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La libéralisation politique, avec l’intensification de la concurrence pour l’accès aux positions politiques, a transformé les façons de « se faire élire » au Cameroun. Les stratégies de captation des suffrages par les partis politiques lors des campagnes électorales se sont multipliées et diversifiées par la même occasion. L’échange entre les différents acteurs de la vie politique, par exemple, est apparu depuis lors comme un des facteurs à court terme déterminant le choix électoral. Échanger pour accéder au pouvoir ou pour le conserver est ainsi devenu une mode, donnant naissance à une approche échangiste, voire clientéliste du comportement politique[2]. Et l’un des moments où l’on observe ces mutations est la période de la campagne électorale. Après la sélection des candidats présentés aux élections, l’une des fonctions essentielles des partis politiques lors des échéances électorales est d’animer ces campagnes. Cela consiste à façonner, voire influencer les choix électoraux des citoyens et les mobiliser afin qu’ils votent pour les candidats sélectionnés. Dans ce processus, le matériel électoral partisan, c’est-à-dire l’ensemble des objets liés aux pratiques de campagne des partis politiques[3], joue un rôle très important, puisque la clé du succès électoral réside en partie dans sa conception et sa diffusion durant cette courte période[4]. Nous nous demandons comment les partis politiques vont s’assurer les concours humains indispensables à l’exécution de ces tâches politiques.

L’observation du déroulement de la campagne électorale montre qu’un personnel politique intérimaire aide les partis politiques à atteindre cet objectif. L’expression « personnel politique intérimaire » fait référence à l’ensemble des personnes qui participent de façon active à la vie politique pour une période déterminée. Elle désigne, dans le cadre de cette étude, l’ensemble des individus recrutés à titre temporaire par les partis politiques pour leur apporter une aide momentanée durant la campagne électorale. Le personnel politique intérimaire peut être synonyme d’auxiliaires du jeu électoral (Gerstlé, 1989), de relais électoraux circonstanciels, d’agents intermédiaires (Banégas, 1998b), d’animateurs électoraux, de courtiers (brokers) ou démarcheurs électoraux. En définitive, il s’agit d’une catégorie d’acteurs pas nécessairement animée par des mobiles idéologiques, mais qui acceptent d’effectuer le travail électoral partisan pendant la campagne électorale (Gaxie, 1977). Dans le contexte politique camerounais, il peut arriver que des intérimaires soient des sympathisants du parti politique pour lequel ils effectuent des tâches électorales temporaires, mais ceux-ci ne se considèrent pas en cette circonstance comme des membres partisans, dans la mesure où le travail des militants – notamment leur participation aux activités électorales – est censé être un devoir et une activité bénévole.

En raison de son impact sur le vote, l’étude des campagnes électorales constitue un secteur de recherche d’une grande vitalité (Gerstlé, 1989). Pendant longtemps, les principaux déterminants de la décision électorale étaient des facteurs à long terme. Que ce soient les variables socio-démographiques de l’École de Columbia, les variables d’attitude de l’École de Michigan ou l’écologie électorale française, on minorait la possibilité de changement à court terme dans la campagne électorale. Pour les auteurs de ces modèles, le choix électoral se faisait longtemps avant les élections et la campagne électorale, de ce fait, ne jouait qu’un rôle secondaire de renforcement des prédispositions politiques plutôt que de persuasion des électeurs. Mais le déclin de l’identification partisane et le développement de l’instabilité électorale à partir des années 1970 ont conduit à une réévaluation à la hausse des variables à court terme dans la détermination du choix électoral (ibid.)[5]. Ainsi, la campagne électorale, particulièrement la façon de la faire, a commencé à jouer un rôle prépondérant dans le processus de conversion des électeurs. Pour ce qui est du Cameroun, en raison du caractère monolithique du système politique, les électeurs n’avaient pas de choix à faire. Leur rôle consistait simplement à confirmer la sélection du candidat par le parti unique, d’où l’appellation « élections sans choix » attribuée aux scrutins de cette période. Ce n’est qu’avec la libéralisation politique de la fin des années 1980 que la donne a changé. À partir de ce moment, du fait de la concurrence, l’investiture par un parti ne suffit plus pour remporter une élection. Il faut, en plus de cela, battre campagne et séduire les électeurs de différentes manières, surtout qu’avec cette libéralisation on assiste à une diversification de l’électorat camerounais. Si certains citoyens votent pour le même parti depuis des années, il existe d’autres catégories d’électeurs qui votent pour un parti soit en fonction des enjeux de l’heure, soit en fonction des candidats investis, ou alors de la stratégie que ceux-ci adoptent lors de la campagne. Il existe aussi la catégorie des indécis et des réfractaires à la chose politique, qu’il faut convaincre et dont il est indispensable d’orienter les choix lors des compétitions électorales. La première catégorie peut être qualifiée d’électeurs traditionnels et inconditionnels du parti pour lequel ils votent, dans la mesure où quelles que soient les stratégies mises en place par les partis, ils voteront toujours pour le parti de leur « coeur ». La campagne électorale – et par ricochet le travail du personnel politique intérimaire – est orientée moins vers ces inconditionnels que vers les autres catégories d’électeurs.

Cette recherche puise son inspiration dans l’abondante littérature qui rend compte de la vie politique et électorale africaine. L’élection en Afrique subsaharienne constitue en effet un champ de recherche riche et foisonnant. Depuis le retour au multipartisme au début des années 1990, la période électorale a retenu l’attention des chercheurs en science politique, au point où les études électorales sont devenues une véritable industrie (Perrot et al., 2016). Si la grande majorité de ces travaux est dominée par des analyses statistiques et cartographiques des résultats, et organisée autour de réflexions conjoncturelles visant à expliquer l’issue des élections, il n’en demeure pas moins vrai que des recherches ont été effectuées sur le déroulement de la campagne électorale et notamment sa dimension transactionnelle. L’échange clientéliste est une problématique importante dans la vie politique africaine en général. Sans prétendre vouloir faire ici le bilan de la littérature existante sur ce sujet, nous pouvons souligner la richesse des travaux qui abordent cette question en période électorale. Il s’agit des recherches sur les dons et contre-dons entre les partis et les électeurs ou sur la marchandisation du vote (Banégas, 1998a ; Socpa, 2000 ; Mérino, 2006). Ces travaux insistent sur les interactions entre les partis et les électeurs pendant la campagne. Antoine Socpa (2000), par exemple, examine les stratégies des candidats aux élections législatives et municipales au Cameroun en montrant comment ces derniers, qu’ils soient du parti au pouvoir ou de l’opposition, offrent des dons de différentes natures aux populations lors des meetings politiques, en échange de leurs suffrages futurs. Certains, notamment ceux des partis de l’opposition, n’ayant pas assez de biens matériels à offrir, font des promesses aux éventuels électeurs pour espérer récolter leurs votes. Selon Socpa, cette forme d’échange a la capacité de mobiliser de nombreuses personnes et a un impact considérable sur le comportement électoral des citoyens. Allant dans le même sens, Mathieu Mérino (2006) analyse les distributions et les promesses des partis envers les électeurs lors des campagnes électorales au Kenya.

Bien qu’intéressants à plus d’un titre, ces travaux ne prennent pas suffisamment en considération le travail mené sur le terrain par des intermédiaires au nom des partis, puisque le rôle des « médiateurs » dans l’échange entre les hommes politiques et les électeurs n’est pas suffisamment relevé. Qu’ils parlent des dons, de la marchandisation du vote, du linkage ou des promesses et des distributions des partis à l’intention des électeurs, ces recherches n’abordent que du travail de mobilisation électorale des partis, ce qui pourrait faire croire que les entreprises partisanes agissent seules dans ce processus de séduction de l’électorat. Pourtant, les partis sont aidés dans cette tâche par des acteurs qui jouent le rôle d’intermédiaires entre eux et les électeurs. Daniel Gaxie (1977) a bien indiqué qu’il y avait pendant la campagne électorale une catégorie particulière d’acteurs pas nécessairement animés par des mobiles idéologiques, mais qui acceptaient de s’occuper des problèmes matériels liés à cette opération. À sa suite, Richard Banégas (1998b), Anja Osei (2006) et Julien Kieffer (2006) ont montré comment l’introduction du multipartisme a renforcé le rôle des agents intermédiaires dans le processus de conviction de l’électorat au Bénin, au Ghana et au Burkina Faso notamment.

