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Depuis les années 1970, les travaux relatifs au genre et à la citoyenneté politique dans les pays occidentaux (Amérique du Nord et Europe) interrogent les obstacles et les modalités d’inclusion des femmes dans l’espace public. De la théorie de la représentation descriptive et substantive (Pitkin, 1967) à celle de la « masse critique » développée par Drude Dahlerup dans les pays scandinaves (1988), en passant par les analyses des arsenaux législatifs auxquels ces théories ont donné lieu, comme les quotas ou encore la parité (Marquès-Pereira, 1999), l’objectif est de saisir l’effet du genre sur la représentation, c’est-à-dire l’influence de l’élection de femmes sur la citoyenneté politique et les politiques publiques. Notre recherche menée en France prolonge ces interrogations en analysant la manière dont le genre intervient dans l’exercice de mandats électifs chez les femmes. Il s’agit de questionner la citoyenneté politique selon le sexe, en particulier les conditions de l’engagement et du désengagement dans la représentation démocratique. En France, l’instauration des lois dites « sur la parité » au début des années 2000 a accru les études consacrées aux femmes dans la sphère publique. Celles-ci se focalisent en particulier sur les processus de recrutement des élues (Achin, 2005). Quelques-unes analysent les rôles politiques (Romagnan, 2005 ; Achin etal., 2007 ; Dulong et Matonti, 2007 ; Labrouche, 2010) ou encore les effets individuels de la socialisation engendrée par l’exercice de mandats (Derville et Pionchon, 2004 ; Benchikh, 2013). Ces travaux abordent les processus de professionnalisation. Le professionnel de la politique est défini comme celui qui vit de et pour l’exercice des mandats, en reprenant l’acception wébérienne du terme. Il subvient à ses besoins matériels grâce aux fonctions électives auxquelles il se consacre exclusivement. La professionnalisation désigne le processus qui conduit l’élu à adopter de telles pratiques, le menant par exemple à la position de parlementaire ou de membre du gouvernement. Les conditions du maintien ou du désistement des fonctions locales sont peu abordées[1]. Or, compte tenu du nombre plus restreint d’élus professionnels et de la concurrence exercée par certaines écoles (instituts d’études politiques, École nationale d’administration, etc.), la plupart des élus locaux, hommes comme femmes, n’accèdent pas aux échelons politiques les plus élevés. Par ailleurs, le renouvellement lors de chaque élection donne régulièrement des occasions d’abandonner les fonctions.

Analyser le devenir des femmes élues s’avère essentiel afin de saisir les transformations contemporaines des rôles politiques. En effet, depuis l’instauration des lois sur la parité au début des années 2000, les fonctions électives se sont féminisées, en particulier aux échelons locaux. Les conseils municipaux des communes de plus de 3500 habitants et les conseils régionaux comprennent dorénavant presque autant de femmes que d’hommes. Avant ces lois, leur part ne dépassait pas un quart (Achin et Lévêque, 2006). Cette féminisation s’étend également, depuis 2007, aux responsabilités exécutives. Par contre, en raison d’incitations moins contraignantes, les conseils généraux demeurent des bastions masculins (10 % avant les lois paritaires, 14 % après les élections de 2011). Cela a également contribué, dans une moindre mesure, à la féminisation des fonctions parlementaires. L’Assemblée nationale comprend 27 % de femmes depuis les élections de 2012, et le Sénat, 25 % (élections de 2014) alors qu’avant l’application des premières mesures, en 2000, la part des élues était de 11 % dans les deux assemblées. La question du maintien en politique s’avère particulièrement pertinente aux échelons locaux, ceux où les femmes sont les plus nombreuses et qui constituent des viviers de recrutement des parlementaires (Achin, 2005). Pour autant, il est nécessaire de distinguer les différents types de mandats et, donc, de carrières. Un mandat local est par définition exercé dans une assemblée locale (conseil municipal, d’arrondissement, structures intercommunales, général, régional). Celui de député est un mandat national : le député ne représente pas sa circonscription mais la nation. Il est désigné par une circonscription mais il exprime la souveraineté nationale ou politique. Les mandats locaux, et principalement municipaux, sont des mandats « administratifs » qui n’engagent pas la représentation nationale mais l’administration des affaires locales. Il importe donc de différencier les deux types de carrière, locale et nationale, ce qui n’empêche pas d’articuler ces deux formes d’engagement politique le cas échéant. Nous identifions ainsi dans l’analyse les orientations politiques dites de « professionnalisation » qui amènent à exercer des responsabilités nationales de celles qui conduisent au « métier » d’élu local.

La perspective des bifurcations permet de comprendre le devenir des élues locales en s’intéressant aux événements marquants dans les parcours politiques (Leclerc-Olive, 2009), ceux qui contribuent à « ré-axer » la trajectoire politique, en l’orientant vers l’exercice de fonctions nationales, vers celui de mandats locaux ou encore vers le désengagement. La dimension marquante de l’événement est subjective dans la mesure où un même phénomène peut avoir des conséquences variables selon les individus. L’objectif est d’identifier les effets de ces occurrences sur la biographie personnelle, c’est-à-dire la manière dont ces événements influencent les représentations des rôles politiques et contribuent à réorienter les parcours. C’est ce qu’Everett Hughes nomme le turning point c’est-à-dire le « tournant » (1996). Contrairement aux événements marquants qui sont subis, le tournant atteste de l’appropriation de ces occurrences à travers le sens que l’individu leur donne et les effets de cette interprétation sur la carrière. Nous définissons cette dernière dans son double sens, issu des travaux du sociologue Erving Goffman : celui objectif de la suite de positions détenues dans des institutions et celui plus subjectif des « expériences morales » que la succession de ces positions génère (1994 : 224). Cela amène à s’intéresser tant aux bifurcations dans les trajectoires objectives qu’aux bifurcations biographiques, dans l’appréhension subjective de la réalité sociale (Negroni, 2005). Analyser ces deux dimensions de la bifurcation, l’une objective, à partir des changements de position sociale (en politique, dans le milieu familial ou encore professionnel), et l’autre, subjective, à travers les changements de représentation, permet de saisir la dimension socialisante de la trajectoire politique et, in fine, les carrières suivies par les femmes sous la contrainte du genre.

