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Face à la richesse et à l’envergure impressionnante de l’oeuvre de Charles Taylor, le lecteur, même initié, doit être doté d’un fort esprit de synthèse pour profiter de l’ensemble de ses réflexions philosophiques. Janie Pélabay nous propose donc de survoler les recherches de ce penseur qui a traité de sujets aussi diversifiés que la rationalité, le langage, l’anthropologie de l’individu moderne, la morale, la théorie de l’action et une multitude d’autres thèmes de la pensée politique. Le projet au coeur de son ouvrage consiste « à proposer une trame de lecture de la philosophie de Charles Taylor » (p. 5). C’est le concept de l’identité, et plus spécifiquement son expression culturelle, qui guidera le lecteur dans ce voyage au centre de la pensée du philosophe. J. Pélabay situe d’emblée l’enjeu identitaire dans une perspective propre à C. Taylor:  celle de la pluralité aboutissant, dans son expression plus politique, au thème du multiculturalisme.

Il est possible de diviser l’ouvrage en quatre parties. Les trois premiers chapitres examinent les fondements philosophiques des enjeux soulevés par C. Taylor. Le quatrième chapitre permet de lier, lors d’un exposé de la « Théorie de l’agir en commun », ces premiers thèmes plus théoriques avec le cinquième, qui se penche sur celui plus politique de la reconnaissance. Dans la conclusion, l’auteure effectue d’abord un bref retour sur sa thèse de départ pour ensuite prendre une distance critique par rapport à l’oeuvre de C. Taylor.

La modernité est présentée comme une période de l’humanité qui se caractérise par de multiples oppositions internes. J. Pélabay cite, à titre d’exemple, un dilemme politique:  d’un côté, la mondialisation agit comme facteur d’homogénéisation et de l’autre, les sociétés libérales démocratiques favorisent le pluralisme identitaire. La pensée de C. Taylor fait écho à ce type de tension propre à l’époque contemporaine. L’auteure permet de prendre conscience de la structure dialogique de l’oeuvre étudiée en présentant les multiples sources contraires qui se rencontrent dans nos sociétés.

Le premier chapitre présente d’abord une opposition entre la raison théorique et la conception taylorienne de la « compréhension engagée ». La pensée philosophique moderne serait trop calquée sur la démarche scientifique intellectualiste, qui ne s’intéresse qu’à la certitude obtenue grâce à la froide distance entre le sujet et les idées. Taylor confronte cette vision cartésienne avec les travaux de Hegel, de Heidegger, de Merleau-Ponty et de Wittgenstein. Ils lui fournissent l’inspiration d’une critique de ce modèle épistémologique qui a trois grandes répercussions négatives « sur la formation de l’identité moderne et sur ses mises en pratique » (p. 17):  premièrement, la perpétuation d’un sujet désengagé, décontextualisé et atomisé;  deuxièmement, l’instrumentalisation de l’éthique;  et troisièmement, l’atomisation (l’individualisation) de la société.

J. Pélabay explique que, face à ce modèle épistémologique, le penseur retient la méthode de l’argumentation transcendantale pour s’offrir un accès aux arrière-plans de la vie humaine. Ainsi, le corps (la vision incarnée de l’homme), le langage et la communauté mènent à la redécouverte de l’engagement du sujet dans son environnement. La théorie de l’homme incarné fait allusion au fait que le sujet habite, d’une part, un corps physique et, d’autre part, est membre du corps social. Cette expérimentation permet au moi de se percevoir comme fondamentalement incorporé aux « conditions premières (la communauté) pour la connaissance de soi » (p. 31). La conception expressiviste du langage est une autre interprétation permettant à l’individu de prendre conscience, grâce à l’usage de la parole, du fait qu’il est profondément engagé dans un univers significatif. Ce courant de pensée (inspiré de Herder, de Humboldt et de Hamman) est présenté par J. Pélabay selon trois caractéristiques. La conception expressiviste permet d’abord à l’individu d’exprimer sa « conscience réflexive » dans sa fonction d’« articulation ». Ensuite, son aspect holiste, quant à lui, lie le sujet à l’« arrière-plan » significatif contenu dans toute langue. Finalement, le langage, étant basé sur un mode de nuances qualitatives, permet à l’individu de définir son identité morale. L’enracinement du sujet dans une communauté se révèle tout aussi constituant de l’identité que l’usage de la parole. La pensée communautarienne de C. Taylor trouve donc sa source dans le fait que l’arrière-plan social dépasse et inclut en même temps l’individu. La réciprocité présente entre les êtres, la langue et la communauté constitue la « dynamique dialogique » qui caractérise le sujet taylorien.