La présente étude s’inscrit dans le sillage de ces réflexions et questionne, en plus du rôle, les motivations de cette catégorie d’acteurs intermédiaires. Dès lors, elle demande : Quelles sont les stratégies utilisées par le personnel politique intérimaire pour aider les partis dans le processus de séduction des électeurs au Cameroun ? Quelles sont leurs motivations ? Comme l’indiquent ces questions, il s’agit ici de s’interroger sur le rôle et les motivations du personnel politique intérimaire qui, sans être toujours animé par des mobiles idéologiques, accepte d’aider les partis politiques pendant la campagne électorale.

L’objectif de cette étude est donc d’analyser les formes de l’échange conjoncturel entre deux catégories distinctes d’acteurs de la campagne électorale. Celle-ci s’appuie sur une enquête qualitative menée lors des élections municipales et législatives couplées de 2002, de 2007 et de 2013 dans les villes de Douala, Yaoundé, Dschang et Ngaoundéré. Le choix de ces localités découle de deux raisons essentielles. Yaoundé et Douala sont les deux grandes métropoles du Cameroun, respectivement capitales politique et économique, mais les quatre ont en commun d’être des villes universitaires. À ce titre, elles sont d’un attrait particulier pour les partis, et l’activité politique et partisane y est plus intense[6]. De même, en dehors de Yaoundé, les trois autres ont connu une certaine alternance politique locale depuis le retour au multipartisme en 1990[7]. Les périodes électorales ont été choisies en raison du contexte fortement concurrentiel de l’élection – lié en partie au couplage des municipales et des législatives –, ce qui permettait de mieux percevoir les phénomènes de mobilisation politique et sociale des campagnes électorales. Au cours des enquêtes, nous avons réalisé des observations directes et par immersion du déroulé des campagnes et des réunions électorales. Celles-ci ont été complétées par des entretiens semi-directifs avec des responsables politiques, des militants et sympathisants des partis politiques, diverses catégories d’intermédiaires électoraux, des observateurs de la scène politique camerounaise et des focus group avec des membres d’associations[8]. Les faits observés et les discours recueillis ont constitué le matériel de base de ce travail. Celui-ci a été complété par le suivi des émissions et des reportages politiques sur les chaînes de télévision à capitaux publics et privés, ainsi que la lecture d’articles et de chroniques de la presse locale. Il s’agissait dans chacune de ces catégories de saisir les stratégies de captation des suffrages développées par les divers acteurs et leurs motivations durant la campagne.

La présente réflexion se propose d’analyser l’échange clientéliste entre les partis et les intermédiaires électoraux durant la campagne électorale. Elle se structure en deux parties. Après avoir présenté l’appui ponctuel que ce personnel politique intérimaire apporte aux partis pendant la campagne, nous nous concentrerons sur ce que ces derniers lui offrent ou promettent en échange de ce service.

Le personnel politique intérimaire : acteur majeur de la mobilisation électorale au Cameroun

Les partis politiques travaillent avec acharnement lors de chaque élection afin d’obtenir le plus de voix et ainsi conquérir ou conserver le pouvoir. Qu’ils soient au pouvoir ou dans l’opposition, ils doivent trouver des moyens de contrer les effets de l’intensification des luttes politiques liées à l’avènement de la concurrence partisane, d’une part, et du désengagement militant que l’on observe dans la société politique camerounaise, d’autre part. La crise du militantisme et la montée du désengagement envers le processus politique en général sont dues, en grande partie, à la fluidité des alliances dans le champ politique camerounais, aux changements de camp, aux rapprochements fréquents des leaders de partis d’opposition du pouvoir, ce qui entraîne une désaffection politique chez les jeunes. Lorsqu’interrogés, certains citoyens camerounais justifient leur manque d’engagement par le fait que les leaders du Mouvement pour la défense de la république (MDR), de l’Union des populations du Cameroun (UPC) et/ou de l’Union nationale pour la démocratie et le progrès (UNDP) les ont déçus, en se rapprochant du pouvoir dès 1992, alors « qu’on leur avait fait confiance lors des premières élections législatives multipartistes en mars 1992 en leur permettant d’obtenir la majorité absolue[9] ». C’est une des raisons qui justifient que les partis déploient diverses stratégies à chaque élection. Et l’une d’elles pendant la campagne électorale est le recours au personnel politique intérimaire, dont la présence est indispensable. Pendant la période du monolithisme, la sélection d’un candidat par le parti unique garantissait son élection et rendait presque inutile la campagne électorale qui, dans ce contexte, apparaissait comme une simple formalité, quand elle ne se réduisait pas à faire la propagande du « père de la nation ». Mais le retour au multipartisme en 1990 a changé cette donne. L’animation de la campagne et, par ricochet, la mobilisation des électeurs par les postulants sont devenues des conditions essentielles de la victoire électorale, venant renforcer la position des intermédiaires électoraux auprès des candidats et des partis.

La mobilisation électorale s’entend comme l’ensemble des actions mises en oeuvre pour diffuser une « offre politique » et persuader les électeurs de s’y rallier en apportant leur soutien et leur vote. Elle est le résultat de l’ensemble des incitations par lesquelles les partis politiques travaillent à réactiver à leur profit l’orientation passive ou active vers le marché politique (Offerlé, 1989). Au Cameroun, la campagne électorale se fait généralement sous la forme de réunions, de porte-à-porte, de « visites de marchés », de messages radiotélévisés, d’affiches, ainsi que sur la toile. Selon les termes de l’alinéa 1 de l’article 87 du Code électoral, la campagne officielle débute quinze jours avant le jour du scrutin et prend fin la veille du scrutin à minuit. Pendant cette période, les candidats et les partis organisent des réunions pour expliquer, commenter à l’intention des électeurs leur programme et leurs professions de foi. En principe, ce sont les militants des partis qui doivent assurer cette tâche. Mais la crise du militantisme et surtout les conditions modernes de la communication politique amènent les partis politiques à recourir de plus en plus à des intermédiaires pour la diffusion du matériel de propagande, la mobilisation des électeurs et l’organisation de grandes manifestations. Dans le cas camerounais, le personnel intérimaire est constitué des conducteurs de moto-taxi, de taxi ou de cargo ; des opérateurs de publicité, des blogueurs, des journalistes, des artistes populaires, des sportifs reconnus, des membres d’associations de jeunes, des chefs de quartiers, des « gros bras[10] », des étudiants, et même des jeunes sans profession. L’hétérogénéité est donc la caractéristique commune des personnes composant ce personnel intérimaire.

Si pendant la campagne électorale le rôle des supports d’information est conçu en termes d’intercession entre les candidats et les électeurs (Gerstlé, 1989), celui du personnel politique intérimaire est de diffuser ces supports et d’assister les partis politiques dans les préparatifs, la conception des dispositifs, des manoeuvres et des programmes de campagne. Autrement dit, le rôle du personnel politique intérimaire est d’aider les partis, en un laps de temps déterminé, à créer des liens avec les citoyens-électeurs, une sorte de linkage indirect (Osei, 2006 : 42) à travers la diffusion du matériel électoral partisan d’une part, de l’animation des meetings et la séduction de l’électorat d’autre part.

