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Je me penche depuis un certain temps, dans mon travail, sur l’incapacité croissante de nos sociétés à poser les problèmes auxquels elles sont confrontées en termes politiques. Les solutions à ces problèmes ne peuvent en effet être de nature technique, mais exigent de véritables décisions politiques. Cela suppose qu’existent différentes manières légitimes de concevoir la vie en commun, lesquelles doivent alimenter un conflit dans les sociétés.

Plutôt qu’à la fin de l’histoire, on dirait que nous assistons présentement à la fin de la politique. N’est-ce pas une thèse qui est fréquemment défendue dans la théorie politique et en sociologie ? N’est-ce pas également ce que présupposent les principaux partis politiques ? On proclame que le modèle politique fondé sur le conflit est devenu obsolète, les sociétés étant, en principe, entrées dans une nouvelle étape de la modernité fondée sur l’existence d’un consensus et d’une sorte de « radicalisme centriste ». Toute résistance au consensus est qualifiée d’« archaïque » et condamnée comme malsaine. En conséquence du discrédit du discours politique et social, la morale s’impose comme nouveau métarécit et mesure de l’action collective. À la place de l’ancienne dichotomie gauche-droite, nous sommes désormais tenus de penser en termes de Bien et de Mal.

L’une des conséquences de la substitution de la morale à la politique est que la sphère publique se trouve appauvrie par l’absence d’un débat « agonistique » à propos des alternatives à l’hégémonie. Ceci pourrait expliquer la désaffection grandissante des citoyens envers les institutions démocratiques libérales. Ce phénomène est visible tant dans le faible taux de participation aux différents scrutins que dans l’attraction exercée par les partis populistes de droite qui se nourrissent d’attaques contre l’establishment.

Il existe de nombreuses raisons susceptibles de rendre compte de la disparition d’une véritable perspective politique. Certaines sont liées à la prédominance d’un régime néolibéral de mondialisation, d’autres sont le résultat de la place prise par l’individualisme consumériste dans les sociétés industrielles les plus avancées. Il est évident que l’effondrement du communisme et la disparition des oppositions qui ont structuré l’imaginaire politique au xxe siècle ont contribué à l’effritement des repères politiques dans nos sociétés. L’effacement des frontières entre la gauche et la droite dont nous avons été témoins (et que beaucoup ont considéré comme un progrès) constitue à mon sens la principale raison du déclin de la sphère politique. Les conséquences de ce déclin pour la démocratie ont été négatives. Je reviendrai plus loin sur cette question. Pour le moment, je voudrais examiner la responsabilité de la théorie politique dans le fait que nous soyons actuellement incapables de penser en termes politiques.

Critique de la théorie démocratique libérale

En tant que philosophe politique, je m’intéresse particulièrement au rôle que la théorie a joué dans le déclin d’une conception du monde proprement politique. Depuis quelques années, la compréhension classique de la démocratie, qui en fait un agrégat de différents intérêts, a été remplacée par le paradigme de la « démocratie délibérative ». Son credo est que les questions politiques sont de nature morale et, par conséquent, susceptibles d’être traitées de manière rationnelle. Suivant cette conception, l’objectif d’une société démocratique est d’en arriver à un consensus rationnel. En utilisant des procédures délibératives, on pourrait arriver à des décisions impartiales qui prennent en compte les intérêts de tous. Ceux qui doutent de la possibilité d’atteindre un tel consensus et estiment que le politique est un domaine où règne la discorde, sont accusés de mettre en danger la démocratie. Comme l’affirme Jürgen Habermas : « If questions of justice cannot transcend the ethical self-understanding of competing forms of life, and if existentially relevant value conflicts and oppositions must penetrate all controversial questions, then in the final analysis we will end up with something resembling Carl Schmitt’s understanding of politics [1]. »

La tendance à confondre la politique avec la morale entendue en un sens rationaliste et universaliste élude l’antagonisme qui est pourtant inhérent à la politique. Elle contribue ainsi à substituer au politique des catégories juridiques et morales censées permettre d’en arriver à des décisions impartiales. Il existe un lien incontestable entre ce type de théorie et le recul du politique. C’est pourquoi on doit s’inquiéter du fait que le modèle de la démocratie délibérative est présenté comme un progrès. Il ne fait aucun doute que ce modèle correspond aux politiques dites de la « troisième voie » et à leur prétention à se situer au-delà des notions de droite ou de gauche. Je soutiens, pour ma part, que ce sont précisément ces perspectives « postpolitiques » qui nous rendent incapables de poser des questions, de donner des réponses et d’en arriver à des solutions politiques.

