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L’écriture de L’Utopie semble avoir fait l’objet de tant de commentaires qu’il ne paraît plus possible aujourd’hui de laisser libre cours à une lecture pénétrante de Thomas More sans se référer aussitôt à toute une masse documentaire exégétique qui l’ensevelit. Au sein de celle-ci, les interprétations semblent se partager entre d’une part les visions réalistes qui en font un traité programmatique quant à la cité idéale, tantôt socialiste, tantôt chrétien, et d’autre part une lecture spiritualisante et esthétisante soulignant le mouvement détaillé d’une expression allégorique. Or, cette polarisation traduit en réalité un faux dilemme interprétant L’Utopie tantôt comme une proposition politique explicite, cachant par là les jeux métaphoriques qui la traversent, tantôt comme une pure allégorie dépouillée de toute substance politique. Or, il est possible de faire une autre lecture capable d’articuler ensemble ces deux aspects. C’est ce qu’offre par exemple celle de Miguel Abensour (1986) qui thématise le concept de voie oblique, véritable intervention dans le champ politique par le biais d’une écriture allégorique. Si cette interprétation semble convaincante, une autre tension y demeure pourtant silencieuse, soit le statut qu’attribue l’écriture utopiste à la parole. Alors que c’est la recherche de la valeur politique de l’écriture, habituellement ignorée, qui pousse Abensour à dégager cette voie oblique chez More, je voudrais suggérer dans cet essai exploratoire qu’à l’intérieur même de cette voie se cache le mouvement d’une écriture mobilisant la puissance politique de l’oralité. Il s’agira donc moins de faire de cette voie oblique l’objet central de l’analyse, que le point de départ à partir duquel il sera possible de penser le rôle de la parole dans le récit utopiste. Cette oralité, on découvrira qu’elle est tributaire d’un double héritage, typique de la modernité, que représentent à la fois les inspirations de la rhétorique classique que porte L’Utopie et l’effet heuristique qu’elle puise à même les récits de la « découverte » du Nouveau Monde. Cette inspiration classique, on pourra la relever à la fois dans les mondes grec et latin en soulignant les influences de deux ouvrages encore aujourd’hui sous-estimées dans l’étude de L’Utopie, soit le Phèdre de Platon (1989) et le De Republica de Cicéron (1965)[1]. Quant à l’influence du Nouveau Monde, je voudrais la faire ressurgir par l’entremise des récits sur les « Sauvages » américains en problématisant le sens politique de ces discours européens sur ces peuples « sans écriture ». Par là, il sera possible de dégager le substrat oral de l’oeuvre, substrat qui semble être la condition de possibilité du double geste moderne que réalise L’Utopie, soit à la fois la narration heuristique d’un possible et l’institution de l’espace politique de la philia autorisant un dialogue sur ce même possible.

La voix dans la voie oblique

Quelle signification peut d’abord contenir ce concept de voie oblique propre à L’Utopie ? Il s’agit d’une idée qu’emprunte Miguel Abensour à Leo Strauss (2003) pour qui, dans La persécution et l’art d’écrire, la philosophie emprunterait un certain registre en vue de crypter son propos véritable. En analysant cette technique d’écriture qu’il fait remonter jusqu’aux auteurs médiévaux judéo-arabes, Strauss découvre ainsi que la philosophie souhaite se prémunir de persécutions potentielles par l’entremise d’un art d’écrire dissimulé. Puisqu’elle porte atteinte à l’élément même de la société, c’est-à-dire l’opinion, la philosophie codifie son propos sous une forme discursive particulière. Cette forme, c’est l’exigence d’une pensée libre circulant dans le cercle restreint des amis initiés qu’elle met en branle, c’est-à-dire un espace dialogique, intime et secret qui n’est ni plus ni moins que celui de la philia qui protège contre la persécution politique. Or, pour Abensour (1986, 803), L’Utopie mobiliserait une technique d’écriture analogue, permettant ainsi de dégager la signification politique de la question littéraire : « dans sa forme la plus noble, la communication est instauration d’un vivre ensemble ». Le dispositif d’écriture utopiste aurait donc pour objectifs non seulement d’éviter la censure et la persécution, mais aussi bien de pallier les fausses interprétations doctrinales et donc de prémunir la pensée philosophique en acte contre ses propres tendances à l’opinion. La philosophie emploierait ainsi une ruse sournoise faisant de l’écriture cryptée le masque d’une pensée ébranlant l’orthodoxie. D’où l’idée abensourienne selon laquelle le dispositif utopiste opère une médiation entre deux espaces, l’un public, incarné dans L’Utopie de More par la cour et son dialogue où règne la doxa, l’autre, philosophique, représenté par le jardin et le petit cercle de la philia qui écoute le récit utopique. Pour Abensour, cette médiation discursive ne peut s’accomplir que par la constitution d’un troisième espace porté par ce dispositif oblique qui, par le truchement d’une mise à distance, arrive à contrer les lectures impatientes et tyranniques de l’oeuvre et rend ainsi possible un questionnement utopique sur la chose politique. Or, je voudrais proposer dans cet essai que cette idée d’une médiation oblique s’opère non seulement par le mouvement d’un récit, mais aussi par le geste d’une parole qui nous porte vers un espace inédit. Cet espace, au sein duquel Abensour aperçoit l’émergence d’une interrogation sur le commun et la pluralité (Labelle 2018), serait à penser par-delà sa dimension littéraire pour mieux souligner le fait, c’est ce que je voudrais suggérer, qu’elle est envahie par les prérogatives de la communication orale, véritables conditions de la philia politique.

