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Bien que le débat théorique au sujet du développement historique et des transformations contemporaines de l’État-providence fasse rage depuis quelques décennies, aucun consensus n’est encore apparu au sujet des facteurs les plus à même de jeter une lumière sur ces phénomènes. À partir du milieu des années 1980, le néo-institutionnalisme historique est cependant devenu l’approche théorique dominante ou, à tout le moins, celle qui a suscité le plus d’intérêt parmi les spécialistes de la protection sociale[1]. Aux États-Unis, les nombreux prix attribués à Theda Skocpol, auteure du désormais classique Protecting Soldiers and Mothers, attestent du rayonnement de cette approche. Qui plus est, la multiplication des ouvrages et des articles inspirés du néo-institutionnalisme historique reflète l’influence grandissante de ce courant théorique en Amérique du Nord comme en Europe occidentale[2].

Forgé en réaction aux approches socio-économiques traditionnelles, le néo-institutionnalisme historique repose essentiellement sur le postulat suivant : les règles politiques formelles et les politiques publiques établies sont la source de contraintes institutionnelles qui infléchissent les stratégies et les décisions des acteurs politiques. Le présent article montre l’intérêt heuristique de ce postulat tout en offrant des pistes théoriques susceptibles de combler les lacunes de cette approche, qui s’avère généralement incapable de rendre compte de la teneur spécifique des choix techniques et idéologiques qui façonnent les politiques sociales. Pour combler ces lacunes, il convient d’intégrer deux facteurs socio-économiques à l’armature théorique du néo-institutionnalisme historique : pour circonscrire l’impact des intérêts économiques sur les décisions politiques, il faut mettre l’accent sur la protection sociale offerte par le secteur privé (assurances, épargne individuelle, pensions d’entreprise) ; pour cerner l’influence des idées sur l’élaboration des politiques sociales, il faut analyser les paradigmes véhiculés par les réformateurs, les experts et la classe politique. L’articulation de ces deux facteurs dans le cadre général du néo-institutionnalisme historique pourrait favoriser une réflexion sur les liens étroits qui unissent les idées, les intérêts et les institutions (les trois « I ») dans l’histoire et les transformations présentes de l’État-providence[3]. Les notions de champ et d’habitus, d’abord formulées par Pierre Bourdieu, pourraient d’ailleurs contribuer à cette articulation et ce, en montrant à la fois l’autonomie et le haut degré de structuration institutionnelle de l'arène politique. Sans proposer de synthèse théorique définitive, le présent article propose des pistes de réflexion susceptibles d’enrichir le néo-institutionnalisme historique et, à terme, de mieux saisir l’imbrication des logiques économiques, institutionnelles et idéologiques dans l’élaboration des politiques sociales.

Facteurs socio-économiques et logiques institutionnelles

Les approches socio-économiques

Durant les années 1960 et 1970, les approches socio-économiques occupaient presque toute la place dans les analyses européennes et nord-américaines consacrées à l’histoire des politiques sociales. À cette époque, certains facteurs socio-économiques — considérés comme largement indépendants des institutions politiques — étaient généralement pris en considération lorsque venait le temps d’expliquer les différences nationales en matière de protection sociale. Certes, aucun consensus n’existait au sujet de l’efficacité heuristique des différentes variables socio-économiques examinées par les spécialistes de l’État-providence. Un débat faisait rage au sujet des facteurs socio-économiques susceptibles d’éclairer les différentes « trajectoires nationales » dans le domaine des politiques sociales. En fait, les principaux protagonistes du débat mettaient généralement l’accent sur l’un des trois facteurs suivants : 1) les « valeurs nationales » ; 2) le développement économique ; 3) la mobilisation des groupes d’intérêts (mouvement ouvrier, milieux d’affaires).

Dans leurs travaux, les auteurs qui se consacrent à l’étude des « valeurs nationales » s’efforcent, par exemple, d’établir un lien de causalité entre les vues socio-économiques de la population d’un pays (mesurées à l’aune des sondages d’opinion) et l’étendue (mais aussi la nature) de la protection offerte par l’État. D’après Daniel Levine, les systèmes de protection sociale refléteraient la « construction de la réalité » propre à chaque société : « les nations perçoivent la réalité de manière distincte et agissent en fonction des relations entre ces perceptions et leur propre histoire[4] ». Dans son ouvrage Continental Divide, Seymour Martin Lipset procède à une analyse de ce type lorsqu’il tente d’éclairer les différences significatives entre les systèmes canadien et américain de protection sociale[5]. Aux États-Unis, Roy Lubove formule également une analyse culturaliste pour rendre compte de l’« exception américaine » en matière de politiques sociales[6].

