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Diversité culturelle et mondialisation

La question de la fragilisation de la diversité des cultures à l’échelle planétaire s’est récemment imposée comme l’un des enjeux les plus préoccupants de notre époque. La ratification, l’automne dernier, d’une convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles par tous les pays membres de l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco), à l’exception des États-Unis et d’Israël, témoigne de l’intérêt dont jouit actuellement cette question. Or, qu’un consensus aussi large ait pu être atteint, sur un enjeu d’une importance aussi fondamentale pour tous les peuples, n’est pas sans susciter un certain étonnement. Si bien qu’on est en droit de se demander sur quoi les 185 signataires de cette convention se sont-ils précisément entendus ? Que faut-il entendre par diversité culturelle ?

Le présent essai se veut une réflexion sur la question de la diversité culturelle sur la scène internationale[1]. La thèse qui y est développée est que le concept de diversité culturelle, dans sa forme actuelle, c’est-à-dire suivant son acception la plus courante, n’est pas à la hauteur de la plus grave menace qui pèse aujourd’hui sur cette diversité et qu’il est maintenant essentiel de redéfinir le sens et la portée de ce concept. Ainsi, d’une manière générale, il s’agit ici de prolonger la réflexion amorcée par François de Bernard dans un article paru l’an dernier qui ambitionne de « refaire de la diversité culturelle un concept » afin qu’il recouvre « une dignité propre et exceptionnelle, résolument ancrée dans son horizon contemporain »[2]. Si les bases de la présente réflexion se distinguent de celles sur lesquelles repose le texte de de Bernard, l’objectif qu’elle poursuit partage néanmoins l’esprit qui s’en dégage.

Dans un premier temps, notre travail visera à identifier la double origine du concept de diversité culturelle et, dans un second temps, les deux principales menaces qui pèsent sur cette diversité à notre époque. Au terme de ce travail préparatoire, nous tenterons de redéfinir le sens et la portée de ce concept par le biais d’une critique de la notion de « culture » sur lequel il repose.

La double origine conceptuelle du principe de la diversité culturelle

Tout effort en vue de redéfinir le sens et la portée du concept de la diversité culturelle exige de remonter à ses origines, lesquelles reposent sur deux sources conceptuelles.

Premièrement, le principe de la diversité culturelle dérive du concept de « l’exception culturelle ». C’est en 1993, lors des négociations du GATT avec les États-Unis, que le concept de l’exception culturelle a été forgé par les négociateurs européens. Ce principe visait alors à réserver pour le secteur de la culture « un traitement spécial vis-à-vis des règles du libre-échange[3] ». Précisément, il s’agissait par là d’exclure le domaine de la culture de la libéralisation généralisée des échanges commerciaux transatlantiques, sur la base que la culture n’étant pas une « marchandise », celle-ci ne saurait être traitée sur le même pied que des domaines tels que les services publics, les matières premières ou la production industrielle. En pratique, ce concept avait pour objectif, dans la bataille commerciale qui oppose l’Europe aux États-Unis depuis la fin du dernier grand conflit mondial, de limiter le déversement de produits culturels états-uniens sur le marché européen. Ainsi, dans ce premier usage, le principe de l’exception culturelle se veut essentiellement un principe protectionniste dans le domaine du commerce international.

Au tournant de la décennie 1990, le concept de l’exception culturelle sera de plus en plus délaissé par les acteurs européens et de nombreux penseurs, au profit de celui de « diversité culturelle », lequel présente l’avantage d’une connotation moins négative[4]. Avec l’adoption de cette nouvelle appellation émerge un autre usage pour ce concept protectionniste qui, chez un nombre grandissant de penseurs et d’acteurs des milieux culturels, évoque de plus en plus l’idée de la nécessité d’une « diversification » de l’offre de produits culturels sous la forme d’une ouverture des marchés aux petits producteurs, soit les producteurs indépendants, ceux émergents et les autres. Entendu selon ce sens, le concept de diversité culturelle s’offre comme une réponse à la concentration croissante qui frappe le milieu des médias depuis une dizaine d’années, situation qui assure aux grands groupes une domination presque totale de l’offre de produits culturels sur de nombreux marchés nationaux. Ce second usage se veut donc une extension, au niveau des marchés nationaux, de la logique protectionniste qui anime le principe de l’exception culturelle initialement conçu pour le marché international : au nom du concept de la préservation de la diversité culturelle, on vise à protéger les petits producteurs à l’intérieur des marchés nationaux.

