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La mobilisation dans le cadre la grève étudiante de 2012 a fait couler beaucoup d’encre. Moins de deux ans après le début de la grève, Marcos Ancelovici et Francis Dupuis-Déri ont recensé les écrits sur le sujet, qu’ils ont compilés dans une bibliographie indicative de quatre pages (p. 368-371). Au sein du ce corpus qui évolue rapidement, l’ouvrage collectif dirigé par ces professeurs des départements de sociologie et de science politique de l’Université du Québec à Montréal marque une étape importante dans l’appropriation du sujet par les chercheurs en milieu universitaire. Plus que la majeure partie des écrits disponibles, Un printemps rouge et noir traite la grève comme un objet de connaissance et non simplement d’intervention politique. Politique, on ne peut pas dire qu’Un printemps rouge et noir le soit moins que la littérature existante sur le printemps érable. Mais à la différence des témoignages et des débats d’idées quant à l’interprétation du conflit de 2012, qui s’en tiennent pour l’essentiel à réfléchir sur la grève, ce livre se propose de documenter les répertoires d’actions d’une frange minoritaire mais significative des militants : la tendance anarchisante attachée aux pratiques d’action et de démocratie directes.

À travers ses treize chapitres, introduction et conclusion incluses, l’ouvrage donne la parole à 28 auteurs, qui se penchent sur des thématiques aussi diverses que l’histoire du syndicalisme de combat chez les étudiants québécois ; la construction du rapport de force du mouvement face à l’État québécois et au gouvernement de Jean Charest ; la démocratie directe au sein des structures organisationnelles de l’Association pour une solidarité syndicale étudiante (ASSÉ) et de la Coalition large de l’Association pour une solidarité syndicale étudiante (CLASSE) ; l’implication des féministes au sein de la grève, les apports spécifiques à leurs réflexions sur le conflit et la conflictualité qui en a résulté à diverses occasions ; la mobilisation des populations non étudiantes avec les manifestations de casseroles et les assemblées de quartiers ; l’utilisation des médias sociaux comme outils de mobilisation et de diffusion des idées ; l’art et la littérature comme actes militants et les aspects artistiques du militantisme étudiant ; les réactions des partis politiques québécois face à la grève ; et la répression du mouvement et de ses franges les plus militantes opérée par les tribunaux, l’Assemblée nationale, les corps policiers ou même par des militants en son sein.

Si l’ouvrage offre un portrait plus « académique » que nombre de publications à caractère plus directement politique ou militant parues jusqu’ici, il n’en demeure pas moins campé dans l’esprit de la grève. Chaque texte est signé conjointement par des professeurs et des étudiants, reproduisant symboliquement l’unité constatée à de nombreuses reprises durant la grève entre les aspirations d’une importante part du corps professoral et celles des militants étudiants. Par ailleurs, les auteurs documentent souvent des pratiques militantes auxquelles ils ont pris part, brouillant la distinction entre les perspectives analytique et militante. Cette proximité entre l’action politique et la recherche serait peut-être plus problématique si l’observation participante jouait un rôle prépondérant dans l’éventail méthodologique des recherches réunies dans l’ouvrage. Mais Un printemps rouge et noir s’appuie sur un large éventail de méthodes : recherches documentaires, analyses statistiques, données de sondage, analyses de textes et de discours, entretiens semi-directifs, etc. Ce pluralisme méthodologique favorise une mise à distance dont la complexité est inhérente au double rôle d’auteurs et de militants ; cela permet aussi d’illustrer les représentations de la grève par la mouvance libertaire, ainsi que l’image de cette dernière vue par elle-même comme par ses détracteurs. Et c’est là le tour de force de l’ouvrage : à travers l’exploration d’une multitude de thématiques, il nous replonge efficacement dans l’esprit de la grève de 2012 telle qu’elle fut vécue par ses protagonistes, tout en analysant comment elle fut perçue par ses détracteurs. Et la pluralité des points de vue permet au lecteur d’apprendre quelque chose sur le conflit, peu importe la position prise pendant celui-ci, puisqu’il est impensable pour un même individu d’avoir pris part à la multiplicité des actions décrites dans les pages d’Un printemps rouge et noir.