La deuxième approche socio-économique repose quant à elle sur le postulat suivant : la taille de l’État-providence varie en fonction du degré de développement économique atteint par chaque société. Les partisans de cette approche formulent en fait une vision économiste et déterministe du « progrès social », vision généralement fondée (implicitement ou explicitement) sur l’idée de « convergence ». D’après Harold Wilensky, par exemple, deux pays qui sont à peu près au même stade de développement économique se doteraient d’instruments de protection sociale comparables. Dans ce cadre, les différences institutionnelles entre les États-providence renverraient simplement à une question de timing économique. Le degré d’industrialisation serait donc la « racine causale » de l’État-providence[7].

Enfin, les auteurs associés à la troisième approche soutiennent que les différences nationales dans le domaine de la protection sociale reflètent, directement ou indirectement, les capacités de mobilisation des capitalistes et/ou du mouvement ouvrier. Ce courant de pensée néomarxiste est généralement associé aux pays scandinaves et, plus particulièrement, aux travaux de Walter Korpi et de Gøsta Esping-Andersen. Selon ces auteurs, les États-providence danois et suédois disposeraient de systèmes de protection sociale particulièrement généreux en raison de l’influence sociale et politique exceptionnelle du mouvement ouvrier[8]. À l’opposé, certains auteurs soutiennent que la prééminence idéologique et politique des milieux d’affaires dans la société américaine (inséparable de la faible mobilisation syndicale) rendrait compte du « sous-développement » relatif des politiques sociales aux États-Unis[9].

L’apport du néo-institutionnalisme historique

Depuis une vingtaine d’années, des auteurs néo-institutionnalistes tels que T. Skocpol, Ann Schola Orloff, Paul Pierson, Edwin Amenta et Antonia Maioni critiquent ces approches socio-économiques en raison de l’influence structurante qu’exercent les institutions politiques sur l’élaboration des programmes sociaux. Contre ces approches, les néo-institutionnalistes défendent d’abord le postulat weberien de l’« autonomie de l’État[10] ». Acteur politique qui possède une certaine marge de manoeuvre par rapport aux forces économiques et sociales, ce dernier jouerait un rôle de premier plan dans la formulation des politiques sociales[11]. À partir de la seconde moitié des années 1980, les néo-institutionnalistes soutiennent que les institutions politiques formelles et l’étendue des capacités administratives de l’État ( state capacities ) affectent directement l’histoire des politiques sociales. En fait, ces facteurs permettraient d’expliquer, au moins en partie, les différences entre les systèmes nationaux de protection sociale : les institutions politiques, qui exercent une contrainte incontournable sur les réformateurs et les acteurs sociaux, structureraient leurs stratégies et leurs décisions [12]. Pour démontrer l’intérêt de leur approche, les néo-institutionnalistes se sont penchés sur le cas des États-Unis, pays où il n’existe aucun système universel d’assurance-maladie. En fait, l’influence des institutions dans l’élaboration des politiques sociales serait particulièrement tangible dans le système politique américain, qui se caractérise par une grande fragmentation inséparable du fédéralisme et de l’équilibre des pouvoirs ( checks and balances )[13]. Aux États-Unis, la conception des politiques sociales subirait directement le poids des obstacles constitutionnels du fédéralisme qui se transforment notamment au gré des décisions de la Cour suprême[14].

Outre l’expérience américaine, plusieurs travaux comparatifs attestent de l’impact structurant des institutions politiques dans l’élaboration des politiques sociales. Dans un ouvrage classique consacré à la politique de la santé, Ellen Immergut démontre, par exemple, l’existence de « points de veto » institutionnels qui façonnent la mobilisation des médecins en France, en Suède et en Suisse. Plus précisément, l’auteure soutient que les médecins suisses jouissent d’une plus grande influence politique que leur collègues français et suédois en raison de l’institution référendaire et de la décentralisation inhérentes au système politique helvétique[15].