Sous l’égide de cette technique oralo-scripturaire, la voie oblique apparaît ainsi comme la mise en oeuvre d’un « savoir s’adaptant à la scène du monde » (Abensour 1986, 808) qui s’instruit de son théâtre et est plus à même de mener de façon détournée l’opinion jusqu’à la sagesse. Non pas attaquer frontalement l’opinion, donc, mais la contourner, la guider dans l’extériorité d’un espace utopique qui, en autorisant les mouvements libres de la pensée, puisse mettre en lumière et surprendre, de façon latérale, les préjugés propres au lecteur. La voie détournée de L’Utopie mobilise donc des procédés qu’elle oppose à cette autre méthode philosophique qu’elle critique, soit cette scolastique confinée dans la quiétude des livres et des traités. D’abord, une différence de forme traverse ces deux modes de philosopher. D’une part, ce « savoir de cabinet » que représente la scolastique est limité non seulement par la règle de censure qui le structure, mais aussi par l’hermétisme même de son style qui, en respectant les règles scripturaires transmises par la tradition, oblitère toute portée transformatrice de la parole. D’autre part, la voie oblique, en tant que savoir inspiré par les choses du réel, mobilise des procédés rhétoriques marquant un pas en dehors du savoir scripturaire scolastique. Cette voie oblique, « instruite de la vie, qui connaît son théâtre, qui s’adapte à lui et qui, dans la pièce qui se joue, sait exactement son rôle et s’y tient décemment », comporte en elle-même le « souci incontournable de la chose publique » (Abensour 1986, 808). Par là, elle réintroduit dans le monde savant de l’écriture les modalités énonciatives proprement orales qui lui sont corrélatives.

Il faut en effet reconnaître que cet art secret d’écrire, sorte de codage pour initiés philosophiques, recoupe en plusieurs points les difficultés de la communication orale que cherchait à dépasser la forme scolastique de l’écriture. Ainsi, à ces artifices obliques – « obscurité du plan, fausses citations, pseudonymes, expressions étranges, répétitions inexactes d’affirmations antérieures » nous dit Abensour (1986, 801) – correspondent ces procédés scolastiques qui cherchaient précisément à les conjurer : règle de non-contradiction, référence exacte aux faits, précision et clarté du vocabulaire, glose des écrits antérieurs, etc. Sous cet angle, le dispositif littéraire utopiste semble réintroduire un mode de questionnement philosophique oral dans la sphère sacrée de l’écriture, avec son lot dangereux d’impuretés rhétoriques et de réflexions radicales pouvant ébranler l’ordre politique. Le rejet occidental de l’oralité, dont la répression initiatique est à trouver d’abord dans la condamnation de Socrate, a donc eu pour conséquence, en plus du trauma diagnostiqué par Arendt de la philosophie à l’endroit du politique, une sorte de concentration logographique du savoir philosophique. Ne trouve-t-on pas en effet cette question au coeur de L’Utopie chez un Raphaël Hythlodée qui, dans son débat avec More sur la responsabilité politique de la philosophie, en vient à délaisser la voie du conseiller politique principalement parce qu’il constate une « inadéquation de sa parole » avec la tendance belliqueuse de la cour (Abensour 1986, 807) ? De plus, dans ses hésitations quant à la publication de L’Utopie, More n’avoue-t-il pas à Pierre Gilles être conscient de l’inaccessibilité de l’écriture en Europe, du fait que « la plupart des gens ignorent les lettres ; beaucoup les méprisent » (More 1987, 78), ce qui pointerait peut-être un souci d’infuser d’oralité le récit utopiste ? Or, c’est bien à la question de cet abandon politique du savant, ainsi qu’à la nécessité d’une réflexion orale sur le politique, que l’écriture même de L’Utopie semble offrir des réponses. Si donc la contradiction et l’opacité du texte exprimaient pour Strauss une écriture extrêmement réfléchie qu’il importait de lire entre les lignes, L’Utopie pourrait exprimer l’exigence d’un style philosophique oral dissimulé dans l’écriture et par là capable d’y faire ressurgir, dans la diagonale de son argument, la force rhétorique d’une voix oblique. Ainsi, le style littéraire de More réactiverait tout un art rhétorique antique, platonicien d’une part, mais cicéronien d’autre part. Inspectons d’abord le détail de cette parenté avec le Phèdre avant de nous tourner plus avant, vers Cicéron et le problème exégétique que recouvre l’influence de son De Republica.

