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L’examen de la science politique francophone connaît un intérêt croissant. Le travail de réflexion et d’introspection a d’abord été le fait des collègues belges, suisses et français qui, à l’occasion de leurs congrès scientifiques, se sont intéressés à l’avancement des connaissances dans leur pays respectif. Des travaux sur le profil universitaire des chercheurs, leurs stratégies de publication ou encore la performance des départements de science politique évaluée à partir des activités de publication du corps professoral et de la visibilité internationale des professeurs ont notamment été publiés (Bernauer et Gilardi, 2010 ; Jobard, 2010 ; Grossman, 2011). Au Canada, des chercheurs ont présenté des résultats chiffrés sur les publications scientifiques en science politique, mais sans s’intéresser aux particularités de la recherche francophone (Montpetit et coll., 2008).

À l’instar des autres disciplines scientifiques, l’anglais domine largement la science politique. En dépit d’un tel constat, l’intérêt que portent les politologues francophones à l’évolution et au développement de leur discipline trouve de plus en plus d’échos dans les congrès des associations francophones. En effet, depuis 2009, la tenue d’ateliers de réflexion sur la recherche et l’enseignement en science politique francophone dans les villes de Bruxelles (2011), de Grenoble (2009), de Montréal (2011), d’Ottawa (2010) et de Strasbourg (2011) a nourri la réflexion sur ces questions : Dans quelle mesure la science politique francophone est-elle concernée par la prédominance de l’anglais comme véhicule de connaissances ? La recherche et la publication en langue française sont-elles vouées à disparaître ? La science politique francophone est-elle fondamentalement différente de celle qui se pratique dans le monde anglo-saxon ?

Par ailleurs, en 2005, la mise sur pied du Réseau des associations francophones de science politique a également donné lieu à la mise en place de réseaux de recherche. Ayant déjà à son actif quatre rencontres internationales (2005, 2007, 2009 et 2011), le réseau regroupe cinq associations : l’Association belge de science politique, communauté francophone (ABSP-CF) ; l’Association française de science politique (AFSP) ; l’Association luxembourgeoise de science politique (ALSP) ; l’Association suisse de science politique (ASSP) et la Société québécoise de science politique (SQSP). À l’occasion des rencontres internationales du réseau, des ateliers de réflexion ont été organisés au profit des doctorants : le fonctionnement des jurys de thèse, les parcours professionnels des nouveaux docteurs et les stratégies de publications dans les revues arbitrées par les pairs ont figuré parmi les thèmes qui ont été examinés jusqu’à maintenant.

Si le français est une source de distinction en science politique, nous sommes néanmoins convaincus de l’importance de jeter un regard critique sur les champs d’étude qui constituent le socle de la discipline tout autant que sur les nouvelles manières de penser le politique et la politique, et qui sont à l’origine d’un nouveau savoir. Le lecteur de ce numéro ne trouvera pas réponse à toutes les questions énoncées dans cette présentation. Cela étant, nous proposons tout de même de porter un regard original sur le champ disciplinaire qu’est la science politique : d’une part, en tentant de la resituer dans un contexte de production francophone ; d’autre part, en prenant en compte la prégnance des travaux anglophones sur la structuration des carrières des jeunes docteurs.

Aujourd’hui, et ce numéro le démontre, la science politique francophone fait face à de nombreux défis. Outre le fait que les grandes écoles de pensée, les principes organisateurs de la discipline et ses modes de fonctionnement continuent d’être grandement influencés par les préceptes de la discipline telle qu’elle se construit dans le monde anglo-saxon, la science politique francophone n’échappe pas aux effets de mode induits par un accès quasi généralisé à un ensemble de connaissances plus ou moins systématisé. Certes, l’enseignement continue d’être dispensé en français ; mais la pression exercée sur les chercheurs francophones pour qu’ils publient en anglais est de plus en plus forte. En outre, le succès des carrières universitaires semble se mesurer désormais à l’aune d’index bibliométriques tels que le Social Sciences Citation Index (SSCI).

N’en doutons pas : l’institutionnalisation de la science politique francophone relève du fait accompli. Force est tout de même de constater que les conditions dans lesquelles évolue la connaissance dans ce domaine échappent à tout classement : d’une part, on observe dans les universités francophones une augmentation significative des spécialisations disciplinaires dans les programmes de science politique, et ce, à tous les cycles, qu’accompagne une croissance notable du nombre d’étudiants qui s’y inscrivent. D’autre part, les principaux indicateurs du développement de la discipline suggèrent que la production la plus valorisée s’inscrit dans les courants de la littérature internationale anglophone. En somme, tout en prétendant à une certaine différenciation, et dans la mesure où il est considéré comme un output de moindre valeur, le savoir francophone a du mal à se soustraire à un lent processus de dévalorisation.