Les travaux de John Rawls vont très clairement dans le sens d’un déplacement du politique vers le juridique. J. Rawls considère ainsi la Cour suprême comme le meilleur exemple de ce qu’il nomme le « libre exercice de la raison publique ». De même, Ronald Dworkin fait fréquemment de la fonction judiciaire l’interprète le plus avisé de la morale politique. Selon lui, les questions les plus fondamentales auxquelles fait face une communauté politique, qu’elles touchent l’emploi, l’éducation, la censure, la liberté d’association, etc., peuvent être résolues au mieux par les juges à condition que ces derniers interprètent la constitution à la lumière du principe de l’égalité politique. Cela ne laisse que peu de place à la discussion dans l’arène publique.

L’approche d’un pragmatiste comme Richard Rorty, même s’il propose une critique importante et judicieuse de l’approche rationaliste, ne constitue pas une alternative valable. R. Rorty aboutit aussi à la notion de consensus. Certes, celui-ci ne dépend pas chez lui de l’argumentation rationnelle. Mais R. Rorty estime que le consensus et l’élimination de l’antagonisme peuvent reposer sur la persuasion et « l’éducation sentimentale ».

En fait, on pourrait dire que la situation actuelle accomplit la tendance inscrite, selon Carl Schmitt, au coeur du libéralisme : évacuer le politique et lui substituer des discours de nature économique, morale ou juridique. Je sais qu’il peut sembler paradoxal, voire pervers, d’utiliser un adversaire déclaré de la démocratie libérale comme Schmitt pour tenter de remédier aux déficiences des théoriciens libéraux. Cependant, je crois que l’on apprend souvent plus de la part de critiques intransigeants que d’aimables apologistes.

La critique de Schmitt attire notre attention sur le principal défaut de la pensée libérale : son incapacité à comprendre la spécificité du politique. Dans La notion de politique, il écrit : « Très systématiquement, la pensée libérale élude ou ignore l’État et la politique pour se mouvoir dans la polarité caractéristique et toujours renouvelée de deux sphères hétérogènes : la morale et l’économie, l’esprit et les affaires, la culture et la richesse. Cette défiance critique à l’égard de l’État et de la politique s’explique aisément par les principes d’un système qui exige que l’individu demeure terminus a quo et terminus ad quem [2]. »

En bref, l’individualisme qu’embrasse la pensée libérale la rend incapable de comprendre la formation des identités collectives. Or, le politique s’intéresse justement à celles-ci, aux « Nous » qui n’ont de sens que par opposition à un « Eux ». Le politique est lié au conflit et à l’antagonisme, sa differentia specifica, comme le dit Schmitt, est la distinction entre ami et ennemi. Il n’y a rien d’étonnant à ce que le libéralisme ne puisse saisir la nature du politique, puisque le rationalisme exige la négation de l’antagonisme. Le libéralisme est obligé d’opérer une telle négation, car en attirant l’attention sur le fait que le moment de la décision — dans le sens fort de devoir décider dans l’indécidable — est inévitable, l’antagonisme indique l’impossibilité d’un consensus rationnel.

