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L’Internationale communiste a constitué pendant la majeure partie du xxe siècle l’horizon idéologique et stratégique d’une constellation de mouvements et de partis se réclamant du marxisme-léninisme. Dans le Chili d’Allende, le discours politique des formations politiques de la gauche était tourné vers l’Est ou Cuba, en quête d’une « voie originale » vers le socialisme, tandis que la droite fomentait une véritable guerre contre l’ennemi « communiste » en vue d’éviter l’inféodation éventuelle du pays au camp socialiste. En ce sens, la chute du mur de Berlin a représenté, pour l’imaginaire politique de la gauche chilienne en particulier, un séisme majeur, précédé de secousses brutales : le scandale de la révolte ouvrière des dix millions de membres de Solidarnos´c´ contre « leur » parti dirigeant dans la Pologne du début des années 1980 ; l’ouverture de la perestroïka en 1987, qualifiée de « séisme à la puissance dix pour la théorie et la pratique du socialisme[2] » ; enfin, l’élection, en juin 1989, d’un premier ministre non communiste à la tête du gouvernement polonais et l’annonce d’élections libres en Hongrie. Un mois après avoir célébré avec tambours et trompettes le 40e anniversaire de la République démocratique allemande (RDA), l’effondrement du régime, ce bastion du socialisme réel, se produisait à un moment délicat de la sortie de dictature de Pinochet, soit en plein milieu de la campagne opposant le candidat de la droite, Hernán Büchi, et celui de la concertation du centre et de la gauche, Patricio Aylwin, à la veille des premières élections libres à la présidence du Chili, le 12 décembre 1989.

Un hiatus historique

Dans les circonstances, le choc était immense. La gauche se retrouvait « orpheline » et le « changement d’époque » allait signifier un « changement de scène affectant toute la gauche chilienne », selon le diagnostic des principaux acteurs politiques de l’époque[3]. Or, même si les événements à l’Est firent la une de l’information, occupant presque chaque jour la première page du El Mercurio, principal organe de presse de la droite, « forge de l’opinion publique à échelle de masse[4] », et plusieurs minutes des bulletins de nouvelles télévisés, aucune maison de sondage n’introduisit de question pendant la campagne concernant l’impact de la chute du mur de Berlin sur les positions respectives de la droite et de la gauche locales. Certes, l’événement détruisait l’effet de manche du recours favori de la droite à la menace du communisme, mais à gauche, comme l’atteste Carlos Altamirano, secrétaire du Parti socialiste (PS) et ex-ennemi numéro un de la dictature, il fallait prendre acte de « l’effondrement irréversible et catastrophique des systèmes fondés sur le marxisme-léninisme[5] ». Dans les circonstances, le sujet devenait tabou ; le soulever pendant la campagne électorale risquait de servir la propagande de la droite, nous confiait récemment off the record le directeur d’un institut de sondage renommé pour expliquer qu’aucune question concernant la débâcle du socialisme réel en Europe n’ait été posée à un échantillon représentatif de l’opinion publique.

Notre intention est de démontrer que la chute du mur de Berlin a bel et bien consommé la rupture de l’alliance historique entre le Parti communiste (PC) du Chili et les diverses factions du Parti socialiste. La toute nouvelle alliance stratégique entre la gauche rénovée et le centre, conclue pour renverser Pinochet, allait dès lors se stabiliser pour fonder la Concertation entre le Parti socialiste, le Parti pour la démocratie (PPD) et le Parti de la Démocratie chrétienne (PDC), la coalition des partis qui gouvernent le pays sans interruption depuis 1990. L’abandon de la politique classe contre classe au profit d’une alliance civique transversale devenait définitif à la suite de la victoire électorale contre la dictature, certes, mais aussi sous l’impact d’un événement historique majeur, apte à cristalliser le questionnement critique amorcé avec la défaite de l’Unité populaire (UP)[6]. À dix ans de distance, dans un bref article consacré à l’anniversaire de l’événement, le directeur du Département d’histoire de l’Université catholique du Chili, Cristian Gazmuri[7], résumait le sens du moment à deux effets : premièrement, la chute du mur aura aidé le gouvernement de la Concertation en désarmant l’extrême gauche communiste ; deuxièmement, elle aura consolidé la culture libérale, non sans susciter un malaise face à la persistance des inégalités sociales malgré les « macrorésultats » de l’économie. Historiens, sociologues ou politistes chiliens sont néanmoins restés laconiques à propos d’un événement qui a pourtant achevé de transformer le cadre de référence de la gauche comme de la droite chilienne, cette dernière se voyant privée par ricochet du recours à son épouvantail favori, celui de « l’ours russe » :

L’anticommuniste professionnel s’est retrouvé sans thème, avec des armes qui n’ont plus de cible sur qui tirer : ils sont pathétiques, puisque pour continuer de se sentir vivants, ils font comme si leur adversaire était vivant et arment des théâtres de fantômes où l’homme actuel ne voit rien de consistant[8].

C’est cet hiatus entre l’importance manifeste de l’événement et l’absence d’analyses systématiques de son impact qui a retenu notre attention. Contrairement à ce dont se « souviennent » les témoins que nous avons côtoyés[9], quasi unanimes à nous présenter la vision d’un fait historique certes majeur sur le plan international, mais qui serait « passé inaperçu » dans le contexte de la campagne électorale de novembre-décembre 1989, nous avons vite constaté, à la lecture des journaux et des revues de l’époque, que l’actualité à l’Est avait occupé une place centrale sur la scène publique. Comment expliquer dès lors un tel trou de mémoire relativement à un événement qui a cristallisé la réconciliation entre les diverses factions de la gauche socialiste, fin décembre 1989, et consommé la rupture avec le Parti communiste chilien, demeuré fidèle au dogme léniniste ? Il nous apparaissait douteux, en effet, malgré les dires de témoins de l’époque, que les élections en cours aient complètement oblitéré l’importance de l’effondrement des régimes de type soviétique au coeur de l’Europe.