Il ressort de ce qui précède que les pratiques d’enseignement et de publication en science politique francophone font désormais partie des défis que doivent surmonter les jeunes docteurs désireux d’entreprendre une carrière universitaire. Dans ce numéro, nous faisons également le point sur les trajectoires des nouveaux embauchés dans les départements de science politique francophone. L’évolution de leur carrière est analysée en tenant compte de ces variables : leur cheminement universitaire, leurs sources de financement, leurs travaux de recherche et leurs publications dans les revues savantes.

Plusieurs des éléments réflexifs sur l’état présent de la science politique francophone ne donnent pas toujours une vision consensuelle de la discipline. Mais telle n’est pas l’ambition de ce numéro qui se veut un début de réflexion plutôt qu’un portrait achevé. Par ailleurs, les thèses défendues par certains auteurs étant susceptibles de provoquer des réactions controversées, nous croyons tout de même à la qualité de leur contribution scientifique. Leur prise en compte ne peut qu’être bénéfique pour l’évolution des cadres de référence sur lesquels nous nous appuyons généralement.

Dans ce numéro spécial, diverses perspectives proposent un regard original sur des thèmes différents, tels que la langue de publication des chercheurs francophones ; la reconnaissance des chercheurs par les pairs ; le marché de travail pour les nouveaux docteurs ; les trajectoires universitaires et professionnelles des professeurs de science politique francophone. Dans cette optique, l’article de Louis M. Imbeau et Mathieu Ouimet s’attarde plus spécifiquement à l’étude des liens entre la publication en français des travaux savants en science politique et la performance de recherche des professeurs de science politique.

Leur étude porte sur l’analyse de 434 dossiers de professeurs d’université au Québec et en France à partir des travaux répertoriés par Google Scholar. On y apprend que les chercheurs dont les publications se font principalement en français sont susceptibles d’obtenir un rayonnement moindre, notamment parce qu’il existerait un lien, pas toujours clairement démontré par les auteurs selon nous, entre la langue de publication et la performance bibliométrique. Pour le dire autrement, il semble, toujours selon Imbeau et Ouimet, que le fait de publier principalement en anglais permette aux chercheurs d’accroître leur productivité. Les données sur la productivité des chercheurs en science politique sont regroupées et classées selon les départements, par ordre décroissant. Certains voudront questionner un tel agencement, d’autres, au contraire, y trouveront matière à débats.

Si, dans leur texte, David Grondin, Anne-Marie D’Aoust et Paul Racine-Sibulka partagent le point de vue des auteurs précédents quant au recours grandissant à l’anglais par les chercheurs francophones, ils limitent leur contribution au sous-champ des relations internationales francophones au Canada et au Québec. Leur examen concerne plus spécifiquement l’impact de la langue sur le marché de l’emploi des nouveaux docteurs. Après avoir constaté que le domaine des relations internationales ne parvient pas à absorber tous les nouveaux diplômés, l’offre étant nettement supérieure à la demande, les auteurs s’intéressent aux obstacles auxquels se heurtent les francophones. Partant du constat que les relations internationales sont largement dominées par l’anglais, Grondin, D’Aoust et Racine-Sibulka admettent que, pour les francophones, détenir un doctorat d’une université américaine ou canadienne, combiné à la forte incitation à publier en anglais, représente un défi qui peut paraître, à certains, insurmontable. Cela étant, ils questionnent tout de même la pertinence de poursuivre des études doctorales en relations internationales en français, compte tenu de la faiblesse des débouchés constatée. Pessimiste pour les uns, réaliste pour les autres, leur analyse ne les empêche pourtant pas d’explorer des pistes de solution, notamment celle de travailler au développement d’outils de valorisation de la recherche en français, ou encore de l’adoption de mesures d’aide à la publication en anglais.

Les trois notes de recherche font ressortir des données inédites sur les trajectoires socioprofessionnelles des nouveaux professeurs embauchés dans les départements de science politique francophone. On y apprend entre autres que la génération des nouveaux professeurs de science politique présente des traits caractéristiques qui peuvent varier selon l’université d’appartenance.

