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Arno Münster, spécialiste d’Ernst Bloch, a tenté, dans son tout dernier livre, de relancer la polémique entourant l’engagement national-socialiste de Martin Heidegger en 1933-1934 et le silence obstiné du philosophe quant à cette errance politique. Cette polémique, engendrée principalement par la parution en 1987 du livre de Victor Farias, Heidegger et le nazisme, mais alimentée, déjà, par des textes critiques tels que l’article de Karl Löwith, « Les implications politiques de la philosophie de l’existence chez Heidegger », publié en 1946 dans Les Temps modernes, a fait couler beaucoup d’encre aussi bien dans les milieux philosophiques allemand (Jürgen Habermas, Otto Pöggeler) et français (Luc Ferry et Alain Renaut, Philippe Lacoue-Labarthe, etc.) qu’américain (Richard Wolin). Cette polémique pouvait sembler éteinte, ou du moins apaisée, à la suite des éléments biographiques réunis par Hugo Ott ou bien des conclusions sur les implications politiques de la pensée heideggerienne tirées par un Nicolas Tertulian ou un R. Wolin. A. Münster a néanmoins jugé nécessaire et de toute première importance de relancer le débat en ramenant à l’avant-scène ce qui paraît à ses yeux comme la preuve par excellence dans « l’affaire Heidegger » : le seizième volume de la Gesamtausgabe du philosophe, publié en 2000, qui regroupe tous les discours, lettres, entrevues et autres notes et télégrammes rédigés lors de son rectorat de l’Université de Fribourg. A. Münster estime que cette publication a apporté « une stimulation nouvelle » aux recherches portant « sur les zones d’ombre dans l’oeuvre et la vie de Martin Heidegger » (p. 13) : ce volume serait donc de première importance pour tout historien de la philosophie allemande contemporaine.

Contre la théorie de l’autonomie de l’écrivain par rapport à l’oeuvre, de la politique par rapport à la pensée, et contre la thèse (principalement d’inspiration française) d’une simple contradiction dans la biographie intellectuelle de M. Heidegger, A. Münster avance que l’engagement de ce dernier dans le national-socialisme durant la première moitié des années 1930 serait l’aboutissement « d’une certaine tendance politique déjà immanente à sa pensée, au moment même de la publication de Sein und Zeit » (p. 10). Cette hypothèse que A. Münster fait sienne n’a toutefois rien de nouveau, puisqu’elle recoupe celle soutenue déjà par K. Löwith en 1946, puis par J. Habermas dans son introduction à l’édition allemande du livre de V. Farias. Mais, en plus de chercher à prouver que la pensée heideggerienne a entretenu des liens réels avec le national-socialisme, A. Münster veut montrer que l’implication « de cette pensée dans l’idéologie nazie » a été « relativement durable » (p. 13). C’est donc une triple tâche que vise son court essai : d’abord, analyser la preuve de nazisme que constituent les documents publiés dans le volume 16 de la Gesamtausgabe ; ensuite, démontrer que la philosophie du premier M. Heidegger implique nécessairement certaines conséquences politiques dangereuses ; et, enfin, montrer que, malgré sa démission du rectorat de l’Université de Fribourg en 1934, le philosophe a continué à entretenir une relation avec l’idéologie nazie. Or, qu’en est-il de ces trois tâches par lesquelles il entend mettre au jour la logique qui va de l’ontologie existentiale d’Être et Temps jusqu’à l’engagement du philosophe Martin Heidegger dans le « mouvement de mobilisation politique ultra-nationaliste, raciste et antisémite » (p. 14) mené par le national-socialisme ?

La discussion des textes publiés dans la Gesamtausgabe occupe un peu plus de la moitié (chap. 2 à 6) des 110 pages consacrées à cette relance de la polémique sur l’engagement politique de M. Heidegger. Que nous apprend cette discussion ? Rien de bien nouveau, malheureusement. A. Münster veut montrer que M. Heidegger se fit l’apologiste « sans réserves du nazisme dans tous ses aspects “völkisch” », c’est-à-dire dans tous ses aspects nationaux, populistes et racistes (p. 20). Pour ce faire, il épluche les documents consignés par le recteur et souligne les passages qui dénotent un M. Heidegger défenseur du Führer-Staat, de la « science allemande » biologisante, de l’idéologie du Blut und Boden (sang et sol) et de l’hygiène raciale : c’est en quelque sorte la même démarche que celle de V. Farias 15 ans plus tôt. Le propos de A. Münster se cantonne principalement dans l’énumération et la présentation de preuves ; il délaisse le terrain autrement plus instructif et enrichissant du point de vue de l’histoire de la philosophie qu’est celui de l’analyse des idées. Il aurait été certes plus intéressant de confronter ces nouveaux textes politiques à ceux déjà publiés et commentés, de façon à faire ressortir toute la complexité et l’ambiguïté de l’engagement politique de M. Heidegger, par exemple : quant à la conception particulièrement équivoque qu’il semblait avoir du Führer-Staat alors qu’il pensait celui-ci parallèlement à une « communauté des peuples » ; quant à sa critique, en 1937-1938, du « déchaînement grossier, inepte et sans esprit d’une “science nouvelle au service du peuple” » sans toutefois qu’il admette la pleine étendue de son erreur politique en tant que philosophe, professeur et recteur ; ou encore quant aux parallèles qu’il est possible de tracer entre certains schèmes idéologiques très communs dans les milieux d’extrême-droite allemande sous la République de Weimar et les concepts de « mission spirituelle », de « puissance », de « terre » et de « sang » que M. Heidegger mit de l’avant dans son Discours de rectorat de 1933, parallèles manifestant qu’il élaborait alors sa pensée sur un terrain commun à certains penseurs de la « Révolution conservatrice » allemande qu’il connaissait personnellement (notamment Ernst Jünger et Carl Schmitt). La simple énumération des acquiescements de la part de M. Heidegger à l’idéologie nazie et des profondes erreurs politico-morales que cette prise de position a entraînées n’aide en rien la compréhension réelle des forces idéologiques actives dans la pensée du philosophe.