Un oubli suspect

Familière d’oublis d’un autre ordre, qui ont oblitéré systématiquement l’impact des femmes, par exemple, sur l’histoire de leurs sociétés d’appartenance, nous sommes partie à la recherche de la mémoire perdue dans les pages des revues de gauche de l’époque : Análisis, Cauce, Convergencia, Pluma y Pincel. Nous les avons parcourues systématiquement et, ô surprise, y avons trouvé, du milieu de l’année 1989 à août 1991, date de l’effondrement final de l’URSS, maints débats et commentaires sur la crise du socialisme réel. L’épicentre du séisme n’était donc pas si lointain qu’il soit resté sans répercussion sur la gauche chilienne, même et y compris pendant la campagne présidentielle. Les témoins que nous avons interviewés, simples citoyennes et citoyens aussi bien qu’universitaires ou militantes et militants de formations politiques de gauche ou de centre, ne sont pas pour autant de mauvaise foi quand elles ou ils soutiennent que la campagne électorale en cours mobilisait toute leur attention, à un point tel que la chute du mur de Berlin leur aurait échappé. Il nous apparaît plutôt être en présence d’un type de phénomène courant en politique qui occulte la présence de facteurs déterminants, rend invisible ce qui se trame dans les coulisses, en marge de l’histoire officielle, malgré son importance[10].

Certains grands événements politiques, si imprévus soient-ils aux yeux des contemporains, marquent les lieux où ils se produisent. Pour mémoire, rappelons-nous la prise de la Bastille (Paris, 1789), celle du Palais d’hiver des tsars (Moscou, 1917) ou encore l’incendie du Reichstag (Berlin, 1933). Autant d’images surgissent dans notre esprit, des images qui marquent la césure entre une époque et une autre, mais qui toutes ont « surpris » acteurs aussi bien que témoins des événements qui ont amorcé des processus révolutionnaires significatifs à une échelle globale à partir de conjonctures politiques éminemment locales. Plus près de nous, une autre image, celle des deux avions provoquant l’implosion des tours du World Trade Center (New York, 2001) cette fois, une image qui a fait instantanément le tour du monde et n’a laissé personne ignorer que ce qui se passait là venait de nous projeter dans une autre époque, quel que soit le lieu où nous habitions. Plus personne ne se sentait à l’abri. La porosité des frontières dans notre village global venait de trouver une illustration fulgurante. Le changement peut avoir travaillé en sourdine une société et, depuis peu, la société-monde sur une longue période, la clôture symbolique qui marque la césure est aussi soudaine qu’incontestable. Tout se passe comme si un épisode en particulier agissait comme un clapet fermant le passage entre un discours politique et un autre. Or, depuis le début du siècle dernier, le xxe, force nous est de reconnaître que, d’une société à l’autre, l’effet de bouleversements de ce type s’est accéléré ; temps et espace se télescopent, précipitant de douloureuses transitions, comme ce fut le cas avec la fin de la guerre froide.

L’éveil des sociétés civiles à l’Est a si longtemps mijoté dans le bouillon de culture prétendument « apolitique » de la dissidence que l’intervention tardive de la perestroïka n’a pu qu’échouer à contrecarrer le processus d’implosion à l’oeuvre dans les sociétés où s’incarnait le socialisme réel. La chute du mur de Berlin, dans la nuit du 9 au 10 novembre 1989, venait simplement affirmer urbi et orbi la conclusion d’un chapitre de l’histoire contemporaine, celui consacré à l’implantation de régimes de type soviétique à l’est de l’Europe. Le point de non-retour était atteint entre l’avant et l’après du communisme européen, imposant une révision du vocabulaire politique en usage dans un ensemble de pays qui se réclamaient de l’imaginaire politique marxiste depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. C’est ce processus de mutation, ce chamboulement des repères symboliques d’acteurs situés aux antipodes du phénomène initial, en l’occurrence des hommes et des femmes appartenant aux diverses factions de la gauche chilienne, que nous avons entrepris de retracer.

La critique du socialisme réel

D’abord, écartons l’idée que ce qui se déroulait à Berlin passait au large de l’attention politique au Chili. Dès le 13 novembre 1989, un billet éditorial de la revue Cauce, organe d’expression de la gauche socialiste « rénovée », titrait : « Post-communistes ». L’auteur, Fredy Cancino, un iconoclaste, dans sa rubrique du « Journal de l’Ogre », commentait la fin d’une illusion, dénonçait l’absurdité du concept de « communisme scientifique », soit « l’incroyable prétention à ce que la vie des hommes puisse se réduire à la science, à l’ingénierie sociale[11] ». Il s’appuyait sur l’expérience critique du Parti communiste italien pour condamner les tentatives chiliennes de se dérober aux conséquences de l’effondrement en cours : « Le communisme revient à la source socialiste. Dans ce panorama, il nous paraît proprement désolant et inutile que le PC chilien s’efforce de se faire réfractaire aux influences bénéfiques du postcommunisme international[12] ».

Du côté des porte-parole officiels de la faction du Parti socialiste dirigée par Jorge Arrate, le lien entre le programme de rénovation consolidé au xxve Congrès du PS, à l’été 1989, et la critique du socialisme réel était déjà établi. José Joaquín Brunner, l’un des auteurs des documents d’orientation du parti, situait le courant de la rénovation dans la ligne d’un « phénomène mondial de rénovation socialiste » dont l’effort chilien de redéfinition d’une « culture socialiste » n’était qu’un élément spécifique. Il écrivait, prenant acte de la volonté de casser la « cage de fer » du « bureaucratisme à la soviétique » : « Plus spectaculaires encore apparaissent les processus de changement que sont en train d’expérimenter les partis du bloc communiste, lesquels, pour l’exprimer par un paradoxe, semblent se précipiter maintenant en direction d’un socialisme rénové et démocratique[13] ».

