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Pendant la Première Guerre mondiale, un nombre important d’intellectuels allemands ont été contraints à l’exil partout en Europe. Pour plusieurs, ce déracinement n’a pas signifié la fin de leur engagement intellectuel, mais plutôt l’inverse. À l’âge de trente et un ans, le philosophe Ernst Bloch a quitté l’Allemagne pour se réfugier en Suisse par peur d’être contraint au service militaire. En exil, il a ressenti un fort besoin d’exprimer ses convictions politiques concernant la guerre. Il a entretenu une étroite collaboration avec le journal pacifiste et démocrate Freie Zeitung. Dans l’ouvrage La lutte, pas la guerre : écrits pacifistes radicaux, traduit et présenté par Lucien Pelletier, spécialiste de la pensée de Bloch, figurent trois textes importants de cette période. Ceux-ci sont d’une grande valeur, car ils nous permettent à la fois de mieux comprendre les positions politiques de Bloch en 1918 et certaines propositions théoriques complexes développées dans l’ouvrage L’esprit de l’utopie, écrit durant la même période. Ce dernier a été le premier grand livre de Bloch. Il a eu une influence majeure sur les auteurs de la première génération de l’École de Francfort, dont Theodor W. Adorno et Walter Benjamin. La substance de La lutte, pas la guerre peut être présentée en trois parties. La première explore les positions politiques de Bloch pendant la Première Guerre mondiale. La deuxième présente la réflexion théorique et critique de l’auteur concernant la pensée de Karl Marx. La dernière expose les grandes lignes de la conception blochienne du socialisme à cette époque.

Beaucoup de socialistes ont été surpris et mécontents de voir le Parti social-démocrate allemand, à la fondation duquel Karl Marx a participé, se ranger avec la bourgeoisie nationale allemande en appuyant la Première Guerre mondiale. Cette décision a grandement ébranlé la Deuxième Internationale socialiste. Certains membres importants, dont Lénine, n’ont pas cru à la nouvelle lorsqu’ils l’ont apprise. Pour plusieurs, en décidant d’appuyer la guerre, le parti social-démocrate a trahi la classe ouvrière. Les intellectuels socialistes ont donc entrepris un débat important sur leurs positions face à la Grande Guerre. L’une des positions privilégiées par nombre d’entre eux, dont Bloch, a été le défaitisme révolutionnaire. Défaitisme, puisqu’ils souhaitaient que l’Allemagne perde contre l’Entente. Révolutionnaire, car ils espéraient que le système politique autoritaire prussien soit remplacé par une forme de démocratie populaire. Bloch écrit dans le premier texte du recueil : « Mais ce que nous souhaitons, c’est qu’on en finisse avec les seigneurs et les hobereaux, qu’on dise “assez” à vos impitoyables oppresseurs, ceux qui ont causé cette guerre, l’ont alimentée, la prolongent ; nous souhaitons qu’ils débarrassent le plancher, qu’ils quittent cette scène sur laquelle ils vous ont entraînés à votre insu pour que vous y fassiez le sacrifice de votre vie à des idéaux de violence tout ce qu’il y a de plus délirants et d’étrangers au peuple. » (p. 15) Bloch affirme ainsi que la soumission de l’Allemagne contre les forces de l’Entente ne mènerait pas à la déroute du peuple allemand, mais plutôt à celle des exploiteurs. D’ailleurs, il distingue cette position de celle des pacifistes attentistes qui souhaitaient la paix tout en désirant un retour à l’ordre d’avant-guerre. Le pacifisme de Bloch était radical, il souhaitait que les puissances de l’Entente menées par le président américain Woodrow Wilson brisent le militarisme prussien pour permettre au peuple de s’organiser démocratiquement. Pour Bloch, les forces de l’Entente ne faisaient pas la guerre à l’Allemagne, elles luttaient plutôt contre le pouvoir politique antidémocratique allemand. Il établissait ainsi une distinction entre la guerre et la lutte. Il écrit : « Ce n’est pas la guerre qui mène le monde, c’est une lutte ; le monde est en lutte contre la guerre, debout sur les barricades, il s’oppose au système de la guerre, son pacifisme est intégralement et originairement combatif […] » (p. 40). La lutte visait donc à briser l’État militaire, elle se distinguait sur la forme par ses moyens de résistance à l’armée et, sur le fond, elle ne cherchait pas la conquête territoriale, mais bien le changement démocratique. L’établissement de la démocratie en Allemagne et la défaite des dirigeants militaristes allemands étaient pour Bloch les prémisses de la révolution sociale telle que la Russie en avait fait expérience.

