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Les travaux de la sociologue Danielle Juteau ont longtemps fait l’objet de lectures tronquées, dont les angles morts trouvent écho jusque dans les termes choisis pour la présenter. La professeure émérite de l’Université de Montréal a surtout été décrite comme contributrice aux approches néo-wébériennes de l’ethnicité. De façon plus marginale, certains ont aussi noté le rôle qu’elle a joué dans le développement des études féministes en Amérique du Nord. Cette présentation n’a rien d’inexact, mais elle néglige la cohérence d’une démarche qui n’a jamais conçu ces domaines de la recherche comme incommensurables.

Comme son titre l’indique, L’ethnicité et ses frontières porte d’abord et avant tout sur les processus de formation des collectivités ethniques. Cependant, cette nouvelle édition de l’ouvrage paru en 1999 peut être lue comme un effort inédit de Juteau pour expliciter le renforcement réciproque entre les différents aspects de ses travaux. Annoncé dès ses premiers articles, son projet apparaît plus clairement que jamais : forger des outils théoriques capables de rendre compte des rapports sociaux spécifiques qui constituent les groupes ethniques et les classes de sexe, en évitant les pièges du naturalisme et du culturalisme.

Dans cette mise à jour, tous les chapitres tirés de la première édition ont été retouchés et de nouveaux textes ont été ajoutés. Ils sont désormais présentés selon un mode thématique plutôt que chronologique, faisant de chacun une étape dans le déploiement d’un raisonnement cohérent. Le tout est encadré par une nouvelle introduction et une nouvelle conclusion, qui permettent de mieux saisir cette logique d’ensemble. Selon l’auteure, toute étude de l’articulation des rapports sociaux doit être précédée d’un travail autonome de théorisation de chacun de ces rapports et des catégories sociales qu’ils produisent. C’est à ce travail préalable qu’elle se consacre dans les deux premières sections de l’ouvrage, en proposant une analyse « constructiviste, relationnelle, matérialiste et transversale » (p. 263) des processus constitutifs de l’ethnicité. Dans la dernière partie, elle revisite les débats très actuels autour de l’intersectionnalité à partir des acquis de son cadre d’analyse.

Danielle Juteau commence son exposé par une présentation des ancrages de sa théorisation des processus de communalisations ethniques. Elle insiste autant sur les auteurs à partir desquels elle a bâti ce cadre que sur le terrain qui lui sert de référence : l’espace social canadien et les frontières qui le traversent. La contribution de Max Weber constitue le point de départ de son approche théorique. C’est sur elle que repose l’élaboration d’une définition du groupe ethnique basée sur la croyance en des ancêtres communs, réels ou imaginés. En mettant l’accent sur les processus qui engendrent la formation du groupe plutôt que sur la communauté prise comme donné, Weber ouvre la voie à une compréhension constructiviste et relationnelle du phénomène. La perspective que souhaite échafauder Juteau exige toutefois de « dépasser Weber », affirme-t-elle sans détour (p. 20). Elle prend appui sur les travaux de trois auteurs pour y parvenir. L’apport d’Otto Bauer, figure centrale du marxisme autrichien, apparaît plus explicitement que dans la précédente édition. Les travaux plus récents de Colette Guillaumin et de Pierre-Jean Simon complètent le tableau. La première a légué une pensée critique des catégories de race et de sexe, rendant visibles les rapports sociaux qui les ont historiquement façonnées. Le second fournit des distinctions conceptuelles éclairantes entre groupe ethnique, groupe nationalitaire, nation et groupe racial. Le cadre théorique qui s’en dégage est appliqué à l’étude de la divergence des trajectoires des Canadiens français de l’Ontario et de ceux du Québec (chap. 2). Il est ensuite approfondi par l’examen d’un procès de travail en grande partie effectué hors salariat par les femmes : celui de la transmission de l’ethnicité aux enfants (chap. 3).

La prise en compte de ce processus microsocial souvent occulté vient mettre en lumière les deux faces, interne et externe, des frontières ethniques. La face externe se construit dans le contexte de rapports sociaux antagoniques qui résultent de la colonisation, de la migration, de l’esclavage ou de l’annexion. C’est elle qui « commande la construction d’une face interne spécifiquement ethnique et convertit la spécificité culturelle […] en ethnicité », précise Juteau (p. 106). Néanmoins, les approches qui ne se préoccupent que de la frontière externe rencontrent d’importantes limites. Ces enjeux sont discutés en profondeur dans la deuxième section. L’auteure tente de mettre à distance les travers du substantialisme sans verser dans le biais inverse, qui nie l’historicité des groupes constitués et va même jusqu’à rejeter le concept d’ethnicité. Cette résistance est particulièrement marquée en France, où la constitution d’un champ spécialisé dans l’étude des relations interethniques est encore ardue aujourd’hui. Le chapitre 5 décrit les conditions sociales qui ont fait obstacle à la production de tels savoirs et identifie les problèmes qui en résultent. L’argumentation est convaincante, surtout lorsque sont abordés les liens entre l’entreprise coloniale française et l’idéologie universaliste sécrétée sous la Troisième République. Plus engagé que les autres, le septième chapitre constitue une intervention dans les débats récents sur les contours de la « nation » québécoise. Juteau y plaide pour un pluralisme axé non pas sur la célébration de la « différence », mais sur la reconnaissance des rapports sociaux de domination et sur l’ambition de les éradiquer.