Dans les circonstances, ce courant de la gauche interprétera d’emblée la chute de la RDA comme la confirmation de l’enterrement de première classe du communisme mondial, un phénomène que la dissidence est-européenne avait anticipé, mais qui restait « inavouable » au pays, comme osa le déclarer Brunner dans une entrevue que commentait le « Journal de l’Ogre » à la fin de l’été 1989 :

Êtes-vous marxiste ? Absolument pas. Une première !

[...] jamais avait-on eu vent de quelqu’un qui déclare (publiquement au Chili) sa non-adhésion au credo marxiste. Et qui continue tranquillement de s’appeler socialiste.

[...] des affirmations comme celle de Brunner constituent seulement la pointe de l’iceberg d’une opinion largement répandue mais hautement inavouable[14].

De fait, certains des dirigeants les plus en vue de la Concertation avaient indiqué clairement leur rejet du dogme léniniste, du centralisme démocratique et de la dictature du prolétariat avant même la tenue du xxve Congrès du Parti, bien que dans des termes moins brutaux, mieux enrobés, que ceux de Brunner. Ce fut le cas de Jorge Arrate, secrétaire général du parti, et d’Eric Schnake, l’un des leaders historiques du parti, qui défendait une conception pluraliste de la démocratie[15]. Quant à Ricardo Lagos, chef incontesté du tout nouveau front démocratique rassemblé au sein du PPD (Parti pour la démocratie), devenu fameux pour n’avoir pas hésité à pointer Pinochet du doigt en pleine entrevue télévisée à la veille du référendum de 1988, l’accusant d’être le grand responsable des violations massives des droits de la personne, et qui deviendrait, onze ans plus tard, le premier président « socialiste » après Allende, il tirerait dès novembre les conséquences pratiques de la chute du socialisme réel en Europe pour l’opinion publique chilienne, « hostile au langage guerrier » de la lutte des classes et, de façon très pragmatique, pour la politique étrangère du pays :

Les changements révolutionnaires qui sont en train de se produire en Europe orientale vont arriver aussi dans nos terres [...]

La chute du mur de Berlin pose un défi extraordinaire pour l’Amérique latine parce que l’Europe occidentale découvre un monde à conquérir [...] Au moment où l’Amérique latine entrait de pied ferme dans une décennie de consolidation démocratique – où nous espérions que le Chili joue un rôle fondamental – et s’apprêtait à avoir une relation privilégiée avec l’Europe, elle fait face au fait que l’Europe ait d’autres mondes vers lesquels diriger le regard [...] C’est un défi très important que de nous montrer capables d’entrer dans ce monde, parce que pour nous aussi s’est effondré le mur de Berlin[16].

Les leaders du Parti socialiste, toutes tendances confondues, firent donc, quasi instantanément, une interprétation analogue de l’effondrement du socialisme réel, y compris les dirigeants de la faction dirigée par Clodomiro Almeyda, plus proche du Parti communiste chilien. C’est ainsi que moins de quinze jours après le succès électoral de la Concertation le 14 décembre 1989, le Parti socialiste-Almeyda, qui s’était séparé du Parti socialiste-Altamirano depuis 1979, se ralliait aux autres tendances réunies au sein du Parti socialiste unifié. Almeyda, l’un des invités d’honneur à la célébration du 40e anniversaire de la RDA, en octobre 1989, restait cependant avare de commentaires sur la crise du socialisme réel. Difficile d’imaginer parcours plus douloureux que celui de ce dirigeant qui chantait en octobre les louanges de la RDA, une des dix économies les plus prospères du globe, soulignait-il, et qui devra, coup sur coup, encaisser l’échec de la stratégie paramilitaire au Chili, et de la révélation de la déroute surprise du prétendu régime fort de l’Europe de l’Est en décembre 1989. Le ralliement d’Almeyda au socialisme chilien rénové apparaît donc dicté par des considérations stratégiques, celles de l’appui nécessaire d’un front démocratique uni au tout nouveau gouvernement de la transition. Forcé de constater les effets d’un changement qu’il n’avait pas propulsé au Chili et dans le monde, il entendait contribuer à la « tâche historique » de l’heure en favorisant l’émergence des « nouveaux pouvoirs populaires, issus du travail organisé des masses de la base sociale[17] ». Adhésion tactique ne disait pas conversion, puisque devenu ambassadeur à Moscou du nouveau gouvernement de la Concertation, Almeyda sera l’artisan du salut du dictateur déchu, Honecker, son vieil ami et le protecteur des anciens réfugiés chiliens, dont il obtiendra l’accueil au Chili pour des raisons humanitaires après de difficiles tractations entre ses accusateurs dans l’Allemagne réunifiée et Eltsine, le nouveau premier ministre de Russie, qui s’obstinait à lui nier un quelconque statut de résidence après la chute de l’URSS de Gorbatchev[18].

Une révision déchirante

Si les commentaires publics immédiats sur la chute du mur de Berlin se sont faits rares et se sont bornés le plus souvent à quelques phrases, le débat sur la crise du socialisme réel n’aura pas moins occupé l’espace des revues de gauche que nous avons consultées, aussi bien du côté du Parti socialiste, où le débat sur la crise du socialisme réel était ouvert depuis le début des années 1980, qu’au sein du Parti communiste, où la révision s’est révélée très pénible et a vite laissé place à une analyse plus conforme aux canons de l’orthodoxie marxiste. La crise globale ouverte à la suite de la répression chinoise de Tian’anmen et de la chute du mur de Berlin a créé un « nouveau contexte », les partis de gauche au pouvoir glissant de l’oxymoron gorbatchévien du « socialisme de marché » vers l’application d’une politique économique carrément néolibérale. Constatant le fait, un historien québécois d’origine chilienne, José del Pozo, en conclut :

Cette situation tout à fait inédite s’explique en bonne partie par l’influence de la nouvelle situation mondiale qui s’est créée à la suite de l’effondrement des pays de l’Europe de l’Est, processus qui se déroulait en même temps que s’effectuait la transition de la dictature au pouvoir civil. Bien que le divorce entre les socialistes et les communistes chiliens ait eu lieu plus tôt, il n’y a pas de doute que les retombées des événements internationaux expliquent en bonne partie les conditions tout à fait particulières qui caractérisent le récent contexte[19].