En effet, pour comprendre « comment cette pensée ontologico-existentiale exposée si magistralement dans Sein und Zeit a pu, en se transformant (mais en maintenant l’essentiel de son appareil conceptuel), “s’investir” à tel point, en 1933-1934, après la “Kehre” dans le mouvement de pensée idéologique du nazisme, sans se sentir obligé [sic] de nier ou de renverser ses principes philosophiques fondateurs » (p. 14), il est nécessaire d’aller plus loin que le simple examen des preuves. Aussi A. Münster a-t-il consacré la suite de son livre à l’exploration de l’hypothèse selon laquelle la philosophie d’Être et Temps présenterait intrinsèquement des implications politiques totalitaires et fascisantes. Toutefois, les trois derniers chapitres de son ouvrage offrent principalement un rappel et un résumé des sévères critiques adressées par K. Löwith et par Theodor Adorno à l’ontologie existentiale heideggerienne en raison de ses implications politiques. Encore une fois, il n’y a malheureusement rien de nouveau dans les pages de l’auteur. Il va sans dire qu’il s’agit là de la partie la plus intéressante, car la plus riche philosophiquement, de l’ouvrage de A. Münster. Ici nous est offerte une suggestion d’explication de « la possibilité de cette “politique philosophique” » (p. 71), notamment sur la base de l’antihumanisme qui se dégage de l’ontologie existentiale de l’auteur d’Être et Temps et de la conception heideggerienne de l’existence. Mais cette explication repose entièrement sur les analyses de T. Adorno et de K. Löwith. L’auteur ne nous propose pas même d’interprétation d’Être et Temps : aussi le lecteur désireux d’approfondir ces questions devrait-il se tourner plutôt vers la lecture de la Dialectique négative ou du Jargon de l’authenticité de T. Adorno et de Martin Heidegger and European Nihilism de K. Löwith.

Enfin, A. Münster ne réussit pas à démontrer que la pensée de M. Heidegger fut impliquée de façon « relativement durable » dans le national-socialisme, pour ce double fait qu’il admet, d’une part, une certaine distanciation chez M. Heidegger par rapport à l’idéologie nazie dès 1938 et, d’autre part, qu’il néglige de commenter les textes majeurs que ce dernier écrivit dans la seconde moitié des années 1930, notamment les Contributions à la philosophie (inédites en français) et les textes qui composent les deux volumes du Nietzsche.

En somme, cet ouvrage d’Arno Münster se révèle bien décevant au regard de la grande ambition de l’auteur qui s’est donné trois tâches dont chacune, ainsi que nous l’avons suggéré, aurait pu profiter d’une analyse plus en profondeur, et qui d’entrée de jeu a annoncé des « révélations » à venir sur un sujet dont il a affirmé vouloir « établir la vérité » (p. 14). Un ouvrage aussi court ne pouvant qu’être synthétique, l’auteur aurait mieux fait, croyons-nous, de se limiter à une seule tâche qu’il aurait alors pu mener à bout. À vouloir succinctement traiter tout à la fois des caractéristiques du nazisme chez M. Heidegger dans les années 1930, des raisons philosophiques profondes expliquant cette prise de position politique et, enfin, de la persistance de thèmes fascistes dans l’oeuvre heideggerienne, l’auteur aura été forcé de limiter ses analyses. Il aura alloué trop de place à la présentation de faits certes inédits mais, au fond, pas très nouveaux. Et loin de présenter une hypothèse originale, il aura répété celles déjà mises de l’avant par d’éminents philosophes allemands. Qui plus est, et bien qu’il y ait fait référence à quelques reprises, l’auteur n’aura pas su faire la démonstration d’une connaissance adéquate du contexte idéologique dans lequel s’est déployée la « politique philosophique » de M. Heidegger dans les années 1930 : la pensée d’extrême-droite allemande comprenait alors tout un éventail de positions dont la connaissance ne peut que servir la compréhension profonde des schèmes idéologiques à l’oeuvre chez M. Heidegger et, donc, des motifs ayant pu mener cette ontologie existentiale à l’engagement auprès du national-socialisme. Une étude des liens entretenus, d’une part, par la pensée heideggerienne avec des schèmes idéologiques communs à la Révolution conservatrice et, d’autre part, par l’homme Heidegger avec certains penseurs de ce vaste mouvement conservateur aux frontières plutôt floues reste donc à faire.