Dans leur analyse, Jérémie Cornut, Carolle Simard, Maya Jegen et Linda Cardinal dégagent des profils des nouveaux professeurs à partir de ces déterminants : le dossier universitaire – les études postdoctorales constituant un atout – ; le sous-champ de spécialisation ; le genre ; l’appartenance à une minorité ethnoculturelle et la langue de publication des travaux de recherche. Leur analyse est basée sur l’étude des curriculum vitae de 81 personnes, soit la totalité des recrutements effectués entre 2000 et 2010 dans les départements de science politique de ces universités : Laval, Montréal, Ottawa et du Québec à Montréal. Comme le signalent les auteurs, des CV présentés dans un contexte d’embauche demeurent des outils difficiles à interpréter, notamment en raison de la quasi-impossibilité de colliger et d’agréger des données communes et facilement comparables. En dépit de ces limites méthodologiques, les auteurs réussissent à présenter des portraits crédibles des nouveaux politologues francophones, portraits dont l’influence sur l’évolution du champ disciplinaire restera à examiner.

À son tour, Yves Déloye se propose d’identifier les variables socioprofessionnelles qui caractérisent les profils des nouveaux politologues en France[1] aujourd’hui. Une des avenues d’observation de l’auteur porte sur l’étude du renouvellement des deux corps d’enseignants-chercheurs (les professeurs des universités et les maîtres de conférences) en science politique, depuis les années 1980. En effet, plus de 40 ans plus tard, on apprend que les départs à la retraite et la féminisation des enseignants-chercheurs ont donné lieu à un vaste mouvement de transformations des profils socioprofessionnels chez les politologues français. Sur la base des données colligées, Déloye se demande s’il existe un lien entre le renouvellement constaté au sein des corps enseignants et les transformations intellectuelles et scientifiques qui caractérisent la discipline. Il discute également de la question controversée de l’endorecrutement, procédé par lequel une université recrute un candidat parmi ses diplômés. Yves Déloye termine sa note de recherche en discutant de la fragmentation de la discipline en France. Après avoir répertorié les thèmes des postes faisant l’objet d’un concours de recrutement des maîtres de conférences entre 2006 et 2010, il constate la prépondérance relative des champs de l’analyse des politiques publiques et de la sociologie politique par rapport aux relations internationales et à la philosophie politique.

Quant à l’analyse de Jérémie Cornut et Vincent Larivière, elle porte sur les caractéristiques des étudiants inscrits à un programme de doctorat en science politique au Québec de 1997 à 2010. Les auteurs s’intéressent aux parcours universitaires des doctorants. Ce faisant, ils nous renseignent sur l’apport scientifique de ces docteurs en devenir, au statut hybride. D’une part, en tant que travailleurs du savoir, ils sont membres à part entière de la communauté scientifique ; d’autre part, ils demeurent assujettis à la poursuite d’un cursus universitaire des plus exigeants.

Cornut et Larivière ont étudié le profil professionnel de 235 étudiants. Certaines de leurs conclusions viennent confirmer des intuitions partagées par les directions de programme, à savoir l’allongement de la durée des études et le haut taux d’abandon dans certains départements de science politique. On retiendra également que les sources de financement auxquelles les doctorants ont accès sont extrêmement limitées et que très peu d’entre eux parviennent à obtenir des bourses de recherche du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada ou du Fonds québécois de recherche sur la société et la culture. En somme, il se dégage des données colligées par les auteurs d’intéressantes pistes de réflexion à l’intention des directions universitaires.

Nos dernières remarques concernent les difficultés méthodologiques inhérentes à de telles investigations empiriques, notamment lorsqu’il s’agit de travailler à partir d’informations qui ne sont pas publiques et dont une partie se retrouve sur les sites des universités et des instituts de recherche. Forcément hétérogènes, nous avons dû compléter la plupart des curriculum vitae par l’apport de sources indirectes et de multiples croisements informels, gages d’une fiabilité accrue. En somme, il nous a fallu composer avec les données disponibles, variables en quantité et en qualité. Certains y verront un amoindrissement de la portée de ce numéro spécial. D’autres, notamment le lecteur préoccupé par l’évolution de la science politique en tant que champ disciplinaire important, y trouveront tout de même matière à dégager des pistes nouvelles d’exploration de notre profession. Son destin appartient à ceux qui en décident.