La pertinence du questionnement entourant ce changement majeur de perspective ne fait pas de doute. Après coup, plusieurs acteurs politiques reconnaissent ouvertement que la chute du mur de Berlin a accéléré le ravalement de la façade de la majeure partie de la gauche chilienne. Dans ses mémoires, Eric Schnake, l’un des dirigeants historiques du parti, soutient que, sans cet événement, le « double langage du PS », oscillant entre le plaidoyer pour la démocratie et les professions de foi marxistes, aurait pu continuer d’être employé :

Il a fallu que le mur de Berlin tombe pour que nous nous risquions à reconnaître la nécessité de nous rénover et de reformuler de vieux principes et des affirmations idéologiques du socialisme aujourd’hui dénués de sens. Même en l’an 2000, le Parti socialiste du Chili continuait de se reconnaître comme parti marxiste révolutionnaire dans sa déclaration de principes, après une discussion acide autour de tout ce que cette dénomination renferme, bien que dans la pratique, il ait abandonné le modèle marxiste proprement dit comme guide d’action et catéchisme idéologique[20].

Dans un dialogue impertinent avec son père adoptif, Carlos Ominami, le fils de Miguel Enríquez, le légendaire chef du Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR), Marco Enríquez-Ominami, opposait récemment à la vision du rêve de construction d’une forme viable de socialisme qui se situerait en conformité avec les idéaux de liberté et d’égalité de la « Révolution française » le doute suivant : « Tu dis par conséquent que, par essence, comme chez une femme, ce qui est tombé, ça a été le maquillage de la minette et non la minette elle-même[21] » ?

Enfin, Oscar Guillermo Garretón, ancien dirigeant du Mouvement d’action populaire unitaire (MAPU) et sous-secrétaire à l’économie dans le gouvernement Allende, interviewé à l’occasion du trentième anniversaire du coup d’État, établissait, lui, un lien direct entre la déroute du socialisme réel et le changement d’orientation de la politique économique : « Aujourd’hui, chercher à tout étatiser [...] serait une affaire de fous, mais dans ce temps-là, on ne voyait pas ça comme ça. La chute du mur de Berlin ne s’était pas produite pour dire que cette façon de concevoir l’économie avait échoué[22]. »

Ces quelques propos montrent à quel point un événement dont on nie en général l’incidence locale a laissé sa marque dans l’imaginaire politique de la gauche chilienne. Il est d’autant plus pertinent, dès lors, d’examiner pourquoi l’interprétation en a été différée dans le Parti socialiste unifié et dans le Parti communiste chilien et pourquoi, loin de les rapprocher, la crise du socialisme, qui culminera avec la disparition de l’URSS en août 1991, consommera leur rupture. Nous retracerons leurs divergences d’analyse à la lecture de revues proches de l’une et l’autre de ces formations politiques pendant cette période, en particulier Cauce pour le Parti socialiste et Pluma y Pincel pour le Parti communiste. Nous aurons également recours à des propos tirés d’entrevues accordées aux médias ou de sources diverses, puisque les revues les plus étroitement identifiées à la Concertation, comme Cauce et Convergencia, disparurent au tout début de l’année 1990, le recrutement des nouveaux ministères décimant manifestement les rangs de leurs équipes de rédaction respectives.

Le repositionnement socialiste

Dans le cas du Parti socialiste, l’analyse ne varie pas entre le début et la fin de la crise. Ce qui se passe en Europe de l’Est vient tout simplement renforcer les convictions de ceux et celles qui encourageaient leur parti à s’engager dans la voie de la rénovation et d’une sortie de dictature axée sur une alliance démocratique large entre la gauche et le centre.

Dès l’été 1989, Cauce reproduit le texte du vote politique du xxve Congrès du Parti, soulignant l’engagement « inaltérable » des socialistes envers la démocratie et rejetant le léninisme, dont le « dogmatisme autoritaire et réducteur contrevient aux idéaux démocratiques du parti et à l’évolution actuelle du socialisme dans le monde [23].» Le document reproche ouvertement aux communistes de s’enferrer dans une stratégie d’affrontement dépassée et invite le Parti communiste à emprunter le chemin de la rénovation, un « chemin devenu plus facile avec les changements que commence à expérimenter le socialisme réel dans le reste du monde[24] ».

Au début décembre 1989, alors que la campagne électorale bat son plein, Cauce consacre presque tout un numéro à l’Est en crise. Sont reproduits un commentaire de l’Italienne Rossana Rossanda sur « la difficulté d’être communiste », une entrevue du dissident tchèque Václav Havel, qui se dit « prêt à discuter avec les gouvernants », tandis que Djuka Kulios, journaliste du El Excelsior (Mexico), s’interroge sur la situation en Allemagne : « La réunification est-elle possible ? » et qu’un correspondant à l’étranger de Cauce, Antonio Martinac, étudie la position de la Yougoslavie (« Entre la libéralisation et l’autonomie ») pour conclure : « À la veille des changements au Chili, cette expérience interne et internationale complexe sera de grande importance[25] ».

L’intelligentsia socialiste a donc les yeux tournés vers l’Est malgré l’urgence et, pourrait-on dire, à cause du caractère de la transition en cours à Santiago. Il s’agit de rien de moins que de se repositionner par rapport à l’histoire en cours, comme le formule Tomás Moulian dans un article intitulé « Les dilemmes de la gauche » où il constate, deux semaines avant la chute du mur, « la mise en échec des arguments consacrés » et le profond « désenchantement » face à la révolte du mouvement ouvrier polonais contre un Parti communiste délégitimé : « Aujourd’hui, le monde socialiste est un chaudron en ébullition, dont les points extrêmes sont la situation polonaise et la situation hongroise. De toute manière [...] les fins du socialisme ne peuvent plus se définir comme un article de foi, dans aucun discours ayant valeur d’argument[26] ».

