sur le matériau initial.

L’image photographique traditionnelle, on le sait, peut connaître de multiples tirages, elle peut être publiée, diffusée – et l’on connaît depuis Walter Benjamin les conséquences d’une telle multiplication des images sur leur capital symbolique (2003) –, mais son support reste globalement stable et la relation entre le modèle et la copie, entre le type et le token, pour reprendre la distinction de Peirce, est non ambiguë. L’objet-image est transmis dans sa totalité et, sauf à être endommagé ou détruit, il reste identique à lui-même. En fait, l’image endommagée ne devient pas une autre image, sauf exception ; elle perd simplement une partie de sa qualité ou de sa valeur. L’image représente un moment qui a été fixé dans le temps et l’espace, et ce, malgré les possibilités de la reproduction. Celle-ci atténue la valeur de l’image (en multipliant ses occurrences), mais pas son statut.

Il en va tout autrement avec l’image numérique. Elle exige, à l’instar de l’image traditionnelle, un lieu pour s’afficher ; mais elle est capable, en raison de sa composition numérique, de ne jamais se fixer en un endroit précis.

L’image numérique, dit Couchot, est une matrice de valeurs numériques (que l’on peut fixer, certes, sur une mémoire), mais vouée à subir un très grand nombre d’opérations qui ne sont en fin de compte que des déplacements d’impulsions électroniques à l’intérieur des microcircuits de l’ordinateur ou dans le réseau.

(1984 ; texte en ligne)

L’image numérique devient alors un phénomène trans-local, c’est-à-dire qu’elle est vouée à être délocalisée et relocalisée, puisque soumise aux volontés des internautes qui la manipulent. Elle ne peut véritablement se figer en un lieu précis, n’étant construite que de bits et de pixels en attente de nouveaux agencements.

Pour s’afficher à l’écran, l’image numérique requiert que son code binaire soit toujours recomposé par l’ordinateur. Dans ce processus, il suffit qu’une des valeurs soit modifiée, volontairement ou non, pour que le résultat diffère de l’image initiale. On comprend alors que l’image numérique est fragile et tributaire du matériel informatique ainsi que des caprices des internautes. Lorsque la diffusion est inappropriée, comme dans Brouillages, ou le téléchargement modifié, comme pour Transmission Interrupted, l’image affichée à l’écran ne correspond plus à celle qui a été produite et transmise. Son code binaire a été altéré et ce sont les résultats eux-mêmes qui portent la trace de cette altération. L’image a subi une anamorphose ou alors des perturbations importantes qui en brouillent le contenu.

En observant les résultats obtenus, Brodsky s’est interrogé :

Comment se fait-il que nous sachions à quel type d’image nous avons droit ? Avec seulement un faible pourcentage de l’image visible, comment faisons-nous pour reconnaître le contenu caché derrière les perturbations ? Mais nous le faisons. Comment est-ce possible ? 

(1996 : 140 ; notre traduction)[13]

Pourquoi savons-nous en effet, même si plus rien n’est visible, que les images sont pornographiques ? Nous savons, par les théories de la gestalt, que nous complétons aisément des formes incomplètes et connues. Dans Brouillages, la récurrence de la couleur chair, les positions des protagonistes que l’on devine malgré tout suggestives, voire l’idée de censure évoquée par la pixellisation (qui cache les parties génitales et estompe les visages) signalent clairement que nous sommes en présence d’images pornographiques. Et nous n’avons aucune difficulté à imaginer le reste.