Ses positions concernant la Première Guerre mondiale l’ont amené à entamer un dialogue critique avec la pensée de Marx. La critique la plus importante qu’il a adressée au théoricien allemand est d’avoir minimisé les reliquats du féodalisme dans la transition vers le capitalisme. Selon Bloch, les vestiges du féodalisme ont été les principaux responsables du militarisme prussien. Marx aurait fondé son analyse de la transition du capitalisme sur le cas anglais et l’aurait généralisée à l’ensemble des pays. Si l’Allemagne était entrée en guerre, ce n’était pas nécessairement pour servir les besoins du grand capital allemand, mais plutôt pour consolider le pouvoir déclinant des hobereaux. De plus, Marx aurait surestimé l’importance de l’économie dans son analyse de la société et de l’histoire. Cette surestimation l’aurait partiellement rendu aveugle à l’importance des idéologies et des constructions culturelles et politiques. Cette critique est devenue monnaie courante chez les penseurs critiques de l’École de Francfort (Adorno, Horkheimer, Habermas) et de la revue française Socialisme ou barbarie (Castoriadis, Lefort, Lyotard). Finalement, Bloch a perçu comme problématique « l’élimination de tout aspect chrétien et spirituel dans le marxisme en général » (p. 70). Cette critique est plutôt originale dans la tradition marxiste, mais elle est centrale chez le jeune Bloch. L’esprit de l’utopie en est empreint. Un des problèmes majeurs que Bloch soulève dans la pensée anti-chrétienne de Marx est l’abandon de la subjectivité. Pour beaucoup de penseurs, dont Bloch, la pensée chrétienne a été une des premières à introduire les thèmes de l’intériorité et de l’âme. C’est une des raisons qui amènent Bloch à privilégier les intuitions de Kierkegaard à celles de Hegel. Mise à part l’importance de la subjectivité, l’élimination du spirituel chez Marx amène Bloch à adopter un point de vue nominaliste du réel. Il affirme : « On a ainsi pu analyser le monde physique jusqu’à le réduire à des pressions et des chocs ; dans le marxisme, on a réduit tout le monde moral à des éléments économiques face auxquels l’esprit et les moeurs ne sont plus qu’épiphénomène (comme la pensée dans le cerveau), une superstructure dépendante, une idéologie sans substance. » (p. 71) Marx aurait ainsi oublié l’esprit.

Un dernier aspect qui rend ces trois textes particulièrement intéressants se trouve dans les réflexions de Bloch sur le socialisme, la démocratie et l’État. Il est important de mentionner que ces textes écrits en 1918 présentaient déjà un regard critique du caractère autoritaire de la Révolution russe. Bloch précise que ses critiques ne sont pas faites « d’un point de vue bourgeois, mais du point de vue d’un socialisme international radical » (p. 64). Il écrit malgré tout en vue de propager la révolution socialiste entamée par la Russie partout dans le monde. Il affirme cependant qu’une des conditions préliminaires à la réussite de la révolution socialiste est la construction d’une démocratie avec l’élaboration d’un État de droit. C’est en ce sens qu’il croit que la victoire de l’Entente sur l’Allemagne avec la création d’une démocratie libérale aurait été la condition décisive dans l’élaboration d’un socialisme libertaire. Cette idée développée dans La lutte, pas la guerre permet de comprendre certaines formulations plus absconses de L’esprit de l’utopie.

Les trois textes du recueil sont d’une très grande richesse. D’ailleurs, il serait intéressant d’étudier les propositions de Bloch sur le religieux, un aspect capital dans sa pensée. Ernst Bloch a rédigé pendant la même période un ouvrage sur le théologien révolutionnaire chrétien Thomas Münzer (1921), et a consacré plus tard un ouvrage complet au christianisme intitulé L’athéisme dans le christianisme (1968). La lutte, pas la guerre est une excellente porte d’entrée dans la pensée du jeune Bloch. L’ouvrage permet de comprendre politiquement certaines de ses positions philosophiques. Il est à noter que la présentation de l’ouvrage rédigé par Lucien Pelletier est d’une grande clarté et assure une navigation sans heurts. La lecture de ce livre devient donc incontournable pour toute personne désirant comprendre en profondeur la pensée de l’un des plus grands marxistes hétérodoxes du XXe siècle.