Diffusion et vulgarisation du matériel électoral partisan

Durant la campagne électorale, l’exposition est vitale pour les partis politiques. Ils évoluent dans un « marché » électoral où ils doivent faire la promotion de leur « produit » auprès de l’électorat. La diffusion du matériel électoral se fait par le biais des supports de la mobilisation électorale, qui vont des affiches aux moyens audiovisuels, en passant par les tracts, les professions de foi des candidats, les banderoles, les réunions et les journaux (Cayrol, 1989). Le but de la vulgarisation du matériel est d’informer, de séduire, d’exhorter, de convaincre et d’attirer les citoyens-électeurs (Sontag, 1970) ; mais il sert aussi à intimider les éventuels adversaires. Il faut distinguer le matériel lié directement à l’élection et celui destiné essentiellement à l’animation de la campagne. Dans la première catégorie, on peut ranger les affiches électorales, les circulaires, les banderoles, les prospectus de campagne et les pancartes. Sur ce type de matériel sont inscrits les noms des candidats, des partis, leur programme ou leur profession de foi. La seconde catégorie est constituée de divers articles : écharpes, casquettes, tee-shirts, épinglettes, pagnes du parti, sombreros, gadgets, drapeaux et parapluies. Sur ce second type de matériel, on peut apercevoir les symboles des partis, notamment le sigle, la devise, le logo ou même l’image du président national ou du candidat local. Cette catégorie est destinée à être distribuée aux citoyens, pour leur permettre d’accéder aux signes du parti (Fouéré, 2016). Tout ce matériel électoral partisan conçu et réalisé par différents professionnels (designers, publicitaires, couturiers, infographes, artistes peintres, sérigraphes et imprimeurs) investit l’espace public camerounais par l’intermédiaire des auxiliaires politiques recrutés pour la circonstance. Et cela passe par le collage, la distribution et la sensibilisation.

Le collage et la distribution des gadgets de propagande

Les tâches de collage, d’affichage et de distribution des insignes du parti sont effectuées par les étudiants et des jeunes sans profession. Ceux-ci sont chargés de l’habillage des véhicules de campagne, de la décoration des tribunes officielles et de circonstance avec le matériel électoral des partis ou des candidats. D’autres s’activent à coller des circulaires, des professions de foi, des affiches, des posters, sur les murs des maisons et les vieilles voitures stationnées, à attacher les banderoles sur les arbres et les poteaux électriques. Pour ce faire, ils sillonnent les artères de la ville, font le tour des quartiers et des marchés, en distribuant au passage des vêtements électoraux, les prospectus de campagne, les circulaires et autres gadgets de propagande. Le matériel électoral politise donc aussi bien les coins de rue que les marchés. Plus un parti a de distributeurs, plus il est « présent » dans les rues d’une localité. La forte présence en image du candidat peut aider à rallier des indécis et souvent même des sympathisants des autres partis qui convoitent les mêmes postes. Et il arrive que, le jour du scrutin, la familiarité avec l’image d’un candidat, grâce à l’effet de proximité, pousse l’électeur à introduire le bulletin du parti de celui-ci dans l’urne. Tel est par exemple le cas de cette femme relativement âgée, que nous avons interrogée lors de l’installation du conseil municipal de la Commune d’arrondissement de Dschang, en novembre 2013 : « J’ai voté les gens du RDPC [Rassemblement démocratique du peuple camerounais][11], parce que partout là-bas au village, c’est eux qu’on voyait sur les photos au marché et dans les rues[12]. » Mais il faut noter que cette corrélation entre la forte présence de l’image et le choix du candidat lié à une image familière s’observe davantage chez les personnes âgées et dans les localités rurales.

À l’examen des banderoles et des affiches, il se dégage une différence qualitative et quantitative entre le matériel du parti au pouvoir et celui des partis d’opposition. Tandis que le RDPC dispose d’affiches de grande taille et de couleurs vives, les partis de l’opposition utilisent des affiches de petite taille avec des images et des textes en petits caractères, presque illisibles. Alors que le premier prend le contrôle des panneaux publicitaires des grandes villes, les autres se contentent des affiches au petit format mural collées à la main[13]. Cette différence se justifie par le fait qu’en raison de sa connivence avec l’administration, le parti au pouvoir dispose de plus de ressources que ses concurrents. Confectionner les affiches de grande taille est « une démonstration de force qui permet de damer le pion à l’adversaire sur le terrain de l’exposition avant même le jour du scrutin, montrer aux futurs électeurs qu’il est le plus fort, le plus crédible en termes de qualité[14] ». Ici apparaît la fonction comminatoire des affiches électorales. Par le collage de ces grosses affiches, les intérimaires du parti au pouvoir participent au travail d’intimidation des partis politiques de l’opposition. Si cette stratégie peut être payante dans les zones rurales ou sous-scolarisées, elle peut avoir l’effet inverse dans les zones estudiantines où les étudiants assimilent cette « overdose publicitaire » à une manifestation des détournements de fonds publics par les membres du parti au pouvoir. Dans un contexte de lutte contre la corruption et de détournement de deniers publics, les petites affiches, bien que symbolisant l’indigence des partis d’opposition, apparaissent comme une stratégie de ces derniers d’exposer la pauvreté et la probité de leurs candidats. Concevoir des affiches de petite taille leur permet pareillement de montrer aux futurs électeurs qu’ils sont eux aussi victimes de la mauvaise gouvernance du parti au pouvoir. Derrière ce phénomène trivial qu’est la différence de taille des affiches se joue un combat politique fondé sur la dénonciation. Sous ce rapport, les affiches, qu’elles soient de grande ou de petite taille, ne sont pas suffisantes pour convaincre. Il faut en plus mener une campagne de proximité.

La sensibilisation des électeurs : la campagne de proximité

Les responsables des partis politiques reconnaissent le rôle fondamental des contacts directs pour s’attirer les faveurs des citoyens-électeurs, d’où l’expression « porte-à-porte » qu’ils utilisent lorsqu’interrogés sur leur stratégie de campagne. Conscients de cela, ils prennent attache avec des relais circonstanciels pour être efficaces dans la vulgarisation de leurs biens électoraux. Pour informer, séduire, convaincre les électeurs, ils font appel aux journalistes, blogueurs, chefs de quartier, associations collectives, jeunes sans profession, benskineurs[15], chauffeurs de taxi et autres transporteurs urbains. Ceux-ci exploitent les contacts personnels forgés dans la vie quotidienne. Tandis que les journalistes et les blogueurs vantent les candidats du parti partenaire à la radio, à la télévision, sur la toile, par la publication de leur message et de leur profession de foi dans les réseaux sociaux et la presse écrite, des étudiants et des membres d’associations s’occupent de la sensibilisation et de la diffusion des messages des candidats à travers les rues d’une ville. Avec les instruments de musique loués ou achetés par un candidat ou son parti, notamment les vuvuzelas[16], la fanfare et les trompettes, certains font le porte-à-porte en sillonnant les villages, les quartiers, pour sensibiliser et mobiliser les populations, en chantant les louanges des candidats ou du parti. Ayant une connaissance directe des électeurs, cette catégorie de personnel intérimaire engage avec eux des relations de face à face, en expliquant aux populations les projets et les promesses des candidats de leur parti. Dans ce type de campagne où domine l’échange interpersonnel (Banégas, 1998b), le personnel intérimaire accomplit le démarchage politique. Tel est le cas dans la localité de Dschang, où les benskineurs, les membres d’associations collectives et des jeunes sans profession, recrutés par le RDPC et habillés en tenue de ce parti lors des législatives et des municipales du 30 juin 2002, chantaient à travers les villages : « Paul Biya… notre président…[17] ». Un leader des conducteurs de moto-taxi de la ville de Dschang, alias « Nous Deux », l’un des plus anciens dans la profession, explique de la manière suivante leur action en faveur du RDPC :

Lorsque les responsables du parti sont venus me voir, ils m’ont demandé de réunir mes collègues. Lorsque je l’ai fait, ils nous ont donné du carburant, les tenues, le drapeau, les plaques de leur parti et les sifflets. Après, nous avons fait le tour des quartiers de la ville et parfois même des villages pour sensibiliser les populations, en sifflant et en chantant l’hymne et les chants à la gloire de leur parti et de son chef[18].