La négation de l’antagonisme est ce qui empêche la théorie libérale d’envisager de manière correcte la démocratie. La dimension conflictuelle du politique ne peut pas disparaître simplement parce qu’on nie son existence. Souhaiter sa disparition, qui est une attitude typiquement libérale, ne mène qu’à l’impuissance. Cette impuissance est d’autant plus évidente quand la pensée libérale se trouve confrontée à l’émergence d’antagonismes qui devraient appartenir à un temps révolu, avant que la raison n’ait réussi à contrôler les passions proclamées archaïques. C’est cela, j’y reviendrai, qui est susceptible de faire comprendre les difficultés à faire face au phénomène du populisme de droite en Europe. Il est donc très important d’entendre Schmitt lorsqu’il affirme qu’» on ne saurait saisir le phénomène politique en faisant abstraction de cette éventualité concrète du regroupement en amis et en ennemis, quelles qu’en soient les incidences sur le jugement porté sur la politique d’un point de vue religieux, moral, esthétique ou économique [3] ». Cette intuition est cruciale, et je pense que Schmitt a raison de souligner que la politique est liée à l’existence d’une dimension conflictuelle dans les sociétés humaines. Ce devrait être, à mon sens, le point de départ d’une réflexion sur les objectifs de la politique démocratique.

Schmitt n’a jamais développé ces intuitions sur le plan théorique. Aussi ai-je tenté de les formuler de manière plus rigoureuse en reprenant la critique de l’essentialisme qui a été élaborée par plusieurs courants de la pensée contemporaine. Cette critique révèle comment le libéralisme suppose une logique qui prend appui sur une conception de l’être comme présence et conçoit en conséquence l’objectivité comme inhérente aux choses elles-mêmes. C’est la raison pour laquelle il est incapable d’appréhender le processus de construction des identités politiques. Le libéralisme est incapable de saisir que les identités s’instituent dans un rapport qui pose chacune dans une différence avec les autres. Par le fait même, les libéraux ne conçoivent pas que l’objectivité sociale est indissociable de l’existence de rapports de pouvoir. En d’autres termes, ils refusent d’admettre que l’objectivité sociale est politique en dernière instance et qu’elle porte les traces d’actes d’exclusion qui sont liés à sa mise en place.

C’est cela que recouvre l’expression d’« extérieur constitutif ». Ce terme a été forgé par Henry Staten en référence à certains thèmes développés par Jacques Derrida tels que le « supplément », la « trace », la « différance ». La notion indique que la création des identités implique l’établissement d’une différence, laquelle est souvent associée à une forme de hiérarchie (forme/matière, noir/blanc, hommes/femmes, etc.). Lorsque l’on saisit que toute identité est instituée dans une relation fondée sur l’affirmation d’une différence qui fait de l’« autre » un « extérieur » (lequel est la condition nécessaire pour qu’une identité puisse exister), on peut alors formuler d’une autre manière l’opposition ami/ennemi, sur laquelle Schmitt a tant insisté, et comprendre pourquoi les relations sociales sont, par définition, indissociables de l’existence d’antagonismes.

En effet, comme je l’ai déjà mentionné, les identités politiques, qui sont toujours des identités collectives, mettent en présence d’un « Nous » qui ne peut exister qu’en se démarquant d’un « Eux ». Cela ne veut bien sûr pas dire qu’une telle relation est nécessairement antagonique ; en revanche, il existe toujours une possibilité que cette relation se transforme en une relation ami/ennemi. Ceci arrive lorsque la différence qu’incarne le « Eux » commence à être perçue comme menaçant notre identité ou notre existence. À partir de ce moment, toute forme de relation Nous/Eux, qu’elle soit religieuse, ethnique ou économique, devient la source d’un antagonisme.

L’élément important à retenir ici est que la condition de possibilité de formation des identités politiques représente en même temps la condition d’impossibilité d’une société dont l’antagonisme aurait été éliminé. L’antagonisme est une possibilité constamment présente dans toute société, comme Schmitt aime à le souligner. Cette dimension antagoniste est ce que j’appelle « le politique », qu’il convient de distinguer de « la politique », c’est-à-dire de l’ensemble des pratiques et des institutions qui visent l’établissement d’un ordre organisant la coexistence humaine dans des conditions qui seront toujours conflictuelles. Pour utiliser la terminologie heideggerienne, on pourrait dire que le politique est situé à un niveau ontologique alors la politique appartient au domaine de l’ontique.