Dans le cas des socialistes, le séisme a donc été pressenti, la volonté de rénovation du parti s’appuyant nettement sur la conscience d’assister à la fin du communisme historique et sur la nécessité de mobiliser l’appui de la communauté politique sur de nouvelles bases[27].

La brève hésitation du PC chilien

Pour le Parti communiste chilien, la situation est tout autre. L’eurocommunisme a influencé les diverses tendances socialistes, mais non le PC, qui durcit sa position au cours des années 1980 et adopte la stratégie de toutes les formes de lutte, y compris la lutte armée, dans son opposition à la dictature. En septembre 1989, « sous le choc de la perestroïka », le xve Congrès du Parti se retranche derrière une politique de « nationalisation de la théorie révolutionnaire », comme le rapporte Augusto Samaniego, un intellectuel proche du parti[28]. L’idée est d’accepter la politique de Gorbatchev pour l’URSS, mais en aucun cas de la reproduire à domicile. En octobre, les principaux dirigeants communistes chiliens fêtent sans réserve le 40e anniversaire de la fondation de la RDA. Luis Corvalán chante les louanges d’une république populaire qui « montre à tous les peuples de la planète les avantages d’un système qui met fin à l’exploitation de l’homme par l’homme[29] ». Il célèbre le succès économique d’un régime qui sera forcé de se déclarer au bord de la faillite quelques semaines plus tard ! Pour sa part, Volodia Tettelboim, qui conduit la délégation chilienne, exprime l’appui de son parti à la RDA « face aux attaques de l’impérialisme et des forces réactionnaires qui cherchent à déstabiliser le socialisme et à porter préjudice au climat de détente et de coexistence en Europe[30] ». Au regard de l’exode de dizaines de milliers de jeunes de l’Allemagne de l’Est, qui profitent de l’ouverture du rideau de fer pour s’enfuir, l’interprétation officielle est que les jeunes veulent simplement voyager : « Et une fois les poches pleines, il n’y a pas grand intérêt pour la chose publique[31]. »

Lorsque le mur tombe, les porte-parole du PC dénoncent à l’unisson les « réactions exagérées en Europe » et le sensationnalisme de la presse occidentale[32]. La surprise est assez forte cependant pour déstabiliser les troupes et les questions fusent sur l’avenir trouble du socialisme réel : « le fantôme de la perestroïka hante l’Europe », commente Carlos Ossa, devant la « marée réformiste » à l’Est, tout en notant que la Tchécoslovaquie fait front et que Ceaus¸escu reste ferme…[33] La thèse du PC chilien est que la crise affecte la version stalinienne du socialisme, mais non le socialisme proprement dit. Dans cette optique, dans une entrevue qu’il accorde au El Mercurio, le secrétaire général du parti, Volodia Tettelboim, faisant profession de foi démocratique, n’hésite pas à se poser en « précurseur de Gorbatchev ». Ce qui s’effondre à Berlin, selon lui, c’est un « type » de socialisme « antisocialiste ». À la journaliste Raquel Correa, qui lui rappelle qu’il approuvait, un mois plus tôt, l’existence du mur, il réplique, agacé : « Personne ne m’a demandé mon opinion pour le construire et, en fin de compte, je réponds de mes actes au Chili […] Toute ligne doit s’ajuster aux circonstances[34] ». L’arrestation de Honecker pour corruption le 6 décembre achève cependant d’assommer le cercle de fidèles qui lui exprimaient leur gratitude et leur admiration quelques semaines auparavant.

Les analystes, y compris dans les rangs du PC chilien, sont décontenancés. L’information qui se bouscule sur la chute des régimes de type soviétique à Prague, puis à Bucarest, leur donne le vertige. Et des voix, celles de témoins chiliens de la vie à l’Est, de ces hommes et de ces femmes qui, à titre de réfugiés, ont vécu dans leur chair l’expérience du socialisme réel, et commencent à exprimer tout haut leur propre « réflexion culturelle d’un exil politique qui se réintègre au Chili avec un bagage nouveau et, forcément, avec une vision plus historiciste des phénomènes de son pays et du monde qu’il lui a été donné de vivre », selon le plaidoyer de José Antonio Leal[35], militant du PAIS (Parti de la gauche unie élargie), un front du PC. Leal invite à écouter ces voix discordantes pour sortir de la « schizophrénie nationaliste[36] » qu’il attribue à la fermeture de la dictature, mais que nous lisons comme une critique voilée du refus de la direction communiste de se repositionner face au bouleversement de la scène politique européenne.

En sourdine, la dissidence gronde, d’autant plus que la victoire électorale de la Concertation laisse le PC en rade, sa stratégie d’affrontement démentie par le succès électoral de la transition négociée et les préférences exprimées pour l’alliance entre la gauche socialiste et le centre. Les conjonctures politiques nationale et internationale incitent l’intelligentsia communiste à la réflexion, par exemple au sein du Centre de recherches sociopolitiques (CISPO), et les revues d’opposition, même les plus proches du PC, diffusent l’écho des secousses internes qui ébranlent les certitudes des militants et des militantes communistes.

Le 68e anniversaire du Parti, le 2 janvier 1990, est l’occasion pour Gladys Marín, étoile montante de la direction, de sonner le rappel à l’ordre. Il ne saurait être question, décrète-t-elle, de « renoncer » au socialisme. La perestroïka n’est pas un « nouveau modèle »[37].