Mais cette persistance et ce travail de l’imagination déplacent de façon importante les enjeux. C’est que la pornographie n’est plus en acte, elle est avant tout signifiée. Elle devient son propre référent. Les images ne se donnent plus de façon littérale, comme une réalité qui nous engage au premier chef (que ce soit sur le mode de la pulsion ou de la répulsion), elles sont re-présentées, réinterprétées de façon à en désamorcer la charge sexuelle. Ainsi, les Brouillages de JLNDRR transfigurent les images pornographiques, essentiellement littérales dans leur représentation des corps, en signes complexes déployés à partir de ces images. Ce sont des signes de signes, des signes connotés, pour reprendre une vieille distinction structuraliste. Et, par la force des choses, puisque la connotation est toujours soumise à l’interprétation, ce sont des signes ambigus. De fait, pour les uns, ils dénoncent une industrie qui parasite le Web par la surabondance de son offre ; et, pour les autres, ils profitent de l’attrait pour le corps et ses fonctions reproductrices qu’Internet alimente sans vergogne. Mais, quel que soit leur sens, ce sont des signes qui clament haut et fort leur existence comme signes et qui attirent notre attention sur les contraintes médiatiques de toute navigation dans le cyberespace[14]. Il n’y a pas d’image pure et sans support. Il n’y a pas de corps virtuel qui ne soit avant tout un monceau de code.

Montages photographiques : Grand Nu

Nude 02 – Grand Nu est une composition photographique de l’artiste Philippe Bruneau réalisée en 2005. Il s’agit d’une animation Flash qui présente un mouvement de haut en bas (rappelant le pan du cinéma) sur un corps féminin. A priori, le corps féminin semble tout à fait normal. Mais, à mesure que le mouvement de caméra fictive descend sur ce corps, des anomalies se présentent dans sa constitution. D’une tête de femme glamour, on passe à un cou d’homme, un ventre de femme enceinte, un pubis, des cuisses tatouées, des pièces électroniques intégrées à des genoux déformés puis des jambes cassées dont l’une est dans un plâtre et l’autre, carrément décrochée du corps.

On ressent une certaine angoisse à observer le déroulement de l’image de ce corps improbable, sentiment qui est considérablement renforcé par la musique de kphb, dramatique à souhait. L’animation est présentée en boucle, ce qui accentue la tension. Le corps défile de façon continue et notre regard se porte à répétition sur cet être hybride, composé de membres volés en quelque sorte à d’autres corps[15]. De désirable, ce corps féminin se transforme peu à peu en monstre, dont le modèle est sans contredit la créature du Dr Frankenstein, issue du roman de Mary Shelley.

Figure

Philippe Bruneau (KPHB), Nude 02 - Grand Nu, 2005.

Philippe Bruneau (KPHB), Nude 02 - Grand Nu, 2005.

L'oeuvre a été reproduite avec l'autorisation de l'artiste.

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Il n’y a pas de réelle interactivité dans l’oeuvre de Bruneau. Mais ce dernier invite tout de même les internautes à y participer en intégrant au montage photographique les adresses URL des sites d’où proviennent les images participant à la composition de ce corps virtuel. Les lignes de texte défilent à contre-courant. Ainsi, tandis que le mouvement de la caméra détaille le corps de la tête aux pieds, le texte, lui, va de bas en haut. L’opposition des mouvements ascendant et descendant et les rythmes de défilement rendent le texte en partie illisible (pour récupérer l’information, il faut faire une capture d’écran, seule capable d’arrêter le texte et de permettre sa lecture). Les deux plans du texte et de l’image sont en tension, comme si l’origine et la fin de ce corps ne pouvaient se réconcilier. Le corps virtuel de Grand Nu ne peut véritablement exister que dans l’esprit de l’internaute, capable d’appréhender d’un seul regard ces deux temporalités.

Figure

Philippe Bruneau (KPHB), Nude 02 - Grand Nu, 2005.

Philippe Bruneau (KPHB), Nude 02 - Grand Nu, 2005.

L'oeuvre a été reproduite avec l'autorisation de l'artiste.