Plus près de nous, A. Maioni enrichit cette perspective en soulignant très justement le rôle des systèmes de partis dans l’élaboration des politiques sociales. Dans une analyse comparative consacrée à l’histoire politique de l’assurance-maladie au Canada et aux États-Unis, elle rappelle que les mécanismes institutionnels du système parlementaire canadien favorisent l’émergence de tiers partis, ce qui contraste avec la logique partisane bipolaire propre au modèle institutionnel américain[16]. Dans le contexte institutionnel canadien, l’émergence du CCF puis du NPD durant l’après-guerre a exercé une pression sur les décideurs fédéraux et provinciaux en faveur d’une couverture maladie plus étendue. Alors que le mouvement ouvrier américain se contentait d’intégrer la très modérée coalition électorale démocrate, la gauche syndicale canadienne des années 1950 et 1960 faisait clairement résonner ses revendications sociales par l’entremise du CCF et, plus tard, du NPD. Contrairement au modèle formulé par W. Korpi et G. Esping-Andersen, le facteur « mobilisation de la gauche » apparaît ici comme absolument inséparable des contraintes institutionnelles propres à chaque système politique[17].

En plus de mettre l’accent sur la fonction structurante des institutions politiques (fédéralisme, partis, système parlementaire, capacités administratives), les tenants du néo-institutionnalisme historique prennent également en considération le poids des rétroactions politiques ( policy feedbacks ) dans le développement des politiques sociales. En introduisant un aspect dynamique dans l’analyse des structures institutionnelles, la notion de rétroaction politique explicite l’influence des politiques existantes sur l’élaboration de nouvelles législations sociales. Dans la littérature néo-institutionnaliste, cette notion prend en fait deux sens distincts. De manière précise, elle renvoie au processus d’apprentissage social ( social learning ) par lequel l’évaluation des politiques sociales existantes infléchit les décisions des experts et de la classe politique. Formulée par Hugh Heclo dans les années 1970, l’idée d’apprentissage social est généralement associée au rôle central des experts dans l’évaluation et la conception des politiques publiques[18]. Plus généralement, la notion de rétroaction politique désigne également l’influence structurante des politiques existantes sur l’innovation et les réformes sociales. Dans Protecting Soldiers and Mothers, par exemple, T. Skocpol montre comment l’existence d’un imposant système de pensions militaires, hérité de la Guerre civile américaine, aurait freiné les efforts des réformateurs au début du xxe siècle. Selon elle, l’impact de ce régime sur le débat et les décisions politiques dépasse l’apprentissage social[19]. La protection offerte par ces pensions semble elle-même avoir réduit l’urgence de certaines réformes, car la génération glorieuse des anciens combattants de l’Union était protégée par ce régime, d’ailleurs passablement généreux pour l’époque[20].

Parmi les auteurs néo-institutionnalistes, P. Pierson est certainement celui qui pousse le plus loin l’idée de rétroaction politique. Dans un article consacré à la « nouvelle politique de l’État-providence », il explore l’impact structurant des décisions passées sur la liberté d’action des décideurs politiques[21]. Les mesures sociales existantes créent de nouvelles contraintes institutionnelles, qui limitent généralement la marge de manoeuvre dont disposent les acteurs politiques. Ces derniers doivent donc composer avec les groupes de pression qui émergent dans le sillage des programmes établis[22]. Face à des armées de bénéficiaires qui défendent le maintien ou réclament l’expansion des programmes sociaux, les élus poursuivent des stratégies d’évitement ( blame-avoidance strategies ) susceptibles de neutraliser les risques électoraux inséparables de la restructuration de l’État-providence. D’après P. Pierson, ces stratégies d’évitement freineraient les tentatives de démantèlement de l’État-providence tout en renforçant la logique institutionnelle propre à chaque système de protection sociale ( path dependence ). Cette inertie institutionnelle constituerait ainsi un sérieux frein à l’innovation politique[23].

Vers une nouvelle articulation théorique?