L’influence rhétorique classique

Platon et la critique de la logographie

Parmi toutes ses influences classiques, la question de la rhétorique semble être un trait prédominant qui non seulement structure la rédaction de L’Utopie, mais rend compte du style intellectuel de More par son acquisition d’un art classique de l’expression, c’est-à-dire d’une véritable « dévotion à la rhétorique » (Nelson 1977, 151). C’est cet art rhétorique, doublé de son expertise du droit, qui aurait par ailleurs autorisé son ascension dans la sphère politique anglaise, art que l’on pouvait déjà sentir dans sa biographie de Richard III, dont la rédaction est non seulement contemporaine à L’Utopie, mais constitue aussi l’une des premières reprises anglaises des styles classiques[2]. Certes, parmi ces influences, les références au platonisme traversant L’Utopie ont été relevées avec justesse par les commentateurs, mais son rapport à l’ironie, l’étranger et surtout l’oralité socratique représentent des aspects qui ont été jusqu’à présent négligés. On a ainsi longtemps glosé sur la parenté de L’Utopie et la République de Platon pour qu’il ne soit plus nécessaire aujourd’hui d’en faire la démonstration. On a aussi opéré un rapprochement semblable avec le Parménide dont L’Utopie semble emprunter la forme structurée entre une première partie davantage dialogique et une deuxième, plus théorique et démonstrative, remplie d’ambiguïtés et d’incohérences (Ackroyd 1998, 178)[3]. Pour Pic de la Mirandole, chez qui More a sans aucun doute puisé son interprétation du texte, le Parménide est un exercice théorique faisant séjourner la dialectique dans les méandres de l’inintelligible, d’où la présence abondante d’erreurs et de contradictions délibérées. Dès lors, la tâche du lecteur serait moins d’en découvrir logiquement les erreurs que d’en diagnostiquer la provenance[4].

Mais c’est sans doute dans le Phèdre que semblent le plus puiser l’écriture de L’Utopie et, surtout, la parole qui la traverse. En contraste avec la condamnation de la rhétorique du Gorgias en tant que pure flatterie ennemie de la vérité, c’est en effet dans le Phèdre que Platon suggère la possibilité d’une rhétorique philosophique non loin des effets recherchés par More. On trouve d’abord une similarité de forme entre les deux ouvrages : comment en effet ne pas associer le Phèdre, seul dialogue où Socrate s’autorise à penser hors les murs de la cité[5], et le récit utopiste faisant voyager la pensée dans l’extériorité d’un lieu qui n’est pas ? Qui plus est, comment ne pas voir une allusion voilée à Platon dans le fait que l’essentiel du dialogue de L’Utopie advient dans la quiétude du jardin représentant l’espace de la philia, lieu qui rappelle étrangement l’oasis où s’assoient ensemble Socrate et Phèdre pour traiter du discours de Lysias ? Étendu à l’ombre d’un platane, tout près d’un ruisseau et de gattiliers en fleur, Socrate ne mentionne-t-il pas son amitié à Phèdre en vertu de laquelle ils peuvent entamer leur dialogue (Platon 1989, 228e) ? De même, au questionnement introductif où Socrate rejette la fastidieuse tâche philosophique de rectification des mythes et des fausses opinions, prétextant qu’il ne se connaît pas encore lui-même (Platon 1989, 229e-230a), semble correspondre la question rhétorique du dialogue de cour mise en scène par More : doit-on faire usage de la philosophie auprès du pouvoir royal en dépit du fait que la cour soit prisonnière du joug de l’opinion qui elle-même ne suit que l’autorité ? Raphaël Hythlodée, instruit de ses tentatives de conseiller, répond par la négative du fait que la cour ne saurait accueillir sa parole : partager sa sagesse en ce contexte serait « conter une histoire à des sourds » (More 1987, 125), et Raphaël de citer Platon en vue d’écarter le sage de l’activité politique (More 1987, 128)[6]. Il y a donc une dimension orale qui semble traverser le rejet de la voie directe dans la tentative philosophique d’instruire le politique, rejet accompli à la fois par un Hythlodée incarnant une parole instruite et voyageuse et un Socrate pourfendeur de l’opinion lors de ses passages sur la place publique. Car la parole que portent ces deux figures est ici affectée par l’étrangeté déroutante des personnages. Socrate, en effet, est décrit dans le préambule du Phèdre comme átopos (Platon 1989, 229c), c’est-à-dire étrange, hors de l’ordinaire, extravagant, absurde, atypique et surtout inconvenant. Personnage inclassable[7], Socrate dérange, est « hors de lieu[8] », étrange et étranger à tout lieu commun. Tel que l’a si bien montré Donatella Di Cesare, c’est cette atopie de Socrate qui serait au fondement de la nouvelle figure qu’il génère : celle du philosophe au sens où nous la connaissons aujourd’hui[9]. Or, pareille étrangeté inhabituelle et inconfortable, qui nous guide hors des lieux communs par les apories qu’elle nous pose[10], résonne étroitement avec les incongruités de l’étranger Raphaël Hythlodée et de son île sans lieu, l’Utopie, qui est aussi, à sa manière et par l’expérience de pensée qu’elle produit, un récit « hors de lieu ».