Nous formulons l’hypothèse selon laquelle la bifurcation est la conséquence directe du genre. Elle conduit les femmes enquêtées à envisager plus souvent que les hommes d’abandonner l’exercice des mandats ou de les limiter, en raison de modes d’investissements sexués dans les responsabilités électives. La compréhension des défections n’est possible qu’en s’intéressant aux processus d’engagement, comme l’ont montré Maurice Croisat et Dominique Labbé sur le terrain syndical : « Le départ […] est rarement un événement accidentel. Il s’inscrit dans un parcours […] Il est nécessaire de remonter à l’origine […] de cet enchaînement, pour comprendre mieux la signification du dernier acte : le départ » (1992 : 39). Plusieurs études révèlent que la parité génère un backlash : la féminisation s’accompagne de la promotion des représentations les plus traditionnelles à l’égard des femmes (Achin et al., 2007). Elles sont appelées à exercer des responsabilités électives en raison de leurs qualités supposées : pragmatisme, écoute, souci de l’autre, etc., ce qui n’est pas sans conséquence sur les comportements politiques. Les femmes sont plus souvent tenues en marge des pratiques « politiciennes » (Offerlé, 2004 : 68), c’est-à-dire celles qui ne visent que l’intérêt personnel ou celui du parti. Par exemple, lors des activités de campagne, les candidates sont exclues des coulisses, notamment de la confection des listes, mais elles s’investissent sur la scène politique ou lors d’activités militantes comme la distribution de tracts (Fassin et Latté, 2005). De même, les femmes disposent d’un capital militant[2] plus restreint que celui des hommes (Achin et al., 2007). Moins souvent recrutées dans les réseaux militants et parmi les cadres ou les professions intellectuelles supérieures, elles sont moins familiarisées aux fonctions d’élu. Conséquence de ces processus de sélection, les conseillères exercent leur mandat en manifestant une éthique politique altruiste (Navarre, 2013a). Cela signifie que l’« expérience morale » (Goffman, 1994 : 224) à la base de leur carrière se caractérise par la revendication d’un comportement désintéressé personnellement, vertueux et dévoué aux besoins des citoyens. Bien que peu nombreux, les hommes rencontrés, pour leur part, reconstruisent leur engagement en le présentant comme le résultat d’un positionnement politique. C’est la défense d’une idéologie partisane ou encore l’indignation face au succès électoral de certaines tendances politiques qui explique, le plus souvent, leur volonté de se porter candidat. Les profils relativement homogènes de ces enquêtés (des hommes de gauche, âgés d’une cinquantaine d’années au minimum, ne représentant en rien la diversité du corps électoral) ne permettent cependant pas de généraliser ces conclusions. Cela conduit néanmoins à constater que, malgré les discours récurrents sur la crise de la démocratie représentative, l’engagement altruiste ne constitue pas une norme pour l’ensemble des élus. Il l’est principalement pour les femmes rencontrées et les manières variées dont elles l’incarnent (ou non), selon leur position politique et sociale, montrent qu’il s’agit plus d’un discours que d’une pratique réelle. Plus elles sont expérimentées, c’est-à-dire qu’elles ont déjà exercé un ou plusieurs mandats, plus elles se détachent de cette éthique. De même, l’appartenance partisane influence leur représentation du rôle d’élue. Les femmes de gauche revendiquent une éthique proche du care, notamment dans le contexte français de la médiatisation de cette notion par la leader socialiste Martine Aubry en 2010. Celles d’extrême gauche, telles que les écologistes ou encore les communistes, perçoivent leur rôle politique à partir du modèle de l’élu-citoyen, par opposition à celui de l’élu coupé des administrés. La position politique est aussi déterminante : les membres de l’exécutif développent des logiques d’exercice de mandat proches de l’intérêt général, pour contrer la réprobation de certains administrés, alors que les élues de groupes majoritaires, sans responsabilité exécutive, revendiquent des positions d’intermédiaires entre les administrés et les leaders politiques. Enfin, pour les plus novices, la profession intervient dans la relation aux administrés : les élues travaillant dans le domaine de la santé ou du social développent davantage l’éthique politique altruiste. Il en va de même des « capitaux corporels identitaires », notamment de la jeunesse ou encore de l’origine ethnique : les conseillères représentant la diversité sociale se disent plus proches des administrés et moins intéressées par les luttes partisanes (Achin et al., 2008). L’éthique altruiste est un sens pratique que revendiquent certaines femmes, en particulier celles qui disposent d’une expérience politique restreinte, pour se légitimer dans l’exercice des mandats politiques. Son contenu est variable mais il comprend toujours l’idée de désintéressement personnel. L’éthique politique altruiste entre en conflit avec les injonctions à la professionnalisation auxquelles sont soumis la plupart des élus. Tous, en particulier les plus novices, expérimentent à un moment donné la nécessité de redéfinir leur « rôle » (Lagroye, 1997) pour respecter ces contraintes. Notre enquête permet d’identifier trois orientations dans les trajectoires politiques résultant des injonctions à la professionnalisation. Ces bifurcations de parcours s’accompagnent parfois d’une redéfinition du sens attribué à l’engagement politique, spécifique selon les caractéristiques de chaque individu (Negroni, 2005). La première réorientation est celle des élues qui adoptent les normes de la politique professionnelle. Une deuxième bifurcation consiste à renoncer à la professionnalisation, pour se concentrer sur l’exercice de mandats locaux. Enfin, le désengagement constitue la dernière bifurcation. L’abandon des mandats est caractéristique des femmes pour lesquelles la socialisation à la politique professionnelle a échoué.

Méthodologie d’enquête

Cette étude est issue d’une thèse de sociologie consacrée aux parcours politiques des femmes élues en Bourgogne (France). Les données ont été recueillies grâce à une enquête alliant les méthodes quantitatives (questionnaires) et qualitatives (entretiens). L’enquête par questionnaire a ciblé les 2000 élus dans la région (conseillers municipaux des communes de plus de 3500 habitants, généraux, régionaux et parlementaires). Les 262 réponses (132 de femmes et 130 d’hommes), étudiées à l’aide du logiciel d’analyse statistique Modalisa, renseignent les parcours politiques, les modalités d’exercice des mandats, la connaissance du milieu politique, les responsabilités militantes (associatives, syndicales, partisanes), les formations suivies et la volonté de poursuivre l’engagement. Conformément à leur représentation dans la population globale, ce sont principalement des élus municipaux qui ont rempli le questionnaire. La répartition des participants est représentative des départements et des communes selon leur démographie. Les élus sont majoritairement de gauche, suivant la tendance politique dominante (37 des 62 communes ont une majorité de cette tendance).