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Comme internautes, nous pouvons ainsi aller vérifier les liens et l’origine des photos sélectionnées. Ces URL témoignent de la démarche de l’artiste, mais ils indiquent aussi, précisément, à quelles parties du corps virtuel ils sont associés. Parmi quelques-unes des adresses fournies (dont certaines sont déjà désuètes, trois ans après la parution de l’oeuvre, signe étonnant que la décadence se met rapidement de la partie dès qu’un corps défait est offert à l’étude), la tête est tirée du site officiel de l’agence de mannequins Ford, qui offre des photos de ses principaux modèles. Le cou provient d’un site personnel et, fait intéressant, c’est le cou d’un homme qui se trouve transplanté sur le corps de cette créature. Les seins cachés en partie par un bras proviennent d’une photo illustrant l’examen du sein, extraite d’un site canadien de santé publique consacré au dépistage du cancer du sein et à l’auto-examen. Quant au ventre protubérant, il provient d’un site personnel : le journal photographique « Avant Ana… », consacré à la grossesse de la mère d’Ana. La photographie choisie, intitulée « Petit ventre devient très gros », est l’une des vingt-cinq dédiées à cette période.

Le corps de Grand Nu est ainsi la réunion de photographies disséminées à la grandeur du cyberespace. En fait, les photos ne viennent pas d’une banque d’images ; c’est Internet dans sa totalité qui fait figure d’une telle banque. Les sites de partage d’images en sont une manifestation, mais les pages personnelles et les blogues regorgent de photographies. Ce sont les formes de l’extimité qui sont ainsi explorées. Or, les images publiées peuvent être non seulement observées, mais aussi manipulées, utilisées et transformées. L’oeuvre de Bruneau, en identifiant explicitement les sources du collage, montre à la fois la diversité des ressources disponibles sur Internet, l’hétérogénéité des photos accessibles et des objectifs poursuivis par leur diffusion, ainsi que le détournement auquel elles ont été soumises. Le processus est mis de l’avant : Grand Nu est une image porteuse à la croisée d’un ensemble d’images déportées, soudées les unes aux autres jusqu’à constituer une nouvelle figure, hybride et instable.

Le collage ou montage photographique n’est pas propre au cyberespace. Depuis l’invention de la photographie, les artistes n’ont cessé de jouer avec la pellicule, immisçant dans une image des éléments d’une autre, multipliant les expositions, les temps de développement, les réunions étonnantes, l’ajout de textes, etc. Mais, avec le numérique, il est devenu une pratique que n’importe quel amateur peut, sans matériel spécialisé, utiliser pour créer de nouvelles images, de nouvelles représentations du corps.

L’esthétique du montage exploitée par Grand Nu vient affaiblir le statut de totalité de toute image. Cette dernière apparaît d’emblée comme un composite, dont les sutures paraissent de façon explicite. Or, avec la pratique numérique du collage, ce n’est pas tant le monde et son hétérogénéité qui sont signalés, référence lointaine en ce que le monde n’est jamais présent que par ses manifestations et ses signes, que le cyberespace et sa présence immédiate. L’image composée manifeste sans détour son contexte. Elle annonce à la fois le procédé qui a servi à la constituer et le matériau utilisé. Si le collage numérique est fait d’une hétérogénéité atténuée – puisqu’il ne réunit jamais que des éléments composés à l’aide d’un seul et même matériau, un langage informatique –, en retour, la présence du monde ou de l’environnement en fonction duquel il procède n’est jamais loin, puisqu’ils peuvent être rejoints d’un clic de la souris. Avec les collages de Kurt Schwitters, pour ne prendre que cet exemple canonique, nous n’avons plus accès à la partie du réel qui a été utilisée, le lieu premier de l’objet trouvé n’est plus disponible. Avec le collage de Bruneau ou, plus largement, avec le montage numérique, l’objet trouvé peut toujours être récupéré, parce que son lieu premier est le même que celui de l’oeuvre produite. La relation n’est pas rompue, elle est toujours potentiellement présente et peut être actualisée. Le montage photographique de Grand Nu garde ses liens, comme si le cordon ombilical n’avait jamais été sectionné, ce que les adresses URL rendent manifeste.

