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Généralement, un accord de fond quant aux thèses centrales d’un ouvrage s’accompagne d’une critique positive. Ce ne sera pas le cas ici. À plusieurs égards, ce livre est une occasion manquée. Il l’est d’abord par sa structure : alors qu’en introduction David McGrane annonce une analyse axée sur les transitions québécoise et saskatchewanaise à la « troisième voie » (p. 4), typologie popularisée par le sociologue Anthony Giddens pour catégoriser les politiques publiques entre social-démocratie et néolibéralisme adoptées, entre autres, par les travaillistes de Tony Blair, à peine 80 pages y sont véritablement consacrées contre 140 portant essentiellement sur l’avènement et « l’âge d’or » de la social-démocratie traditionnelle dans ces provinces. Il l’est ensuite par sa méthodologie : le lecteur est effectivement laissé avec l’impression qu’il ne s’agit que de déclarer certaines politiques « loyales » aux principes sociaux-démocrates pour qu’elles le soient, puis qu’en cela l’argument de l’auteur repose plus sur une définition caricaturale du néolibéralisme que sur une évaluation sérieuse de ses politiques.

Ces faiblesses recouvrent toutefois d’indéniables qualités. La principale est l’originalité et, à notre avis, la justesse de l’argument essentiel de l’ouvrage, qui comporte deux volets : d’abord, que les réformes adoptées par les néo-démocrates saskatchewanais sous Roy Romanow et Lorne Calvert (1991-2007), puis par les péquistes de Jacques Parizeau, Lucien Bouchard et Bernard Landry (1994-2003), auront visé à adapter et parfois à étendre la portée des politiques sociales et industrielles héritées des administrations sociales-démocrates de Tommy Douglas (1944-1961), de Woodrow Lloyd (1961-1964), d’Allan Blakeney (1971-1982) et de René Lévesque (1976-1985) ; ensuite, que cette fidélité adaptative aux principes sociaux-démocrates s’explique principalement par une continuité idéologique rencontrant certaines contraintes institutionnelles liées au fédéralisme canadien et à la mondialisation, puis médiatisée par la persistance d’une « culture politique » promouvant l’intervention gouvernementale et la concertation entre classes au Québec et en Saskatchewan (p. 34-44).

Ce double argument, que McGrane oppose aux analyses néomarxistes décrivant la troisième voie comme une dérive néolibérale s’expliquant par l’influence politique dominante des classes moyennes post-matérialistes, le pouvoir structurel du capital transnational et la désyndicalisation (p. 228-235), souffre toutefois d’une démonstration déficiente. À une épistémologie constructiviste-institutionnaliste (Hay, 2011) est apposée une méthodologie descriptive qui permet difficilement de comprendre comment les cultures politiques auxquelles l’auteur réfère s’imposent aux agents et s’incarnent dans les processus d’élaboration des politiques publiques au Québec et en Saskatchewan.

Un premier chapitre décrit le cadre conceptuel utilisé. McGrane y définit la social-démocratie comme une idéologie – « an organized and patterned values or belief system » (p. 14) – remontant aux écrits de la Société des Fabiens du haut dix-neuvième siècle et favorisant une vision réformée du capitalisme reposant sur « l’égalité des conditions », l’action régulatrice d’un État centralisé, la fiscalité progressive et la syndicalisation (p. 17). À cette version traditionnelle il rattache les principes de la troisième voie telle que caractérisée par Giddens : « l’égalité des chances » grâce à une redistribution débureaucratisée, l’économie du savoir partenariale et coopérative, le féminisme, le multiculturalisme, l’environnementalisme et la décentralisation (p. 22-25). Or, pour toute définition du néolibéralisme, McGrane se réfère essentiellement à Friedrich Hayek et adopte une perspective très autrichienne, sinon caricaturale : individualisme radical, retrait massif de l’État, marché autorégulé, destruction du filet social, patriarcat (p. 26-28). De l’adoption de tels idéaux-types découlera une distinction relativement peu nuancée – et par là peu pertinente quoique centrale à l’argument de l’auteur – entre troisième voie et néolibéralisme.

Les deuxième et troisième chapitres font remonter les racines de l’idéologie sociale-démocrate en Saskatchewan et au Québec au développement de cultures politiques collectivistes en leur sein. Dans le premier cas, l’avènement de la Fédération du Commonwealth coopératif (CCF) en 1932, élu sous Douglas en 1944, s’expliquerait par la conjonction du coopérativisme agraire, du protestantisme évangélique et de « l’aliénation » provinciale face à la mainmise des bourgeoisies laurentiennes sur le transport du grain depuis 1900 (p. 45-55). Dans le second, la création du Parti québécois (PQ) en 1968, élu sous Lévesque en 1976, aurait été l’aboutissement de l’évolution combinée du catholicisme social, du syndicalisme chrétien et du corporatisme issus des encycliques papales, puis des théories du rattrapage et du nationalisme économiques promues par différents groupes, de l’Action française au Rassemblement pour l’indépendance nationale (p. 55-72). Tant l’aliénation agraire saskatchewanaise que le nationalisme canadien-français permettront selon McGrane à la collaboration plutôt qu’à la lutte entre classes de fournir l’assise culturelle nécessaire au succès de partis sociaux-démocrates, puis de programmes interventionnistes au niveau provincial.