L’enquête par récits de vie a été menée auprès d’élues locales, principalement des conseillères municipales, des conseillères régionales et générales, afin de saisir les conséquences biographiques subjectives de l’engagement dans un mandat électif. D’une durée moyenne de 90 minutes, les entretiens ont ciblé 35 femmes de tendance politique de droite comme de gauche. Tous les partis disposant d’élus sur le terrain sont représentés, à l’exception du Front national, formation d’extrême droite dont les membres n’ont pas donné suite aux sollicitations. L’enquête par entretien se caractérise par la pluralité des trajectoires politiques : elles intègrent des élues membres ou non des exécutifs, novices et expérimentées, voire n’ayant pas réussi à se faire élire ou ayant abandonné l’exercice de mandat(s), ce qui permet d’accéder à une diversité de pratiques et de représentations féminines. Les hommes sont moins nombreux (seulement sept entretiens), ce qui s’explique par le caractère central des carrières des femmes dans l’étude. Leur relative homogénéité (des hommes « blancs », issus d’un milieu social favorisé, âgés d’une cinquantaine d’années en moyenne et relativement expérimentés) permet de saisir les normes politiques dominantes, mais pas de comparer systématiquement leurs pratiques et représentations avec celles des femmes.

L’adaptation aux normes de la politique professionnelle

La carrière de quatre femmes politiques parmi les 35 rencontrées présente des bifurcations les conduisant à adopter les normes et les positions caractéristiques de la politique professionnelle. Il s’agit d’une minorité. Les élues qui se professionnalisent font preuve de pugnacité et mobilisent des comportements « politiciens[3] ». La biographie de ces femmes est ponctuée par des périodes critiques au cours desquelles l’engagement politique est menacé. Ces événements constituent des tournants qui modifient les comportements et les représentations du rôle d’élu. Les positions politiques s’en trouvent également modifiées. Ces femmes parviennent, soit à des responsabilités nationales (députée), soit à des fonctions de direction à l’échelon local (maire). Dans ces cas, la bifurcation montre la nécessité, pour progresser dans la hiérarchie politique, de se détacher de l’éthique altruiste, pour celles qui s’en sont imprégnées ou, du moins, d’en reconsidérer les caractéristiques. La plupart des femmes de ce groupe sont des élues expérimentées, ayant exercé des mandats locaux au préalable, sauf l’une d’entre elles qui adopte les comportements professionnels dès l’accès au premier mandat. Elle semble y avoir été socialisée avant même qu’elle ne soit élue par ses études dans un Institut d’études politiques[4]. Nous nous arrêtons plus spécifiquement sur la bifurcation biographique d’une députée, car elle est représentative des crises et des adaptations nécessaires pour maintenir l’engagement politique et gravir les échelons jusqu’aux fonctions parlementaires. La crise biographique est un moment particulier, interrompant le parcours antérieur et impulsant de nouveaux comportements. Nous reprenons la définition qu’en donne Olivier Mazade (2011) : c’est « un moratoire d’engagement dans une trajectoire structurante du parcours biographique, caractérisé par un régime temporel spécifique (isolement relatif, déphasage des rythmes de vie, décalage occupationnel, incapacité à engendrer un calendrier d’actes, ‘dépression temporelle’) ». La crise génère alors la bifurcation.

Martine : « C’est à ce moment-là que j’ai décidé de faire de la politique politicienne. »

Martine[5] [entretien du 25 juin 2010] est entrée en politique en 1977, avec un premier mandat municipal. Proche de la droite, elle dispose de capitaux culturels (une licence d’histoire), mais le milieu politique ne lui est pas familier. Tout juste a-t-elle milité dans un syndicat d’étudiants à l’université. Elle a épousé un médecin de campagne qu’elle aide dans son cabinet, ce qui l’a amenée à quitter un précédent emploi d’enseignante auxiliaire. C’est en raison de sa profession que son mari est sollicité pour un mandat municipal, mais ce dernier décline l’offre et suggère en remplacement la candidature de sa femme. Élue conseillère, Martine refuse la délégation aux affaires sociales proposée par le maire, pour ne pas interférer avec l’activité de son mari. Elle siège au sein du district, équivalent des actuels établissements publics de coopération intercommunale (EPCI), et est rapidement promue première adjointe. En 1989, elle s’empare de la présidence du district, grâce à une réforme du règlement qu’elle a initiée. Elle devient membre d’un parti de droite, le Rassemblement pour la République (RPR), dans les années 1990. Ses représentations de l’exercice des mandats attestent de l’éthique politique altruiste. Martine manifeste un désintéressement personnel. Elle revendique un souci du quotidien et des problèmes concrets des individus. Elle perçoit ces attitudes comme spécifiques aux femmes.

Je ne voulais pas faire de la politique en particulier […] La complémentarité hommes/femmes est vraiment nécessaire : en tant que femme, je me suis préoccupée de choses qui regardaient le quotidien des gens […] J’ai réussi à faire en sorte que la politique politicienne n’ait aucun rôle au district parce que, certes, j’étais majoritaire, mais je tenais le plus grand compte de ceux qui avaient une fibre plus verte en adhésion ou peut-être plus à gauche… Peu importait le parti !

Le parcours politique de Martine est étroitement dépendant de l’approbation de sa famille, en particulier de son mari :

Ma carrière s’est déroulée au rythme de ma vie familiale, c’est-à-dire que j’ai été élue locale et j’ai élevé mes trois enfants avant de devenir députée. J’ai essayé de voir ce que je pouvais faire, en fonction de la profession de mon mari, parce qu’à l’époque, il fallait quand même l’aider au cabinet médical et puis, en même temps, en fonction de mes enfants que je devais élever.