Le pluralisme agonistique

Les considérations précédentes visaient à indiquer les origines de ma conviction qu’afin de comprendre la nature de la politique démocratique et les enjeux auxquels elle doit faire face, il faut aller au-delà des deux paradigmes qui dominent actuellement dans la théorie démocratique. Le modèle fondé sur l’agrégation des intérêts conçoit les acteurs politiques comme étant motivés par la poursuite de leurs intérêts personnels. Quant au modèle fondé sur la délibération, il insiste sur le rôle de la raison et des considérations morales. Les deux modèles laissent de côté le rôle de ce qu’on peut désigner comme les passions. Or, on ne peut comprendre la politique démocratique si on ne prend pas en compte le rôle qu’elles jouent dans la formation des identités collectives. C’est pourquoi je propose un nouveau modèle de démocratie, que j’appelle le « pluralisme agonistique ». Ce modèle vise à aborder toutes les questions qui ne peuvent être posées par les autres modèles du fait de leurs prémisses rationalistes et individualistes.

En résumé, ce modèle se présente de la manière suivante. L’existence du politique, tel que je l’ai précédemment défini, fait que l’enjeu principal de la politique dans les sociétés démocratiques est la domestication de l’hostilité ou l’effort afin de désamorcer l’antagonisme potentiel qui existe dans les relations humaines. Certes, la question politique fondamentale n’est pas de savoir comment arriver à un consensus rationnel, c’est-à-dire un consensus atteint sans exclusion, puisque cela voudrait dire que l’on pourrait édifier un « Nous » sans recours aux « Eux ». Nous avons vu précédemment que, par définition, c’est une impossibilité. Dès lors, la question politique cruciale est de définir une manière d’établir une distinction Nous/Eux qui soit compatible avec la reconnaissance du pluralisme. Le conflit dans les sociétés démocratiques ne doit pas être éradiqué, dans la mesure où la spécificité de la démocratie moderne est justement la reconnaissance et la légitimation du conflit. Aussi une politique démocratique suppose-t-elle que les autres soient vus non comme des ennemis à abattre, mais bien comme des adversaires dont les idées peuvent être combattues, parfois avec acharnement, sans que jamais, cependant, leur droit à les défendre puisse être mis en question. Autrement dit, il importe que le conflit ne prenne pas la forme d’un « antagonisme » (d’une lutte entre des ennemis) mais celle d’une « agonistique » (d’une lutte entre des adversaires). On pourrait ainsi dire que le but d’une politique démocratique est de transformer l’antagonisme potentiel en une agonistique.

La catégorie centrale de la politique démocratique devrait être celle de l’» adversaire », c’est-à-dire de l’opposant avec qui l’on partage une allégeance commune aux principes démocratiques de liberté et d’égalité, tout en étant en désaccord sur le sens à leur accorder. Les adversaires s’affrontent, car ils veulent que leur interprétation des principes devienne hégémonique. Mais ils ne remettent pas en question le droit légitime de leurs rivaux à se battre pour faire triompher leurs opinions. Une telle confrontation entre adversaires correspond à ce que j’ai appelé la « lutte agonistique », qui est le signe d’une démocratie robuste [4]. Dans ce modèle, la tâche politique principale n’est pas d’éliminer les passions ou même de les reléguer dans la sphère privée afin d’atteindre un consensus rationnel dans la sphère publique, mais plutôt de les « amadouer » en créant des formes d’identités collectives autour d’objectifs démocratiques.

Afin d’éviter tout malentendu, il faut souligner que la notion d’adversaire telle que je l’entends ici n’a pas le même sens que dans le discours libéral. Contrairement à ce que suppose le libéralisme, l’antagonisme n’est pas éliminé mais « sublimé ». Ce que les libéraux nomment « adversaire » est en réalité un « compétiteur ». Ils conçoivent le domaine politique comme un terrain neutre où différents groupes entrent en compétition. L’objectif de ces groupes serait seulement de déloger les autres afin d’occuper leur place, sans mettre en question l’hégémonie ou changer en profondeur les rapports de pouvoir. Bref, il ne s’agit que d’une compétition entre élites. Dans le modèle agonistique, au contraire, du fait que l’enjeu est une lutte entre des projets hégémoniques non réconciliables rationnellement, l’un des acteurs doit être vaincu. La confrontation est bien réelle, mais orchestrée selon des règles et des procédures démocratiques qui sont acceptées par les adversaires.