Le néo-institutionnalisme historique jette une lumière remarquable sur les contraintes institutionnelles qui structurent l’arène politique et, plus particulièrement, l’élaboration des politiques sociales. En reconstruisant les logiques institutionnelles qui encadrent l’action du législateur, des fonctionnaires et des groupes d’intérêts, cette approche permet de mieux comprendre les « règles du jeu » politiques inséparables de toute réforme de l’État-providence. Malgré ses qualités indéniables, le néo-institutionnalisme rend toutefois difficilement compte des choix techniques et idéologiques qui donnent leur forme spécifique aux politiques sociales. Or, ces choix sont largement déterminés par des facteurs socio-économiques qui restent trop souvent à la marge des analyses néo-institutionnalistes. Pour comprendre le contenu des réformes adoptées dans le domaine de la protection sociale, il convient en effet de réintégrer certaines variables socio-économiques dans l’analyse institutionnelle.

Cette réintégration passe d’abord par la reconnaissance explicite des deux principales limites des approches socio-économiques : leur aveuglement théorique par rapport aux indéniables contraintes institutionnelles qui structurent le processus décisionnel et le trop grand degré de généralité des facteurs pris en considération dans l’analyse comparative des politiques sociales. D’abord, à la lumière des analyses néo-institutionnalistes citées précédemment, il apparaît clairement que les forces socio-économiques identifiées par les approches socio-économiques sont médiatisées par les logiques institutionnelles propres à chaque système politique. Qui plus est, le poids des institutions politiques influence les stratégies des acteurs sociaux, notamment le mouvement ouvrier[24]. Ensuite, les approches socio-économiques axées sur le développement économique et les « valeurs nationales » explorent des facteurs généraux qui permettent difficilement de rendre compte de la spécificité des États-providence nationaux. Par exemple, affirmer que des choix politiques précis quant aux des modalités de financement de l’assurance sociale reflètent les « valeurs » d’une nation semble par trop schématique. Comme le montre l’analyse d’Hace Sorel Tishler, les « valeurs nationales » représentent au plus un réservoir idéologique dans lequel les réformateurs et les acteurs politiques puisent afin d’élaborer leurs discours de justification entourant la protection sociale[25]. Quant au développement économique, il ne constitue qu’une condition de possibilité pour l’élaboration des politiques sociales modernes — sans jamais déterminer leur contenu spécifique. L’inscription formelle de variables socio-économiques dans le cadre du néo-institutionnalisme historique passe donc par un double effort d’articulation théorique qui entend circonscrire le rôle précis de certains facteurs socio-économiques dans le processus décisionnel tout en les replaçant dans un contexte institutionnel global.

En fait, un tel effort théorique devrait permettre de combler les deux lacunes principales du néo-institutionnalisme historique : l’étroitesse de la notion de rétroaction politique, qui ne tient généralement pas compte du lien entre l’élaboration des politiques sociales et l’évolution des intérêts économiques liés à la protection offerte par le secteur privé (assurances, épargne individuelle, pensions d’entreprise) ; le manque d’intérêt relatif pour le rôle des idées et des paradigmes dans l’histoire des politiques sociales. En comblant ces lacunes, la méthode proposée ici vise à intégrer des facteurs proprement sociologiques à une théorie politique qui, sous la plume de certains auteurs, se transforme parfois en un structuralisme rigide qui ne tient pas suffisamment compte du fait que les acteurs et les institutions politiques demeurent toujours enracinés dans des rapports sociaux fluctuants[26]. Réconcilier une approche orientée vers l’analyse des institutions politiques et une réflexion sur les transformations économiques et les ruptures paradigmatiques qui infléchissent les interventions de l’État, tel est le principal objectif du présent article. Grâce à cette nouvelle articulation théorique, il est possible d’explorer la relation dialectique entre les contraintes institutionnelles et les choix politiques ( policy choices ).