Les figures hybrides des corps virtuels ne constituent une totalité que pour les internautes qui aperçoivent une forme là où il n’y a que du code. En fait, cette tendance à récupérer une forme à partir des segments proposés est combattue, dans Grand Nu, par le dispositif même qu’adopte l’artiste. Car son nu ne se donne pas d’un seul coup d’oeil, il se laisse découvrir peu à peu. L’image est plus haute ou longue que la fenêtre ouverte qui y donne accès. Et l’image apparaît de haut en bas, dans un mouvement descendant. C’est donc une figure non seulement morcelée par les collages dont elle est constituée, mais encore fractionnée par le défilement auquel elle est soumise. Notre regard glisse le long de son corps. Et jamais on ne peut avoir une vue d’ensemble de ce corps. S’il est virtuel, au sens où il est essentiellement numérique, il n’est, de plus, jamais actualisé que de façon fragmentaire.

Ces corps reconstruits de toutes pièces, le cyberespace en est rempli. Ils font d’ailleurs partie des tout premiers développements hypertextuels. Dès 1995, Shelley Jackson faisait paraître, chez Eastgate Systems, Patchwork Girl, un hypertexte de fiction. Rédigée sur Storyspace, un logiciel consacré à la rédaction d’hypertextes, cette oeuvre de Jackson était une métafiction déployée à partir de la figure du monstre de Frankenstein, issue du roman éponyme de Mary Shelley. Shelley Jackson y féminisait le monstre, et elle en donnait une version postmoderne, fondée sur une narrativité éclatée, sur une identité problématique, ainsi que sur une représentation dysphorique du corps.

Le monstre de Jackson, comme son modèle, était un être composé de parties de corps empruntées et il s’est très vite imposé comme l’une des figures par excellence de notre entrée dans une culture numérique. Jackson avait bien compris en effet la nature du corps virtuel, du corps image contemporain, attaqué de toutes parts et expérimenté essentiellement sur le mode de la perte et du deuil. Deuil de la totalité, d’un corps intact et authentique, d’une relation simple au physiologique. Son monstre est un corps monté de toutes pièces, mais qui ne cesse de se défaire, sauf peut-être dans l’esprit du lecteur qui l’ajoute à sa collection de figures. Il est un être hybride et l’image d’un corps qui, s’il remplit le fantasme puéril de l’être parfait constitué de l’addition des parties les plus admirables des modèles sélectionnés, ne le fait que sur le mode de la souffrance et du renoncement.

Grand Nu joue sur cette même angoisse liée à un corps auquel les parties n’adhèrent que de façon transitoire, le temps d’un passage à l’écran. C’est un corps qui n’a aucune intériorité, qui ne se vit qu’en surface et de façon éphémère. Ce n’est pas un corps qui devient un signe, mais un signe qui prend la forme d’un corps, qui en imite les formes et les couleurs, sans s’engager pour autant à le faire vivre et à lui assurer une certaine pérennité.

Le regard d’Adam et la main de l’internaute

Adam’s Cam, l’oeuvre de Sébastien Loghman de 2005, met en scène une dormeuse, une femme qui nous échappe malgré sa très grande vulnérabilité[16]. La fenêtre de l’ordinateur qui s’ouvre sur sa couche apparaît comme un parfait équilibre entre présence et absence, entre ce qui est offert et ce qui est refusé. Et c’est sur cette tension que sa nudité devient une expérience esthétique. Mais nous pouvons, à l’aide d’un curseur, la faire réagir. Elle ne se réveille jamais, son sommeil est simplement perturbé par nos manipulations, et elle n’offre à notre regard que sa figure endormie en partie dissimulée par un drap ainsi que l’angle de la caméra. L’interactivité nous permet de manipuler l’image, de faire réagir le corps qui y est reproduit. Comme le suggérait Tisseron, l’image est une surface que l’on peut transformer avec ses mains.