La rupture est consommée

Les premiers mois de 1990 creusent l’écart entre des activistes déconcertés et une direction politique communiste s’efforçant de limiter la portée des événements de 1989 à des « distorsions staliniennes », se disant ouverte au changement, mais peu disposée, comme le constate un document du CISPO, fin janvier[38], à revoir son attitude à l’égard d’anciennes positions concernant le printemps de Prague (condamné à l’époque), l’invasion de l’URSS en Afghanistan, la dissidence polonaise et encore moins à tirer les conséquences concrètes de l’effondrement du socialisme réel en RDA et en Roumanie. Le PC se dit toujours, du bout des lèvres, « sympathique à la perestroïka en Union soviétique », comme le déclarait son nouveau secrétaire général, Volodia Tettelboim, début janvier[39], mais le regard du Parti se porte de plus en plus vers Cuba. Des discours de Castro sont reproduits in extenso dans les pages de Pluma y Pincel et commentés avec ferveur. Le Comité central du parti, réuni début février, reconnaît, selon la formule consacrée, les « distorsions staliniennes de l’idée du socialisme à l’Est », mais souligne le danger que l’impérialisme étasunien s’engouffre dans la brèche ouverte, « déchargeant ses effets sur nos pays »[40]. L’intervention récente des troupes nord-américaines à Panama vient opportunément renforcer le rappel de la menace qui pèse sur l’hémisphère Sud. La soif de débat et les doutes de la militance ne sont plus de mise sous peine, comme le proclame le xvie Congrès de la Centrale des travailleurs de Cuba, de faire le jeu de l’anticommunisme, « bannière du fascisme », et de déclencher une « vague contre-révolutionnaire » sous le prétexte fallacieux de « perfectionner le socialisme[41] ».

Fin février, la crise interne éclate : plusieurs dirigeants du PC, y compris d’anciens partisans de la rébellion populaire de masses, comme Manuel Fernando Contreras Ortega, remettent en cause la dictature du prolétariat et les méthodes léninistes de direction du parti unique, passant « à droite », selon la haute direction du parti qui partage « l’angoisse des communistes sud-américains coincés entre la perestroïka et l’empire[42] ». Le débat se poursuit pendant les mois suivants, mais le ton change : du questionnement et de l’ouverture critique face à la réforme à l’Est, on passe à un vocabulaire chargé d’invectives condamnant les excès de la réforme. D’un côté, la perestroïka devient un « nectar (manjar) empoisonné » et Gorbatchev « l’apprenti sorcier » coupable d’avoir ouvert « la boîte de Pandore[43] », selon la formule adoptée par les communistes chinois depuis le début. De l’autre, se trouvent ceux et celles qui souhaitent le réexamen de la politique du PC au Chili et pour qui, tel José Antonio Leal, même Lénine n’est plus une icône, pointent la soif de pouvoir comme l’obstacle majeur à la démocratisation interne[44]. La crise interne culmine en mai avec un plénum houleux du PC chilien. Plusieurs dissidents, dont des dirigeants notoires comme Patricio Hales, quittent un parti qui se drape maintenant derrière le dictat d’une direction unique et condamne la perestroïka comme « un facteur de précipitation de la chute du socialisme[45] », facteur de trouble non seulement en Europe, mais plus près, au Nicaragua par exemple, où Violeta Chamorro vient d’imposer une cuisante défaite électorale aux sandinistes. La nouvelle ligne du Parti se veut ferme : la crise du socialisme est un problème européen et, faute de pouvoir s’appuyer sur la Russie de Gorbatchev, Cuba remplace l’Union soviétique comme source d’inspiration et guide de référence.

Il aura fallu moins d’un an au PC chilien pour sortir de sa « surprise », retrouver la terre ferme du centralisme démocratique et sanctionner, à la suite du neuvième plénum du Comité central, le 12 juillet, le groupe « rebelle » des partisans d’une restructuration interne. Ceux-ci, conduits par l’ex-parlementaire Luis Guastavino, sont accusés de vouloir démoraliser les communistes chiliens en allant jusqu’à « ridiculiser la Commission politique du Parti et Cuba[46] ». Fidel Castro et son régime, sur lesquels le procès Ochoa[47] avait jeté une ombre l’été précédent, ont retrouvé l’innocence perdue. L’île assiégée s’est substituée au Kremlin au titre de nouveau sanctuaire à révérer.

L’avancée du doute

Reste que même si Pluma y Pincel et, à un moindre degré, d’autres revues d’opposition gardent les yeux fixés sur l’Est en 1989 et 1990, leur tirage limité n’atteint qu’une couche superficielle de l’opinion publique. Le grand public tire son information des bulletins de nouvelles télévisés ou des journaux comme El Mercurio, où Jaime Guzmán, l’idéologue numéro un de la dictature, jubile peu après la chute du mur de Berlin, plantant le nouveau décor du jeu de dominos mondial :

Il y a aussi des pays qui tentent un retour en arrière, comme la Chine, ou qui ont l’air imperméables, comme Cuba, mais la fin du communisme dans le monde est un phénomène inexorable [...] nous jubilons [...] nous les Chiliens qui défendons aujourd’hui une transition exemplaire, dans un cadre économique et social particulièrement favorable grâce au fait qu’en 1973, nous avont évité d’être transformés en un autre Cuba et avons entrepris « grâce à l’effort de tous » une modernisation structurelle en profondeur du pays qui doit nous remplir d’orgueil et d’espérance[48].

Pas étonnant dans les circonstances que les partis historiques de la gauche chilienne soient gênés de commenter publiquement une crise qui déboulonne tant de précieux mythes. Le cheminement critique se fait le plus souvent dans l’intimité des conversations privées, faute de débats ouverts et par crainte d’alimenter le triomphalisme de la droite. Fanny Pollarolo, ancienne porte-parole communiste dans la lutte des femmes contre la dictature, exprime ainsi le désarroi de nombreux militants et militantes au lendemain du double virage : celui ouvert par la victoire pacifiste du NON à Pinochet en 1988 et par l’implosion des régimes de type soviétique en Europe de l’Est :

Je sentais qu’il fallait approfondir ce qui s’était passé : pourquoi ? Qu’est-ce qu’il y avait eu de valeureux ? D’erroné ? Où avions-nous été aveugles ? Quelles erreurs avaient été commises ? Mais il n’y avait aucun moyen de discuter, ce qui a été pour moi un très grand choc [...] parce que nous avions tant lutté pour la liberté et que celle-ci doit aussi se trouver sur le plan intellectuel[49].