Rétroactions politiques et intérêts économiques

La première limite théorique majeure du néo-institutionnalisme concerne l’attention insuffisante accordée aux intérêts économiques dans l’analyse des politiques sociales. Sans nier l’autonomie dont jouissent parfois les acteurs politiques, leurs décisions sont parfois inséparables d’une prise en considération directe de certains intérêts économiques et, plus précisément, des mesures de protection sociale offertes par le secteur privé. Ceci est particulièrement vrai dans le contexte nord-américain où les entreprises et les compagnies d’assurances jouent un rôle considérable dans le domaine social. Contrairement à ce que prônent généralement les tenants du néo-institutionnalisme historique, l’analyse des rétroactions politiques devrait se soucier non seulement de l’influence des politiques existantes, mais aussi de l’impact de la protection offerte par le secteur privé sur les décisions des experts et de la classe politique. Comme le démontre l’expérience américaine en matière d’assurance-maladie, l’essor massif de ce type de protection crée des contraintes supplémentaires pour les acteurs politiques, qui s’efforcent généralement de ménager les intérêts économiques des employeurs, des hôpitaux privés et des compagnies d’assurances. L’échec du projet d’assurance-maladie du président Truman illustre à merveille ce phénomène : la multiplication des assurances privées dans les années 1940, en l’absence d’un système public d’assurance-maladie, a réduit l’appui syndical en faveur de l’initiative démocrate. Dans le contexte de l’espoir suscité par les assurances privées, l’influente American Medical Association et les compagnies d’assurances ont défendu avec acharnement leurs intérêts économiques immédiats[27]. Loin de simplement refléter de quelconques « valeurs nationales » — les Américains seraient majoritairement en faveur de l’assurance privée —, ce phénomène constitue une forme de rétroaction politique émanant du secteur privé. Comme les politiques publiques, les assurances privées et les pensions d’entreprise peuvent favoriser l’émergence de puissants groupes d’intérêts capables d’infléchir les stratégies des acteurs politiques ou même de freiner des projets de réforme qui iraient à l’encontre de la « division du travail » établie entre les secteurs public et privé[28].

Sans revenir aux considérations vagues concernant le développement économique chères à H. Wilensky, l’élargissement de la notion de rétroaction politique au secteur privé permet d’analyser la structuration institutionnelle des intérêts économiques et l’influence de ceux-ci sur le processus de décision — par l’intermédiaire du principe d’apprentissage politique. Ceci favorise une meilleure compréhension du parcours historique de chaque système de protection sociale. Comme l’affirment Richard M. Titmuss et G. Esping-Andersen, chaque système de protection sociale repose sur une articulation spécifique de la logique du marché et du modèle étatique de sécurité sociale[29]. En élargissant l’étude des rétroactions politiques, il est désormais possible de mieux saisir la logique historique et institutionnelle qui sous-tend cette « division du travail social » entre l’État et le marché.

Idées et paradigmes politiques

Pour mieux comprendre les choix politiques qui reflètent et renforcent cette division du travail, il est toutefois essentiel de se tourner vers les paradigmes politiques véhiculés par les réformateurs et les acteurs politiques. Ceci renvoie à la seconde lacune fondamentale du néo-institutionnalisme historique : la place relativement limitée des idées et des phénomènes idéologiques dans l’analyse institutionnelle des politiques sociales[30]. Comme le souligne François-Xavier Merrien, les auteurs qui s’inspirent de cette approche théorique ne se préoccupent pas suffisamment des idées et des principes généraux véhiculés par les réformateurs, les fonctionnaires et la classe politique. Se bornant trop souvent à circonscrire l’influence des institutions et des rétroactions politiques sur le développement des États-providence, ils s’attardent relativement peu sur la teneur spécifique des débats sociaux et des projets de réforme[31]. Par exemple, si les néo-institutionnalistes accordent une place essentielle aux facteurs politiques susceptibles d’expliquer la réussite ou l’échec de certaines campagnes de réforme, ils analysent rarement en profondeur la substance intellectuelle des débats sociaux. Comme en témoignent, par exemple, les travaux de Michael Freeden, les idées économiques et politiques infléchissent l’élaboration des politiques sociales en limitant le nombre de choix possibles et en justifiant les projets défendus par les réformateurs, les groupes d’intérêts et les partis politiques[32].