Les théoriciens libéraux sont incapables non seulement d’accepter qu’il y a une discorde sociale originaire et qu’il est impossible de trouver une solution rationnelle et impartiale aux problèmes politiques, mais aussi de concevoir le rôle intégrateur que joue le conflit dans la démocratie moderne. Une démocratie qui fonctionne suppose une confrontation d’idées. Sans cela, il existe toujours un danger que le conflit démocratique soit remplacé par une confrontation entre des valeurs morales non négociables et des identités essentialistes. L’insistance sur le consensus et l’aversion pour la confrontation mènent à l’apathie et au déclin de la participation politique. Voilà la raison pour laquelle une société démocratique a besoin de véritables débats à propos de différentes alternatives. Il doit y avoir différentes identités édifiées autour de politiques opposées ou, pour reprendre les termes de Niklas Luhmann, il doit y avoir une « séparation au sommet », c’est-à-dire un choix réel entre les politiques avancées par le gouvernement et par l’opposition. Bien qu’un consensus soit nécessaire, il doit être accompagné de dissensus. Le consensus est certes requis à propos des institutions qui sont constitutives de la démocratie et des valeurs éthico-politiques qui motivent les groupes. Mais il y aura toujours un désaccord sur le sens de ces valeurs et sur la façon dont elles devraient être mises en oeuvre. Dans une démocratie pluraliste, de tels désaccords ne sont pas seulement légitimes, ils sont indispensables. Ils font en sorte que les citoyens se regroupent de différentes manières ; en outre, ils constituent le matériau même des politiques qui sont débattues. Lorsqu’une telle dynamique est absente, les passions ne peuvent pas s’exprimer de façon démocratique. C’est sur ce terrain que naissent différentes formes d’identités essentialistes, articulées autour du nationalisme religieux ou ethnique ou autour de valeurs morales non négociables.

Au-delà du clivage gauche-droite

La tendance actuelle à célébrer l’effacement des frontières entre la gauche et la droite devrait susciter la suspicion. De même que la tendance à défendre une politique qui se situerait par-delà ce clivage. Une démocratie a besoin pour fonctionner d’une confrontation, qui peut être très dure, entre différentes positions politiques. Les antagonismes peuvent prendre différentes formes et il serait illusoire de prétendre qu’ils peuvent être éradiqués. Afin de pouvoir les transformer en relations de type agonistique, il est nécessaire que puissent s’exprimer les conflits autour d’identités et d’alternatives politiques contradictoires.

C’est dans ce contexte qu’il faut mettre en évidence les conséquences pernicieuses de certaines thèses à la mode. Je pense en particulier aux théories avancées par Ulrich Beck et Anthony Giddens, qui prétendent tous deux que le modèle qui met l’accent sur la lutte entre adversaires irréconciliables est obsolète. Selon eux, le modèle ami-ennemi en politique est caractéristique de l’ère industrielle classique, ce qu’ils nomment la « première modernité ». Ils prétendent que nous sommes maintenant en train de vivre une « seconde modernité » qualifiée de « réflexive ». Dans celle-ci, l’attention devrait se porter sur une « sous-politique », préoccupée par des questions relatives à la « vie » et à la « mort ».

Cette conception s’appuie sur une conviction qui est aussi au fondement du modèle de la démocratie délibérative (même si elle est présentée différemment) : il est possible d’éliminer la dimension antagoniste du politique. La relation ami/ennemi aurait, en fait, déjà été éliminée. On prétend que, dans les sociétés post-traditionnelles, on ne trouverait plus d’identités collectives fondées sur une opposition entre « Nous » et « Eux ». Les frontières politiques traditionnelles s’étant évaporées, il faudrait, selon Beck, « réinventer la politique ». En outre, celui-ci soutient que le scepticisme généralisé et le doute qui prévalent aujourd’hui interdisent l’émergence de relations antagonistes. Nous serions entrés dans une ère d’ambivalence où personne ne peut prétendre posséder la vérité, ce qui était précisément le terreau sur lequel les antagonismes florissaient. Ainsi, pour lui, il n’existerait plus rien qui puisse susciter l’émergence d’antagonismes. Toute tentative de penser en termes de gauche ou de droite et de définir un adversaire serait ainsi discréditée ; elle serait « archaïque » ou, pour parler comme Tony Blair, relèverait du « Old Labour ».