Les plus inquiets se retirent dès lors de la politique active sur la pointe des pieds. D’autres, devenus franchement sceptiques, adoptent le pragmatisme comme credo d’une politique au présent composé, faite d’alliances tactiques avec l’ennemi, démocrate chrétien, de la veille. Et le questionnement de la dissidence se fait murmure, audible cependant dans les milieux de l’édition, à travers romans ou mémoires inspirés de l’expérience de l’exil. Certains romans à grand tirage, en particulier, se font l’écho des « oscillations du pendule de la modernité », pour reprendre la formule d’Agnès Heller pour qui la conscience de la condition « postmoderne », dans sa négation de la fatalité du progrès comme de l’oppression, « peut fournir une réponse théorique au problème », celui de la motivation au changement dans une société en rupture d’utopie[50]. Une société sans certitudes révolutionnaires, soutient-elle, peut encore se projeter dans l’avenir :

Mais il reste encore à voir si cette réponse entraînera des résultats positifs, si les hommes et les femmes des temps modernes, traditionnellement motivés par un enthousiasme à court terme pour les extraordinaires promesses du grand récit, auront l’énergie suffisante pour maintenir le pendule en mouvement sans nécessité de telles promesses, avec la seule espérance – sans garantie – d’une bonne vie[51].

L’avancée du doute est particulièrement sensible dans la pensée politique d’une fraction de ceux et celles qui vécurent au quotidien de l’exil la « collision entre les faits et l’idéologie », pour reprendre l’expression de Sergio Muñoz Riveros, un ancien du PC, dans ses mémoires autocritiques[52]. Il y retrace la manière dont l’exil a achevé de confondre le « commissaire » en lui et dans quelle mesure le fait de voir le Chili à distance, depuis l’autre côté de l’océan, aura signifié entreprendre un véritable « voyage vers la conscience[53] », au contact direct du socialisme réel vécu jour après jour en Hongrie, en Tchécoslovaquie, en Bulgarie et en RDA. C’est ainsi que la honte le submerge au souvenir de l’approbation par le PC chilien de l’intervention des troupes du pacte de Varsovie à Prague, au printemps 1968. Pour lui, comme pour nombre d’autres militants et militantes en exil, l’eurocommunisme des partis communistes italien et espagnol est l’occasion de plonger dans un bain de culture décapant. Jorge Arrate, dans Mémoire de la gauche chilienne[54], explique l’importance du climat de discussion créé dans les universités d’été et à l’occasion de rassemblements en séminaires qui confrontaient les Chiliens et les Chiliennes en exil à réinterpréter leur expérience à la lumière de témoignages directs de l’expérience du totalitarisme comme celui de Soljenitsyne. Voisin de Vladimir Bukowski, à Amsterdam, ce dissident échangé par Brejnev à Pinochet contre Luis Corvalán, premier secrétaire du PC chilien, il raconte comment il a fait le rapprochement prisonniers contre prisonniers : « Je suis convaincu, écrit-il, que ma lecture de l’Archipel du goulag n’aurait pas été la même si je n’étais pas passé avant par l’expérience de la torture et de la prison[55] ». La découverte de l’ampleur de la « servitude » à l’Est est pour lui source de vertige, d’une sorte de « mal de mer philosophique[56] » qui aboutit à la conviction que la servitude intellectuelle est le pire des maux et à un parti pris sans réserve pour le respect des droits de la personne, y compris ceux de ses ennemis, d’où son rejet du virage du PC en faveur de toutes les formes de lutte, dont le terrorisme. La relation entre les fins et les moyens inspire ce nouveau plaidoyer humaniste contre la violence : « Nous avons appris douloureusement, écrit-il, que rien n’est plus important que l’être humain [...] les personnes de chair et d’os[57] ».

Une gauche orpheline

On peut supposer que l’expérience personnelle de chaque militant ou militante en exil – et ils furent autour d’un demi-million, selon les estimations de plusieurs historiens[58], dont quelques centaines de milliers trouvèrent refuge dans les pays dits de l’Est de l’Europe – nourrit l’émergence d’autant de microdiscours critiques qui ébranlent les certitudes anciennes. Mais, plus que quelques mémoires ou que des confidences isolées, ce sont des romans à grand tirage qui diffusent ce mode de pensée critique sur une grande échelle.

Dans Mourir à Berlin[59], distribué à plus de 200 000 exemplaires depuis sa première édition en 1993, Carlos Cerda, connu comme porte-parole du PC sur les ondes de la télévision chilienne sous l’Unité populaire, décrit la grisaille de la vie sous contrôle des officines du parti d’un groupe d’exilés chiliens en RDA. Le double verrou du parti d’origine et du parti d’accueil, qui contrôle l’habitat, la vie professionnelle, les rapports intimes et les déplacements des communistes de base et de leurs familles, limite le rayon d’action des héros de l’Unité populaire en déroute. Les tourments d’un vieux sénateur chilien amoureux de sa jeune voisine, une ballerine russe, et les déboires d’un couple de militants communistes chiliens, désireux de divorcer et obligés pour ce faire de quêter l’autorisation des autorités du parti, illustrent les conséquences de l’absence de liberté pour des protagonistes dont les moindres gestes sont scrutés par leurs responsables politiques. Cerda explique en entrevue que ce roman, en gestation depuis le début des années 1980, mais qu’il n’avait pu se résoudre à écrire sous la dictature de Pinochet puisqu’il dressait un parallèle choquant Berlin-Santiago révélant de scandaleux rapprochements entre les deux dictatures, s’était imposé à lui après la chute du mur de Berlin : « Soudain, j’ai commencé à voir le parallèle effectif entre elles, et cette sorte de schizophrénie qui en amenait plusieurs à condamner pour pervers chez l’une ce qu’ils applaudissaient avec ferveur ou par pure discipline chez l’autre [...] Quand le mur est tombé à Berlin, le mur qui était dans ma tête est aussi tombé[60] ».