Bien qu’il ne concerne pas directement la protection sociale, le travail de Peter Hall au sujet des politiques économiques prouve qu’une prise en compte systématique des idées est possible dans le cadre d’une perspective néo-institutionnaliste élargie. D’après cet auteur, un paradigme politique ( policy paradigm ) constitue un modèle interprétatif, une vision des choses que partagent certains acteurs politiques. Plus précisément, il s’agit d’une « structure d’idées et de normes qui spécifient non seulement les objectifs des politiques et le type d’instruments qui peuvent être mobilisés pour les atteindre, mais aussi la nature même des problèmes qu’ils doivent affronter[33] ». À la fois techniques et philosophiques, les paradigmes politiques orientent les choix et les stratégies à long terme des décideurs et des mouvements sociaux préoccupés par le débat législatif.

Pour enrichir l’analyse des paradigmes politiques, il convient d’explorer les différentes formes d’inscription à l’ordre du jour ( agenda setting ) qui marquent l’histoire des politiques sociales. En règle générale, la notion d’inscription à l’ordre du jour désigne la construction des problèmes sociaux qui sont — ou devraient être — pris en charge par l’État. Fait plus important encore, elle renvoie au processus par lequel les médias, le choc provoqué par des événements dramatiques (crise économique, attaque militaire) ou la mobilisation des réformateurs et des mouvements sociaux placent ces problèmes au coeur du débat politique [34]. D’après John Kingdon, les « entrepreneurs politiques » (journalistes, réformateurs, mouvements sociaux) jouent d’ailleurs un rôle essentiel dans la vie politique en rendant certaines questions inévitables aux yeux du législateur[35]. La multiplication récente des « boîtes à idées » ( think tanks ) en Amérique du Nord ainsi qu’au Royaume-Uni rend compte de ce phénomène. Sans dicter l’ordre du jour à la classe politique, ces organisations à but non lucratif — le plus souvent proches des milieux conservateurs — participent directement à la construction des problèmes sociaux et à l’inscription à l’ordre du jour de certaines questions législatives. De plus, les « boîtes à idées » s’efforcent d’infléchir les choix politiques en préparant des rapports et des propositions susceptibles d’« éclairer le législateur ». Le rôle de ces organisations atteste la place centrale des réseaux d’experts dans la réforme des politiques sociales. Réunis au sein d’organisations nationales et internationales (Banque mondiale, Fonds monétaire international), ces experts fournissent des outils intellectuels aux fonctionnaires et aux différents acteurs politiques engagés dans le débat sur la protection sociale. L’influence de ces réseaux varie toutefois en fonction des institutions politiques nationales. Dans un système politique fragmenté comme celui des États-Unis, par exemple, les « boîtes à idées » ont beau jeu d’influencer directement les membres du Congrès, qui ne sont pas liés par la discipline de parti caractéristique du système parlementaire britannique. Pour cette raison, ces organisations paraissent jouer un rôle plus significatif aux États-Unis qu’au Canada ou au Royaume-Uni[36].

Par rapport à la notion vague de « valeurs nationales », le concept de paradigme favorise une compréhension à la fois plus précise (principes techniques) et plus globale (réseaux internationaux) des choix intellectuels au fondement des politiques sociales. Qui plus est, l’analyse systématique des paradigmes politiques est inséparable de la question de l’influence du secteur privé dans les délibérations politiques. Historiquement, les principes actuariels et les modèles économiques forgés par le secteur privé et, plus particulièrement, les compagnies d’assurances jouent un rôle considérable dans la structuration intellectuelle du monde de l’assurance sociale. Un exemple frappant de la fonction intellectuelle prééminente du secteur privé est la domination, durant le New Deal, du discours actuariel des compagnies d’assurances[37]. Récemment, la logique financière qui accompagne l’essor des marchés boursiers dans les années 1990 apparaît comme l’une des sources premières du mouvement international en faveur de la « privatisation » des pensions de vieillesse — c’est-à-dire le remplacement total ou partiel de l’assurance sociale par des systèmes d’épargne individuelle. L’euphorie financière et la multiplication des régimes d’épargne-retraite (REÉR, etc.) qui caractérisent la présente décennie stimule donc l’émergence d’un paradigme financier qui, notamment grâce aux réseaux internationaux d’experts, se propage à l’échelle planétaire[38]. Mais, sur le plan national, la croisade en faveur de la « privatisation » des pensions de vieillesse connaît de nombreux ratés et ce, en raison des contraintes institutionnelles décrites par P. Pierson : devant la menace d’un passage à l’épargne obligatoire, les bénéficiaires — présents et futurs — des systèmes publics de retraite font souvent barrage à ces projets néolibéraux. Cet exemple illustre les liens qui se font jour entre les paradigmes politiques (idées), les logiques institutionnelles (institutions) et l’influence du secteur privé (intérêts). Cette articulation peut se résumer ainsi : le secteur privé est le vecteur d’intérêts et de principes économiques qui constituent à la fois des obstacles (protection d’entreprise) et des sources d’inspiration (paradigmes) pour des acteurs politiques qui agissent dans un système de pouvoir structuré par les institutions politiques et les programmes sociaux existants. Structures formelles stables et logique historique inhérente aux rétroactions politiques encadrent donc le jeu des acteurs, lesquels mobilisent des paradigmes inséparables de la « division du travail » entre l’État et le marché qu’a analysée par G. Esping-Andersen[39].