À la suite des élections régionales de 1998, alors qu’elle est toujours adjointe au maire et présidente du district, Martine devient élue régionale dans la majorité de droite constituée d’une alliance avec l’extrême droite. Sa situation familiale, notamment des enfants devenus plus grands, ainsi qu’un probable allègement de responsabilités au sein du cabinet médical de son mari, lui permettent de s’absenter des journées entières : « En 1998, je pouvais faire des aller-retour jusqu’à la ville préfecture [située à 200 kilomètres de son lieu d’élection] sans que ça pose problème. Je n’étais pas obligée d’y coucher. Je tiens à dire que je faisais quand même attention au bien-être de ma famille ». Ses rapports avec les autres élus se politisent : l’un des principaux opposants au sein du district, le maire communiste de la plus grande commune membre, l’accuse de « fascisme ». L’affaire se retrouve dans les médias et fait grand bruit, si bien que les élus de l’intercommunalité décident de ne pas voter le budget. La manière dont l’élue relate cette étape illustre une différence notable entre sa perception de l’exercice des mandats et celle du maire. Tandis que ce dernier conçoit la politique comme un « théâtre », l’élue prend les attaques au pied de la lettre et en est profondément touchée : « Ces attaques ont quand même duré un mois et demi. J’ai perdu cinq kilos ! », commente-t-elle. Cette crise marque un tournant dans sa carrière et génère une bifurcation tant dans les responsabilités politiques objectives qu’elle détient que dans ses représentations subjectives de l’exercice des mandats : « Il y avait deux solutions : soit j’en mourais (je disparaissais de la classe politique), soit j’en sortais renforcée. Manque de chance pour lui, j’en suis sortie renforcée ! »

Conséquence de cette épreuve, l’élue adopte des comportements qu’elle qualifie de « politiciens », pour défendre ses fonctions et en acquérir de nouvelles : « C’est à ce moment-là que j’ai commencé à faire de la politique politicienne », déclare-t-elle. Elle décide tout d’abord de briguer le mandat du maire communiste puis, la ville étant en faillite, elle trouve dans ce fait une opportunité pour s’allier à des personnalités locales, capables de lui fournir un soutien politique : « J’avais bien compris que, pour réussir, il fallait des valeurs. J’en avais, bien entendu. Mais je me suis rendu compte qu’il fallait aussi un appui politique plus important. » L’élue adopte peu à peu les armes des professionnels. Par la suite, elle renouvelle ce comportement en développant ses relations avec des personnalités politiques d’envergure nationale. L’intérêt de la ville constitue à chaque fois l’argument principal mobilisé. Les bénéfices sont rapides : en 2007, elle est élue députée de sa circonscription. Ce sont les instances nationales de l’Union pour un mouvement populaire (UMP)[6] – alors dirigées par l’un de ses alliés politiques – qui lui donnent la possibilité de se porter candidate. Cette politique « politicienne », carriériste, qu’elle dit adopter volontairement, est justifiée par les intérêts des électeurs et se veut franche dans la mesure où elle ne procède pas par des « coups bas ». « Si j’agis au nom d’une population quelconque, je n’ai aucun complexe. Je suis capable de me bagarrer, je ne dirais pas jusqu’au sang, mais presque », explique-t-elle, avant d’ajouter : « C’est peut-être un côté féminin, j’ai toujours respecté quand les gens n’avaient pas failli et qu’ils souhaitaient poursuivre leur mandat. Je n’ai pas essayé de les dégommer. Jamais ! À aucun moment. Par contre, j’ai toujours saisi les opportunités. »

Les attaques politiques constituent sans doute un facteur essentiel dans la modification des comportements de l’élue, mais ce ne sont pas les seuls éléments déterminants. L’allègement des charges familiales intervient. Martine a limité son investissement politique tant que sa vie familiale ne lui permettait pas de s’engager davantage. En outre, au regard de son extériorité initiale au milieu politique, on peut émettre l’hypothèse que l’ambition politique qu’elle développe est suscitée par l’abandon contraint de la carrière professionnelle, pour aider son mari au cabinet médical. L’élue trouve dans l’exercice de mandats un substitut à la profession d’enseignante dans laquelle elle n’a pas pu s’investir. En 1998, les attaques politiques lui donnent l’occasion d’accroître son engagement en adoptant les normes professionnelles. Cela la conduit à redéfinir ses représentations de l’exercice des mandats, notamment des comportements dévalorisés. Ce ne sont plus les pratiques « politiciennes » qui sont décriées, mais la « basse politique », celle qui vise la surveillance et la déstabilisation de l’adversaire (Offerlé, 2004 : 65). Dorénavant, Martine s’autorise des comportements tels que les « bagarres », dans la mesure où ils sont justifiés par l’intérêt de la population, préoccupation prépondérante de l’éthique politique altruiste. Elle adapte quelques traits de cette conception du rôle d’élue à sa nouvelle situation de professionnelle de la politique. Autrement dit, la professionnalisation nécessite de réduire l’éthique altruiste au minimum nécessaire pour légitimer le recours à des comportements « politiciens ». Les autres types de bifurcation attestent davantage d’un manque d’adaptation aux pratiques professionnelles, sous le poids des contraintes familiales et professionnelles, voire de facteurs propres au milieu politique, comme le jeu des alliances.

L’orientation vers le métier d’élue locale

L’orientation vers le métier d’élue locale[7] est caractéristique de la plupart des élues enquêtées (26 sur 35). Ce comportement affecte des femmes qui ne se sont pas suffisamment familiarisées aux pratiques professionnelles pendant leur(s) mandat(s). Comme leurs consoeurs qui se professionnalisent, elles manifestent une certaine ambition politique, toutefois limitée par l’éthique politique altruiste dont elles ne se sont pas émancipées. Deux carrières d’élues en particulier illustrent cette orientation. La première est celle d’une jeune femme novice ; la seconde est celle d’une élue plus expérimentée.

Virginie : « Je ne vais pas batailler contre mon ami ! »

Virginie [entretien du 8 septembre 2010] a 38 ans et est élue depuis deux ans lors de l’entretien, à la suite de la sollicitation d’un « ami », adjoint municipal et conseiller général. Mariée et mère de deux enfants (6 et 12 ans), l’élue est directrice adjointe d’un bailleur social. Elle dispose d’un certain capital militant puisqu’elle est impliquée dans la vie associative locale en tant que parente d’élèves, membre des bureaux des clubs sportifs de ses enfants et secrétaire de l’association du lieu-dit où elle réside. Des divergences avec son mari depuis quelques années l’amènent à délaisser sa vie de couple, au profit de l’engagement politique. Sans l’avoir demandé, Virginie se retrouve adjointe responsable de l’enfance et de la scolarité. Elle ne se juge pas spécialiste de ces domaines, mais est volontaire.

