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François Dubet, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, sociologue français bien connu notamment grâce à ses travaux importants sur l’école, interroge dans ce court essai la « crise des solidarités » qui expliquerait en bonne partie la spirale des inégalités qui touchent aujourd’hui la plupart des pays, dont la France qui lui sert ici d’objet. À partir d’une réflexion sur la relation qu’entretiennent la croissance des inégalités et le délitement des liens de solidarité, il cherche à remettre en question cette doxa selon laquelle les inégalités seraient simplement un effet de l’économie de marché que de bonnes politiques économiques devraient pouvoir corriger. Un raisonnement trop simpliste, croit Dubet, qui adhère plutôt à la relation inverse : il faut produire de la solidarité pour combattre les inégalités. Comme il l’explique : « Ce ne sont pas seulement les inégalités et les crises économiques qui affectent les liens de solidarité ; c’est aussi et peut-être surtout la faiblesse de ces liens qui explique le creusement des inégalités » (p. 13). Dubet nous invite conséquemment à réfléchir à la construction de nouvelles formes de solidarités, compatibles avec des sociétés démocratiques ouvertes et plurielles, tout en étant « suffisamment robustes pour que nous voulions vraiment l’égalité sociale » (p. 14).

Il ne faut pas s’attendre à trouver dans ce court essai un programme complet de refondation des liens de solidarité. Dubet reconnaît d’ailleurs qu’il y a encore beaucoup de travail à faire pour y arriver. Les quatre chapitres qui composent ce livre peuvent toutefois être lus comme quatre grands constats, qui sont autant de matériaux essentiels pour amorcer la réflexion.

Le premier constat, qui donne son titre à l’ouvrage, est à mon avis le plus intéressant et le mieux étayé : nous avons une préférence pour l’inégalité. L’auteur n’entend pas simplement provoquer, mais pose par là un diagnostic important qu’il n’est pas le premier à formuler : les inégalités sociales et économiques ne sont pas simplement le produit du rouleau compresseur de la mondialisation de l’économie capitaliste, sur lequel nous aurions peu de contrôle, mais elles sont aussi le résultat de choix collectifs et plus encore de pratiques individuelles.

Un exemple de pratiques individuelles qui se traduisent par le creusement des inégalités : les choix résidentiels des individus. C’est un phénomène bien documenté, depuis surtout les travaux passionnants de l’économiste Thomas Schelling sur la ségrégation comme problème d’action collective. Même si les individus ne favorisent pas l’inégalité, ils font malgré tout des choix résidentiels correspondant à leur capacité de payer et qui engendrent par le fait même le séparatisme social et les inégalités. Se renforce ainsi une mécanique circulaire vicieuse : « si les ‘ghettos de riches’ sont choisis, si les classes moyennes fuient les zones jugées ‘difficiles’, en bout de chaîne se créent des quartiers qui concentrent toutes les inégalités et toutes les difficultés sociales » (p. 22). Dubet s’attarde aussi longuement au cas de l’école, qui soulève le même genre de « problème de choix rationnel ».

Cela se traduit bien souvent dans un discours de justification des inégalités ainsi produites. Autrement dit, pendant que nous nous indignons – à juste titre – contre les grandes inégalités, nous excellons à trouver toutes sortes de façons de défendre ces nombreuses petites inégalités auxquelles nous participons tous et qui font la véritable différence. Et cela passe aussi souvent par des stratégies de blâme des victimes, qui seraient exacerbées par cette peur du déclassement, pour reprendre l’expression de l’économiste français Éric Maurin. Nous nous sentons menacés par ceux qui se trouvent en dessous de nous dans l’échelle sociale, nous y voyons là le véritable danger et, même si cela est largement illusoire, ce n’est pas sans conséquence sur les liens de solidarité.

Tout cela est le résultat de ce que Dubet appelle les inégalités multiples : le clivage fondamental n’est pas seulement celui qui oppose la majorité au un pour cent, mais celui qui vient de la multiplication de ces formes d’inégalités, dont on fait l’expérience de façon très individuelle et au plus près de nous, et par lesquelles nous cherchons tous, individuellement, à nous distinguer. D’où un paradoxe qu’il explique : « moins les inégalités sont structurées par des classes sociales ‘objectives’, plus la conscience des inégalités est vive et plus les inégalités sont vécues comme une menace subjective. Il importe donc de se démarquer des plus inégaux et de marquer son rang et sa position, puisque l’on est toujours menacé d’être inégal et ‘méprisé’. » (p. 24)

Deuxième constat : pour combattre ces dynamiques inégalitaires, il ne suffit pas simplement de travailler à produire de l’égalité. Pour produire de l’égalité, il faut d’abord produire de la solidarité. Appeler à refonder la solidarité n’est toutefois pas sans risque. Il y a d’abord un risque politique d’en appeler au retour d’une société bien intégrée en adhérant au discours souvent antidémocratique des nationalistes conservateurs, « adversaires des sociétés ouvertes et plurielles ». Il y a ensuite un risque intellectuel de ne voir d’autre horizon politique que le retour au régime de croissance des Trente Glorieuses et à son corolaire étatique-providentiel. Malgré ces risques, dit Dubet, il faut reconnaître que la société ne peut se passer des sentiments de solidarité et de confiance. Toute la question est de savoir quelle solidarité pour des sociétés démocratiques plurielles.

Ce qui l’amène au troisième constat : il faut penser la solidarité sociale sur le mode de la cohésion plutôt que sur celui de l’intégration. On ne peut plus compter aujourd’hui sur les piliers traditionnels de l’intégration qu’étaient le travail, les institutions et le sentiment d’appartenance national afin de produire la solidarité. Dans le nouveau contexte de la cohésion sociale, nous n’avons d’autre choix que de trouver de nouvelles façons de « faire société », qui prennent acte de l’autonomie de l’individu et qui reconnaissent ce dernier dans ses différences propres, tout en lui assurant une véritable égalité des chances.

Le quatrième et dernier constat concerne la production de la solidarité et se décline de multiples façons. Pour produire la solidarité, il faut entre autres élargir la démocratie, en assurant une meilleure représentation du demos, notamment des femmes et des classes sociales défavorisées dont les membres n’ont actuellement en France à peu près aucun espoir d’accéder à la vie politique, mais aussi en multipliant les scènes politiques où peut se jouer la délibération démocratique. Dubet donne ici l’exemple de jurys de citoyens. Il faut aussi rendre le système fiscal plus transparent, ce qui devrait d’ailleurs permettre de combattre un certain nombre de préjugés à propos des « profiteurs », qui sont rarement ceux que l’on croit. Pour rappel, en France, les établissements scolaires en milieux aisés « continuent à coûter plus cher que ceux des banlieues pauvres » (p. 90), malgré la croyance répandue du contraire, étant donné que les derniers profiteraient de très généreux programmes d’aide. Il ajoute à cela une nécessaire refondation des institutions, qui redonnerait aux acteurs qui les font vivre une véritable voix. À l’école, cela concerne aussi bien les enseignants que les élèves.

En soutien à sa démonstration, François Dubet mobilise plusieurs des thèmes de recherche qui sont au coeur de son travail de sociologue, qu’il s’agisse de l’école, du concept d’inégalités multiples ou encore de l’idée de cohésion sociale. Paru dans l’excellente collection « La République des idées », La préférence pour l’inégalité propose en une petite centaine de pages une réflexion engageante sur un des enjeux majeurs de notre temps, mais nous invite plus encore à nous familiariser avec l’oeuvre sociologique incontournable de Dubet.