Ainsi, dans cette première filiation, suivant les deux usages qu’il peut revêtir, le concept de diversité culturelle présente une portée circonscrite, qui est celle du domaine commercial ; il sert ou bien les fins d’une stratégie commerciale protectionniste dans le contexte de la libéralisation des échanges sur la scène internationale, ou bien celles d’une stratégie commerciale de diversification de l’offre sur les marchés nationaux.

Deuxièmement, le principe de la diversité culturelle remonte à une seconde origine qui est le principe de « patrimoine culturel », dont la première formulation est notamment inscrite dans la Convention concernant la protection du patrimoine mondial, culturel et naturel adoptée à la conférence générale de l’Unesco en 1972. Le concept de patrimoine culturel peut se définir comme le pendant, dans le domaine de la culture, d’un principe aujourd’hui bien connu en écologie, celui de la « biodiversité », dont l’apparition remonte à la même époque. Le principe de la biodiversité se veut une réponse à la menace de disparition qui pèse sur un nombre grandissant d’espèces animales et végétales sur la planète. Il s’agit là de reconnaître qu’il est urgent que des mesures soient mises en place afin de sauvegarder ces espèces menacées d’extinction, sur la base qu’une riche diversité biologique est bénéfique à l’écosystème terrestre, donc que la « santé » de notre planète est directement liée à la vigueur et à la richesse de sa biodiversité. Toute fragilisation de la diversité biologique de la planète, c’est-à-dire toute réduction du nombre total d’espèces animales ou végétales, a des effets directs et néfastes sur l’équilibre biologique de la Terre. L’adoption de ce principe va notamment se traduire par l’établissement, en 1973, d’une liste d’espèces désignées menacées et vulnérables dans la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction de Washington, laquelle sera renforcée par la Convention sur la diversité biologique lors du Sommet de la Terre de Rio en 1992.

En prolongement de cette logique de préservation, le concept de patrimoine culturel a été forgé dans le but de sauvegarder le riche patrimoine culturel de l’humanité – en d’autres termes la riche diversité des cultures à l’échelle planétaire –, par la mise en oeuvre de mesures en vue de protéger certaines cultures actuellement menacées de disparition. On sait par exemple qu’en Afrique plus de 200 langues comptent déjà moins de 500 locuteurs et que, au cours du présent siècle, de 50 % à 90 % des langues parlées actuellement (3000 à 4000 langues) devraient disparaître. Ce concept reprend donc à son compte l’argument au coeur du principe de la biodiversité : la « santé » de l’humanité passe par le maintien d’une riche et prospère diversité de cultures. Au fondement de cette volonté de préservation réside l’idée qu’un riche patrimoine culturel est quelque chose qui bénéficie à l’ensemble de l’humanité et que sa préservation est un devoir pour toutes les cultures.

Dans les années 1990, le concept de patrimoine culturel va graduellement être délaissé au profit de celui de « diversité culturelle », si bien que le premier semble aujourd’hui de moins en moins utilisé et réduit à un sens précis. En effet, le terme de patrimoine culturel semble de plus en plus servir à désigner les seuls biens culturels tangibles, tels que des bâtiments religieux, des documents d’archives ou des oeuvres d’art, de même que des produits issus de savoir-faire en train de se perdre, tels que des produits de l’artisanat, et cela, dans une perspective de conservation et de mise en valeur. Ainsi, dans cette seconde acception, le concept de diversité culturelle apparaît d’une étendue beaucoup plus large que celle associée à sa première filiation, dans la mesure où, au-delà du seul domaine commercial, il vise une démarche générale de préservation de la richesse et la vigueur de la diversité des cultures de la planète dans son ensemble, tâche à laquelle sont appelés à contribuer tous les peuples de la Terre.

