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Dans son plus récent ouvrage, Éthique de la considération, Corine Pelluchon défend une éthique des vertus qui repose sur la philosophie de la corporéité et du sujet relationnel, telle qu’exposée dans ses travaux antérieurs. L’objectif du livre est de dépeindre l’idée de la considération, ainsi que de tracer un chemin vers sa réalisation. L’auteure propose une conception de la considération en tant qu’attitude réflexive pouvant servir de fondement pour repenser l’environnement, la cause animale et la démocratie. En partant du sujet, et donc du rapport à soi, l’éthique de la considération vise à déterminer les dispositions morales requises pour « être-avec-le-monde-et-avec-les-autres » (p. 233).

L’ouvrage se divise en trois parties. La première retrace l’itinéraire de l’éthique de la considération et offre une discussion qui permet à l’auteure d’éclairer cette idée qu’elle reconstruit en puisant dans les réflexions de philosophes aussi variés que Platon, Aristote, Bernard de Clairvaux et Descartes, parmi d’autres. Mais la pensée de Bernard de Clairvaux occupe une place primordiale dans le projet de Pelluchon. Dans son traité De la considération, ce dernier insiste sur l’importance de l’humilité en tant que première étape de toute réflexion éthique. Cela s’explique par le fait que le rôle de l’humilité chez Bernard de Clairvaux est de retisser le lien entre notre condition corporelle et notre humanité. L’humilité nous conduit non seulement à la reconnaissance de notre vulnérabilité et, par conséquent, à la réalisation de l’égalité inhérente de tous les êtres (humains et non humains), mais aussi à la compassion, à l’empathie et donc à l’amour du prochain (p. 35). Pelluchon prend également soin d’étayer son argument en le contrastant avec certains courants influents de l’éthique des vertus, notamment avec les approches de Philippa Foot et d’Alasdair MacIntyre (p. 59-61). De plus, elle démarque l’éthique de la considération des éthiques du care et soutient que la pensée de Descartes offre une position intéressante du fait qu’elle permettrait d’établir un juste milieu entre l’idéal de transformation de soi que l’on retrouve chez les Anciens et l’importance de l’interdépendance qu’avancent les philosophes du care (p. 66-67).

Dans la deuxième partie, l’auteure poursuit sa réflexion sur la vulnérabilité et s’appuie sur la notion de « trandescendance » qui désigne un mouvement d’approfondissement du moi ainsi que du monde commun auquel ce moi appartient (p. 95-96). L’une des motivations de son oeuvre est de renouer le fil entre la théorie et la pratique, et la transdescendance permet justement de partir de notre existence en tant qu’êtres charnels et relationnels afin de s’ouvrir et de se rapprocher d’autres êtres vivants. Nous voyons ici le potentiel radical de ce savoir vécu qui nous unit à autrui et nous enjoint de changer notre rapport avec les animaux, les écosystèmes et la terre. L’auteure élabore sa conception de l’éthique de la considération en s’appuyant sur l’idée de la convivance, qui fait référence à la coexistence pacifique et à la convivialité. Cet idéal permet d’ancrer le politique dans la recherche du bien commun tout en incarnant la diversité socioécologique des formes de vie. Cet engagement envers le monde commun est décrit par les trois dimensions du vivre dont parle Pelluchon, c’est-à-dire le passage du « vivre de » au « vivre avec » et au « vivre pour » (p. 159-160).

Enfin, la dernière partie s’efforce de penser les conditions de la transformation de l’humain afin de renforcer les liens intellectuels, moraux et affectifs avec d’autres vivants et avec les milieux à qui nous devons non seulement notre survie mais aussi notre épanouissement. Dans cette partie, Pelluchon indique les contours de ce que devrait être le rôle d’une éducation visant à transformer nos désirs en « amour des autres et du monde » (p. 202). Cela implique que l’éducation doit éveiller notre imagination afin « d’affiner [nos] jugements moraux » et de cultiver en nous « des désirs plus hauts que ceux qui [nous] rivent à la consommation ou [nous] opposent constamment les uns aux autres » (p. 196). L’éthique de la considération concerne les générations passées, présentes et futures, tout en mettant l’accent sur l’éducation des « nouveaux nés », puisque c’est là que reposent l’espoir de renouvellement ainsi que la possibilité que l’on a de promouvoir des sociétés justes et soutenables (p. 261). De plus, Pelluchon propose de mêler l’éthique et l’esthétique, car la pratique de la considération est tout d’abord un rapport à soi. L’appréciation esthétique des formes de vie humaines, de la nature et des animaux a donc le potentiel d’inspirer un sentiment de communion avec l’ensemble des vivants. En effet, l’esthétique de la considération nous permet de reconnaître les obligations que l’on a envers les autres êtres vulnérables et nous incite à être réceptifs à leurs besoins (p. 248).

L’Éthique de la considération est une contribution remarquable à la philosophie morale et politique qui ouvre une voie féconde à partir de laquelle va pouvoir s’engager une réflexion reliant des domaines qui sont habituellement étudiés séparément. Ainsi, la pensée de Corine Pelluchon vient compléter et renforcer les différentes approches de l’éthique des vertus, de l’éthique du care ou encore de la philosophie de l’environnement, telles que développées surtout dans le monde anglophone. Il serait intéressant notamment de voir plus précisément de quelles façons cette perspective ressemble aux travaux de Philippa Foot et d’Alasdair MacIntyre, ainsi que des éthiques du care (on peut penser à Carolyn Merchant ou à Joan Tronto, par exemple) et comment elle en diffère, car cela n’est discuté que brièvement dans l’ouvrage. Par ailleurs, il serait aussi important de faire dialoguer son éthique de la considération avec les conceptions philosophiques qui prônent l’« entre-aide », qui sont sensibles à la soutenabilité et à l’interdépendance entre les formes de vie humaines, les écosystèmes et la terre, et qui cherchent à établir des liens entre certaines traditions et pratiques occidentales et autochtones, comme le font au Canada des penseurs comme James Tully et John Borrows. C’est la raison pour laquelle on ne saurait trop estimer une traduction de cette oeuvre en anglais, dont l’apport est de fait très important.