Virginie s’engage dans son mandat avec la volonté de « rendre service » et d’« être utile ». Elle devient membre du Parti socialiste (PS), par « honnêteté vis-à-vis des gens », mais sans motivation personnelle, bien qu’elle reconnaisse avoir « baigné dans une culture de gauche » à travers le militantisme de son père. Elle négocie, non sans difficultés, une décharge de travail pour exercer le mandat. Commence alors une période de « découverte » de l’institution municipale. L’élue s’aperçoit de la nécessité de hiérarchiser les priorités, d’autant plus qu’il lui faut également être présente auprès de ses enfants. Son couple ne survit pas. Elle demande le divorce. La mort accidentelle de son « ami » adjoint accroît l’engagement politique. Elle hérite de la délégation municipale aux affaires sociales et est sollicitée par le maire pour succéder au défunt au conseil général. Résultat des élections anticipées, Virginie est élue au département. Elle appréhende l’exercice de ces responsabilités en raison de son sexe et de son âge, mais apprend rapidement à utiliser ces attributs comme un gage d’innovation, se permettant de « bousculer de temps en temps » les « vieux élus » de l’assemblée. La conseillère générale affronte les premières critiques. On lui reproche son effacement, notamment une faible présence dans les médias locaux qui rend peu visibles ses actions. L’élue peine à adopter les comportements professionnels en raison de son caractère novice, mais aussi de sa féminité. « C’est un réflexe que je n’ai pas encore », commente-t-elle, avant d’ajouter : « Les femmes ont beaucoup plus cette idée du service rendu que de se dire : ‘Je vais avoir ma photo dans le journal local. Ça sera bon pour ma carrière politique’. » Cette attitude correspond à l’éthique politique altruiste.

Le mandat départemental est remis en jeu lors des élections cantonales partielles en 2011. Cet événement conduit à une bifurcation dans la trajectoire politique objective de Virginie jusque-là marquée par une ascension rapide et l’acquisition de responsabilités. La tendance s’interrompt brutalement. Contrairement à 2008, la configuration politique locale a changé. Les élections législatives se profilent et le maire de la commune dont elle est élue espère retrouver ce siège perdu quelques années plus tôt. Pour renforcer sa notabilité, il s’imagine prendre la tête du groupe d’opposition dans l’assemblée départementale. Malgré son attrait pour ce mandat, Virginie accepte de renoncer à poser sa candidature au profit du leader municipal : « Je lui laisse volontiers la place. Je ne vais pas me batailler contre mon ami. » Les contraintes personnelles la conduisent à abandonner : « Faire la guerre avec le voisin, ça perd du temps. Quand je fais ça, je ne peux pas faire autre chose. Pour moi, le temps, c’est important », explique-t-elle. Comme de nombreuses autres femmes[8], Virginie travaille encore, à temps partiel, et elle a la charge de ses deux jeunes enfants. Cette configuration lui laisse le temps d’accomplir les tâches politiques de première nécessité (gestion des dossiers, participation aux représentations) (Fassin et Latté, 2005), mais pas de s’engager dans les pratiques « politiciennes » qui lui permettraient de développer sa notoriété. Elle devient donc suppléante du maire, élu conseiller général. L’engagement public de Virginie se restreint, même si elle entretient toujours un intérêt pour l’exercice de mandats électifs : « Ce qui est sûr, c’est que j’aime ça. Si j’ai la possibilité de continuer en politique, je le ferai », confie-t-elle. L’ambition demeure (encore) limitée aux fonctions locales en raison de l’éthique politique altruiste qu’elle a développée : « Le national ne m’intéresse… [elle réfléchit] pour l’instant, pas. Je ne dis pas : ‘Fontaine, je ne boirai jamais de ton eau’, mais actuellement, ce n’est pas quelque chose qui m’attire. Je veux rester dans des mandats politiques de proximité. Le national, ce ne serait pas logique avec ce que j’aime le plus : le contact avec les gens. »

Le parcours de Virginie révèle l’influence des réseaux de sociabilité. Ils impulsent l’engagement, l’accroissent ou, au contraire, le limitent, selon la position du leader. Ils peuvent conduire jusqu’au désengagement (Fillieule, 2005 ; 2009). L’éthique politique altruiste favorise l’acceptation de ces relations fluctuantes. Elle encourage les relations amicales au détriment de celles de « coopération concurrentielle » (Offerlé, 2000 : 25), pourtant inhérentes à la vie partisane, ce qui limite les possibilités de rébellion. La carrière de l’élue, relativement courte, ne comporte pas de bifurcation biographique subjective, c’est-à-dire de modification dans sa conception de l’exercice des mandats. Elle se caractérise néanmoins par une bifurcation objective, marquée par une restriction de l’engagement au niveau départemental, au profit d’un « ami ». Du point de vue subjectif, cette bifurcation est consentie par l’élue. Le parcours de celle-ci laisse entrevoir des injonctions à la professionnalisation auxquelles elle dit ne pas pouvoir répondre au prétexte que l’éthique altruiste l’en empêche. Ce discours désintéressé résulte en grande partie des contraintes matérielles qui pèsent sur cette mère isolée et la conduisent au désengagement partiel. Virginie a été obligée de laisser sa place, n’ayant pas suffisamment de temps pour la défendre. L’éthique altruiste apparaît ainsi comme une rationalisation « politique » de choix contraints, notamment par la situation familiale. On retrouve cette même rationalisation a posteriori chez Josiane, mais à cause de la configuration politique plus que de la situation familiale.

Josiane : « Maintenant, j’ai compris : il faut toujours que je sois derrière »

Le parcours de Josiane [entretien du 12 mai 2010], âgée de 58 ans, se caractérise par un militantisme pluriel (syndical, associatif et partisan). Standardiste syndiquée dans une grande entreprise privée, elle fait face, à la fin des années 1970, à une vague de licenciements qui génère un mouvement de grève auquel elle participe activement. Cette mobilisation lui insuffle l’envie de s’engager davantage. Elle rejoint le PS, puis devient adjointe administrative au conseil régional, aux côtés du futur maire de la commune dont elle devient élue d’opposition lors des élections municipales de 1989. Elle participe activement à la conquête de la mairie. Bien qu’elle ait deux enfants, elle refuse de se cantonner aux responsabilités familiales, ayant constaté chez sa mère les conséquences de ce surinvestissement qu’elle juge néfastes. Au PS, Josiane devient successivement secrétaire de section, aux droits des femmes et aux relations avec les partis. Elle brigue différents mandats, comme le futur maire : « Il se présentait sur un canton ou une circonscription et, moi, sur l’autre », explique-t-elle. En 2001, leur liste devient majoritaire. Josiane accède à un poste d’adjointe et à une vice-présidence de la communauté urbaine. La même année, elle est élue conseillère générale grâce à une campagne « de terrain » dans laquelle l’appartenance sexuée s’avère utile, selon l’élue : « Je fais mes courses. C’est un plus pour les femmes ! Ça permet de voir concrètement les soucis des commerçants. » Josiane mobilise stratégiquement son genre en politique. En 2002, alors qu’elle est candidate pour la quatrième fois aux élections législatives dans la même circonscription, elle met en ballotage le candidat sortant, mais elle perd le second tour.