Cette double origine conceptuelle du concept de diversité culturelle n’est pas sans avoir d’effets sur la manière dont on peut aujourd’hui concevoir son sens et sa portée, suivant que l’on mette de l’avant l’un ou l’autre de ses deux héritages. On constate que, depuis quelques années – cette tendance semble avoir débuté quelque temps avant les premières discussions entourant l’Avant-projet de convention sur la diversité culturelle entamées en 2001 à l’Unesco –, le concept de la diversité culturelle n’apparaît plus – ou qu’il n’apparaît principalement – qu’en tant qu’héritier du principe de l’exception culturelle[5] ; aussi la première source conceptuelle de ce concept se trouve-t-elle aujourd’hui de plus en plus occultée. De nos jours, toute référence à l’idée de diversité culturelle, que ce soit dans les milieux politiques ou des affaires ou dans le domaine des arts et de la culture, renvoie habituellement à la dimension commerciale de ce concept. La critique à l’encontre de l’acception courante de ce concept qu’articule le présent essai vise cette tendance et, par le fait même, entend restituer toute l’importance de l’héritage qui le fait remonter à l’idée de patrimoine culturel. C’est bien dans la mesure où il en appelle à la nécessité de mettre en place une stratégie mondiale de préservation des cultures à l’échelle planétaire que ce concept pourra s’attaquer à la plus importante menace qui pèse actuellement sur la diversité des cultures.

Quelles menaces pour la diversité des cultures sur la planète ?

De quelle manière la diversité des cultures de l’humanité est-elle aujourd’hui menacée ? Contre quelles menaces le concept de diversité culturelle entend-il servir de principe protecteur ? Cette menace prend la forme de deux dangers majeurs, auxquels le principe de la diversité culturelle peut distinctement faire face suivant son double héritage conceptuel.

Premièrement, entendu comme l’héritier du concept de l’exception culturelle – que ce soit en tant que principe protectionniste ou principe de diversification de l’offre –, le concept de la diversité culturelle s’élève principalement contre la menace que représente, selon nous, la globalisation – phénomène que nous distinguons de la « mondialisation », suivant un usage de plus en plus répandu[6] –, c’est-à-dire ce processus ayant débuté en Occident à la fin de la décennie 1970 et qui consiste à étendre les principes du néolibéralisme à l’ensemble de la planète par le biais d’une libéralisation du commerce mondial ; en ce sens, la globalisation consiste en une « mondialisation » du capitalisme dans sa version néolibérale. Cette menace s’articule essentiellement comme suit : dans ce contexte, si la culture devait être considérée comme une marchandise au même titre que les autres domaines d’échange, soumise ainsi aux lois du marché mondial puisque réduite à sa seule valeur marchande, nous assisterions inévitablement à une réduction de la diversité des cultures sur la planète. Les grandes cultures, au premier plan la culture états-unienne et celle des grands pays européens, organisées en puissantes industries culturelles – industries qui possèdent un système de financement récurrent de productions culturelles, des structures de distribution globale, des stratégies de marketing mondialisées, etc. –, parviendraient sans conteste à s’imposer sur les marchés nationaux de la plupart des pays, et cela, au détriment des cultures nationales, régionales et locales. La globalisation, grâce à la marchandisation de la culture qu’elle déploie à l’échelle planétaire, entraîne inévitablement une fragilisation de la diversité des cultures de la planète, et c’est contre cette menace que lutte le concept de la diversité culturelle entendu comme l’héritier du principe de l’exception culturelle.

Deuxièmement, suivant sa seconde filiation, le concept de la diversité culturelle se veut également affronter un risque beaucoup plus important, dont les effets sont ressentis dans toutes les sociétés, de même que dans toutes les sphères de la vie, et dont l’origine est beaucoup plus ancienne que l’apparition de la globalisation. À nos yeux, c’est pour faire face à la menace que représente ce que l’on désignera plus tard par le terme de mondialisation – bien qu’il existe déjà à cette époque (il serait apparu dans les années 1950), il faudra encore attendre les années 1980 avant qu’il ne se popularise – que le concept de patrimoine culturel a été conçu dans les années 1970.

D’une manière générale, la mondialisation peut être définie comme un processus historique de longue durée de rapprochement des cultures à l’échelle planétaire, qui se présente essentiellement sous la forme d’un accroissement progressif des échanges internationaux de toutes sortes entre les diverses cultures du monde. Ce processus, qui a connu ces dernières décennies une accélération fulgurante – on pense notamment au développement des moyens de transport transocéanique, à la diffusion de la télévision ou, plus récemment, à l’arrivée d’Internet –, agit comme une sorte de « compression spatiotemporelle » sur l’humanité.