En explorant de multiples dimensions de la grève, dont certaines sont peu connues du public – la multitude de publications littéraires sur le sujet, par exemple (p. 233-255) –, le collectif nous amène jusqu’aux limites de ce qui semble possible d’acquérir comme connaissance sur le sujet à une distance historique si courte. L’ouvrage documente en détail la mouvance libertaire qu’il se propose d’étudier et il est compréhensible que la contextualisation au sein du mouvement étudiant qui en est offerte soit limitée : la conflictualité entre les factions anarchisantes et sociales-démocrates reste vive au sein du syndicalisme étudiant et il n’est pas évident qu’il y ait beaucoup à dire sur leurs relations à partir d’une perspective analytique. Il convient parfois mieux de s’abstenir que de provoquer des polémiques auxquelles nous ne pouvons apporter une contribution analytique, et le collectif se garde sagement de se lancer dans des conflits fratricides peu propices à une compréhension approfondie du phénomène à l’étude. Par ailleurs, la recherche causale joue un rôle marginal dans les textes publiés. Dans une certaine mesure, il est possible que la symbiose qui unit les chercheurs et leurs objets d’étude tende à circonscrire la réflexion à une sorte d’introspection militante. Il est toutefois envisageable que la recherche des causes du conflit étudiant et des formes qu’il a prises ne puisse dépasser la réflexion stratégique et politique à ce stade-ci. Les rythmes de la recherche et de la politique sont distincts et ce n’est souvent qu’une fois les conflits déplacés vers d’autres enjeux que nous pouvons prendre la distance nécessaire à l’explication de ceux qui font désormais partie du passé. Nous sommes encore loin de cette étape en ce qui concerne la grève de 2012. Les chercheurs qui se pencheront sur celle-ci dans l’avenir devront éventuellement se poser des questions maintenant trop ambitieuses avec le peu de recul que nous avons : pourquoi, par exemple, la mobilisation de 2007 et 2008 a échoué alors que 2012 a été le théâtre de la plus importante grève étudiante de l’histoire du Québec ? Pourquoi les résultats de la grève de 2012 n’ont pas été plus favorables aux étudiants que ceux de 2005 alors que le nombre de grévistes et leur détermination à poursuivre la grève y ont été de loin supérieurs ?

L’effort des contributeurs du volume dirigé par Marcos Ancelovici et Francis Dupuis-Déri mérite d’être souligné : il s’agit d’une des premières publications sur la plus importante grève étudiante de l’histoire du Québec à dépasser le stade de la polémique, de la revendication politique et du témoignage individuel. La conflictualité politique entourant toujours la grève étudiante fait du projet d’une recherche scientifique sur le sujet une entreprise de haute voltige, de laquelle l’ouvrage sort globalement indemne. Il marque en ce sens une étape clé dans l’appropriation de la grève par les chercheurs. Revendiquant une inspiration des travaux de Charles Tilly, Sidney Tarrow et Doug McAdam, les coordonnateurs de l’ouvrage ont choisi, à ce stade hâtif de l’incubation sociale de la grève, de mettre l’accent sur les pratiques des militants. Plus qu’une réflexion sociohistorique axée sur l’analyse causale, c’est une ethnographie d’une mouvance militante, riche en descriptions, que nous offrent les diverses contributions à ce volume. On ne peut que souhaiter que des recherches futures les amènent eux, et d’autres chercheurs, à se pencher sur une autre dimension du programme de recherche mis en place par Tilly et ses collègues : les processus sociaux qui ont conditionné le développement d’un tel répertoire d’actions contentieuses.