Mais L’Utopie rejoint également le Phèdre par sa condamnation de la logographie. Pour l’apercevoir, il importe toutefois de remettre en contexte les usages politiques de l’écriture traversant la rhétorique des Anciens. À l’époque de la démocratie athénienne, la logographie consistait en une forme d’assistance judiciaire où des rhéteurs spécialistes rédigeaient à l’avance des discours pour des tiers. Ces derniers, sorte de clients juridiques étant forcés d’assurer leur défense personnelle, devaient mémoriser ces discours en vue de les réciter lors de leur plaidoirie devant un jury populaire (Brisson 1989, 56-57). Dans le contexte d’une Athènes aux frontières peu définies entre le politique et le judiciaire, la rhétorique, qui depuis son origine se voit essentiellement liée aux tribunaux, représentait ainsi l’instrument même du pouvoir en tant qu’« art d’avoir une influence sur les âmes par les moyens du discours » (ibid., 51). On imagine donc les débats quant à la valeur rhétorique de la logographie, art puisant fortement dans la sophistique. C’est qu’elle s’opposait à cette autre tradition rhétorique fondée sur l’improvisation et la pensée rationnelle en acte, et non sur la mémorisation et la répétition abêtissante d’un discours prédéterminé. Le Phèdre pense la rhétorique en ce premier sens, dont participe très certainement la logographie judiciaire, soit ce geste discursif d’avilissement en tant qu’il excite l’epithumia, partie de l’âme liée au plaisir et à la douleur. Face à cette première forme condamnable, le dialogue caractérise quant à lui la possibilité d’une rhétorique proprement philosophique. Celle-ci est mise en acte d’abord par la dialectique, méthode heuristique permettant de décrire la vérité en organisant ses éléments, et ensuite par la cosmologie, savoir qui nous donne accès à la nature de l’âme humaine en tant qu’elle participe de l’âme du monde (Brisson 1989, 53). En ce sens, la rhétorique philosophique pensée par Platon prend une distance à l’égard de l’écriture qui transcrit le discours à mémoriser et répéter pour mieux faire de la recherche du logos une démarche soumise à des lois dialectiques et cosmologiques, opérant pour et par le sujet qui la met en oeuvre par le biais de sa parole et de sa pensée. Toute la force de l’écriture platonicienne sera ainsi à trouver dans la répétition, au sein du lecteur, de ce processus dialogique dont elle nous offre rien de plus qu’une représentation.

Or, on peut apercevoir chez More la même sensibilité à cet enjeu rhétorique de l’écriture chez qui le dispositif de L’Utopie inverse la fonction même de la logographie critiquée par Platon. Ainsi, L’Utopie ne cherche pas à accomplir la fonction d’une dictée inversée, c’est-à-dire à mettre un discours écrit et stratégique dans la bouche d’un orateur qui en mémorisera le contenu. Elle vise plutôt à restituer à l’écrit la richesse d’un récit oral advenu dans l’improvisation et la contingence d’une rencontre. Une nouveauté se fait toutefois sentir par rapport à Platon, c’est que l’auteur est ici lui-même présent dans le récit, présence qui, peut-être, souhaite commettre un pas de plus au profit de la valeur de l’oralité. Car c’est la parole qui semble encore justifier la fonction d’auteur chez More, fonction qui, lorsqu’elle est explicitée dans la préface, est aussitôt mise en contraste avec les autres métiers qu’il accomplit et qui sont traversés par la logographie au sens avilissant du terme : « [Après avoir écouté le récit d’Hythlodée] j’avais simplement à consigner par écrit ce que j’avais entendu, ce qui n’était plus rien. J’ai à plaider, à entendre des plaideurs, à prononcer des arbitrages et des jugements, à recevoir les uns pour mon métier, les autres pour mes affaires. » (More 1987, 74) Ayant à exercer les fonctions d’avocat et de sous-shérif à Londres, il est clair que More, avec les éléments qu’il offre dans sa préface, est sensible à la critique platonicienne de l’écriture logographique et souhaite limiter cette fonction scripturaire au simple rôle de retranscription. Toute la justification de l’oeuvre est à trouver dans cette fonction scripturaire de retranscription à laquelle More semble ne pas faillir, les quelques allusions à des erreurs potentielles ne portant d’ailleurs que sur des détails anodins et les quelques oublis semblent plutôt délibérés et voués à brouiller toute possibilité de vérification des faits[11]. Même lorsqu’il presse Pierre Gilles de questionner Hythlodée en vue d’ajuster les détails de la rédaction de L’Utopie, More souligne la priorité de la parole sur l’écriture en lui demandant de le faire d’abord « oralement si vous le pouvez aisément, sinon par lettres, afin d’obtenir de lui qu’il ne laisse subsister dans mon oeuvre rien qui soit inexact » (ibid., 77). C’est donc la fonction scripturaire de retranscription qui fait émerger la dimension orale de l’oeuvre, une fonction tout opposée à la logographie qui dicte à la parole son propos précis. Et c’est cette fonction qui permet d’enrober le personnage Hythlodée d’un certain réalisme, ainsi que de justifier la présence de More dans le récit.