La dimension conflictuelle de la politique est censée appartenir au passé. L’heure serait venue d’une démocratie consensuelle et dépolitisée. Les mots clés du discours politique sont désormais la « bonne gouvernance » et la « démocratie non partisane ». Mais, au contraire, on peut penser que c’est l’incapacité des partis traditionnels d’offrir des possibilités d’identification autour de véritables alternatives qui a préparé le terrain pour le populisme de droite. En effet, les partis populistes de droite sont souvent les seuls à mobiliser les passions et à essayer de créer des formes collectives d’identification. Contrairement à tous ceux qui croient que la politique peut être ramenée à des motivations purement individuelles, ils sont parfaitement conscients qu’elle consiste toujours dans la création d’un « Nous » opposé à un « Eux » et que cela implique la création d’identités collectives. D’où l’attraction de leur discours, qui fournit la possibilité de s’identifier autour de la notion de « peuple ».

Si l’on ajoute à cela que, sous prétexte de « modernisation », les partis sociaux-démocrates s’identifient plus ou moins exclusivement aux classes moyennes dans de nombreux pays et ne s’adressent plus aux préoccupations des classes populaires (considérées « archaïques » et « rétrogrades »), on ne doit pas être surpris de constater l’aliénation croissante de groupes qui se sentent exclus de l’exercice effectif de la citoyenneté par ceux qu’ils perçoivent comme les « élites de l’establishment ». Dans un contexte où l’on proclame qu’il n’y a pas d’alternative à la mondialisation néolibérale, dont il faudrait accepter tous les diktats, il n’est pas étonnant que de plus en plus de gens prêtent l’oreille à ceux qui prétendent que l’alternative existe et qu’il faut redonner le pouvoir au peuple. Quand la politique démocratique perd sa capacité à susciter une discussion sur la façon dont on devrait organiser la vie en commun et qu’elle se limite à assurer les conditions nécessaires au bon fonctionnement du marché, les conditions sont réunies pour l’intervention de démagogues talentueux. Le succès des partis populistes de droite tient pour une bonne part à ce qu’ils entretiennent l’espoir et la croyance que les choses peuvent changer. Bien sûr, c’est là un espoir illusoire, fondé sur de fausses prémisses et sur des mécanismes d’exclusion inacceptables qui accordent souvent une place importante à la xénophobie. Mais, puisqu’ils sont les seuls à faire une place aux passions politiques, leur prétention à offrir une alternative est séduisante et leur pouvoir d’attraction est appelé à grandir. Pour pouvoir relever leur défi, il importe de comprendre les conditions économiques, sociales et politiques de leur émergence. Et ceci suppose une approche théorique qui ne nie pas la dimension antagoniste du politique.

La politique dans le registre moral

Il est tout aussi crucial de comprendre que la condamnation morale ne peut stopper la montée du populisme de droite. Ceci explique pourquoi la réponse qu’on lui a donnée jusqu’ici a été inefficace. Les réactions moralisatrices sont l’écho de la perspective « post-politique » et n’ont donc rien d’inattendu. Ceci dit, leur étude est susceptible de permettre de comprendre la manière dont les antagonismes politiques se manifestent aujourd’hui.

