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Dans ses Essais sur le politique, Claude Lefort (1986) définit la politique comme l’objet des sciences politiques, la distinguant ainsi du politique, motif d’interrogation de la philosophie politique. La politique est un objet de connaissance, construit par la science politique et la sociologie, disciplines qui prétendent formuler un énoncé vrai à propos de l’État et de ses institutions. Une « intention de connaissance » radicalement différente anime la philosophie politique qui, en prenant le politique comme problème (et non comme objet), vise non pas l’élaboration d’un savoir objectif, mais la participation à un processus d’émancipation.

Dans son dernier ouvrage, Défendre la démocratie directe, Antoine Chollet prolonge cette distinction lefortienne dans la plus pure fidélité à la tradition intellectuelle que Martin Breaugh (2007) a judicieusement nommée « pensée plébéienne ». Faisant fond sur une exégèse de Lefort, Abensour, Rancière et Castoriadis, Chollet défend ici la philosophie politique, intimement liée à la démocratie directe, contre la science politique, discipline étroitement mêlée à la légitimation du gouvernement représentatif. Qu’on le veuille ou non, le savoir est indissociable du pouvoir. Il convient d’en prendre acte et de prendre parti. Sans ambages, Chollet se positionne du côté peuple contre les élites et prône le principe égalitaire contre le principe aristocratique.

La défense d’une approche philosophique plutôt qu’une approche scientifique du politique est ainsi solidement arrimée à la défense du peuple contre « les arguments antidémocratiques des élites suisses ». S’il convient de se placer du côté des petits contre le désir qu’ont les Grands de les dominer, ce n’est donc pas seulement par souci éthique. La supériorité de la philosophie sur la science politique est aussi et surtout épistémologique. Tandis que la seconde se contente de décrire ce qui a été ou ce qui est maintenant, la première décrit aussi ce qui aurait pu être ou ce qui pourrait advenir, à savoir l’auto-émancipation du peuple. Les politologues, de leur côté, quant ils ne participent pas à la légitimation de l’ordre établi, fournissent au mieux un compte rendu détaillé des oppressions subies par le peuple. Mais ils restent alors aveugles aux potentialités émancipatrices de l’action populaire. Ils présupposent à tort que si le peuple est dominé c’est qu’il est ignorant et que, puisqu’il est ignorant, il ne pourra défaire seul son assujettissement. Les politologues soit légitiment la domination actuelle, soit la dénoncent tout en pointant l’impossibilité qu’ont les dominés d’en sortir, soit, au meilleur des cas, affirment que le peuple peut s’émanciper s’il accepte de s’en remettre au gouvernement des savants. Sans le mentionner, Chollet puise ici directement à la critique rancièrienne du sociologue-roi bourdieusien.

Le sous-titre de l’ouvrage semble indiquer que l’on trouvera en ces pages une étude de la rhétorique aristocratique des élites suisses contemporaines et une réponse à leurs attaques contre la démocratie directe. L’histoire de la démocratie helvétique et des débats qui l’accompagnent n’occupe en réalité qu’une des six parties de l’ouvrage. Elle vient illustrer et servir un propos à la fois plus général et plus ambitieux sur la nature de la démocratie et sur les critiques qui, de Platon à Joseph Schumpeter, n’ont cessé de disqualifier le pouvoir du peuple. La typologie des quatre régimes argumentatifs visant à discréditer la démocratie directe est remarquable et mérite d’être brièvement résumée.

Le premier argument, celui de l’aristocratie, dresse une indépassable opposition entre une élite supposément éclairée et un peuple censément ignorant. L’argument du droit naturel présuppose l’existence d’un ensemble de règles sacrées et intouchables, hors de portée de la décision démocratique, de sorte que le peuple n’aurait nul droit d’interroger leur bien-fondé. L’argument de l’État théorise la nécessité, pour toute société, de disposer d’un appareil administratif cohérent, efficace et souverain. Enfin, l’argument de l’ordre se fonde sur une dénonciation du danger de désordre que recèlerait nécessairement la pratique démocratique. Historiquement, ces différents régimes argumentatifs donnèrent lieu à des variations et à des permutations. Ils furent combinés par les élites en fonction des besoins de leur temps. C’est à les réfuter qu’est consacrée la majeure partie de l’ouvrage.

L’argument aristocratique revient à contester la démocratie à partir de son fondement même, à savoir la présupposition d’égalité entre citoyens. L’idée fondamentale – portée d’abord par Platon puis réactivée par la sociologie élitiste italienne (Mosca, Pareto, Michels) – est ici que la gestion des affaires publiques doit rester le propre d’un nombre restreint d’individus compétents et informés des complexités de la chose politique. Le citoyen typique serait pour sa part au mieux capable de choisir des représentants, mais jamais de juger directement des questions politiques. Critiquant cette conception de la compétence comme consentement au pouvoir[1], Antoine Chollet fait remarquer à juste titre qu’en démocratie libérale (pour autant qu’il ne s’agisse pas là d’un oxymore) les représentants ne représentent qu’eux-mêmes. Pour remédier à cette usurpation d’un délégué qui prétend agir « en mon nom » tout en décidant « à ma place », les solutions ne manquent pas : remplacement des mandats délégatifs par des mandats impératifs, révocabilité des élus, reddition des comptes, caractère contraignant des promesses électorales, rotation des tâches, répartition des charges politiques par tirage au sort, etc. Ces procédures portent en elles un idéal de démocratie directe. Elles impliquent de mettre fin à la professionnalisation de la politique, à la séparation entre gouvernants et gouvernés, et d’abandonner une conception oligarchique de la démocratie qui, à l’instar de Robert Dahl, définit cette dernière comme la compétition entre élites (Dahl, 1989).