Dans le deuxième chapitre, Pélabay complète son exposé des bases conceptuelles de la politique de reconnaissance de C. Taylor. Pour y parvenir, elle se concentre sur « l’étude de la généalogie de la culture moderne » (p. 61). Différentes oscillations dans les conceptions du bien sont recensées en trois grandes étapes pour expliquer l’évolution de l’identité. Le sens de l’intériorité, qui place l’origine de la compréhension de notre univers dans l’individu, s’avère la première source morale majeure de la modernité. Platon, Augustin, Descartes, Locke, Montaigne et la révolution expressiviste ont tous participé au déplacement de l’évaluation morale, de l’extérieur du sujet à son for intérieur. Cependant, si on prend en considération les différences parfois très évidentes de ces influences théoriques, la modernité paraît habitée par un individualisme à double face. D’une part, l’individu est motivé par l’idéal d’indépendance et, d’autre part, il désire obtenir la reconnaissance de sa particularité. Notre époque n’aurait pas manqué de développer l’autonomie désengagée, mais elle aurait cependant mis à part la valorisation expressiviste de la différence.

La deuxième source morale de l’identité concerne l’affirmation de la vie ordinaire. Même si les penseurs grecs et la primauté des sciences exactes ont su freiner sa progression, la promotion de la vie ordinaire a été rapidement acceptée par la révolution scientifique de Bacon (utilisation des sciences pour le bien-être de l’homme) et ensuite au moment de l’élaboration d’une « théologie de la vie ordinaire ». Dès lors, les faits et gestes devant permettre de perpétuer la vie (production, consommation, mariage, amour, famille) (p. 70) furent mis au service de la vie bonne. La sphère privée devint le lieu d’expression de la morale. La « voix de la Nature » s’additionne aux deux premières sources pour compléter l’historique de la morale moderne:  « l’homme trouve son originalité dans sa nature propre » (p. 76). Il doit donc se fier à son intuition naturelle pour exprimer son identité.

Les riches sources historiques de l’individualité moderne ont mené à une identité composée de trois axes complémentaires:  le besoin de se positionner sur une échelle de valeurs, la valorisation des différences et une conscientisation de l’importance de la sphère communautaire. Le caractère dialogique de l’identité résulte donc de cet échange entre les différents réseaux qui l’entourent et la composent. Le sujet doit entrer en communication avec son extériorité (la communauté) pour se faire reconnaître et ainsi exprimer sa raison d’être. Le portrait anthropologique de l’homme moderne nous permet de comprendre que la quête de reconnaissance est un besoin fondamental. J. Pélabay complète ainsi le deuxième chapitre en expliquant rapidement l’évolution et l’institutionnalisation de cette affirmation au coeur des pratiques des groupes sociaux.

Dans le troisième chapitre, nous assistons à la construction d’une éthique pluraliste. La raison pratique vise, chez C. Taylor, à « motiver la nécessité de l’engagement envers un bien constitutif » (p. 129). La réflexion morale doit être enrichie de l’ouverture propre aux évaluations qualitatives. À cela doit s’ajouter l’horizon moral de significations (les exigences holistes telles que l’histoire, la nature, la société, les exigences de la solidarité, Dieu, etc.) (p. 124). Aussi, l’argumentation ad hominem est cruciale parce qu’elle valorise la confrontation interne de notre morale ou d’une morale étrangère. Elle teste, en quelque sorte, la présence d’un engagement constitutif pour pallier à la nocive raison désengagée. J. Pélabay donne comme exemple de cette position le rejet par C. Taylor des « théories homogénéisantes du bien au nombre desquelles l’utilitarisme et le néokantisme » et des thèses postmodernes (p. 147). Le penseur étudié désire plutôt dégager un espace permettant d’assumer un dialogue qui intègre le pluralisme et l’antagonisme des valeurs sans amenuiser ou détourner leurs portées. Face à ce conflit, le défi est d’abord d’allouer des degrés d’importance aux différents biens mais aussi de les accorder entre eux pour en arriver à une unité de la vie morale et ainsi culminer « dans la plénitude de la jouissance du statut de self (authenticité) » (p. 153). C’est au cours de ce processus, que le « moi narratif » en arrive à dégager son identité propre, au milieu de la pluralité morale et culturelle. Les sociétés libérales démocratiques se caractérisant par une diversité d’appartenance sociale, C. Taylor propose, selon une méthode de comparaison, de mélanger ses horizons pour articuler les « pratiques étrangères en relation avec les nôtres » (p. 171). Reconnaître l’autre nous permet de modifier notre propre identité en autant que nous nous positionnions entre la neutralité de l’égalité culturelle et l’ethnocentrisme. Devant ce désir de se faufiler entre ces deux pôles (relativiste et universaliste), J. Pélabay exprime un certain inconfort:  « […] Son libéralisme modère ses penchants relativistes et son communautarisme lui interdit de souscrire à l’universalisme » (p. 178).