Ce témoignage montre l’importance de la connaissance du terrain dans le choix des démarcheurs électoraux. Parce que la campagne de proximité exige des interactions de face à face, les partis recrutent comme intermédiaires les « gens du terroir[19] », qui, maîtrisant les rues et les ruelles du quartier, les maisons et leurs occupants, exploitent à l’occasion leurs relations de voisinage ou de lignage. Dans le contexte africain où il existe une obligation morale d’assistance mutuelle et où l’on ne peut refuser une faveur à un voisin (Banégas, 1998b), la sensibilisation des électeurs d’une localité par quelqu’un qui « est du coin » s’avère être une stratégie gagnante pour des quartiers à forts relents communautaires. Parce qu’ils ont des rencontres et des échanges fréquents avec les populations, les « intermédiaires du terroir » connaissent les comportements des habitants du quartier et savent par conséquent quel type de message adresser aux futurs électeurs et quel type de discours tenir lors de leur périple. Portant les insignes du parti qui les a engagés, ces intermédiaires mettent à profit leur appartenance locale et socioprofessionnelle pour orienter leurs semblables vers les options du parti. Mais il convient de relever que si le port des vêtements et des insignes du parti est souvent l’expression d’une allégeance partisane (Fouéré, 2016), tel n’est pas le cas ici, puisque loin d’être des militants, les intermédiaires électoraux se considèrent davantage comme des travailleurs à durée déterminée. Porter les vêtements donnés par des partis politiques et les exhiber est plutôt la manifestation d’une allégeance à un patron circonstanciel. C’est l’une des raisons pour lesquelles ils se mettent au service du parti le plus offrant.

Dans la ville de Douala, les responsables du SDF et du Mouvement pour la renaissance du Cameroun (MRC)[20] ont recruté un nombre important de benskineurs pour la mobilisation des électeurs lors des élections législatives et municipales du 30 septembre 2013. On pouvait ainsi les voir arpenter les rues des différentes circonscriptions électorales de cette ville[21]. Lorsqu’on sait que les conducteurs de moto-taxi sont très actifs dans les mobilisations (Keutcheu, 2015), on comprend la nécessité pour les partis de faire appel à eux pour faire passer leur message. Il en était de même des chauffeurs de cargo recrutés par le MRC, lesquels transportaient le matériel et les « militants circonstanciels » vers les lieux des réunions. Toujours dans cette ville, la plateforme « Balayons le Cameroun[22] » a fait appel à des leaders d’associations professionnelles, d’associations et d’animations religieuses[23], des chefs traditionnels, des chefs de quartier, des chefs de blocs[24], des chefs de communautés vivant à Douala. Parce que « les populations aiment écouter ceux qu’elles connaissent et qui leur ressemblent[25] », ce sont ces derniers qui étaient chargés de les préparer à accueillir la caravane des membres de la plateforme. Du 1er au 29 septembre 2013, les responsables de cette plateforme ont travaillé avec les membres de près de 32 associations dans la circonscription électorale de Wouri-centre[26].

Amenés par leur travail à de nombreux contacts, ce sont les chefs de blocs qui étaient chargés d’identifier et de préparer le site de la rencontre, de mobiliser les personnes devant y assister, de faire le travail de sensibilisation préalable et, surtout, de recueillir les informations sur les attentes des populations de la localité, le but étant d’anticiper les critiques. Ils invitaient par ailleurs les populations à converger vers les lieux de réunions électorales, espaces par excellence de confirmation des promesses et de distribution du matériel vestimentaire et alimentaire aux populations.

Organisation des meetings et séduction de l’électorat

Si l’on reprend les termes d’Erving Goffman (1974), on peut dire que la campagne électorale est le moment où les électeurs entrent en scène et cessent d’être de simples pions (pawns) pour les partis politiques. C’est pourquoi ceux-ci doivent trouver des stratégies pour convaincre ceux-là de voter pour eux. Le meeting électoral est l’occasion de manifester toutes les formes de séduction de l’électorat. Et le succès passe par le choix du site, la qualité de l’animation et des produits à distribuer. Il réunit en un même lieu les élites partisanes et leurs intermédiaires, les militants, les électeurs et les citoyens ordinaires. En principe, un meeting électoral a pour but de présenter un programme politique, de l’expliquer aux futurs électeurs, bref de les convaincre afin qu’ils votent en faveur du porteur d’un projet de société, pour le candidat de leur choix, pour sa liste ou pour son parti. Il remplit de ce fait les mêmes fonctions de persuasion et de mobilisation que la distribution du matériel électoral partisan dans les espaces publics. L’organisation des meetings électoraux est l’oeuvre des chefs de quartier ou de bloc, des membres d’associations de jeunes d’une localité et des « gros bras », tous recrutés par les partis. Tandis que les deux premières catégories d’acteurs orientent les responsables du parti sur le choix du lieu et de l’heure de la manifestation et surtout du type de discours à tenir[27], la troisième assure le maintien de l’ordre et la sécurité du site.

L’animation des meetings : l’oeuvre des DJ, des benskineurs et des artistes populaires

Les partis politiques confient la tâche d’animation à des DJ de circonstance et à des artistes populaires. Ceux-ci sont appuyés par des benskineurs et des jeunes sans profession. Avant l’arrivée des responsables et des candidats du parti, c’est ce personnel politique intérimaire qui anime la manifestation et maintient la foule exaltée. À l’exception de certains chefs de quartier[28], toutes les personnes qui prennent la parole au cours de ces manifestations portent un vêtement ou un accessoire partisan.

Nous avons observé, lors des recherches sur le terrain, une catégorie d’animateurs en tenue du RDPC et de l’UNDP, dont le rôle est de chanter des titres à la gloire des partis. Des chanteurs d’un jour ou des musiciens journaliers pourrait-on dire… Des animateurs laudateurs et thuriféraires qui installent dans leurs chansons des constructions prospectives d’un futur proche. Pour ce qui est du parti au pouvoir, sur les lieux des rencontres ces animateurs chantent des titres à la gloire du président de la République, du RDPC, du Renouveau, des Grandes ambitions, des Grandes réalisations et même de l’Émergence en 2035[29]. D’autres reprennent à leur compte le contenu des prospectus de campagne et des professions de foi de leur patron. En 2011, par exemple, des animateurs de meetings du RDPC dans l’arrondissement de Yaoundé 6e affirmaient : « Voter Paul Biya c’est voter pour continuer de vivre en paix…Voter Paul Biya c’est voter pour construire un Cameroun de plus en plus fort… », des paroles qu’on retrouve dans la profession de foi de ce candidat tenant du titre. Pour ce qui est des animateurs en tenue de l’UNDP, il faut noter que leurs instruments de musique modernes et traditionnels étaient aux couleurs de ce parti. Ils chantaient le rayonnement, la gloire du parti et de son président national, la générosité des élus locaux. Les paroles de leurs chansons étaient si flatteuses que bon nombre de participants aux réunions n’ont pas hésité à reprendre le refrain en choeur. Il est important d’en noter ici quelques vers :

RDPC, parti au pouvoir…

C’est le seul parti qui existe à…

Monsieur le député, vainqueur des vainqueurs…

Monsieur le maire, champion des champions…

C’est le seul parti qui existe à…[30]

UNDP, union nationale (x 2)

UNDP, paix et démocratie…

UNDP, pour la démocratie…

UNDP, la main dans la main…[31]

Outre leur caractère lyrique, ces chansons témoignent de la capacité des animateurs électoraux à développer des stratégies flagorneuses au cours d’une manifestation. Ce sont ces animateurs qui transforment les meetings électoraux en fêtes populaires. Toujours pour l’animation de la campagne, la séduction et la conviction de l’électorat, il arrive souvent que les partis politiques recrutent comme personnel intérimaire des « élites de la célébrité », au sens de C. Wright Mills (2000)[32]. Ce sont le plus souvent des artistes populaires ou des sportifs reconnus, qui viennent jouer le rôle de griots en chantant les louanges de leur patron de circonstance et en lui apportant leur public. Ainsi en 2007, dans la ville de Douala, le musicien Longuè Longuè, au plus haut de sa popularité, a accompagné la candidate du RDPC Françoise Foning et son suppléant à leurs réunions dans la circonscription électorale de Wouri-est. À Yaoundé[33], le trésorier national du parti au pouvoir, le RDPC, par ailleurs président de la Commission de campagne de ce parti pour les élections du 30 septembre 2013, a invité des artistes lors des réunions du parti à l’esplanade de l’hôtel de ville (Cameroon Tribune, 2013 : 3). Pendant que les élites de la célébrité chantaient et animaient la manifestation, les autres catégories d’intérimaires procédaient à la distribution des biens électoraux des candidats.