Champ, habitus et institutions

Pour approfondir l’articulation théorique formulée dans cet article, il serait souhaitable à l’avenir de se référer à la notion de champ, d’abord formulée par P. Bourdieu. Malgré l’influence des forces socio-économiques mentionnées précédemment, les acteurs politiques jouissent en effet d’une certaine autonomie, celle-là même du champ politique dans lequel ils agissent. Contrairement au modèle formulé par P. Bourdieu, il faut toutefois reconnaître l’influence prédominante des institutions politiques dans la structuration du champ politique. Espace de compétition féroce, ce dernier repose sur des « règles du jeu » institutionnelles et symboliques qui infléchissent généralement les stratégies des acteurs politiques. Il possède sa logique propre, distincte de celle du champ économique ou du champ littéraire, par exemple. Plus précisément, le champ politique apparaît comme un espace de jeu dans lequel la compétition féroce à laquelle se livrent les élus — et ceux qui souhaitent se faire élire — génère différents biens symboliques offerts à l’approbation des électeurs : analyses, discours, idéologies, programmes, projets de réforme, etc.[40]. Pour occuper une position dominante au sein du champ, les acteurs politiques s’efforcent d’accumuler un maximum de capital politique, le plus souvent en démontrant aux électeurs la qualité supérieure des biens symboliques offerts. Loin de refléter la logique économique du choix rationnel, le champ politique s’enracine dans des règles sociales et institutionnelles historiquement construites.

La notion d’habitus montre à quel point la logique du champ est différente du modèle de l’action rationnelle. Sorte de « programme » susceptible de guider les acteurs, l’habitus cristallise la logique du champ tout en servant d’intermédiaire entre les « règles du jeu » objectives et les stratégies individuelles[41]. En favorisant l’intériorisation de la dynamique institutionnelle du champ politique, il structure au moins partiellement les décisions des différents acteurs politiques. En mettant l’accent sur l’apprentissage par l’acteur des normes implicites et explicites inhérentes au champ politique, la notion d’habitus jette donc une lumière sur les contraintes institutionnelles telles qu’elles sont assimilées par les décideurs. Dans le domaine de la protection sociale, cette notion pourrait permettre d’analyser plus en profondeur la structuration des contraintes et des occasions institutionnelles qui, directement ou indirectement, façonnent les décisions politiques[42].

