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Theodor W. Adorno [1903-1969] a fait de la dialectique son objet théorique principal. Presque tous ses ouvrages portent la trace de réflexions qui concernent cette approche. Selon de nombreux commentateurs de l’oeuvre du pionnier de l’École de Francfort, l’objectif théorique d’Adorno a été de proposer un nouveau concept de la dialectique qui soit orienté vers la rupture, la dissonance, l’atonalité. C’est dans son ouvrage majeur, Dialectique négative (1966, Suhrkamp), que ce projet devient effectif. Heureusement pour le lecteur qui souhaite amorcer la lecture de cet écrit dense et énigmatique, Adorno a laissé derrière lui des matériaux préparatoires qui permettent de mieux percevoir toute l’étendue et la complexité de ce qu’il entend par dialectique négative. Présenté pendant le trimestre de l’été 1958 à l’Université Johann-Wolfgang Goethe, à Francfort, An Introduction to Dialectics est l’un des premiers cours consacrés exclusivement au sujet de la dialectique. Par la suite, Adorno a consacré presque dix années d’enseignement à l’élaboration de la dialectique négative. Ces cours ont été publiés longtemps après la mort de l’auteur. An Introduction to Dialectics, par exemple, a été publié en langue allemande en 2010 (Suhrkamp), puis traduit en anglais en 2017 (Polity Press).

Les premières leçons du cours d’introduction à la dialectique donnent une définition initiale de son objet. C’est la première pierre à la construction des réflexions d’Adorno sur la dialectique. Il explique que celle-ci peut être comprise de deux manières, soit comme étant une méthode de la pensée philosophique, soit comme étant la structure propre du développement de chaque chose (p. 1). La première définition est probablement la plus connue et la plus commune. Adorno la fait remonter aux écrits de Platon et à son mode d’enquête philosophique. Dans les dialogues de Platon, lorsque Socrate discute du beau, du juste, du bien, il cherche à aller au-delà du monde tel qu’il nous apparaît. C’est dans cet arrière-monde que se trouve la vérité des choses. De la sorte, chez Platon, il y a une confrontation entre deux réalités, entre un monde sensible et un monde intelligible, un monde des apparences et un monde de l’essence. Platon cherche donc à questionner, à dépasser la facticité du monde. Selon Adorno, ce questionnement est au coeur de la dialectique, ce qui nous amène à sa deuxième définition, c’est-à-dire que la dialectique est la structure propre du développement des choses. Adorno utilise encore l’exemple de Platon, cette fois pour créer une distance entre celui-ci et sa propre pensée. Adorno remarque que dans le Banquet, par l’entremise de Diotime, Platon explique que la structure de la réalité est complètement dépendante de ce qui lui donne une forme, soit son idée, celle-ci étant permanente, immuable et identique à elle-même (p. 15). De cette façon, le rapport qu’entretient la chose à son idée est unidirectionnel et fixe, la vérité du beau n’est pas dans ses multiples apparences, mais dans l’idée même du beau. La dialectique qu’Adorno essaie de développer comprend la vérité des objets dans leur relation à la totalité, celle-ci étant l’ensemble des médiations partant du particulier et allant à sa forme la plus abstraite (p. 20). C’est à partir de ces deux définitions préliminaires qu’Adorno entend discuter de ce qu’est la dialectique.

Après avoir fait ces remarques, Adorno défend l’idée importante que la dialectique n’est pas une philosophie d’a priori ou, comme il l’appelle parfois, une prima philosophia (p. 106). Cette idée est présente dans presque toutes les leçons de ses cours sur la dialectique. À l’opposé de la dialectique, Adorno décrit deux idéaux types participant à la logique d’un principe premier. Premièrement, les réflexions ontologiques qui cherchent l’être des choses, leur fondement, leur origine, ce lieu d’où tout découle. Deuxièmement, le positivisme qui tente de définir, circonscrire et mesurer la réalité dans le but d’en faire des lois. Dans le premier cas, la chose doit venir s’identifier à son être et, dans le deuxième, la chose est la seule réalité possible, elle est égale à elle-même. Pour Adorno, ces deux types de réflexions philosophiques ont en commun d’être des pensées de l’identité. La pensée dialectique essaie de comprendre les objets dans leur propre mouvement et se refuse d’imposer de l’extérieur des contraintes aux objets. C’est en ce sens qu’Adorno commente longuement les postulats dialectiques de Hegel concernant la catégorie d’Être. L’Être pris dans son immédiateté s’identifie au néant, à rien, au vide, à l’indéterminé (p. 111). Pour Adorno, c’est seulement parce que l’Être est égal au néant que la dialectique est possible, car cette réflexion ontologique laisse place à un troisième terme, le devenir. La vérité de toute chose ne se trouve pas à la fondation ou à l’origine de celle-ci, mais dans son parcours, dans ses multiples devenirs (p. 157). La dialectique est une pensée du mouvement et de la relation.