L’ethnicité ayant été théorisée comme rapport social spécifique dont les dimensions sont matérielles et idéelles, son articulation à d’autres rapports sociaux peut être abordée sans craindre de réifier les catégories. La troisième section s’ouvre sur un chapitre tiré de l’ancienne édition, qui préfigurait les discussions contemporaines sur l’intersection des modes de hiérarchisation sociale. Juteau s’appuyait alors sur la critique des réductionnismes formulée par Stuart Hall pour concevoir un matérialisme dont la portée ne serait pas limitée à la compréhension du seul rapport capital/travail. Des textes plus récents viennent prolonger cette réflexion. Le chapitre 10 récuse avec habileté les accusations d’essentialisme portées contre le féminisme matérialiste et son concept de « classes de sexe ». Reconnaître que les groupes produits par les rapports sociaux sont traversés par des divisions internes n’implique pas nécessairement la négation de leurs intérêts communs. Cette proposition vaut autant pour la classe ouvrière que pour les minorités ethniques ou pour la « classe des femmes ». Pour arriver à penser « l’indissociable hétérogénéité et homogénéité » de cette catégorie (p. 206), Juteau estime qu’une théorisation matérialiste des rapports sociaux de sexe est nécessaire. Le « paradigme féministe matérialiste de l’intersectionnalité » qu’elle souhaite voir émerger s’en inspire d’ailleurs largement, comme en témoignent les nombreuses références aux recherches de Danièle Kergoat et d’Elsa Galerand. L’auteure défend le potentiel heuristique de cette approche au chapitre 11. Elle examine ensuite les fluctuations des frontières du « Nous québécois » à travers le temps, évoquant les récents débats sur la laïcité et la mobilisation de l’égalité des sexes comme marqueurs de la collectivité nationale.

En guise de conclusion, Juteau montre en quoi son cadre théorique rejoint les postulats du boundary-making paradigm popularisé par Andreas Wimmer. On aura donc eu en partie raison de la rapprocher des penseurs néo-wébériens de l’ethnicité. La sociologue insiste toutefois sur une distinction importante qui fait l’originalité de son approche : l’ajout du principe matérialiste (p. 264). Cet aspect apparaît beaucoup plus clairement dans la nouvelle édition que dans la précédente. Le mot « matérialiste » y était confiné au seul chapitre sur l’articulation des rapports sociaux, même si la méthode irriguait le livre de part en part. Désormais, cet ancrage est revendiqué haut et fort : « Une perspective relationnelle et constructiviste doit être matérialiste, en d’autres mots, elle doit tenir compte des rapports sociaux en amont des frontières » (p. 14).

La théorisation du rapport ethnique proposée par Juteau se présente ainsi comme une contribution spécifique à un projet intellectuel plus vaste : celui d’une sociologie matérialiste des rapports sociaux (ethniques, de classe et de sexe) qui divisent les formations sociales en groupes différenciés, hiérarchisés et engagés dans des luttes constantes (p. 222). Elle joue un rôle analogue à celui des analyses matérialistes de l’oppression des femmes élaborées par des chercheuses comme Colette Guillaumin, Christine Delphy ou Nicole-Claude Mathieu (p. 199). Loin d’embrasser le culturalisme en vogue depuis l’envol du poststructuralisme et du postmodernisme, cette démarche se réapproprie le bagage théorique de l’héritage marxien. Elle raisonne en termes de rapports sociaux, de contradictions et d’antagonismes plutôt qu’en termes d’identités (p. 219). Elle cherche en fait à étendre la portée du matérialisme historique au-delà du domaine que lui avaient historiquement réservé certains marxistes.

Le travail de précision accompli par Danielle Juteau permet de mieux situer ses travaux au sein de ce matérialisme élargi qu’elle a contribué à construire. Il s’agit sans doute de l’apport le plus important de l’édition de 2015, au-delà des nombreux ajouts et mises à jour qui viennent actualiser l’ouvrage. Il n’est pas interdit d’espérer que des rapprochements plus marqués soient entrepris entre les champs autonomes où sont menées des recherches sur les différents rapports sociaux dans une perspective matérialiste. On peut regretter que l’élaboration d’un langage commun à tous les principes de différenciation hiérarchique qui traversent les formations sociales tarde à être entreprise à partir de chacune de ces « régions » du matérialisme historique. En revanche, on ne peut pas reprocher à Juteau de s’être soustraite à cet effort. Au contraire, avec la réédition de L’ethnicité et ses frontières, elle jette des bases essentielles à sa poursuite.