La distribution des produits vestimentaires et alimentaires

La réintroduction du multipartisme au Cameroun en 1990 a consacré l’échange « clientélaire » comme vecteur de mobilisation électorale pendant la campagne électorale. Avec l’aide d’animateurs, les partis politiques transforment les meetings électoraux en moments festifs fortement ritualisés (Grassin, 2016) au cours desquels des acteurs de divers ordres échangent des biens politiques contre des soutiens actifs ou passifs des citoyens-électeurs. Avant l’arrivée des responsables des partis sur le site de la rencontre, leurs auxiliaires distribuent les prospectus de campagne et les insignes du parti, pagnes, tee-shirts, casquettes, écharpes, épinglettes, etc. Lorsqu’ils arrivent sur le site, ces responsables les assistent dans la redistribution collective des produits de première nécessité : riz, poisson, savon, huile végétale, boisson. Le matériel des partis ou des candidats, reçu avant les réunions, permet à leurs bénéficiaires d’occuper des places de choix lors du partage de ces produits et/ou au buffet. C’est ce qui a conduit un ancien député à dire qu’au Cameroun, « les populations ne se lassent pas de victuailles et de beuveries… toutes les occasions sont bonnes pour manger et boire… Les gens ne se retrouvent que rarement sans que cela se termine ou s’accompagne de “mangeailles”. » (Njoh-Mouelle, 2001 : 51)

Si la méthode historique permet de constater que la distribution des biens matériels lors des réunions entre les candidats et les populations remonte à 1987 au cours de la première élection municipale pluraliste[34], l’analyse documentaire, les entretiens et les observations indiquent que c’est avec la démocratisation et la concurrence multipartiste qu’on a assisté à une accélération de dons électoraux lors des réunions. Les candidats offrent, par l’intermédiaire de « distributeurs circonstanciels », des biens matériels et financiers aux citoyens-électeurs en échange de leur promesse de voter pour eux le jour J, d’où le concept de « marchés politiques élargis » associé à ces formes de manifestations (Offerlé, 2002 : 94). Du fait de la complexification de l’usage social du vote, les électeurs exploitent les opportunités que leur offrent la prolifération des partis en compétition et la multiplication des distributions et des promesses qui en découle (Mérino, 2006). Les chaînes de télévision nationales à capitaux publics ou privés diffusent tout au long des campagnes les images des membres des différents partis s’exerçant dans la distribution des billets de banque aux futurs électeurs. En 1992 déjà, le RDPC avait investi beaucoup dans le département du Mayo Kani[35] et cet argent a été distribué en toute transparence aux populations non musulmanes par l’intermédiaire des chefs de canton loyaux au régime en place (Schilder, 1993). En 2002, le journal L’oeil du Sahel (2002 : 3), en parlant de la campagne du même parti, relevait qu’on n’avait jamais vu une telle pluie de billets de banque s’abattre sur la région du Nord-Cameroun. Ces rencontres apparaissent dès lors comme des occasions où les populations se font « engraisser » par les partis qui sollicitent leurs suffrages (Socpa, 2000), la campagne électorale étant perçue par beaucoup de citoyens comme le moment où ils peuvent reprendre aux hommes politiques l’argent que ces derniers ont accumulé (Banégas, 1998a) ou volé. La description d’un de ces meetings, observé en septembre 2013 au quartier Ndogpassi, dans l’arrondissement de Douala 3e, permet de comprendre davantage ce qui se joue lors des meetings électoraux au Cameroun :

Sur le site, les populations, entretenues par le personnel politique intérimaire, attendent le candidat. Dès que celui-ci arrive, il prononce quelques mots de « bienvenue » au meeting, les populations applaudissent. Ensuite le candidat montre à la population ce qu’il a apporté pour elle, notamment de la nourriture, de la boisson, des tenues vestimentaires du parti (tricots, pagnes et casquettes). Après cela, il donne une enveloppe d’argent au chef du quartier. Les populations l’acclament et lui promettent de voter pour lui le jour du scrutin. Et le meeting est terminé ! Le candidat rentre dans son véhicule et est accompagné par des conducteurs de moto-taxi en klaxon, tandis que ses auxiliaires procèdent à la distribution des produits apportés[36].

Après la remise du don au chef du quartier, celui-ci a aussitôt signifié au candidat : « Considérez que vous êtes déjà élu. » Une salve d’applaudissements a salué le geste du candidat. Ce phénomène n’est pas une spécificité camerounaise. Richard Banégas (1998a : 76-77) a décrit une scène similaire vécue par le journaliste J. Adjakou Badou lors de la campagne pour les élections législatives béninoises de 1995. Julien Kieffer (2006 : 75-78) a également observé cela à Ouagadougou lors de la campagne pour l’élection présidentielle de 2005 au Burkina Faso. Plusieurs candidats tiennent plusieurs meetings par jour. De la même manière, les populations d’un même quartier ont la possibilité d’assister aux meetings de plusieurs partis le même jour et ont, par conséquent, la possibilité de tirer profit de la largesse et de la magnanimité des politiciens en quête de légitimité. C’est ici que l’on observe les « animateurs multipartisans » qui animent et chantent pour plusieurs partis. Est-ce une façon de s’adapter au jeu du pluralisme en tirant profit de la concurrence, comme l’indique Banégas (1998a : 78) dans le cas béninois, ou tout simplement une stratégie de survie dans un contexte de pauvreté et de rareté matérielle ? Les deux options ne sont certes pas contradictoires. On serait tenté de parler de « meetings alimentaires et vestimentaires » pour qualifier ces formes de manifestations électorales.

Du fait de la courte durée de ces liturgies politiques de rassemblement d’électeurs (Braud, 2009), on note que les populations donnent « l’assurance de voter en leur faveur… » à plusieurs partis au cours d’une même journée en échange des biens matériels et financiers. Qu’il s’agisse du parti au pouvoir ou des partis d’opposition, l’essentiel pour ces populations est de « bouffer leur part ». On est loin de la période du début de la libéralisation où les candidats de l’opposition, qui n’avaient rien d’autre à offrir que leurs « bonnes intentions », demandaient aux populations de ne pas prendre les cadeaux matériels et financiers du parti au pouvoir (Socpa, 2000). Le développement de l’instabilité électorale ayant conduit à reconsidérer le rôle des facteurs à court terme dans la détermination du choix électoral (Gerstlé, 1989), ils sont devenus eux-mêmes, certes à un degré moindre, des distributeurs de dons électoraux et utilisent la « pression alimentaire » (Socpa, 2000 : 92) pour convaincre les citoyens-électeurs pendant la campagne électorale. Même si l’un d’eux regrettait que « les candidats usent de pratiques peu orthodoxes, frisant presque la corruption, pour s’attirer la sympathie des électeurs, préférant les séduire avec la bière et la nourriture[37] », il reste que la pratique est de plus en plus usitée. En effet, tout en dénonçant les pratiques distributives du parti au pouvoir, ceux de l’opposition ont investi eux aussi dans ce type d’échanges lors de la campagne pour les élections législatives et municipales du 30 septembre 2013. À titre d’exemple, nous avons pu apercevoir les auxiliaires électoraux du SDF offrir des dons matériels et financiers[38] aux populations dans les circonscriptions électorales de Douala 1er, Douala 4e et Douala 6e.

Sous ce rapport, battre campagne devient dépenser, et l’argent tend à devenir l’étalon d’or et la référence des élections. Le meeting électoral tend désormais à faire passer le spectacle politique avant l’argumentaire. L’achat du vote qui a cours de la campagne électorale jusqu’au jour du scrutin amène certains analystes à conclure que l’argent est devenu le « nerf de la guerre électorale » (Sawicki, 1992 : 14) ou tout simplement l’une des « clés du pouvoir ». L’observation des dépenses faites par les candidats lors des campagnes électorales pourrait amener à parler au Cameroun d’un « vote du porte-monnaie » (Alcaud et al., 2010 : 51). Face à cela, les populations jouent le jeu, en acceptant les dons de tous les candidats et de tous les partis, parce que dans leur imaginaire la campagne électorale est « le moment où l’on peut bouffer » (Banégas, 1998a : 84 ; Lindberg, 2003). Sont-ce ces distributions qui détermineront leur choix le jour du scrutin ?