Enfin, si c’est la mise en scène d’un discours oral qui semble avoir ici préséance, c’est qu’il semble, comme chez Platon, épouser le dynamisme d’un discours vivant. Le Phèdre radicalise en effet cette inadéquation entre écriture et découverte du savoir en faisant du discours écrit un objet inerte[12], inadéquation signalée aussi par l’absurdité logographique des joutes oratoires fondées sur la répétition mnémotechnique. Le discours oral est associé pour sa part au véritable dynamisme d’un être vivant plus à même de mettre en branle le mouvement de la dialectique socratique[13]. Dans sa polémique avec Van Dorp, Thomas More a défendu lui aussi pareil dynamisme organique de la parole, si l’on en croit à tout le moins sa critique de la scolastique au profit de la rhétorique[14]. L’effet condamnable de la scolastique, c’est qu’elle semble avoir figé une fois pour toutes la pensée religieuse par l’usage de formules et de procédés syllogistiques. La théologie positive que proposera More se caractérisera ainsi par la poursuite du libre mouvement du récit biblique, fut-elle parole vivante du Christ ou verbe divin et fondateur[15].

Il importe toutefois de noter que ces références partagées entre le Phèdre et L’Utopie prennent des formes différentes dans leur mise en scène. Si dans le Phèdre la tension de l’écriture se voit incarnée dans le papyrus sur lequel Lysias, en bon logographe, a transcrit son discours, texte que d’ailleurs porte Phèdre à la main et qui attire Socrate comme une véritable drogue (Platon 1989, 230d), dans L’Utopie, ce qui guide les amis dans l’espace du jardin, c’est d’abord la promesse d’un récit oral. Peut-être pouvons-nous voir alors dans cet abandon notoire de la forme écrite chez More la tentative de conserver la proximité de la parole, c’est-à-dire de ce récit de première main que porte fraîchement Hythlodée tout juste revenu de son voyage. Car c’est le récit oral lui-même qui explique l’exil du marin navigant à contrecoeur hors de cette terre de liberté qu’est l’Utopie, lui qui a pour seul motif le souci d’en faire connaître la constitution au monde (More 1987, 131). La présence du voyageur hors de l’île, ce diseur de sornettes qui guérit de la cécité (1978, 659-660)[16], trouve donc sa justification dans la seule circulation du récit qu’il porte. Et la tâche de conservation du récit incombera à More lui-même, lui qui affirme, dans sa préface à Pierre Gilles, vouloir limiter l’écriture de son ouvrage à une pure retranscription du discours oral du voyageur. C’est d’ailleurs cette tâche qui réalisera le pont entre son propre personnage dans le récit et sa personne réelle en tant qu’auteur.

Si donc L’Utopie ne nous est accessible que par l’intermédiaire de l’écriture, ce n’est pas seulement parce que le récit épouse, comme chez Platon, la fonction dialogique de représentation du discours. C’est aussi parce que L’Utopie assume ici une autre fonction, celle de retranscription du récit où l’auteur figure lui-même et où la circulation orale du propos est la cause première à la fois du livre et de l’événement qui rassemble les convives dans l’espace de la philia. Si cette justification étonnamment réflexive de l’écriture de L’Utopie par le motif de la retranscription commet un pas de plus vers l’oralité par rapport à Platon, c’est qu’elle trouve une inspiration profonde chez Cicéron. Le De Republica comporte en effet une notice d’un Cicéron qui affirme ne rien inventer dans ce dialogue sur la meilleure forme de gouvernement et surtout ne pas remplir ici la fonction d’auteur. Ce geste de Cicéron souhaitant se borner à rapporter simplement les propos d’autrui en nous rappelant que sa mémoire n’a pas failli[17] évoque étrangement la ruse d’un More qui ne prétend que transmettre le souvenir du récit d’Hythlodée. De même, le De Republica semble se positionner dès le départ face au Phèdre par une allusion à l’écriture et à la parole : ce n’est pas un parchemin qui pousse Tubéron à établir le dialogue, mais le simple plaisir de converser avec Scipion. Face à l’opportunité de l’entretien, la lecture des livres, dont la priorité est moindre, se voit reléguée à plus tard : « J’ai tout le temps que je voudrai à donner à mes livres, ils sont toujours à ma disposition. Toi, au contraire, c’est merveille de te trouver de loisir, surtout dans un moment où l’État est agité. » (Cicéron 1965, I, IX) Mais si More s’inspire ici de Cicéron par sa proximité à la parole du récit qu’il porte, il en radicalise toutefois la contiguïté en se posant lui-même comme personnage du dialogue. Alors que Cicéron ne fait que rapporter un discours auquel il n’a pas assisté, mais qu’on lui a raconté, More retranscrit un discours de première main. C’est ainsi qu’aux fonctions de représentation chez Platon et de retransmission chez Cicéron, More l’écrivain assume la tâche de retranscription. Mais observons plus en détail ce jeu d’influence cicéronien sur L’Utopie.