Dans un ouvrage autobiographique, Nos années vert olive, Roberto Ampuero, l’un des écrivains les plus populaires du Chili, un autre ex-communiste, dénonce lui aussi la hiérarchie des privilèges et l’arbitraire du pouvoir qui règnent dans l’entourage de Fidel Castro avec la connaissance intime que peut en avoir l’ex-époux de la fille d’un des lieutenants du régime. « Je suis convaincu, écrit-il, que seuls ceux qui l’ont vécu et ont expérimenté en chair et en os les pénuries suscitées par la rareté au quotidien, la réglementation extrême dans tous les ordres de la vie et le message messianique d’un gouvernement sans opposition, comprennent ce qu’est le socialisme, la profondeur et la douleur de la trace permanente qu’il imprime en chacun[61] ».

Nous pourrions multiplier les témoignages qui tous manifestent le désarroi d’une gauche « orpheline » selon l’appellation consacrée[62], privée d’un de ses repères centraux, celui que constituait le camp socialiste. Comme l’exprime Violeta, un personnage d’Antigua vida mía (Antigua, ma vie), roman de Marcela Serrano, « Était-il nécessaire que le mur emporte une partie aussi bonne de nous-mêmes ? Le monde est-il meilleur aujourd’hui parce que le mur est tombé[63] ? »

Suit un dialogue où les personnages discutent de la liberté retrouvée, mais aussi du cynisme qui accompagne cette nouvelle perte de foi en une utopie salvatrice et l’anxiété d’un monde abandonné au présent, sans « conscience claire de ce qui nous attend[64] ». La conscience postmoderne de personnages comme Violeta, pour qui la solution est de s’accrocher à « la beauté du quotidien », de sauver un peu de sens « dans un tempo déterminé », celui de l’immédiat, ne va pas sans nostalgie du passé. Elle conclut :

[...] J’ai de la peine pour mon monde, qui est disparu inexorablement, et je ne sais pas si l’humanité sera plus heureuse sans lui. Je n’en suis pas sûre… Je me suis retrouvée nue comme l’eau. Quel continent douloureux, merde ! [...] affrontant les problèmes des pays modernes avec le fardeau de tristesse des pays arriérés. C’est clair : entre nous aussi tout nord a son sud[65].

Conclusion

La chute du mur de Berlin a marqué l’aboutissement d’un long processus, celui de l’éclatement de l’alliance historique entre le Parti communiste chilien et les diverses factions du Parti socialiste qui avaient fondé sur leur foi commune dans le marxisme-léninisme l’élaboration d’une voie chilienne vers le socialisme. Occulté par les tractations immédiates de la transition vers la démocratie et les débats qui ont accompagné le choix d’une stratégie de sortie de dictature tissée de compromissions plutôt que marquée du signe de l’affrontement, ce processus n’en a pas moins joué un rôle actif dans le réalignement des forces politiques autour d’une alliance dite de Concertation entre la gauche rénovée et le centre représenté par le Parti de la Démocratie chrétienne, rejetant le Parti communiste à la marge. Le séisme politique pressenti dans l’exil et annoncé dans les critiques formulées par l’eurocommunisme et la dissidence est-européenne à l’endroit du socialisme réel a laissé la gauche socialiste chilienne « orpheline », tandis que la gauche communiste tentait avec un succès fort relatif de se rabattre sur sa filiation cubaine. Si le choix d’une orientation néolibérale par les gouvernements de la Concertation a pu succéder si vite aux professions de foi marxistes des anciens dirigeants ou activistes de l’Unité populaire revenus en force dans l’arène politique, cela est sans doute dû à leur volonté « réaliste » d’adaptation et d’insertion dans le nouveau contexte créé par la succession de la dictature, mais cela ne saurait être dissocié, comme nous avons tenté de l’illustrer, de l’immense déception qui a accompagné l’expérience de la vie en exil dans divers pays de l’Est, des révélations dévastatrices de la perestroïka et de la découverte de l’ampleur de l’échec des modèles politiques socialistes, tel celui de la République démocratique allemande, faussement célébré par les invités chiliens du régime de Honecker un mois à peine avant la chute du mur, soit lors du 40e anniversaire d’un régime réputé inébranlable mais qui s’effondrait néanmoins un mois plus tard.

Dans ce paysage dévasté par un « processus historique qui est sorti des rails habituels de l’histoire [66]», l’attention au présent prétend encore fonder une politique de gauche, définie comme la quête de la « croissance dans l’équité » censée répartir les fruits du développement, la politique revendiquée par la coalition de centre-gauche au pouvoir. Mais le « réalisme politique » pousse régulièrement le gouvernement à adopter des orientations conformes aux canons de l’économie de marché néolibérale et à rester plus que modeste dans l’évaluation de sa capacité de forcer le destin. Au mieux, l’empirisme que traduit le déplacement de la gauche vers le centre marquerait l’abandon d’une espérance messianique plutôt que le renoncement aux objectifs de réalisation de la justice sociale. L’indice de développement humain serait venu se substituer aux discours révolutionnaires pour mesurer l’espérance d’accéder à une bonne vie dans le Chili actuel. Au pire, les chances restent minces de réaliser la justice sociale annoncée dans le discours officiel de la nouvelle alliance politique, faute de projet éthique susceptible d’inscrire dans la conjoncture la volonté d’exorciser les vieux démons de l’inégalité sociale et des discriminations de tout genre. Si les partis de la Concertation s’engluent dans le marais du pragmatisme, il est permis d’espérer cependant que l’esprit critique et l’expérience de ceux et celles qui ont été aguerris par l’exil ou qui n’ont pas hésité à protester contre la dictature pourront contribuer à relancer le mouvement du pendule.

La position de repli des uns, « orphelins » du socialisme, et la grogne du dernier carré des « communistes » les condamnent pour l’instant à la marginalité. Mais la mémoire d’une histoire qui a marqué aussi profondément la conscience civique de dizaines de milliers de personnes reste active en sourdine. Pour l’instant, les aspirations à une politique alternative survivent plus souvent dans l’incubateur des échanges privés, mais dans l’ombre de la politique officielle se profile une culture politique qui pourrait bien émerger, à terme, dans l’espace public.