Les notions de champ et d’habitus pourraient contribuer à l’articulation théorique des logiques institutionnelles, des variables socio-économiques et des stratégies des acteurs politiques en dévoilant le haut degré de structuration qui caractérise l’élaboration des politiques sociales. Tout en renvoyant à l’autonomie du champ et des acteurs politiques, ces notions pourraient rendre compte de la complexité des règles qui entourent les choix et les stratégies des réformateurs et de la classe politique[43]. Inséparable des rétroactions politiques émanant des secteurs public et privé, cette logique institutionnelle est donc historique, changeante, toujours structurée par l’apprentissage social. De plus, le champ politique reste en permanence ouvert sur le monde extérieur, notamment par l’intermédiaire des réseaux internationaux d’experts qui fournissent des « munitions intellectuelles » aux acteurs politiques nationaux. L’influence intellectuelle exercée par le secteur privé, les « boîtes à idées » ou les organisations internationales peut d’ailleurs, dans certains cas, contribuer à la structuration du champ politique en créant des impératifs idéologiques susceptibles d’orienter les stratégies des acteurs. Le choix d’un paradigme politique reflète donc les « règles du jeu » (implicites et explicites) médiatisées par l’habitus de chaque acteur politique. Un exemple de ce type de structuration : l’instauration du régime de retraite fédéral américain durant le New Deal, qui atteste de l’influence indirecte du secteur privé et du modèle de la prévoyance individuelle dans le champ politique américain. Même en cette période de remarquable autonomie institutionnelle que fut le New Deal, la structuration de ce champ — qui renvoie à l’influence intellectuelle du secteur privé médiatisée par l’habitus du Président — a infléchi largement les décisions de l’équipe Roosevelt[44]. Comme le prouve l’étude du paradigme rooseveltien, la reprise de méthodes et de principes chers aux compagnies d’assurances se place au service de stratégies politiques autonomes, qui reflètent les rapports de force à l’intérieur même du champ politique américain. En mobilisant une rhétorique assurancielle mâtinée d’individualisme, l’équipe Roosevelt s’est efforcé en effet de fabriquer des biens symboliques susceptibles de recevoir l’appui massif de la population tout en contrant un projet alternatif jugé trop coûteux (Plan Townsend). Dans le champ politique américain de l’époque, les références à l’efficacité du secteur privé reflètent l’habitus libéral dominant et, fait plus important encore, servent des fins politiques précises. Cette dernière remarque renvoie à la fois à l’autonomie du champ politique (fins et stratégies spécifiques) et à l’influence du secteur privé dans la construction de l’habitus dominant (discours politique sur les vertus des méthodes élaborées par les compagnies d’assurances).

Les concepts de champ et d’habitus permettent ainsi d’élargir le spectre heuristique du néo-institutionnalisme historique en soulignant le caractère systématique des logiques idéologiques et institutionnelles qui structurent l’élaboration des politiques publiques. En plus de tenir compte des règles institutionnelles formelles et de l’impact des politiques établies, les acteurs politiques forgent des stratégies — et prennent des décisions — qui reflètent moins une rationalité de type économique que les contraintes idéologiques inhérentes au champ politique[45]. Ces contraintes changeantes, qui façonnent leurs choix intellectuels, s’incarnent de manière souple dans leur habitus, véritable médiation entre les choix individuels et les principaux éléments structurants du champ (intérêts, paradigmes et logiques institutionnelles). Au lieu de procéder à un quelconque « choix rationnel », l’acteur mobilise donc les ressources intellectuelles et stratégiques de son habitus pour manoeuvrer au sein d’un champ politique largement structuré par des rétroactions institutionnelles.

Conclusion

Les pistes de réflexion tracées dans cet article enrichissent la perspective néo-institutionnaliste au sujet du développement des politiques sociales. Pour rendre compte du contenu des choix politiques opérés par les décideurs, il paraît en effet nécessaire d’explorer les liens entre les institutions politiques et les deux facteurs socio-économiques suivants : la structuration historique d’intérêts économiques inséparables des mesures de protection sociales offertes par le secteur privé ; la diffusion d’idées et de paradigmes politiques par l’entremise des réseaux d’experts. Pour montrer l’articulation entre les idées, les institutions et les intérêts économiques, il serait toutefois injuste et faux de nier l’autonomie des dynamiques politiques et institutionnelles. Dans cette perspective, les notions de champ et d’habitus pourraient favoriser une lecture plus fine des processus décisionnels à l’origine des grands programmes sociaux européens et nord-américains. Au-delà d’un modèle purement institutionnel, il est en fait primordial d’étudier systématiquement l’imbrication des forces socio-économiques et des logiques institutionnelles dans l’histoire comparée des politiques sociales.

Certes, des efforts d’articulation théorique supplémentaires seront nécessaires pour enrichir et clarifier l’approche néo-institutionnelle élargie proposée ici. Des recherches empiriques devront également tester les hypothèses théoriques esquissées précédemment. À ce stade du travail d’élaboration théorique, on peut toutefois affirmer que l’intégration des variables socio-économiques dans le cadre élargi du néo-institutionnalisme historique est non seulement souhaitable mais aussi nécessaire à l’étude comparée des États-providence.