Or, si la mondialisation porte en elle l’espoir d’une meilleure compréhension entre les cultures dont elle contribue au rapprochement, elle n’est toutefois pas sans représenter un certain danger pour la diversité des cultures de la planète. En effet, force est de reconnaître que la mondialisation n’est pas un processus équitable pour tous ; toutes les cultures ne sont pas affectées de la même manière par ce vaste mouvement de rapprochement. Ses conséquences sont grandement variables, suivant que la culture qui subit ce processus (et auquel elle contribue également d’une manière inévitable) est « forte » – une culture dominante sur la scène mondiale – ou « fragile » – une culture vulnérable et dont, dans des cas extrêmes, la survie est menacée (pour reprendre la terminologie des sciences biologiques). Cela s’explique par le fait que cette compression de l’humanité s’exerce sur une configuration du monde, c’est-à-dire sur un ordre global planétaire régi par une épreuve de force entre les cultures et établi selon une ligne de partage qui est celle de la menace de fragilisation, qui pèse ou non sur une culture[7]. Si la mondialisation peut être une menace à la diversité des cultures de la planète, c’est qu’elle vient amplifier ce rapport de pouvoir et ainsi aggraver la situation déjà précaire de nombreuses cultures.

Toute rencontre et, par suite, toute cohabitation ou coexistence, entre deux ou plusieurs cultures s’organisent toujours autour d’une épreuve de force dont la manifestation est celle du pouvoir d’attraction ou de la force d’influence qu’exercent les cultures « fortes » sur les cultures plus « fragiles ». Rares, voire exceptionnelles, sont en effet les rencontres entre cultures de poids égal dans lesquelles est absente une telle épreuve de force. Cette influence peut prendre plusieurs formes, suivant la différence entre le poids relatif de chacune des cultures impliquées et, de là, le degré d’attraction exercé par les unes sur les autres. Concrètement, cela peut conduire à un processus d’assimilation ou d’acculturation, lorsque l’écart entre le poids des cultures est fortement marqué – ce dont témoigne par exemple la rencontre entre les cultures européennes et les cultures amérindiennes à la suite de la découverte de l’Amérique ; à un rapport de réciprocité, lorsque ce rapport est plus équilibré – par exemple l’union entre les Catalans et les Castillans durant le Reconquista ; voire, bien que cela soit plus rare, à un métissage ou une hybridation, lorsque ce rapport est pratiquement à poids égal – on pense à la cohabitation des colons français (auxquels vont succéder les Canadiens français) et des populations amérindiennes de l’Ouest canadien jusqu’au début du xxe siècle. Toute coexistence entre cultures entraîne toujours des adaptations, des redéfinitions, des mutations chez celles-ci, processus qui reposent sur le rapport de pouvoir qui existe entre elles.

Or, précisément, par l’étendue du rapprochement entre les cultures que provoque la mondialisation – celle-ci est véritablement un processus mondial impliquant de multiples façons toutes les cultures de la Terre, dans la mesure où elle les met toutes, à différents degrés, en relation les unes avec les autres – et la vitesse avec laquelle elle se déploie actuellement – quand on pense qu’il y a à peine cinquante ans les voyages transatlantiques se faisaient toujours par bateau et qu’Internet est apparu il y a seulement une vingtaine d’années –, ce processus historique contribue fortement à amplifier le rapport de domination qui préside l’actuel ordre global. En effet, la mondialisation entraîne un accroissement du caractère foncièrement inégalitaire des échanges entre cultures, en ce qu’elle offre une conjoncture extraordinairement favorable à la diffusion des cultures fortes sur la scène mondiale par l’accroissement des échanges qu’elle articule, et cela, inévitablement, aux dépens des cultures plus fragiles, qui se voient ainsi encore davantage affaiblies. La mondialisation renforce la position hégémonique de certaines cultures tout en affaiblissant les cultures plus fragiles, qui doivent subir l’influence grandissante des cultures dominantes. Dans le processus de mondialisation, les conséquences négatives sont pratiquement toutes pour les petites cultures alors que les bénéfices vont aux cultures dominantes. C’est d’ailleurs pour cette raison que la mondialisation peut justement être perçue et décrite par plusieurs penseurs et acteurs politiques comme un processus d’uniformisation culturelle à l’échelle planétaire, soit un processus de nivellement des différences qui séparent les cultures du fait du poids hégémonique exercé par certaines cultures dominantes sur l’ensemble des cultures du monde[8].

Ainsi, force est de reconnaître que la fragilisation de la diversité des cultures de la planète n’est pas un phénomène récent et que celle-ci n’a pas débuté avec les premiers efforts de libéralisation du commerce mondial entamés à la fin de la décennie 1970 ; un tel phénomène existe bien depuis quelques siècles déjà. Au fondement de ce processus se trouve la mondialisation, dont le mouvement s’est par ailleurs rapidement accéléré ces dernières années et rien ne semble pour l’instant indiquer qu’il est sur le point de s’arrêter, voire de ralentir.