L’argument du droit naturel relève d’une tout autre logique que le précédent. Il repose sur l’idée que la démocratie directe devrait connaître des limites quant aux sujets qu’elle peut aborder. Ce n’est donc pas l’existence même de la démocratie directe qui est mise en cause, mais son étendue. Certains droits fondamentaux sont déclarés sacrés, de sorte que la souveraineté populaire se voit interdite d’y toucher. Mais alors, demande Chollet en pointant directement le coeur du problème, qui pourra légitimement décider de ces limites posées a priori ? Les « seuls juges des limites à poser aux outils de la démocratie ne peuvent être que les citoyens » (p. 82). Et comment les citoyens fixent-ils ces limites ? Par le vote et la démocratie directe elle-même. Toute tentative d’en circonscrire l’étendue est donc vouée d’avance à l’échec, puisqu’en dernière instance c’est le peuple lui-même qui décide de ce qu’il ne pourra pas décider. En outre, affirme Chollet, les droits de l’homme enfreignent un principe éthico-politique central selon lequel « une génération ne peut assujettir à ses lois les générations futures ». Ironie de l’histoire, ce principe est mentionné à l’article 28 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1793. Plus que les seuls droits de l’homme, Chollet fait valoir, en écho aux travaux de Claude Lefort, que la démocratie est le régime caractérisé par l’absence de fondement ultime à l’action politique. Impossible, pour le démocrate, de se référer à un texte sacré, à une tradition, à un guide, à un chef, aux lois de l’histoire, aux exigences de la raison ou même au règne du progrès. La démocratie n’a d’autre fondement qu’elle-même. Elle repose sur une terrible exigence : l’acceptation de l’indétermination quant aux fins dernières de notre action politique. Cette définition an-archique de la démocratie – au sens où elle fonctionne sans fondement, sans arkhé et sans autorité – conduit au refus des droits de l’homme. Ce n’est donc pas leur contenu en tant que tel qui est contesté, mais leur statut pré-politique et sacré ainsi que « l’usage qui en est fait en vue de circonscrire la pratique de la démocratie directe entre certaines limites » (p. 86).

Le troisième argument, celui de l’État, présuppose qu’une communauté politique ne puisse se passer d’un appareil d’État cohérent, efficace, souverain et séparé de la société. Une philosophie démocratique ne peut admettre que l’on rabatte ainsi le politique sur l’étatique, occultant du même coup toute la richesse des manifestations politiques non étatiques, à commencer par les sociétés contre l’État de Pierre Clastres (1974). En outre, la réduction du politique à l’étatique se double de l’assimilation de la démocratie à l’État de droit, oubliant cette fois que la démocratie fonctionne contre l’État (Abensour, 2004). Tandis que la première exige que les citoyens soient tour à tour gouvernants et gouvernés, la séparation entre dirigeants et exécutants est constitutive du fonctionnement du second.

Le quatrième et dernier argument contre la démocratie directe est sans doute le plus conservateur. Platon et ses successeurs disqualifient la démocratie en l’identifiant au désordre, au chaos, aux passions erratiques du bas peuple. Plutôt que de nier l’accusation – en affirmant comme les anarchistes que la démocratie n’est pas le désordre mais « l’ordre moins le pouvoir » –, Chollet procède à un magistral retournement des stigmates. Il accepte volontiers le constat, à savoir que la démocratie perturbe inévitablement tout ordre établi, mais il procède en revanche à une véritable revalorisation du désordre. Plutôt que de condamner les tumultes et les révoltes au motif qu’ils menaceraient l’existence du social, il faut y voir la source de la liberté politique. Aussi convient-il non seulement d’« accepter une dose de désordre, mais aussi la maintenir, cultiver un certain niveau de conflictualité sur les questions politiques, ne pas automatiquement chercher le consensus, le ‘meilleur’ fonctionnement ou la politique la plus ‘rationnelle’ » (p. 99). Si l’assimilation de la notion de conflit à celle de désordre n’est pas forcément aussi évidente que semble le penser Antoine Chollet, gageons que, pour le reste, cet ouvrage constitue un vrai bol d’air et vienne à point nommé nous rappeler que la philosophie politique n’a de sens qu’en tant qu’elle participe à une lutte qui la dépasse et qui met aux prises deux forces sociales et politiques irréconciliables : les démocrates d’une part, les élites de l’autre.