Deux ans plus tard, l’élection du député au Sénat remet en jeu le mandat. Le maire veut se présenter à la place de Josiane. Elle essaie de conserver l’investiture en multipliant les déclarations dans la presse et en faisant appel à son ancien patron, le président du conseil régional devenu un personnage politique d’envergure nationale. Josiane réussit à garder sa place, mais le paie par des lettres d’insultes et l’absence de soutien des militants. Cet épisode marque un tournant dans le parcours politique de l’élue et dans les représentations qu’elle développe de l’exercice des mandats. Elle perçoit la menace d’éviction de l’investiture et le faible soutien qu’elle a obtenu à cette occasion comme une injustice, face à son implication historique dans ce territoire. C’est au « sacrifice » de sa vie de famille que Josiane a été candidate à différentes reprises, sur incitation du maire. Ses renoncements lui paraissent aujourd’hui peu récompensés. Cet événement marquant est révélateur de la hiérarchie du genre : contrairement aux hommes, les soutiens d’élus et de militants font localement défaut à la candidate alors qu’elle a pourtant obtenu l’investiture. Cette attitude des acteurs politiques engendre de nouvelles représentations de l’exercice du mandat. Josiane interprète la situation comme une discrimination sexuée : « Maintenant, j’ai compris », déclare- t-elle. « Il faut que je sois toujours derrière. Il [le maire] voulait cette circonscription, alors qu’il se présentait d’habitude sur l’autre, parce qu’elle était prenable. C’est typiquement masculin ! » Cet épisode marque l’arrêt de son ascension politique et constitue à ce titre une bifurcation tant subjective qu’objective : elle renonce à l’investiture pour les élections législatives de 2007. En 2008, alors que l’assemblée départementale peut basculer à gauche, Josiane essaie, en vain, d’obtenir la première vice-présidence. C’est sa dernière velléité. Depuis, elle adopte une attitude plus passive, favorisée par son parti qui la maintient à l’écart, notamment des élections cantonales de 2011 : « Ils ne m’ont pas demandé de m’occuper des investitures parce qu’ils savent que je vais leur imposer des femmes ! » Josiane se rabat sur la seule possibilité laissée : l’exercice de mandats locaux. S’adaptant à ces contraintes, elle déclare finalement préférer son mandat municipal, mandat « de proximité » et de relation « privilégiée » avec les administrés.

Le parcours de Josiane se caractérise par une bifurcation contrainte, consistant à limiter son engagement à la sphère élective locale, malgré les ambitions nationales initiales. Sa carrière illustre une tentative de professionnalisation qui ne s’est pas réalisée en raison de la prééminence des réseaux de sociabilité, en particulier du manque de soutien des instances partisanes locales. En s’opposant à l’un de ses dirigeants, Josiane s’est marginalisée auprès des militants et en a payé le prix fort en ne recueillant pas leur soutien. La volonté de défendre sa place de candidate aux élections législatives est justifiée par une représentation antagoniste des sexes qui s’avère pénalisante et conduit à ne pas adopter les comportements attendus pour se professionnaliser, en l’occurrence, soutenir un élu plus puissant. Par exemple, sur le terrain, un homme s’est trouvé dans la même situation : le maire dont il est l’adjoint a essayé de lui ravir sa circonscription lors des élections législatives. Cependant, contrairement à Josiane, l’élu a préféré laisser faire. On peut émettre l’hypothèse qu’il s’agit dans ce cas d’un effet du genre, caractéristique des élues comme Josiane présentant une forte conscience des inégalités qui en résultent. Par exemple, cette dernière a fondé une association pour inciter les femmes à s’engager dans la vie publique. La conscience des inégalités sexuées la conduit à s’opposer au leader local, tandis que son collègue masculin, sans doute davantage dans un rapport de coopération masculine avec le leader, laisse ce dernier lui ravir l’investiture dans la circonscription. Ce comportement est (ré)compensé ultérieurement puisque, deux ans plus tard, le maire a obtenu pour l’adjoint l’une des premières places sur la liste socialiste pour les élections européennes. Ce dernier est devenu député européen alors que, de son côté, Josiane a dû renoncer à ses ambitions parlementaires.

La position spécifique de cette femme permet de comprendre pourquoi elle s’oppose alors que d’autres, tels que l’homme (adjoint) dont on vient de parler et Virginie, respectent la position du leader. Ces caractéristiques relèvent tant du genre que de la position politique. D’une part, Josiane bénéficie d’une position politique plus autonome et d’une certaine expérience (élue depuis 1989, détentrice d’un mandat départemental et de responsabilités militantes). Elle peut donc compter sur sa notabilité pour espérer obtenir gain de cause, alors que ce n’est pas le cas de l’adjoint qui n’occupe cette fonction que depuis 2001. Ensuite, contrairement à Virginie qui a des mandats similaires, Josiane s’est affranchie des contraintes professionnelles et familiales, ce qui lui permet de défendre sa position. Ce qu’il manque à Josiane pour devenir une professionnelle, c’est l’acquisition d’une fonction de direction dans une assemblée locale, comme Martine qui fut présidente du district, puis maire de la commune la plus peuplée dans ce dernier. Or, ces positions demeurent majoritairement détenues par des hommes : seulement 14 % des municipalités, 7 % des EPCI, 5 % des conseils généraux et 8 % des conseils régionaux sont présidés par des femmes[9]. L’éthique politique altruiste permet à Josiane de « sauver la face » (Goffman, 1973 : 74) : l’échec pour accéder à des positions nationales se transforme, dans la biographie, en une forme de noblesse de l’élue qui renonce à l’ambition personnelle pour se consacrer aux mandats locaux. L’éthique altruiste apparaît alors comme un discours d’élues ayant des fonctions subalternes dans le champ politique. Les discours de celles qui renoncent à la politique le confirment.