Comme je l’ai mentionné précédemment, les discours dominants tiennent pour acquis la fin de l’adversité et l’avènement d’une société consensuelle par-delà le clivage gauche-droite. Mais, comme on l’a vu également, la politique suppose toujours une opposition entre « Nous » et « Eux ». C’est pourquoi le consensus prôné par les défenseurs d’une démocratie non partisane ne peut pas s’empêcher de tracer une nouvelle frontière ou de définir un extérieur, c’est-à-dire d’identifier un « Eux » qui garantit le consensus et la cohérence du « Nous ». Cet « Eux » est désigné, de nos jours, sous le terme générique « d’extrême droite ». Celle-ci regroupe des groupes et des partis variés, qui vont des mouvements les plus extrémistes (comme les néonazis) à la droite autoritaire en passant par les partis populistes de droite. Une telle construction est si hétérogène qu’elle ne permet aucunement de saisir la nature et les causes de la nouvelle droite populiste, même si elle sert à rassurer les démocrates bon teint. En effet, depuis que la politique est prétendument débarrassée de l’idée d’adversité, le « Eux » qui doit assurer le « Nous » démocrate de son existence ne peut pas être un adversaire politique. L’extrême droite devient alors très utile : elle permet de tracer une frontière morale entre les « bons démocrates » et « la diabolique extrême droite », qui peut être condamnée moralement plutôt que d’être combattue politiquement. Voilà pourquoi la condamnation morale et l’établissement d’un « cordon sanitaire » sont devenues les réponses dominantes à la montée des mouvements populistes de droite.

En fait, les partisans de l’approche « post-politique » ont tout faux. La notion d’antagonisme n’a pas été dépassée par les préoccupations morales concernant les droits de l’homme ou l’éthique. La politique comprise comme antagonisme est bien vivante, même si elle se déploie désormais dans le registre de la morale. Les frontières entre « Nous » et « Eux » sont loin d’avoir disparues et elles sont sans cesse renouvelées. Mais, puisque ces frontières ne peuvent plus être définies politiquement, elles sont désormais tracées à l’aide de catégories morales : d’un côté, il y a « Nous, les bons » et de l’autre, il y a « Eux, les mauvais ».

Mon inquiétude face à une telle situation tient à ce que cette politique ancrée dans le registre de la morale ne permet pas la création d’une sphère publique de type agonistique nécessaire pour une vie démocratique robuste. Quand un rival est défini en termes moraux plutôt que politiques, on l’envisage comme un ennemi plutôt que comme un adversaire. Avec « Eux, les mauvais », on ne peut établir un débat de type agonistique, on ne peut que viser à les éradiquer.

Il devrait désormais être clair que l’approche qui prône le dépassement du modèle ami/ennemi conduit en fait, par la création d’un « Eux » qui est un ennemi absolu (et qu’il est donc impossible de transformer en adversaire), au renforcement du modèle antagoniste qu’elle a pourtant déclaré obsolète. Au lieu d’oeuvrer à la création d’une sphère publique agonistique qui contribuerait à renforcer la démocratie, ceux qui proclament la fin de l’antagonisme au profit d’une société consensuelle mettent en danger l’avenir de la démocratie. Ils créent les conditions de l’émergence d’antagonismes qui ne peuvent pas être canalisés dans les institutions démocratiques.

Sans une transformation en profondeur de la façon dont on conçoit la politique dans les sociétés démocratiques et sans une tentative sérieuse de répondre au problème posé par l’absence de formes d’identification permettant une mobilisation démocratique des passions, le défi posé par les partis populistes de droite ne disparaîtra pas malgré les revers qu’ils viennent de subir en Autriche et en Hollande. Une nouvelle frontière politique est en train d’être tracée en Europe qui comporte le danger que la vieille distinction droite/gauche soit remplacée par une autre, bien moins féconde pour le débat démocratique. Pour cette raison, il est urgent de renoncer à l’illusion d’un modèle politique consensuel et de créer les bases pour une sphère publique de type agonistique.

En se limitant à des appels à la raison, à la modération et au consensus, les partis politiques démocratiques montrent qu’ils ne comprennent pas la logique du politique. Ils ne comprennent pas qu’il faut contrecarrer le populisme de droite en mobilisant les passions et les affects au profit de la démocratie. Ce qu’ils ne saisissent pas, c’est que la politique dans les sociétés démocratiques doit être en prise sur les désirs et les fantasmes. Plutôt que d’opposer l’intérêt au sentiment et la raison aux passions, ils devraient offrir des formes d’identité qui puissent concurrencer celles proposées par les populistes. Cela ne veut pas dire que la raison devrait disparaître de la politique mais que sa place devrait être repensée. Je suis convaincue que l’enjeu de cette entreprise n’est rien de moins que l’avenir de la démocratie.