La tendance actuelle à ne voir dans le concept de diversité culturelle que l’héritier du principe de l’exception culturelle – en tant que principe protectionniste et principe de diversification de l’offre – peut s’expliquer par l’ampleur et le rythme des changements imposés ces dernières années par le phénomène contre lequel il a été conçu, à savoir la globalisation, ce à quoi ont pu directement contribuer les cycles de l’Uruguay (de 1986 à 1994) et la création de l’Organisation mondiale du commerce en 1995. La gravité de la menace que représente ce processus de libéralisation du commerce mondial pour la diversité des cultures exigeait assurément une rapide consolidation du principe héritier de l’exception culturelle. Ces efforts semblent toutefois avoir conduit à une certaine réduction du sens de ce concept à cette seule portée commerciale, à la suite d’une certaine occultation de son autre héritage conceptuel et, ce qui est plus important encore, de la menace qui y est associée, à savoir la mondialisation. Or, réduire la portée du concept de diversité culturelle au seul univers commercial, c’est oublier que la diversité des cultures de la planète est déjà depuis très longtemps menacée par un phénomène plus vaste et d’une origine beaucoup plus ancienne que celui de la globalisation. L’arbre de la globalisation ne doit pas cacher la forêt de la mondialisation !

Il ne s’agit pas ici de nier que les efforts déployés par le concept héritier de l’exception culturelle (sous ses deux variations) puissent dans une certaine mesure contribuer à contrecarrer cette menace – une diversification de l’offre de produits culturels, par exemple, peut certainement conduire à une dynamisation de certains producteurs et de la culture dont ils sont les promoteurs ; de même, la mise en place d’une politique nationale du livre qui soustrait ce produit à la libéralisation du commerce mondial peut certes conduire à renforcer la diffusion d’oeuvres culturelles nationales, etc. –, mais ceux-ci apparaîtront toujours insuffisants compte tenu de la gravité de la menace à laquelle la diversité des cultures de la planète est aujourd’hui confrontée avec la mondialisation. Ces efforts pour faire face à la globalisation ne doivent pas faire perdre de vue que c’est la mondialisation, et non la globalisation, qui représente la menace la plus sérieuse pour la diversité des cultures de la planète. Et c’est pour contrer cette dernière que le sens et la portée du principe de la diversité culturelle doivent aujourd’hui être repensés.

Repenser le concept de la diversité culturelle face à la menace de la mondialisation

Accordons d’abord que même si la mondialisation se révèle être la menace la plus sérieuse pour la diversité des cultures de la planète, contrer ce danger ne pourrait prendre la forme d’un mouvement de repli sur soi généralisé de la part des cultures fragilisées par ce processus : préserver la diversité culturelle ne doit pas passer par un mouvement « antimondialisation ». Du reste, elles le souhaiteraient qu’elles ne le pourraient pas tant l’ampleur de ce vaste processus mondial les dépasse toutes. En vérité, faire face à cette menace exige de s’attaquer à ce qui précisément, au coeur de ce processus historique inédit, est responsable de la présente fragilisation de la diversité des cultures à l’échelle planétaire.

Comme nous l’avons montré, le danger que constitue la mondialisation réside dans le fait qu’elle vient amplifier le rapport de pouvoir qui existe entres les cultures sur la scène planétaire, celui qui est fondé sur le poids relatif de chacune d’elles. Le rapprochement des cultures que favorise ce vaste processus historique a pour effet d’accroître les inégalités entre les cultures dominantes et les cultures fragiles. Suivant l’analyse qui a jusqu’ici été menée, on peut aisément convenir que pour faire face à cette menace, on se doit de restituer l’idéal de préservation qui est inscrit dans le concept de diversité culturelle, suivant sa première filiation, laquelle remonte au principe de patrimoine culturel. Il convient de redonner force à l’idée que la valorisation et la préservation de la riche diversité des cultures de la planète contribuent à la bonne « santé » de l’humanité tout entière. Donc, toute fragilisation de cette diversité, sous la forme d’un accroissement des inégalités entre les cultures, est dommageable pour l’humanité dans son ensemble. Il en va de la bonne santé non pas des seules petites cultures menacées par la mondialisation, mais bien de l’humanité tout entière.