Figure

Sebastien Loghman, Adam's Cam, 2005.

Sebastien Loghman, Adam's Cam, 2005.

L'oeuvre a été reproduite avec l'autorisation de l'artiste.

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L’oeuvre de Loghman est d’une grande simplicité, du moins en apparence. La fenêtre du fureteur est entièrement noire, sauf pour un rectangle en son centre, une fenêtre enchâssée de teinte sépia, où l’on voit une femme nue étendue sur un drap. Elle est photographiée en plan américain, l’on ne voit que le haut de son corps, son tronc, sa tête et ses bras. Elle dort sur le ventre et son visage nous est caché. L’image, elle aussi, est d’un grand dénuement. Le mur du fond est anonyme, et aucun accessoire n’est présent qui pourrait permettre de dater la scène. Nous sommes face à une représentation minimale. Une femme nue est couchée et endormie ; nous n’en saurons pas plus. Les seules informations disponibles sont révélées par une ligne de texte sous la fenêtre de l’image. Or, ce sont nos propres déterminations spatio-temporelles qui sont affichées. Nous voyons, écrits en rouge sur fond noir, l’heure exacte de notre visite sur le site ainsi que le jour, la date et l’année.

Un étonnant effet de présence surgit quand, avec la souris, on fait passer le curseur sur l’image. La flèche habituelle des fureteurs se métamorphose en un très discret faisceau, qui semble inspiré des logiciels de traitement de l’image. L’immobilité de la femme est rompue quand, subitement, à l’aide du curseur, nous cliquons sur son cou ou sur tout autre partie de son corps. La dormeuse s’éveille légèrement, elle se déplace. L’inanimé s’anime. On parvient discrètement à perturber son sommeil, l’amenant à se mouvoir, à allonger le bras ou à se mettre sur le ventre. Sous la pression d’un doigt, on l’incite à se lever sur ses avant-bras, avant de se laisser retomber. Les mouvements sont peut-être irréguliers et il faut un certain temps avant de les maîtriser, mais ce sont nos déplacements de souris qui l’animent, ce sont nos gestes qui la poussent à se tortiller sur sa couche.

Sa vulnérabilité – son sommeil est entre nos mains – la rend captivante. Et l’absence de déterminations spatio-temporelles (où est-elle ? d’où vient-elle ? où sommes-nous ?) nous incite à nous investir, à combler cette absence avec nos propres déterminations. Nous reterritorialisons la scène, projetant sur ce monde nos propres données. Ce temps est le nôtre, ce lieu est celui que nous souhaitons qu’il soit, ce qui accentue notre adhésion à cette représentation.

Cette femme ne peut être qu’Ève, la toute première femme. Le titre de l’oeuvre, Adam’s Cam, renvoie évidemment à la webcam d’Adam, ce que regarde le premier homme sur terre, ce qu’il parvient à enregistrer avec sa caméra numérique. Évidemment, si la webcam appartient à Adam, cette femme endormie ne peut être qu’Ève. En l’animant nous-même à l’aide du curseur, nous nous mettons dans la position d’Adam, nous adoptons son regard, nous moulons nos intentions aux siennes.

La lentille de la caméra engage, on le perçoit sans peine, à une objectivation et à une érotisation du corps d’Ève. Elle ne fait pas que dormir, elle s’offre au regard, elle se laisse désirer, sa nudité est une invitation au voyeurisme. Si elle reste innocente en son for intérieur, le regard que l’on pose sur elle ne l’est pas. Il a été construit et il n’a rien de vertueux.