Après cet exposé des fondements philosophiques du pluralisme taylorien, J. Pélabay se penche sur la pensée plus proprement politique du penseur canadien. Selon l’auteure, c’est dans sa théorie de l’agir en commun que C. Taylor présente les fondements de sa pensée politique. Même si la caractéristique expressive de l’action individuelle et de l’arrière-plan collectif sur lequel cette action se dessine a déjà été mentionnée, elle ne permet pas encore de comprendre toute la grandeur de l’action collective. Pour saisir le sens de l’agir politique, il ne suffit pas d’additionner l’ensemble des actes des citoyens. « L’action commune est qualitativement différente voire qualitativement supérieure du point de vue politique à la simple intersubjectivité » (p. 189). Le « nous » devient une entité propre pour acquérir le titre d’agent collectif. L’institution sociale n’est pas simplement un espace où l’on respecte et applique une morale. Elle est un lieu, voire un acteur, au sein duquel elle se crée. La culture qui émane du domaine public peut alors agir à titre de « méta-bien », c’est-à-dire un bien indécomposable sur le plan individuel qui ne se révèle dans son entière plénitude que grâce à une pratique collective. Nous pouvons maintenant comprendre la portée de l’ontologie holiste précédemment exposée. L’individu ne pouvant réaliser son identité authentique qu’au sein d’une culture commune, il doit adhérer à « une politique favorisant la protection des communautés culturelles » (p. 209).

Le cinquième chapitre, « La politique de reconnaissance », expose la pensée politique de C. Taylor. J. Pélabay amorce la lecture plus engagée du philosophe en exposant son diagnostic de la modernité. L’atomisme toujours croissant, la primauté de la raison instrumentale et la « perte de goût pour la participation démocratique » (p. 236) mènent à une fragmentation de l’univers des citoyens, aboutissant à l’incapacité des individus de générer une vision du bien commun et de la poursuivre. Pour remédier à cette situation intenable, C. Taylor affirme la nécessité « d’élaborer un nouveau système politique basé sur une participation démocratique » (p. 240). Il vise un libéralisme communautarien qui retourne à ses origines démocratiques, fondées sur les délibérations collectives. Ainsi, l’identification patriotique des citoyens aux institutions politiques serait à la fois créée et nécessaire. La liberté d’autoaccomplissement est retrouvée lorsqu’elle est située dans l’obligation d’appartenance. J. Pélabay soulève alors l’apparente offense envers les droits individuels, pour rapidement expliquer que l’autonomie (contenue dans la conception positive de la liberté de C. Taylor) ne peut se réaliser que dans la communauté. Conséquemment, une politique de reconnaissance de ces groupes (les communautés culturelles et autres) se trouve au coeur de la tentative taylorienne de réconcilier les deux tendances contenues dans le libéralisme:  « Il faut aussi considérer que le modèle collectif peut parfaitement être libéral à condition qu’il respecte effectivement la diversité (liberté positive non homogénéisante) et qu’il offre une protection adéquate des droits fondamentaux (principe libéral de limitation des droits collectifs) » (p. 273). Le patriotisme et le nationalisme sont deux modes d’identification commune que J. Pélabay met en évidence dans la philosophie politique de C. Taylor. Ils promettent de mener à cette réforme du libéralisme et à « la conciliation politique de l’unité et de la particularité » (p. 301) de la fédération canadienne. Comme proposition encore plus concrète pour vivifier l’espace participatif, l’auteure mentionne le plaidoyer taylorien en faveur de la décentralisation et la valorisation du dualisme.

Dans la conclusion de l’ouvrage, la philosophie de C. Taylor est dépeinte sous les « traits transversaux » que sont « l’ambivalence », la « pluralité » et la « conciliation » (p. 325). Selon J. Pélabay, les écrits de C. Taylor oscillent constamment entre les influences libérale, romantique et républicaine. Ce mouvement de l’oeuvre dévoile sa cohérence et sa portée à la lumière de la pluralité. Pour l’auteure, ce dernier thème « joue le rôle de principe d’articulation » (p. 328) entre les différentes composantes de cette vision. L’ultime projet politique de C. Taylor est donc de concilier toutes « les sources cachées de l’identité moderne » (p. 331). Fidèle au style utilisé tout au long de son ouvrage, J. Pélabay se montre très proche de l’oeuvre étudiée en adoptant à son tour « le jeu de l’argumentation ad hominem ». C’est l’examen de quelques tensions internes à son enseignement qui achèvera cette brillante synthèse de la pensée philosophique et politique de C. Taylor.

À la lecture de cet essai, il est possible de reconnaître l’effort de synthèse et de vulgarisation entrepris. Ce survol de l’ensemble de la pensée de C. Taylor nous fait pénétrer au coeur d’une lecture critique mais optimiste de notre époque moderne. J. Pélabay a su dégager en termes clairs, le parcours qu’a suivi le penseur, des confins de la philosophie plus aride jusqu’aux propositions engagées visant à redorer le blason des sociétés libres et démocratiques. L’auteure a su rendre accessible à tous une théorie très profonde tout en préservant le mouvement résultant de l’ambivalence de C. Taylor face à la diversité de l’humanité. Cet ouvrage contribue ainsi à ouvrir les horizons et à promouvoir le dialogue au sein de l’humanité.