La présence de courants culturels collectivistes au sein des deux provinces n’aurait toutefois pas été suffisante pour garantir ce succès. On le doit plutôt aux interactions entre ces cultures, l’économie politique en mutation de ces provinces et le fédéralisme canadien. D’abord en Saskatchewan (1870-1930) puis au Québec (1920-1980), la périphérisation provinciale, due à la transition entre économie primaire et secondaire au Canada puis à la domination croissante des bourgeoisies d’affaires torontoise et anglo-montréalaise, fera émerger des solidarités territoriale et ethnolinguistique plutôt que de classe, en plus de rendre nécessaire un interventionnisme économique de rattrapage (p. 75-90). Dans les deux cas, quoique de façon plus accentuée au Québec, le fédéralisme et les larges pouvoirs provinciaux, la résistance à la centralisation législative et fiscale d’après-guerre, ensuite le mode de scrutin majoritaire uninominal auront également permis l’éclosion de partis régionalistes modérés en appelant à la fois aux travailleurs, à la nouvelle classe moyenne et à la petite bourgeoisie (p. 90-102). Le cinquième chapitre (p. 140-165) est consacré au détail des interactions entre ces variables, de 1945 à 1985.

L’originalité de cette perspective multicausale réside en ce qu’elle fait le croisement entre des explications idéalistes, structuralistes et institutionnalistes préexistantes – il faut d’ailleurs saluer une revue de la littérature étoffée –, mais trop longtemps ignorées les unes des autres, sinon réfutées les unes par les autres (Wincott, 2011). Une telle perspective sera reconstituée au septième chapitre (« Explaining the Emergence of the Third Way ») concernant la période de transition des années 1990, mais aurait mérité pour cela plus qu’une trentaine de pages. L’argument demeure intéressant : face à l’avènement d’économies postindustrielles et libre-échangistes au Canada, au Québec et en Saskatchewan (p. 208-214), puis en réponse aux réductions imposées aux transferts fédéraux à la suite du budget du ministre Paul Martin de 1995 (p. 214-218), la persistance de cultures politiques favorisant l’action de l’État et le maintien de son rôle en tant que médiateur des intérêts de classe, de même que la rencontre entre sociaux-démocrates traditionnels et nouveaux joueurs au sein des cabinets néo-démocrates et péquistes, auront engendré un passage à la troisième voie plutôt qu’au néolibéralisme (p. 218-228).

Le recours à la variable culturelle pour expliquer la persistance de tendances collectivistes et étatistes au cours des années 1990 est cependant plus convaincant dans le cas du Québec. Que le nationalisme ait permis au PQ de tirer profit d’une tradition sociale-démocrate et de concertation dans le contexte du référendum de 1995 et de ses suites a été démontré (McEwen, 2006). Dans le cas de la Saskatchewan, toutefois, les bases de l’argument sont moins clairement exprimées : McGrane réfère surtout à l’influence électorale d’une population attachée aux programmes sociaux hérités du CCF ainsi qu’à une convergence d’intérêts entre la petite bourgeoisie urbaine et le secteur agricole (p. 218-220). Or, dans les deux cas, une absence de taille est notable : celle d’une analyse des tendances de l’opinion publique, qui aurait pu fournir une meilleure assise empirique à la variable culturelle utilisée et aurait permis, comme cela a été bien fait par d’autres (Brooks et Manza, 2007), de montrer comment elle s’impose aux législateurs.

La plus importante limite de l’ouvrage réside toutefois dans les chapitres quatre (p. 103-139) et six (p. 166-206), constituant le coeur de la démonstration de David McGrane. Les réalisations péquistes et néo-démocrates des années 1990-2000 y sont comparées à la social-démocratie traditionnelle d’après-guerre sous onze angles principaux : capitalisme d’État, politiques économiques, agriculture et coopérativisme, relations de travail, environnement, fiscalité, santé, éducation, assistance sociale, féminisme et politiques autochtones. Or, aussi nombreuses qu’elles soient, ces comparaisons demeurent hautement descriptives et énumératives. Plus grave encore, elles ne permettent en rien d’opposer troisième voie et néolibéralisme. Quelques références très superficielles à la « révolution conservatrice » ontarienne sous Mike Harris (1995-2002) ou à l’Alberta sous Ralph Klein (1992-2006) sont offertes, mais frôlent l’inutilité. Si seulement la démonstration empirique et la stratégie comparative avaient été à la hauteur de l’argument, il aurait valu la peine de lire cet ouvrage dans son intégralité.