L’Ève virtuelle d’Adam’s Cam est une figure que nous voudrions manipuler à notre guise. Et l’interactivité de l’oeuvre nous incite à croire la chose possible. Nous pouvons bel et bien, d’un simple geste, animer ce corps, le forcer à se soulever de sa couche et le faire répondre à nos ordres. Comme toute figure, cette Ève apparaît comme un corps transparent, un corps lisse, qui peut répondre à nos fantasmes de démiurge. Bien vite, cependant, la figure se met à résister. Comme un corps réel, elle reste opaque et refuse de se plier à tous nos ordres. Elle ne se retourne pas, malgré nos demandes pressantes. Elle reste endormie, nonobstant toutes les mauvaises pensées que nous pouvons lui avoir envoyées. L’illusion de présence s’estompe et l’on devine finalement que cette webcam (Adam’s Cam) n’est rien d’autre qu’une supercherie (Adam’s Scam).

L’interactivité provoque des effets de présence qui dotent les corps virtuels d’une très grande désirabilité, de celle capable de faire fondre les strates de médiation pour laisser l’illusion à l’internaute qu’il est en présence d’un corps animé, d’un corps non seulement désirable, mais capable de répondre à ce désir.

Cette interactivité est au coeur d’un des mythes les plus importants du cyberespace. Car, grâce à ses dispositifs, on croit pouvoir procéder à des représentations d’une efficacité absolue et mettre en scène des corps virtuels qui passeront pour des corps réels et feront oublier les strates de médiation nécessaires pour les animer. L’interactivité est l’un des facteurs, avec l’immédiateté et la singularité, permettant de susciter des effets de présence d’une indéniable portée (Gervais, 2007b). Si les avatars et autres images 3D offrent des squelettes virtuels habillés de peau et de textures qui laissent croire à la présence d’une figure humaine, cette présence ne s’impose véritablement qu’à partir du moment où une interactivité intervient. Elle est une illusion qui accentue les effets de projection et d’identification des internautes.

Conclusion : le corps mis à nu

Soulages dresse une liste intéressante des représentations du corps contemporain : corps de la barbarie, corps marqué, corps culturel, corps historique et social, corps publicitaire, corps médiatique, corps habillé, sportif, sexuel, médicalisé, mort, nourri (2007 :18-19). Nous assistons en fait à un spectacle permanent du corps. Et le cyberespace, pour qui le corps et la sexualité sont un moteur de son développement, n’est pas en reste. Les figures du corps y sont multiples et elles offrent aux internautes des mirages qui répondent parfaitement à leurs désirs et pulsions. Les corps virtuels du cyberespace sont en nombre infini, ils se laissent manipuler, transformer, voire construire de toutes pièces, même s’ils demeurent d’une très grande fragilité, puisque leur existence dépend de codes simples à modifier.

Pour Milon, « [e]n plus de présenter un corps absent, le cyberespace l’accompagne d’un imaginaire fantasmatique » (2005 : 36). La question est d’ailleurs de savoir :

[...] ce qui pousse la cyberculture à remplacer une réflexion sur le corps par un dispositif technologique dans lequel on utilise non pas le corps, mais des formes tronquées, falsifiées, épurées ou édulcorées du corps.

(Ibid.)

On n’ira pas jusqu’à dire que la machine s’est emballée, mais le cyberespace offre un lieu propice à l’investissement imaginaire, aux projections de toutes sortes où la production et la réception des images ne se distinguent plus de façon nette, mais s’entrecroisent et se complètent. L’internaute est un manipulateur d’images. Il peut non seulement les télécharger, mais aussi les transformer, jouer avec leur transmission, les insérer dans des dispositifs interactifs et les rediffuser. Si l’image est un miroir, il en est un que l’on travaille avec les mains et qui réfléchit non plus une tranche du réel, mais un mouvement de notre imagination. Et il en va de même des corps virtuels : ce sont des corps-images sujets à toutes les transformations et, de ce fait, des fictions de corps, des simulacres que notre regard accueille avec un plaisir sans cesse renouvelé.