Or, la promotion de cet idéal de préservation exige une réflexion sur la notion de « culture » qui est au fondement du concept de diversité culturelle, puisque là réside à nos yeux la raison de l’insuffisance de ce concept dans son acception actuelle[9]. Que faut-il entendre par « culture » dans le concept de diversité culturelle ?

Dans son ouvrage Diversité culturelle et mondialisation, Armand Mattelart, reprenant l’analyse du penseur Michel de Certeau, voit dans la manière dont la culture a aujourd’hui d’être saisie dans le concept de diversité culturelle une forme de « culte de la culture ». Selon lui, on assiste à notre époque à une sorte de dépolitisation de la culture, ce dont témoigne cette tendance généralisée qui consiste à « traiter sur le mode culturel des problèmes qu’on ne veut pas (ou qu’il y a intérêt à ne pas pouvoir) aborder en termes politiques »[10]. De nos jours, le domaine de la culture évoque généralement une sphère largement neutre, voire inoffensive, dans la mesure où en elle toute « charge » politique semble avoir été désamorcée. La culture s’affiche ainsi dénuée de tout ce qui caractérise le champ politique, à savoir ses enjeux, ses litiges et son inévitable caractère contentieux[11]. N’est-ce pas en effet une telle conception dépolitisée de la culture qui se dégage des plus récents efforts déployés par la communauté internationale en vue de préserver la diversité culturelle de la planète, tels que ceux qui ont conduit à la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles ratifiée à l’Unesco ? La culture qu’il s’agit de préserver par ces efforts semble en effet s’inscrire parfaitement dans ce « culte de la culture » : elle est là conçue comme une sorte de trésor à conserver dont l’enjeu est d’autant plus important qu’il est si peu litigieux. C’est d’ailleurs, à notre avis, parce que cette convention repose sur une telle conception dépolitisée de la culture qu’elle a pu jusqu’ici recevoir un si large appui sur la scène internationale : quel État membre de l’Unesco pourrait franchement s’opposer à une telle démarche, lorsque l’idée de culture qu’il s’agit de préserver est si inoffensive ? Qui voudrait s’opposer à la vertu ?

Si le travail de Mattelart éclaire ce qui constitue la faiblesse du concept de culture, cette analyse doit toutefois être poussée plus loin, car redéfinir le sens et la portée du concept de diversité culturelle devant la gravité de la menace à laquelle doit aujourd’hui faire face cette diversité exige, au-delà d’une entreprise analytique, de contribuer à restituer l’idéal de préservation que comprend ce concept.

À quoi pouvons-nous attribuer l’actuelle dépolitisation de la culture ? À nos yeux, cela tient au fait que la culture est de plus en plus coupée et tenue isolée de son substrat ontologique. Qu’elle puisse aujourd’hui apparaître ainsi neutralisée s’explique par le fait qu’elle est « déontologisée », c’est-à-dire qu’elle est complètement dissociée du sujet collectif duquel elle émane et tire son existence, que ce soit une nation, un peuple, une communauté, voire l’humanité tout entière, suivant que l’on a affaire à une culture nationale, à la culture d’un peuple, à une culture locale ou à la culture tout court. Cette tendance est illustrée dans le fait que, de nos jours, la culture est généralement conçue comme un simple « produit », c’est-à-dire comme un ensemble jouissant d’une autonomie propre : elle apparaît généralement totalement indépendante du sujet collectif duquel elle est issue. Cela est observable dans la manière dont la culture a d’être conçue et nommée : toute référence à la culture passe maintenant le plus souvent par des expressions telles que « produits culturels », « biens culturels » ou « contenus culturels »[12]. Et c’est bien en tant qu’elle existe sous cette forme que la culture peut faire l’objet d’une attention particulière comme c’est le cas aujourd’hui, autrement dit, que des actions spécifiques peuvent être déployées en vue de la préserver, de la protéger ou de la renforcer. Le danger de cette tendance ne réside pas tant dans le fait qu’avec elle la culture soit saisie comme un « objet », car ce à quoi nous assistons aujourd’hui est plus qu’une simple réification de la culture – processus auquel contribue largement par ailleurs la globalisation en raison de la marchandisation de la culture qu’elle encourage –, car même là où la culture n’est pas saisie sous un angle réifiant, autrement dit, là où la culture conserve encore un certain caractère immatériel ou spirituel qui fait d’elle plus qu’un simple « objet », celle-ci est néanmoins saisie isolément de son substrat ontologique et demeure conçue comme un simple produit. Aussi, peut-on également voir la culture s’afficher ailleurs comme une simple « pratique », « activité » ou « expression »[13]. Ainsi, dans son acception courante, la culture est aujourd’hui conçue comme un simple produit – que ce soit sous la forme d’un objet ou d’une pratique – qui est privé de tout caractère ontologique.