Le désengagement

Les femmes sont beaucoup moins assurées de leur avenir politique que les hommes. En effet, celles que nous avons enquêtées déclarent plus souvent que ceux-ci hésiter ou ne pas vouloir poursuivre l’exercice de mandat(s). Si la majorité des élus veut se représenter (70 % des hommes, mais 53 % des femmes), une femme sur quatre hésite (contre un homme sur cinq) et une femme sur quatre ne souhaite pas postuler, contre seulement un homme sur dix[10]. L’âge fait partie des motifs les plus souvent évoqués (37 % des élus souhaitant abandonner), aussi souvent par des femmes que par des hommes. Une autre explication relève de la déception en raison d’un rôle politique limité (21 % des élus). Cette réponse est récurrente parmi les conseillers municipaux sans responsabilité exécutive ou les conseillers d’opposition et se répartit équitablement selon le sexe. Enfin, deux autres raisons d’abandonner la vie politique concernent spécifiquement les femmes : les problèmes de conciliation entre politique, famille et profession (26 % des conseillers dont 80 % de femmes) et la volonté de renouveler le personnel élu (17 % des conseillers dont 77 % de femmes)[11]. Des études ont déjà montré que les problèmes de conciliation peuvent limiter la capacité à prendre part aux différentes activités d’élu (Della Sudda, 2009) ; nos données permettent de constater qu’ils peuvent aussi favoriser le désengagement. Le dernier motif avancé, celui du renouvellement politique, montre que les femmes ont conservé l’éthique altruiste qui consiste à oeuvrer pour les administrés, et non pas dans leur intérêt personnel. Elles n’ont pas adopté les comportements des élus professionnels.

Cinq femmes rencontrées en entretien déclarent ne pas souhaiter se représenter. La plupart d’entre elles présentent une faible appétence pour l’engagement politique. Acte de dévouement, l’exercice d’une fonction élective apparaît comme une « charge » supplémentaire, qui s’ajoute aux tâches familiales et professionnelles. Cette représentation ne se modifie pas pendant l’exercice du mandat, en raison du maintien à l’écart des pratiques « politiciennes ». L’abandon des fonctions électives est synonyme de libération et est justifié par l’éthique politique altruiste. C’est ce que confirme la carrière politique d’Annick, adjointe au maire.

Annick : « Je vais enfin pouvoir souffler ! »

Proviseure d’un lycée professionnel, Annick [entretien du 30 novembre 2007] s’apprête à vivre en 2001 une retraite qu’elle qualifie d’« assez futile, après de longues années d’activités professionnelles, personnelles, familiales très denses », lorsque le futur maire lui propose de rejoindre sa liste de candidats. Annick hésite un peu, regrettant de ne pas pouvoir profiter d’une vie « plus simple », mais ses valeurs l’incitent à accepter l’offre. « Pendant toutes mes années d’activités, j’ai toujours plaidé pour la cause des femmes, en particulier auprès des filles dans les lycées. Je les ai toujours encouragées à s’engager, à avoir des responsabilités, à travailler et à s’intéresser à la vie politique. Je ne voyais pas comment je pouvais refuser cette opportunité », explique-t-elle. Autre critère déterminant dans le choix d’Annick, son entourage familial se montre incitatif, dans un premier temps. Pourtant, le milieu politique lui est peu familier. Son père a exercé un mandat municipal, mais elle avait déjà quitté le foyer. Des responsabilités départementales dans un syndicat de chefs d’établissement pendant une dizaine d’années constituent son seul capital militant. Le capital social acquis grâce à la position de proviseure dans une ville moyenne a sans doute favorisé l’accès aux réseaux de notabilité locaux et la mise en relation avec le futur maire. Les contraintes paritaires propulsent la candidate en seconde place sur la liste. Élue, elle obtient plusieurs délégations : le développement économique, les ressources humaines, le commerce, l’emploi et les travaux. Annick s’aperçoit qu’elle ne peut pas s’occuper de tous les dossiers. Par ailleurs, son mari, jeune retraité également, se montre insatisfait de ses absences qu’il juge trop nombreuses. Elle se sépare donc de la délégation aux travaux.

L’élue n’a jamais appartenu à un parti politique. Cependant, elle dit être de gauche, car « la gauche, plus que la droite, a l’obligation de se soucier des gens qui sont en difficulté ». D’ailleurs, elle apprécie particulièrement avoir pu instaurer des politiques correspondant à cette orientation partisane, notamment à travers la gestion du personnel municipal : « Ça m’a donné l’occasion de mettre en place ce que j’appelle une ‘politique de gauche’, c’est-à-dire une politique où l’on privilégie les personnes, la qualité de vie des employés, sans pour autant négliger le service public. » L’adjointe explique avoir découvert, non sans surprise, l’existence de conflits « politiciens », y compris au sein de la majorité : « Je croyais qu’on était une grande famille, tous derrière le maire et globalement d’accord avec lui, même si, entre nous, on pouvait avoir des divergences. C’était bien plus compliqué que cela. Chaque parti veut marquer de son empreinte l’action municipale, y compris contre le maire parfois. » Elle explique avoir cherché à se positionner, elle aussi, sans jamais être en désaccord avec la politique du maire. Annick n’a jamais voulu adhérer au Parti socialiste, majoritaire dans la municipalité, refusant ce qu’elle estime être un « carcan ». D’ailleurs, on ne lui a jamais demandé de le faire car, selon l’élue, elle a été recrutée avant tout en raison de sa capacité à occuper des responsabilités institutionnelles de premier ordre et non pas pour son engagement partisan : « Le maire ne m’a pas sollicitée pour que j’adhère au PS. Il souhaitait ma collaboration pour les missions et les fonctions municipales. »

Après sept années d’exercice, Annick ne veut pas se représenter. Interrogée sur les motivations qui la conduisent à cette décision, l’adjointe évoque, comme un certain nombre de ceux qui font le même choix, des critères d’âge et de renouvellement. Elle mentionne également des passions auxquelles elle n’a pas pu se consacrer ni durant sa vie active, ni pendant l’exercice du mandat. Cependant, la motivation explicite réside dans la faible rétribution de son engagement politique, notamment sur le plan matériel. « Je touche une indemnité de 1000 euros par mois. Je fais 80 heures par semaine, peut-être plus… Je trouve que c’est beaucoup demander ! J’ai une retraite mais, si j’étais à la retraite, je serais chez moi. J’aurais ma retraite et une vie agréable. » Ainsi, le désengagement de l’élue, qui illustre une rupture biographique et non plus seulement une bifurcation, est motivé par la faible rétribution de l’engagement municipal.