Une oeuvre telle que Mise à nu de Reynald Drouhin vient, à sa façon, déconstruire ce regard essentiellement narcissique, car uniquement intéressé à projeter un monde à l’image de ses fantasmes. Cette mise à nu procède à un aplatissement du corps, à une désérotisation.

L’oeuvre est un projet interactif réalisé en 2005 à l’aide du logiciel Flash. Elle est construite à partir de photographies de 59 femmes prises par Akira Gomi. Ces photos sont disposées l’une à côté de l’autre formant une bande qui défile et que l’on peut activer en portant la souris vers la droite, pour avancer, ou vers la gauche, pour revenir en arrière. Le rythme de défilement est défini par la portée du geste de l’utilisateur. Plus ce dernier déplace la souris aux extrémités du cadre, plus le rythme s’accélère. À l’inverse, en ramenant la souris vers le milieu de la bande, l’image se stabilise pour se figer presque totalement.

En passant sur chacune des photos à l’aide de la souris (c’est un rollover), ces dernières sont remplacées par des photos présentant les mêmes femmes, mais nues. Plus encore, en cliquant sur ces corps nus, de nouvelles photos apparaissent qui les présentent cette fois de dos.

Figure

Reynald Drouhin, Mise à nu, 2005[17].

Reynald Drouhin, Mise à nu, 200517.

L'œuvre est reproduite avec l'autorisation de l'artiste.

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Qui sont ces femmes qui s’offrent au regard de l’internaute ? Pour quelle raison sont-elles ainsi exposées ? Habillées, nues, de face et de dos ? À quel marchandage se prêtent-elles ? Mise à nu exploite sciemment ces corps comme s’ils étaient offerts à la vente et à la consommation. Mais en présentant des corps désérotisés, mis à plat en quelque sorte, Mise à nu déjoue les attentes. Le regard devient clinique et non plus concupiscent.

L’oeuvre présente des nus, mais les photos n’offrent aucun contenu à caractère sexuel. Les femmes n’adoptent pas de poses lascives, elles se tiennent toutes très droites, figées devant l’objectif de la caméra, ne dévoilant aucune émotion ou expression faciale, qu’elles soient habillées ou nues. Les images renvoient-elles à des photos médicales, à des mannequins de vitrines de magasins ou à des poupées de carton que les enfants s’amusent à habiller de vêtements de papier ? Mise à nu évoque-t-il plutôt les sites de rencontres où des répertoires de célibataires disponibles sont offerts aux abonnés qui peuvent les consulter ? L’offre est, de fait, variée. On y retrouve des rousses, des brunes, des blondes ; elles sont grandes, petites, minces ou plus costaudes.

Nous nous trouvons, très clairement, en présence d’une marchandisation de ces femmes et de leur corps. Nous ne savons rien d’elles ou de leur vie, mais nous connaissons certains détails intimes de leur anatomie. Et le procédé de défilement interactif suggère aussi une consommation de l’être humain. Une consommation ininterrompue… car les corps défilent sans discontinuer et il faut agir pour ralentir le mouvement ou l’arrêter. En fait, qu’on le veuille ou non, le passage de notre souris les déshabille. Interagir avec l’oeuvre force notre regard à dévêtir ces femmes. Voir ici, c’est bel et bien toucher, manipuler, forcer l’image à se transformer. L’objet-image demande à être manipulé, sinon il disparaît du cadre.

Il y a là une analogie parfaite avec le spectacle permanent du corps du cyberespace. L’offre est ininterrompue, elle continue son interminable défilement… jusqu’à ne plus rien signifier. Ce sont des corps devenus anonymes, parce que substituables les uns aux autres. Le nouveau chasse l’ancien et, bien vite, se périme à son tour. Et la seule façon de ralentir le rythme de ce commerce des corps est de s’investir, choisissant non plus de passer de l’un à l’autre, dans l’extensivité la plus complète, mais de porter un regard intensif sur ces corps virtuels, et d’y retrouver des formes renouvelées d’opacité. Ou de beauté.