Dans un contexte où l’appartenance ethno-régionale et l’évergétisme déterminent encore le vote (Tsana Nguegang, 2015), les dons matériels et financiers seuls ne garantissent pas la victoire à son auteur. D’ailleurs, le caractère secret du suffrage ne permet pas au donateur de contrôler l’efficacité et l’effectivité de son « achat du vote » (Osei, 2006 : 41). Michel Bussi (2003) a ainsi indiqué que la mise en place du bulletin secret répondait au souci d’empêcher de vérifier si la promesse de vote d’un bénéficiaire de dons électoraux a bien été tenue, et donc d’éviter d’éventuelles représailles du donateur sur les électeurs. Tout en affirmant avoir perçu des dons électoraux, certains électeurs affirment que cela ne les a pas influencés lors de l’introduction du bulletin dans l’urne[39]. Les réalisations antérieures d’un candidat, les discours et les promesses symboliques qui accompagnent ces distributions avant le jour du scrutin jouent aussi un rôle déterminant dans le choix des bénéficiaires de dons. Les benskineurs et autres chefs de quartier brandissent et expliquent au cours de leur périple les réalisations antérieures de leur patron de circonstance. Et le jour de la rencontre, le concerné n’a plus pour tâche que de confirmer le travail abattu sur le terrain par ses « ardents agents électoraux[40] ». Au cours d’un meeting électoral observé en septembre 2013 dans le département de la Mefou et Afamba[41], par exemple, un fonctionnaire-candidat du RDPC, après avoir rappelé aux futurs électeurs que la hiérarchie de son parti prônait la récompense des services rendus, leur a tenu les propos suivants : « Exigez de ceux qui sollicitent vos voix aujourd’hui de vous présenter d’abord leur bilan Quant à moi, parmi tant d’autres actions, j’ai construit et gracieusement offert à notre administration quatre tribunes de fêtes dans le département de la Mefou et Afamba. »

Le personnel politique intérimaire, acteur de l’intimidation et de la corruption électorales ?

Les auxiliaires politiques, agissant au nom des partis, sont souvent auteurs de violence électorale, qu’elle soit verbale ou physique, ce qui a pour but d’intimider les adversaires politiques. Lors de la campagne pour l’élection présidentielle en 2011, les intermédiaires électoraux, colleurs d’affiches du RDPC, taxaient les affiches de l’ADD[42] d’« affichettes de format A4 qui ont sur fond blanc la photo du candidat […] dans une pose qui ressemble beaucoup à celle prise pour une carte d’identité […] et où le candidat n’esquisse même pas un sourire[43] ». Bien plus, lors de la campagne électorale pour les législatives et les municipales du 30 septembre 2013 à Douala, nous avons observé des jeunes et des « gros bras » agissant pour le compte du MANIDEM[44] procéder à l’enlèvement et à la destruction des affiches électorales des candidats du RDPC dans la circonscription électorale de Wouri-centre. C’était le 18 septembre 2013[45]. Pratiquer la violence spontanée (Quantin, 1998) dans un contexte d’hégémonie politique permet de « mieux triompher des contre-attractions » (Hutchinson, 1968). C’est en ce sens que le personnel politique intérimaire pourrait être qualifié de véritables « mercenaires » politiques (Gaxie, 1977 : 124).

Parfois aussi, le personnel politique intérimaire aide les partis à transporter les « charters de votants » et les « électeurs loués » (Socpa, 2000 : 105-106). Dans de tels cas, les étudiants et autres membres d’associations de jeunes rencontrent dans la rue d’autres jeunes, généralement sans profession, réussissent à les convaincre, par des dons ou des promesses de dons, à suivre leur patron circonstanciel. Une fois l’opération de conviction réussie, les nouveaux convertis sont transportés par les chauffeurs de cargo et de taxi pour aller garnir les gradins du site du meeting et chanter les louanges des candidats du parti qui a engagé les étudiants et les conducteurs. Bien plus, l’exercice de conviction démocratique à travers la distribution des biens électoraux des partis politiques s’apparente à une tentative de corruption de l’électeur. Sous ce rapport, le personnel politique intérimaire apparaît comme un acteur de la corruption électorale et de « l’achat des consciences », car même si l’activité de ces personnes n’entre pas dans le registre du militantisme, elles sont néanmoins au service du parti qui les a recrutés.

Le travail de mobilisation électorale que le personnel politique intérimaire effectue sur le terrain est relayé par les médias audiovisuels et les journaux lors de la retransmission des émissions informatives de l’événement-élection. Ainsi, confier une partie de son travail électoral à des « relais circonstanciels » permet aux partis politiques de multiplier les possibilités d’accès à un public élargi tout en permettant aux candidats à des postes électifs de gagner du temps, de réduire les risques d’imprévus en anticipant sur des situations, d’économiser leur énergie, d’améliorer l’efficacité des ressources pendant la campagne et, surtout, d’augmenter leurs chances de réussite. Ce faisant, la distance sociale entre les candidats et les électeurs se trouve réduite. Mais cela ne met pas les partis à l’abri des dépenses matérielles et financières en direction de ces « auxiliaires du jeu électoral » (Gerstlé, 1989 : 8). Ce sont ces dépenses, qui constituent en fait un retour d’ascenseur, qu’il convient à présent d’examiner.

Le personnel politique intérimaire et les avantages du « courtage électoral »

Le courtage au sens strict s’entend comme un mode de transaction marchande avec rémunération d’un intermédiaire (Banégas, 1998b). Le courtage électoral est donc le mode de transaction utilisé par les intermédiaires pendant la campagne électorale, contre rémunération. N’ayant pas toujours le mobile idéologique comme facteur de mobilisation politique, le personnel politique intérimaire a d’autres motivations qui le poussent à consacrer son temps et son énergie pour faire le travail d’un parti politique pendant la campagne électorale, en créant des liens entre les citoyens-électeurs et les partis politiques. Les données recueillies par observation et par entretien montrent qu’en échange des services décrits plus haut, les intermédiaires électoraux reçoivent des rémunérations directes et indirectes.

Les bénéfices matériels immédiats d’un linkage indirect

Depuis le retour du multipartisme, on assiste au Cameroun à une multiplication des bénéfices financiers, alimentaires et vestimentaires de la période électorale. En échange de leur engagement labile et ponctuel auprès des partis, les intérimaires reçoivent de l’argent, des aliments et des vêtements. L’argent est la première monnaie d’échange dans les rapports entre les partis politiques et le personnel politique intérimaire pendant la campagne électorale. C’est pourquoi des négociations et des transactions financières précèdent le travail de fabrication, de diffusion du matériel et de mobilisation des électeurs. D’ailleurs, l’entente entre les membres de ce personnel et les responsables commence avant même le lancement de la campagne électorale, comme on a pu le constater à Yaoundé en août 2013, lorsque des responsables politiques ont financé une campagne de proximité des motos-taximen visant (officiellement) à mobiliser et à inciter les couches sociales sensibles à voter au cours des élections législatives et municipales du 30 septembre 2013. En ouverture de cette campagne de proximité à la sous-préfecture de Yaoundé 6e, relève le journal Mutations (2013 : 6), le leader des benskineurs a tenu à remercier les membres du gouvernement pour « l’appui institutionnel et financier », ce qui a fait dire que « les membres du Gouvernement ont payé les conducteurs de moto-taxi ». Le journal estimait qu’il s’agissait d’une stratégie pour les dirigeants du RDPC de payer les benskineurs pour les aider à remobiliser les populations et surtout les sympathisants de leur parti après les remous causés par les investitures.