Cicéron et la dimension topologique du De Republica

On a longtemps aperçu dans L’Utopie une certaine prédilection, quasi dichotomique, à l’endroit des classiques grecs au détriment de l’héritage latin. Il est vrai que More (1987, 74) attribue au narrateur du récit utopique une meilleure connaissance du grec, soulignant par là la supériorité des oeuvres des Hellènes face aux latines qui n’en font souvent que reprendre les idées. Pourtant cette remarque polémique se voit aussitôt suivie des exceptions de Cicéron et de Sénèque. On retrouve la même remarque explicite dans la lettre de More à Oxford dans une expression ici dépouillée de l’artifice de la voie oblique[18]. De là un certain rapport de proximité avec Cicéron, ce rhéteur qui fut, comme More, avocat, écrivain, homme d’État et penseur, et qui sut à la fois s’inscrire et se positionner face à l’héritage grec. Ainsi, lorsque le consul romain donne son assentiment à la description platonicienne des qualités nécessaires au philosophe roi, il ajoute également l’éloquence, la connaissance du droit, ainsi que la nécessité préalable d’étudier les Grecs (Cicéron 1965, VI, I). De nombreux autres passages pourraient illustrer l’influence continue des Grecs sur Cicéron. L’important ici est de reconnaître que l’opposition entre Grecs et Latins que nous tendons habituellement à projeter sur L’Utopie ne semble ni tout à fait exacte, ni rendre compte de l’influence centrale de Cicéron sur More, et ce, particulièrement sur le thème de la cité idéale. Il n’y a donc pas à choisir entre l’influence platonicienne et l’empreinte cicéronienne : Cicéron lui-même s’inspire en grande partie de Platon, et ce, principalement dans sa Republica qui se réfère elle-même à des passages du Phèdre et de la République de Platon.

Plusieurs commentateurs ont déjà montré l’importance de Cicéron pour More. Ainsi, on a souligné l’influence du De oratore et du De inventione, tout comme celle du De finibus notamment dans la critique de l’épicurisme au sein de L’Utopie, ainsi que sur le débat entre plaisir et vertu (Romano Ribeiro 2014). On a de même pointé l’influence majeure du De officiis (Skinner 1987 ; Harmon 2004), n’hésitant pas par ailleurs à y voir un véritable cadre de référence qui aurait influencé tout le débat de l’humanisme civique sur la vie politiquement active, au point d’en faire un thème inévitable (Skinner 1987, 132-133). En ce sens pour Quentin Skinner (1988, 449), More combattrait, de façon analogue au De officiis, la conception d’une vie civique ou active comme étant subordonnée à la vie contemplative, c’est-à-dire à la recherche philosophique et/ou religieuse de la vérité.

Or, il importe également de trouver dans le De Republica une source d’influence primordiale de Cicéron sur L’Utopie, influence qui ne fait pas nécessairement ombrage à celle de Platon, mais qu’il faut plutôt saisir comme un élément de continuité thématique. Car Cicéron a non seulement écrit un traité sur la meilleure forme de gouvernement, mais il a, comme Platon, poursuivi ce questionnement par la rédaction d’un second traité portant sur les lois nécessaires à ce régime, le De legibus. Cette influence sur More a d’ailleurs déjà été pressentie par quelques commentateurs. D’abord, cette idée selon laquelle L’Utopie ne comporterait pas de résolution du dialogue comme chez Platon (où il y a victoire de l’un des interlocuteurs), mais simplement le dévoilement des différentes postures idéologiques dont l’issue dialogique serait laissée comme en suspens, de façon analogue à certains dialogues de Cicéron (Harmon 2004, 96). Mais il y a aussi cette proximité du titre de L’Utopie, De optimo reipublicae statu, deque nova insula Utopia [De la meilleure forme de gouvernement et de l’île d’Utopie], formule dont le premier segment se retrouve textuellement dans le De legibus (I, 5). L’emploi de cette formule qui commet une distance entre cité idéale et réelle ne pouvait pas ne pas produire à l’époque de More une référence relative à l’endroit de l’auteur romain[19].

Il y a toutefois un problème matériel et historique à l’hypothèse de cette influence, soit celui de la transmission du manuscrit du De Republica. C’est qu’on a longtemps cru perdu tout accès direct à un manuscrit authentique de l’ouvrage, jusqu’à ce qu’en 1819 Angelo Mai en découvrit le palimpseste dans les archives du Vatican. Certes, d’autres manuscrits antérieurs ont laissé des traces hypothétiques, mais il n’a été possible ni de les retrouver ni d’en vérifier l’authenticité[20]. Cela a donc eu pour effet de reléguer toute influence du De Republica sur des oeuvres médiévales tardives ou modernes à un phénomène de transmission indirecte, c’est-à-dire par l’intermédiaire des textes qui en ont cité ou résumé les passages, soit principalement ceux de Nonius Marcellus, Lactance et saint Augustin. Ainsi, la plupart des commentaires quant à l’influence du De Republica sur L’Utopie, à tout le moins ceux qui se soucient des problèmes de transmission, en limitent l’accès par la médiation de la Cité de Dieu d’Augustin (Wegemer 1990 ; Harmon 2004 ; Nicgorski 2017). Nous savons en effet que More a non seulement étudié abondamment l’ouvrage, mais qu’il en a offert une lecture publique à l’Église de St. Lawrence, sous la recommandation de son professeur William Grocyn, lecture qui lui valut par ailleurs un certain renom (Roper et Harpsfield 1963, 4). On peut donc affirmer avec une certaine certitude que More avait accès, par sa lecture de saint Augustin, à des passages authentiques du De Republica, principalement des deuxième, troisième et quatrième livres[21].