Adorno est connu pour ses formulations à la fois riches et ambiguës concernant l’importance de la totalité. Dans Minima moralia (Payot et Rivages, 2003), qui a été rédigé avant ses cours sur la dialectique, il écrit que « le tout est le non-vrai ». Cette phrase qui revient souvent dans ses écrits a abondamment été commentée par ses lecteurs. Dans An Introduction to Dialectics, il revient sur le caractère proprement négatif ou de non-vérité de la totalité. Le non-vrai occupe une place centrale dans la pensée d’Adorno. Ainsi, il modifie la proposition de Spinoza « Verum index sui et falsi » [Le vrai, signe de lui-même et du faux] à « Falsum index sui et veri » [Le faux, signe de lui-même et du vrai] ; il avance que le pouvoir du faux arrive à dire beaucoup plus sur le vrai que le vrai lui-même (p. 190). C’est en ce sens que la proposition d’Adorno « le tout est le non-vrai » signifie que la totalité est ressentie par le particulier comme une contrainte, un pouvoir d’assujettissement, quelque chose de faux (p 117). Au coeur de la dialectique se trouve donc la conscience de la séparation, de la diremption, de l’aliénation (p. 74). L’individu est jeté dans un monde qui le précède et qui le construit. C’est à partir de ce moment particulier que le rapport entre totalité et particulier est pensé. Adorno discute souvent dans ses leçons de deux forces totalisantes du monde contemporain, soit la raison des Lumières et le principe d’échange découlant du capitalisme. Les Lumières comme l’échange ont en commun de faire violence au particulier en le mettant sur un lit de Procuste. Même si Adorno critique la totalité, il ne peut être considéré comme un penseur de la singularité face à la totalité. Adorno précise dans la leçon 18 que la dialectique n’est pas une pensée du « either-or » [ou bien, ou bien] (p. 186), donc elle n’est pas une pensée qui privilégie ou bien la totalité ou bien la singularité. La pensée dialectique essaie de comprendre la constitution et la médiation de ces deux entités et la relation entre elles. Adorno ajoute que le rapport entre les divers objets et la totalité n’est pas un rapport harmonieux où cohabitent passivement les multiples différences, mais ce rapport est plutôt marqué par la contradiction.

Beaucoup plus aurait pu être dit sur les cours d’Adorno, ceux-ci étant à la fois denses et accessibles, que ce soit à propos de ses réflexions sur la négation déterminée, de l’idée de constellation, etc. An Introduction to Dialectics est une excellente propédeutique à la Dialectique négative, car la plupart des thèmes élaborés dans son magnum opus sont aussi développés dans ses leçons. Par ailleurs, on peut y lire de longs exposés forts précis sur le rapport qu’Adorno entretenait avec la pensée de Hegel. Il est particulièrement évident que la préface de la Phénoménologie de l’esprit de ce dernier (1807) a joué un rôle décisif dans l’élaboration des nombreuses facettes de la dialectique négative. C’est en reprenant les mots de Scheler concernant Buber qu’Adorno caractérise son rapport à Hegel ; il affirme en effet qu’il faut le prendre au sérieux, très au sérieux… mais toutefois pas complètement au sérieux (p. 84). La dialectique que développe Hegel comporte la possibilité de ne pas faire violence au non-identique, à la particularité des choses. Cependant, Adorno explique que Hegel finit par refermer sa dialectique en postulant qu’à la fin du processus, le non-identique est connu et qu’il peut donc être rangé sous une identité plus générale appelée esprit absolu. Il appelle ainsi à suivre l’esprit et non la lettre de la dialectique hégélienne. Adorno croit que le concept renouvelé de dialectique peut servir d’assise à une pensée émancipatoire, car il permet d’ouvrir ce qui est clos, il rend possible ce qui ne semble pas l’être. Bien malheureusement, le rapport théorie-praxis est absent des leçons ; s’il en parle, ce n’est que pour spécifier l’importance de la théorie qui a été, selon lui, trop longtemps inféodée à la praxis (p. 217). De cette manière, nous pourrions dire que le lecteur refermera ce livre en étant peut-être philosophiquement plus armé, mais toujours en quête en ce qui a trait à la praxis.