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Le philosophe et sociologue allemand Jürgen Habermas n’a jamais habité dans une tour d’ivoire. À côté de ses ouvrages spécialisés, qui s’adressent à un public de spécialistes en sciences sociales, Habermas nous a habitués à des interventions ponctuelles dans lesquelles il décortique et analyse les enjeux politiques ou culturels et nourrit la vie des idées. Le fait qu’il vienne de célébrer son 85e anniversaire de naissance n’enlève rien à la fréquence et à l’acuité de ses interventions publiques. Toujours à l’abri d’un style polémique, ses interventions ponctuelles, colligées depuis plusieurs années par Polity Press, sont l’occasion de confronter sa conception philosophique du droit élaboré depuis Droit et démocratie (1992) à l’évolution de l’actualité politique allemande, européenne et mondiale.

The Lure of Technocracy rassemble dix interventions en 150 pages. Dans les sept premiers textes, Habermas revient sur son principal objet d’intervention depuis les années 2000 : les défis auxquels doit faire face l’Union européenne. Ces interventions s’inscrivent dans la foulée de la crise financière et des dettes souveraines de 2008. Elles furent publiées en allemand en 2013. La préface à l’édition anglaise date d’août 2014, soit un an avant l’été de 2015 lors duquel le gouvernement grec dirigé par Syriza et Alexis Tsipras a perdu son bras de fer contre une Troïka déterminée à appliquer des politiques d’austérité à une économie grecque au bord du gouffre. Les interventions de l’ouvrage portent donc essentiellement sur les cinq années qui ont suivi la crise de 2008 ; plusieurs demeurent aussi pertinentes en 2016, mais elles sont antérieures au bras de fer de Tsipras et à la crise des réfugiés.

Le processus de construction de l’Union européenne est un projet complexe aux prises avec des défis de taille : l’élargissement à de nouveaux États-membres, l’approfondissement de l’intégration des premiers États-membres, le développement du fédéralisme fiscal et la question de l’étendue des pouvoirs dont devrait disposer la Cour européenne de justice. Ces enjeux, ainsi que celui du déficit démocratique de certaines institutions européennes, ont été au coeur de la réflexion de Habermas depuis les 20 dernières années. Plusieurs de ces questions s’inscrivent en continuité théorique avec sa réflexion antérieure sur le processus de réconciliation des deux Allemagne, notamment, et sur le patriotisme constitutionnel. Depuis 2008, deux fractures se sont amplifiées dans le cadre du processus de construction européenne. D’une part, des enjeux économiques et financiers rendus criants à travers la zone Euro par la crise de 2008. Cette première fracture a forcé les États de l’union monétaire européenne à une coopération toujours accrue. Habermas revient sur les défis auxquels fait face cette coopération. D’autre part, l’UE est aux prises avec un dégradé de replis nationalistes, allant du scepticisme britannique à la mise en péril des accords de Schengen, jusqu’à la remise en question des principes fondamentaux de l’État de droit constitutionnel, comme en Hongrie et en Pologne, en passant par les défenseurs des acquis de l’État providence dans le cadre des États nationaux. Les interventions de Lure of Technocracy portent essentiellement sur les débats structuraux liés au processus d’intégration européenne.

Cet ouvrage est l’occasion pour Habermas de revenir aux fondements de son appui au projet européen et aux racines philosophiques de son euro-fédéralisme. Il replace la trajectoire des institutions européennes, qu’il aborde dans leur contexte historique, en rappelant comment les questions de leur représentativité et de leur légitimité se sont posées et se posent encore. Si plusieurs essais reviennent sur l’horizon en philosophie du droit dans lequel s’inscrivent les arguments de Habermas, cet ouvrage est également l’occasion pour lui de revenir sur la nécessité de reporter le type de pratiques et de politiques qui ont permis à l’État providence de se développer dans le cadre de l’État-national au niveau européen. Car il est bien entendu que, pour Habermas, le fédéralisme européen demeure un projet inachevé. Comme par le passé, il présente un dégradé de positions euro-fédéralistes en se positionnant avec nuances en faveur d’une position supranationaliste qui s’inscrit dans une conception de la légitimité arrimée aux pratiques d’une démocratie communicationnelle. Son argument s’oppose donc à différentes positions euro-sceptiques, mais également à certaines positions euro-fédéralistes, soit technocratiques soit néolibérales, en montrant les limites de leur conception de la légitimité et de la démocratie. Le lectorat auquel s’adressent les textes de cet ouvrage est varié. Encore une fois, l’auteur montre qu’il est un interlocuteur indispensable non seulement en philosophie du droit ou sur l’histoire des institutions européennes, mais également aux niveaux plus pragmatiques de la stratégie des partis politiques et du rôle des élections et des référendums dans le contexte de l’intégration européenne.

Une intervention particulièrement intéressante à cet égard revient sur les travaux récents du sociologue Wolfgang Streeck sur la crise de l’État providence. Dans Buying Time : The Delayed Crisis of Democratic Capitalism (2014, Verso), Streeck situe sa réflexion dans le sillon de l’analyse habermassienne des crises de légitimité développée dans Raison et légitimité (1973). Le différend entre Streeck et Habermas permet d’approfondir le concept de crise de légitimité et la conception de l’État providence développée par ces deux figures de l’École de Francfort oeuvrant dans des contextes distincts à des décennies d’intervalle. Il s’agit probablement de la contribution de l’ouvrage qui trouvera le plus d’échos chez les comparativistes qui s’intéressent à l’avenir de l’État providence et aux défis que doit relever l’option sociale-démocrate en Europe.

Au-delà des interventions relatives à l’Union européenne, Habermas consacre trois textes de ce livre aux relations entre les intellectuels juifs allemands, allemands et juifs dans l’histoire allemande. Le premier de ces textes, « Jewish Philosophers and Sociologists as Returnees in the Early Federal Republic of Germany : A Recollection », porte sur la trajectoire de plusieurs intellectuels juifs exilés durant la période de l’Allemagne nazie et sur les aléas de leur influence sur le milieu universitaire allemand d’après-guerre. Trop court, ce chapitre constitue néanmoins une introduction importante à l’étude des parcours de Simmel, Husserl, Scholem, Adorno, Cassirer, Benjamin, Marcuse et Elias. Le second texte, « Martin Buber – A Philosophy of Dialogue in its Historical Context », porte sur l’héritage d’un des plus importants théologiens du dialogue interreligieux et sur l’évolution de sa pensée dans le contexte tragique que l’on connaît. Ce détour par Buber étonne, mais il s’avère une exploration très riche d’une philosophie de la religion parmi les plus importantes à être issue de la crise du judaïsme allemand. Un dernier texte revient sur l’importante figure d’un des piliers à contrecourant de la pensée libérale allemande, Heinrich Heine, et sur sa conception d’une Europe confrontée au défi de penser son unité politique post-nationale.

Enfin, plusieurs interventions de Habermas passent par un détour autobiographique auquel il ne nous a pas habitués par le passé. Ce détour vient éclairer différents moments de l’histoire politique et intellectuelle allemande de la seconde moitié du vingtième siècle du point de vue d’un de ses témoins les plus incisifs. The Lure of Technocracy de Jürgen Habermas est recommandé à toute personne qui cherche à s’approprier un auteur constructif, patient, sans complaisance et informé sur plusieurs des enjeux qui détermineront l’avenir de l’Europe. Il n’y a ni formule coup de poing, ni slogan, ni enflure polémique dans ces contributions.