L’exemple le plus frappant de ces passages est sans doute cette évaluation, à la fin de L’Utopie, de la constitution des Utopiens : « There are very many features in the Utopian commonwealth which are more to desire than to hope for » (cité dans Wegemer 1990, 6), évaluation qui résonne énormément avec cet autre jugement, le plus célèbre sans doute du De Republica, d’un Scipion qui sous la plume de Cicéron se prononce sur la cité idéale de Platon : « Platon créa une cité plus conforme à son désir qu’à son espoir et la restreignit le plus possible ; son dessein n’était pas de la concevoir telle qu’elle pût exister, mais telle qu’on pût percevoir en elle le principe des institutions politiques. » (Cicéron 1965, II, XXX) C’est que face à l’idéalisme platonicien, le réalisme affiché de Cicéron découvre la Cité idéale non pas en idée, mais sous son propre regard, c’est-à-dire dans la constitution mixte de Rome. Et Scipion de poursuivre : « ce n’est pas dans une ombre, une image de cité, c’est dans l’État le plus étendu que je situerai les institutions dont je veux parler »[22]. Il est donc vain pour Cicéron de penser abstraitement aux meilleures institutions à établir puisqu’il suffit de reconstruire l’histoire de Rome, de ses origines, de son maintien, de ses héros et de leurs vertus, pour illustrer en pleine clarté la grandeur du meilleur des régimes. Grandeur qu’il faut ici prendre au mot, car l’expression amplissima re publica renvoie à la chose publique soit très étendue, soit la plus étendue. Si donc Cicéron conçoit l’Empire le plus vaste que son temps ait connu comme étant cette amplissima re publica, c’est qu’il souhaite employer le régime qui fut, sur terre, le plus étendu et, par là, le meilleur de tous, tel que l’explique Scipion : « J’ai considéré ensuite le cas particulier de l’État romain, […] pour que l’on pût voir réalisé avec le plus de grandeur l’État tel que la théorie et le discours le définirent » (ibid., XXXIX ; je souligne). Ce que l’on cherche dans la figure de Rome, cette civitate maxima, c’est, conformément au stoïcisme où la vertu ne peut jamais être qu’en acte, la réalisation la plus complète, la plus distincte et la plus actualisée des institutions[23]. Face à l’État idéal et unique de Platon, construit théoriquement hors de l’espace et du temps, ou encore face au réalisme aristotélicien et à la méticulosité de son analyse historique scrutant quelque 136 constitutions, Cicéron pose un réalisme capable de trouver l’idéal dans un cas historique concret, actuel et unique : Rome et son empire. Rome, c’est l’artifice miraculeux qui permet de trouver l’unité de la constitution idéale dans la multiplicité concrète du réel et de l’histoire. Or, quoi de plus original et subtil, quoi de plus oblique pour notre More moderne que de poser, face à cette Rome de Cicéron – cet État qui fut jadis partout –, un État qui n’existe aujourd’hui nulle part, une Utopie qui soit dans ce non-lieu non pas pour rejoindre les cieux idéaux de Platon, mais pour se confiner sur une île inaccessible, insituable, mais bien actuelle de l’Atlantique. Les effets bénéfiques et émancipateurs de la réflexion sur la constitution idéale sont ainsi préservés, sans pour autant que celle-ci sombre dans le lieu inaccessible de l’intransigeance platonicienne ou de l’autoglorification impériale cicéronienne.

Ce sont là des éléments assez incontestables de l’influence, par l’intermédiaire de saint Augustin, du De Republica de Cicéron. Mais il y a, pourtant, d’autres résonances d’autant plus fortes avec des passages clés qui ne figurent toutefois pas dans la Cité de Dieu. Tout le début du premier livre du De Republica, où Cicéron désamorce par avance les arguments contre la vie politique active en utilisant l’exemple de ses réalisations personnelles, ne rappelle-t-il pas la lettre introductive à Pierre Gilles d’un More faisant allusion à sa vie propre[24] ? Il en va de même pour toute la question de la fonction scripturaire de l’auteur qui a déjà été relevée et qui ne figure pas chez saint Augustin, fonction de transmission qui rappelle elle aussi la nécessité de la circulationorale du dialogue en vue d’ouvrir un espace amical propre à la réflexion politique. Car Cicéron fait lui aussi débuter le dialogue dans le lieu intime du jardin[25], cet espace de la philia, et ponctue à plusieurs reprises le dialogue de ce thème de l’amitié, tantôt pour souligner la force politique du lien qu’elle instaure, tel un pacte[26], tantôt pour prévenir que le dialogue ne devienne le simple enseignement d’un maître à son élève afin qu’il demeure une recherche dialogique en commune amitié[27]. L’amitié politique joue ici une fonction analogue à celle de L’Utopie, elle est à la fois précondition du dialogue sur le meilleur des régimes et prévention orale contre la clôture du dialogue sous la forme d’un exposé scripturaire et unidirectionnel allant du savant à l’ignorant. Bref, la proximité de ces passages est trop frappante pour se satisfaire de l’hypothèse d’un accès limité par More au De Republica, puisque la Cité des Dieux ne les cite en aucune manière. Il faut donc aller au-delà de la thèse d’un accès médié par les citations de saint Augustin et soutenir que Thomas More disposait d’un accès direct au classique de Cicéron.