Or, toute culture n’existe toujours que dans la mesure où elle repose essentiellement sur un support qui est celui du sujet collectif duquel elle émane et qu’elle façonne en retour. La culture est toujours indissociable du sujet collectif auquel elle se rapporte. Un lien intrinsèque et inséparable unit culture et sujet collectif, puisque la culture ne représente essentiellement rien d’autre que ce que ce dernier est lorsqu’il existe, ce qu’il est dans son rapport à lui-même et au monde et dans le rapport qu’il entretient avec les autres sujets collectifs. Simultanément, tout sujet collectif n’existe toujours que par et à travers sa culture. Pour illustrer l’importance de cette dimension ontologique, on peut rappeler comment il serait absurde de vouloir saisir une société donnée en s’abstenant d’analyser ses traits culturels ; ce qui se donnerait alors à voir ne serait plus qu’une coquille vide. Partant de cela, il nous apparaît tout aussi absurde de vouloir concevoir une culture isolément de son substrat ontologique. Suivant la même logique, toute langue n’existe jamais par elle-même coupée d’une nation qui la parle (ou qui l’a parlée, lorsque nous avons affaire à une langue « morte ») ; en retour, une nation n’est jamais sans s’exprimer au moyen d’une langue nationale (voire, dans certains cas, deux ou plusieurs langues nationales). De même, un rite cultuel n’est essentiellement rien en l’absence du peuple qui le pratique et, à l’opposé, l’existence d’un peuple prend toujours la forme de pratiques rituelles particulières. Culture et sujet collectif sont fondamentalement d’un seul tenant.

Ainsi, pour restaurer l’idéal de préservation qui est inscrit dans le concept de diversité culturelle, il est nécessaire selon nous que soit aujourd’hui reconnu le caractère essentiellement ontologique de la culture. Penser une culture, c’est inévitablement penser au sujet collectif auquel elle se rapporte fondamentalement. Du coup, il faut reconnaître que ce qu’il convient de préserver avec le concept de diversité des cultures ce ne sont pas les « cultures » comme telles, mais plutôt des sujets collectifs auxquels toute culture se rapporte fondamentalement. Vouloir préserver la diversité des cultures sur la planète commande de travailler à protéger et donc à renforcer non pas des cultures comme telles, mais bien toujours et déjà des peuples, des communautés, des nations, etc. À l’exception d’un souci d’ordre anthropologique ou muséologique, voire esthétique, aucun motif véritable ne semble pouvoir justifier le caractère nécessaire et urgent de la tâche qui consiste à préserver et à valoriser la diversité des cultures de la planète, si ce n’est que ce qu’il s’agit par là de préserver, c’est l’humanité tout entière, à travers les sujets collectifs par lesquels elle se manifeste. Ce faisant, restituer le caractère foncièrement politique de la culture, c’est ramener au premier plan l’acteur politique qui se « cache » derrière toute culture.

Conclusion

Les conséquences de cette reconnaissance du caractère ontologique de la culture sur la manière de concevoir le concept de diversité culturelle, et notamment sur les actions à prendre en vue de préserver cette diversité, sont considérables. Prendre la mesure de celles-ci exige de pousser plus loin la présente réflexion. Parmi ses conséquences, force est de reconnaître que contrer la présente fragilisation de la diversité culturelle sur la scène internationale est impossible sans un « rééquilibrage » au sein de la communauté des nations, c’est-à-dire, concrètement, sans une remise en cause du pouvoir d’influence exercé par certaines cultures à l’endroit d’autres cultures plus fragiles : sans chambardement profond du présent ordre géopolitique de la planète, c’est la diversité culturelle de la planète qui risque de continuer à se détériorer. Pour préserver la diversité des cultures de la planète, il est nécessaire que, dans le présent contexte de rapprochement des cultures, des concessions soient faites par les cultures les plus puissantes de la planète en vue de laisser une plus grande place aux cultures plus fragiles.