La carrière politique d’Annick est marquée par le désintéressement personnel et le souci des « gens », de son début jusqu’à son terme. Annick entre en politique sur sollicitation et sans volonté personnelle affirmée. Elle ne présente pas de disposition à l’engagement, contrairement à ses consoeurs qui prennent d’autres chemins. Elle trouve une forme de satisfaction en mettant en place des mesures privilégiant « la personne » et s’avoue surprise à la découverte des pratiques professionnelles, notamment celles « politiciennes ». Même si elle s’y familiarise, se demandant si elle doit s’opposer elle aussi comme certains collègues ; elle ne s’y résout pas pour autant. En atteste son refus d’adhérer à un parti politique. D’ailleurs, on ne l’y incite pas, comme s’il était convenu qu’elle ne ferait pas carrière au-delà du mandat. Arrivée au terme de celui-ci, Annick souhaite quitter la commune afin de ne pas être « frustrée » de devenir simple observatrice de la vie publique locale. On comprend ainsi que ce n’est pas tant la charge de travail qui provoque la rupture biographique que la faible gratification que lui confère le mandat, par exemple, en ne favorisant pas l’engagement dans un parti. Les responsabilités politiques ont eu peu d’impact sur la carrière objective et subjective de l’élue. Elles n’ont pas contribué à développer une appétence pour l’engagement politique. Elles n’ont pas modifié non plus ses représentations des fonctions électives. Plus encore, alors que le mandat semblait permettre une transition douce vers l’inactivité, comme c’est le cas d’un certain nombre de femmes qui deviennent élues à l’approche de la retraite (Le Quentrec et Rieu, 2003), il a constitué un travail tout aussi important que l’exercice professionnel, mais pourtant moins bien rétribué, ce qui a favorisé le désengagement.

La carrière politique d’Annick est représentative de celle des élues locales potentiellement les plus sujettes au désengagement. Recrutées à un âge trop avancé pour espérer faire carrière, sans réelle ambition politique en raison de leur faible familiarisation avec ce milieu, elles ne peuvent pas s’installer durablement dans le paysage politique. Ces caractéristiques sont propres aux femmes, comme le montrent les critères de sélection des candidats selon le sexe, notamment leur moindre familiarité au milieu politique ou encore leur capital militant plus faible (Navarre, 2013b). Elles sont également corrélées au contexte paritaire français qui a contribué à la promotion d’élues issues de la « société civile », rapidement évincées lors des renouvellements ultérieurs, au profit de femmes qui ont su développer un sens pratique politique, en adoptant par exemple les comportements « politiciens », ou de femmes plus fortement dotées en ressources militantes (Paoletti, 2013).

Conclusion

Les bifurcations dans la carrière des élues locales révèlent les effets du genre dans l’exercice de fonctions politiques. La vie familiale intervient dans les orientations des élues. Cette dernière limite leur engagement tant que les enfants ne sont pas élevés. C’est seulement lorsqu’ils sont autonomes qu’elles cherchent à se professionnaliser, ce qui génère des bifurcations objectives (positions politiques détenues) et subjectives (distanciation à l’égard de l’éthique politique altruiste). La carrière de Martine et celle de Virginie en témoignent. Cependant, si ces facteurs extrapolitiques sont relativement connus, les règles propres au champ politique le sont moins. La tendance à recruter des femmes hors des réseaux partisans, volontairement entretenue par les leaders politiques (Achin et Dulong, 2002 ; Latté, 2002), ne facilite pas leur investissement dans le mandat. Celles-ci ont une faible appétence pour les responsabilités électives et, par conséquent, considèrent l’exercice comme peu gratifiant, contrairement aux élus, hommes et femmes, familiarisés à la vie politique dans les partis. Lorsqu’elles sont tenues en marge de ces formes de socialisation pendant l’exercice de mandats, les femmes peinent à maintenir leur engagement politique. Leurs initiatives ne sont pas soutenues par les collectifs militants. Soumise au bon vouloir des leaders politiques, leur carrière est rapidement limitée car les seules rétributions matérielles qu’elle procure ne suffisent pas à la rendre attractive, d’autant plus que celles-ci sont faibles pour certains mandats locaux, notamment ceux municipaux. Ces règles de recrutement influencent également l’interprétation subjective que les élues développent de leur expérience politique, en particulier des bifurcations objectives comme la perte d’un mandat souvent présentée non pas comme un échec, mais comme une libération à l’égard de la vie politique qu’elles n’ont pas réussi à apprivoiser. L’éthique politique altruiste permet de « sauver la face » : le service rendu à la collectivité pendant plusieurs années autorise à abandonner. Plus les élues se professionnalisent, plus l’éthique politique altruiste qui permet de justifier le parcours politique tend à se réduire à sa portion congrue. Ce n’est plus l’envie de « faire » qui motive les orientations, mais la volonté de développer ses positions personnelles ou celles partisanes, caractéristique des élus professionnels masculins comme féminins. L’éthique politique altruiste qui donne du sens à l’engagement devient marginale, ce qui atteste du caractère profane, mais aussi de la position dominée de ceux qui mobilisent cette interprétation. L’accession impossible aux mandats centraux dans le champ politique, à l’instar de ceux parlementaires, les conduit à afficher leur distance à l’égard de la politique professionnelle.

Les bifurcations objectives et subjectives dans les carrières politiques féminines résultent donc, au moins en partie, des rapports de genre internes et externes au champ politique (recrutement et maintien plus fréquent des femmes hors des réseaux partisans, charge des enfants ou encore dépendance à l’égard du mari) qui amènent à développer une éthique politique altruiste pour rendre compte de l’engagement comme du désengagement. La bifurcation est révélatrice des rapports de genre qui marquent le parcours des femmes. Pour pouvoir généraliser cette conclusion, il faudrait étudier les tournants dans les parcours des hommes, afin de saisir s’ils dépendent eux aussi du genre, en particulier des contraintes de la masculinité en politique. Ceux enquêtés dans le volet qualitatif de cette étude (sept) ne sont pas assez nombreux pour le faire plus systématiquement. D’autres études, entièrement consacrées à la masculinité en politique, s’adressent à cet aspect[12].