Pour les intérimaires, l’approche des élections apparaît en effet comme une aubaine. Pendant la campagne électorale, on les entend dire qu’il y a actuellement du boulot. Il en est ainsi des colleurs d’affiches et de tous ceux qui interviennent dans la chaîne de sensibilisation électorale, notamment les journalistes, les blogueurs, les chefs de quartier et les membres des associations de jeunes. Les conducteurs de voiture cargo reçoivent 70 000 FCFA (106,72 €) par jour. Lors des premières élections législatives multipartites en mars 1992, l’équipe de campagne du RDPC dans le département de la Boumba et Ngoko a donné 30 000 FCFA (45,74 €) et 25 000 FCFA (38,12 €) respectivement aux chefs de canton et aux chefs de village pour qu’ils sensibilisent et mobilisent les électeurs (La Nouvelle Expression, 1992, no 38 : 7). En 1997, lors de la campagne électorale pour les législatives, le candidat du RDPC dans la circonscription du Nkam a offert 50 000 FCFA (76,23 €) à deux membres du personnel intérimaire de son parti que l’intéressé appelle ses « ardents agents électoraux » (Njoh-Mouelle, 2001 : 78). Un conducteur de moto-taxi à Douala donne plus de détails sur la transaction entre eux et les partis politiques, en affirmant que les responsables des partis « donnent à chacun 3000 FCFA de carburant et 4000 FCFA (6,10 €) pour une demi-journée de travail de sensibilisation et d’animation[46] ». Les benskineurs recrutés par les responsables de la plateforme « Balayons le Cameroun » en septembre 2013 recevaient chacun 5000 FCFA (7,62 €) par jour, tandis que les associations recevaient 50 000 FCFA (76,23 €)[47].

Au cours des meetings électoraux, les animateurs décrits plus haut reçoivent aussi de l’argent sous la forme du « farotage », c’est-à-dire des dons financiers spontanés[48]. C’est ici que l’on observe le travail des « animateurs multipartisans », des animateurs qui offrent leurs services à plus d’un parti politique durant la même période électorale, dans une même localité et parfois au cours d’une même journée. Ainsi, des animateurs qu’on voit dans les réunions de l’UNDP en tenue du parti sont retrouvés quelques heures, jours ou semaines plus tard dans les célébrations du parti au pouvoir, arborant les pagnes et les tee-shirts du RDPC. Interrogés sur les mobiles de leurs actions, le leader d’un groupe d’animateurs multipartisans de Ngaoundéré répond sans ambages que, pour eux, « l’objectif c’est le farotage immédiat ». Et « malgré l’hésitation de certains, d’autres nous farotent à merveille lorsque nous chantons la gloire de leur parti », ajoute-t-il, avant de préciser : « on ne mange pas un parti, mais ce que donne le parti […] nous sommes du côté des donneurs[49] ». Les artistes populaires et les sportifs célèbres aussi perçoivent de gros cachets avant de venir « prester ». Chanter pour le parti et soutenir ses candidats en échange de l’argent, telle pourrait être résumée l’activité de ces artistes conjoncturels. Mais il faut noter que ces artistes locaux profitent de l’animation de la campagne électorale auprès des politiciens pour se faire voir ou renforcer leur visibilité, et espérer ainsi des prestations futures.

En plus de l’argent, l’engagement labile et ponctuel des benskineurs et autres animateurs circonstanciels est récompensé par des avantages vestimentaires et alimentaires, notamment des pagnes, des casquettes, des tricots et des parapluies du parti ou de son président national. En arborant les vêtements partisans, ils peuvent jouir du prestige lié à la formation politique en question. Bien entendu, la tenue du parti au pouvoir confère plus de force et d’autorité que celle des partis d’opposition, en ce sens qu’elle permet à son porteur d’obtenir une place de choix lors des manifestations publiques et même dans les administrations publiques de l’État[50]. À ce titre, le vêtement devient un instrument d’occupation de l’espace public. Toutefois, on voit à travers l’implication du personnel politique intérimaire que tous ceux qui arborent la tenue des partis ne sont pas des militants (Manirakiza, 2012). En plus du matériel partisan, les conducteurs de moto-taxi reçoivent des accessoires automobiles comme des casques, des chasubles et des bottes.

Au niveau alimentaire, on note que lors de la rencontre entre les responsables du parti et les chefs de quartier pour l’identification du site des rassemblements, ceux-ci reçoivent de ceux-là des cadeaux[51]. Qu’ils travaillent pour le parti RDPC au pouvoir ou pour les partis d’opposition comme le SDF, l’UNDP, l’UDC, le CPP ou le MRC, les autres intermédiaires électoraux se servent en servant le matériel électoral et les dons électoraux aux citoyens-électeurs. Ainsi, tandis que certains animateurs consommaient la « bière électorale » sur le lieu même de la manifestation, on pouvait en apercevoir d’autres, notamment des taximen et des benskineurs de retour des réunions, avec du riz, du savon et de la boisson. Même ceux qui font le porte-à-porte pour sensibiliser les futurs électeurs reçoivent souvent de la boisson de leur patron de circonstance. Le leader des benskineurs dans la localité de Dschang disait à ce propos : « Après avoir fait le tour des quartiers de la ville et parfois même des villages en sifflant et en chantant l’hymne ou les chants à la gloire du chef de leur parti […] on s’est retrouvé pour boire [à leurs frais] un pot en famille[52]. »

En participant et en observant différentes campagnes électorales, on se rend compte que certains de ces intermédiaires électoraux reçoivent les biens électoraux de plus d’un parti politique. On se demande s’il s’agit des travailleurs multipartisans ou tout simplement de « la revanche des gens du bas » (Banégas, 1998b : 84-85) qui décident de bouffer dans les sauces de tous les partis politiques en même temps. Il pourrait s’agir d’une forme de « politique par temps de disette », selon l’expression d’Achille Mbembé (1988), à savoir que les gens travaillent pour un parti lorsqu’il est capable de donner ; et lorsqu’il n’a plus rien à donner, on regarde ailleurs. Parce que travailler pour un parti entraîne des avantages financiers et matériels immédiats, ce ne sont pas les attentes idéologiques ou purement politiques qui intéressent les travailleurs partisans qu’on observe durant la période électorale. Il s’agit d’abord, comme le souligne Mbembé (1988 : 157), des attentes matérielles qui gouvernent les représentations, nourrissent les rêves, déterminent les attitudes et les gestes, induisent des choix symboliques et donnent lieu à la construction des idiomes politiques. De cette manière, les auxiliaires du jeu électoral profitent bien de la conjoncture favorable des élections. Surtout qu’en plus des biens matériels et financiers, ils reçoivent aussi des rétributions indirectes et des avantages symboliques, qui vont au-delà de la période de campagne électorale. C’est à celles-ci qu’est consacrée la suite de cette étude.

Les rétributions symboliques et différées du « relayage » électoral

Dans l’univers politique, les opérations symboliques recouvrent des aspects aussi variés que les discours, les références et les appels au civisme, les images virtuelles, bref tout ce qui est de l’ordre de l’immatériel et dont le poids émotionnel est assez fort. Le travail politique ponctuel permet aux jeunes sans profession de trouver une utilité, une visibilité et un rôle social gratifiant (Gaxie, 2005). Être le partenaire du parti ou d’un candidat durant la campagne est un avantage que le personnel politique intérimaire tire de son activité. Si le parti qu’il a aidé est finalement élu, le partenaire partagera les joies de la victoire. L’étudiant-colleur d’affiches ou le benskineur-sensibilisateur deviendra l’ami du maire ou du député élu. Cet avantage symbolique de côtoyer les « grandes personnalités » ou les « Honorables » leur permet de se faire reconnaître et de renforcer ainsi leur position au sein de leur catégorie socioprofessionnelle. Même si l’entrepreneur politique ne tient pas sa promesse, le fait pour un intérimaire d’avoir été le partenaire d’un député ou d’un maire est un motif de satisfaction. Sylvain D.[53], par exemple, a été animateur de la campagne électorale du parti au pouvoir en juillet 2007. Deux ans après, nous l’avons retrouvé, exerçant toujours son métier de benskineur. À la question de savoir s’il a des nouvelles de l’« Honorable LD », il a répondu : « On est des amis ! Je l’ai aidé pendant la campagne et maintenant il est député. On est sur plusieurs photos ensemble [en présentant l’une d’elles], j’ai son numéro de téléphone. Il m’a dit que je peux l’appeler quand je veux. » Figurer sur la même photo qu’un député ou avoir son contact sont des motifs de fierté, de confiance en soi et de satisfaction, ce qui pousse les intérimaires à renouveler leur partenariat avec un politicien lorsque l’occasion se présente à nouveau, même si ce dernier n’a pas tenu ses promesses antérieures.

Cependant, dans un contexte de patronage et de clientélisme, cette « proximité » ou cette amitié avec l’élu pourra servir de tremplin aux intérimaires pour l’obtention d’un emploi ou d’une faveur administrative et améliorer ainsi leur image dans la société. C’est pourquoi au rang des rémunérations indirectes du travail électoral des démarcheurs politiques, il y a les emplois, l’amélioration des conditions du travail dans divers secteurs, les facilités administratives et le financement de la carrière. Le capital de relation constitué pendant la campagne peut faciliter l’insertion sur le marché de l’emploi et procurer un travail plus stable. Les emplois, qu’ils soient publics ou privés, entrent dans la catégorie des promesses des partis politiques et de leurs candidats locaux. Ceux-ci promettent le recrutement dans les mairies, dans leurs entreprises, ou un travail dans des structures publiques et parapubliques. Même si l’article 289 du Code électoral camerounais prévoit des sanctions à l’encontre des candidats qui promettent des emplois publics ou privés, on note que les promesses d’emplois aux « auxiliaires électoraux » sont récurrentes dans les discours des candidats pendant la campagne électorale. En 1992, par exemple, au cours des premières législatives multipartites, on a noté que les responsables du RDPC à Bamenda promettaient des emplois aux « gros bras » qui les escortaient durant les rencontres électorales (La Nouvelle Expression, 1992, no 40 : 6). De même, lors de la campagne pour les élections législatives et municipales du 30 septembre 2013, un candidat à la commune d’Awaé promettait de négocier le recrutement de ses intermédiaires électoraux au sein de l’École internationale des forces de sécurité (EIFORCES) d’Awaé (Le Renard, 2013 : 5). Dans la localité de Dschang aussi, les partis promettaient aux benskineurs de les faire recruter à l’université. La suite des propos de leur leader évoqué plus haut est utile pour comprendre cet échange avec les responsables des partis : « Pour nous motiver davantage, ils nous ont promis de nombreux emplois après l’élection. Étant donné que certains de leurs candidats comme Bon Pied La Route[54] en avaient déjà créés, nous les avons crus sur parole[55]. » Dans un contexte de pauvreté et de rareté matérielle, un emploi promis est considéré comme un emploi déjà acquis. Surtout qu’en politique « dire c’est faire », c’est-à-dire faire croire aux citoyens que l’on peut faire ce qu’on dit (Bourdieu, 1981 : 13).

Néanmoins, des benskineurs qui ont été des intermédiaires électoraux lors des campagnes électorales de 2002 et de 2007 ont été recrutés comme agents de sécurité à l’Université de Dschang. Le témoignage d’Alain K. est significatif à cet égard :

J’étais benskineur avant. Un jour mon ami est venu me dire qu’on avait besoin de nous pour animer la campagne du parti au pouvoir, ce que nous avons fait. À l’époque ces gens [les membres du parti au pouvoir] ne nous ont pas donné grand-chose, mais plus tard, le même ami m’a signifié qu’on allait recruter les vigiles à l’université et que si j’étais d’accord, il donnait mon nom à son grand ! J’ai accepté. Je lui ai donné la copie de ma carte d’identité et mon numéro de téléphone. Et quelques semaines plus tard, on m’a informé que je faisais partie des personnes retenues pour assurer la sécurité au sein des campus de l’université[56].

Même si la plupart des promesses que tiennent les hommes politiques ne sont pas souvent respectées, il reste que les quelques intermédiaires qui ont trouvé un travail stable grâce au démarchage électoral apparaissent aux yeux de leurs camarades d’hier comme des modèles de réussite. Car, disent-ils, ceux-là « rencontrent maintenant le recteur, le doyen, les professeurs… et ont un salaire à la fin du mois[57] ». Pour le benskineur devenu vigile à l’université, partager quotidiennement le même espace avec les « longs crayons[58] » est un avantage qui permet de « se faire respecter au quartier et dans sa famille[59] », ce qui les encourage à croire aux politiciens et à leur offrir leurs services.

Les responsables des partis politiques promettent également des facilités administratives et des améliorations des conditions de travail dans leur secteur d’activité. Telles sont les principales ressources que Françoise Foning et ses camarades du RDPC utilisaient pour mobiliser les benskineurs dans leur équipe de campagne à Douala. À titre d’exemple, elle disait aux conducteurs de moto-taxi : « J’ai appris que les gens vous dérangent pendant que vous travaillez ! Après les élections, vous n’aurez plus les problèmes de papiers […] les policiers ne vont plus vous déranger […] En tout cas, vous me connaissez, vous savez ce que je suis capable de faire[60]. » Ce genre de discours trouve un écho très favorable auprès de cette catégorie professionnelle, dans la mesure où les benskineurs se plaignent tous les jours des tracasseries administratives et des exactions policières. Un discours d’autant important que, depuis plus de dix ans, le gouvernement camerounais n’arrive pas à réglementer le secteur d’activité des motos-taxis. Promettre des lendemains meilleurs est une motivation non négligeable pour les engager derrière les politiciens pendant la campagne.

Aux artistes et aux sportifs reconnus, les promesses concernaient le financement de la carrière artistique pour les uns et la carrière politique et humanitaire pour les autres[61]. Lorsque le parti soutenu est élu, la relation tissée pendant la campagne électorale permet de faciliter l’obtention de services dans les administrations ministérielles et municipales. Parce qu’ils ont aidé le maire Françoise Foning à battre campagne, les benskineurs ont obtenu des facilités de paiement de l’impôt libératoire dans la commune d’arrondissement de Douala 5e où elle a été maire jusqu’à son décès, en 2015[62].

Conclusion

Cette étude avait pour but de présenter l’échange entre les partis politiques et le personnel politique intérimaire pendant la campagne électorale. Il était question de montrer comment, pendant cette période, les partis politiques ont recours à des auxiliaires du jeu électoral pour fabriquer et diffuser leur matériel afin de sensibiliser et mobiliser les électeurs, en échange de gratifications directes ou différées. Parce que la plupart des partis se sont mués en entreprises électorales et que les élections sont de plus en plus influencées par la communication politique, leur réussite nécessite, outre la force du nombre de militants, davantage des compétences spécialisées, ce qui renforce la position des intermédiaires électoraux, qui, en apportant les concours nécessaires à la conquête du pouvoir politique, se rendent indispensables auprès des partis politiques et des candidats.

Toutefois, parce que le recrutement du personnel politique intérimaire suppose des moyens financiers importants, tous les partis politiques camerounais ne sont pas égaux dans ce processus. Disposant d’un peu plus de moyens financiers que les autres, du fait de sa collusion avec l’État, le parti au pouvoir attire et recrute davantage de démarcheurs électoraux que les autres[63], qui, malgré la modicité de leurs moyens, se prêtent quand même au jeu. Cet écart entre les partis politiques camerounais pendant la campagne électorale se situe aussi au niveau de la taille et de la qualité des affiches électorales, comme nous l’avons exposé plus haut. Les intérimaires profitent du relayage électoral pour obtenir des avantages financiers, matériels, alimentaires et même symboliques. Les relations patron-client étant cruciales dans la vie et la fonction des partis, comme le relèvent de nombreux auteurs (Banégas, 1998b ; Mérino, 2006 ; Osei, 2006), l’échange pendant la campagne électorale, bien qu’étant conjoncturel, permet de nouer des liens d’amitié entre les deux catégories d’acteurs. Une amitié qui peut continuer sous une forme clientéliste au-delà de la période électorale, notamment pendant les autres manifestations partisanes de l’entre-deux-élections, le clientélisme étant une relation dominée par un échange de prestations jugé mutuellement avantageux (Braud, 2008). Or, il arrive parfois que les promesses ne soient pas tenues et qu’un parti, une fois élu, ne recrute pas les benskineurs et autres jeunes sans profession, comme initialement prévu. Souvent c’est le personnel intérimaire qui ne respecte pas ses engagements, comme ces jeunes recrutés par l’UPC pour être scrutateurs dans les bureaux de vote en 2007, qui ont pris de l’argent mais ne sont pas venus travailler[64]. Cela montre la complexité de l’échange dans le jeu politique camerounais. Néanmoins, le rôle que joue ce personnel dans la transaction électorale conduit à le considérer de plus en plus comme acteur à part entière de la campagne électorale.