Lorsque l’on scrute les éléments biographiques de More, on découvre le rôle central de William Selling dans la diffusion à Oxford de plusieurs ouvrages classiques. Près de quarante ans avant la formation de More, Selling accomplit en effet deux voyages en Italie et rapporte avec lui, nous dit Prévost (1969, 38) sans toutefois spécifier les ouvrages, des manuscrits d’Homère, d’Euripide et de Cicéron. Or, nous savons par le témoignage de John Leland, le fameux bibliothécaire et archiviste d’Henry VIII, que parmi le butin de Selling se trouve le De Republica de Cicéron, bien qu’il fût, spécifie-t-il, perdu à la suite d’un incendie (Warton 1840, 218). Or, l’incendie qui détruisit presque entièrement la bibliothèque de Selling n’advint qu’en 1539, soit une vingtaine d’années après la publication de L’Utopie et davantage encore après la formation de More à Oxford (Adamson 1919, 97-98). De plus, si Selling n’a pas enseigné directement à More, ses deux condisciples, Thomas Linacre et William Grocyn, ont été les maîtres de l’auteur de L’Utopie. Linacre a même accompagné Selling lors de son deuxième voyage en Italie et il semble fort improbable qu’il n’ait pas eu connaissance de l’importante découverte que constituait un manuscrit du De Republica. Il en va de même pour Grocyn qui, en 1488, rejoint Linacre à Bologne pour ensuite revenir avec lui à Oxford où ils partagèrent cet esprit de la Renaissance italienne qui les avait enivrés en étudiant ces ouvrages redécouverts. S’il semble un fait admis que Thomas More ait bénéficié de cette vague d’humanisme dans ses études, il semble inconcevable qu’il n’ait pas pris connaissance de cette perle de la langue latine que représente le De Republica, lui qui, rappelons-le, fut recommandé pour des études à Oxford du fait qu’il excellait en latin (Roper et Harpsfield 1963, 4). Non seulement était-il, dit-on, premier de classe en la matière, mais son école, la St. Anthony’s School, avait pour réputation de remporter les concours de disputatio contre les écoles adverses, c’est-à-dire de véritables joutes oratoires latines tenues à l’extérieur et où le jeune More, du haut d’un banc, faisait montre d’une « extraordinaire virtuosité verbale » (Prévost 1978, 36-37). On peut donc raisonnablement croire que le jeune More, friand de rhétorique et se faisant remarquer pour son latin, prit connaissance de l’ouvrage lors de son parcours à Oxford, là où l’on enseignait les classiques par la méthode de la dictée et où se trouvait une copie du De Republica depuis le retour de Selling en 1467 jusqu’à sa destruction par l’incendie de 1539.

Cela semble expliquer en tout cas les innombrables similitudes entre L’Utopie et le De Republica, et dont la principale est sans doute l’emploi rhétorique d’une mise en abîme topologique. Comment en effet ne pas voir dans la narration du songe de Scipion qui constate la petitesse des terres anthropisées (Cicéron 1965, VI, XVI)[28] un effet de distance analogue à celui de la découverte de l’Utopie, île perdue au milieu de l’océan qui rappelle la limite des connaissances topologiques du monde humain ? Lorsque l’Africain montre à Scipion l’étroitesse des bandes habitables sur la terre, il souligne à la fois la petitesse et l’insularité de l’empire romain qui en minent la gloire : « Toute cette terre, votre demeure, […] n’est qu’une petite île de cette grande mer que vous autres terriens nommez Atlantique, Grande mer, Océan. Quelle petite chose c’est pour un nom pareil ! » (Ibid., CI, XX) Par cette mise en abîme astrale qu’opère l’Africain dans le songe de Scipion et qui plonge jusqu’à la grandeur infinie de l’Univers, Cicéron affecte non seulement Rome d’une limite topologique qui contredit l’ubiquité de son empire, mais il en relativise aussi les moeurs par effet de contraste avec ces autres peuples dont le territoire se situe aux antipodes du leur. Geste qui rappelle fortement l’effet d’étrangeté et de relativité que produit la description du territoire des Utopiens se trouvant dans l’extériorité d’un lieu à la fois opposé et sans communication avec l’Europe. Si d’ailleurs Philus, au premier livre du De Republica, pouvait s’exclamer : « notre demeure ce n’est pas seulement cette enceinte limitée, c’est le monde entier que les dieux nous ont donné comme lieu de séjour et comme patrie commune avec eux » (ibid., I, XIII), Scipion, dans son songe qui l’extirpe du monde humain pour mieux l’observer, constate dorénavant que « la terre est habitée en de rares endroits et de peu d’étendue, et [que] de vastes solitudes séparent l’une de l’autre […] si bien que les habitants de la terre ne sont pas seulement isolés, sans communication entre eux, mais sont dispersés dans des fuseaux opposés, des zones contraires, ou même aux antipodes les uns des autres » (ibid., VI, XIX). De façon analogue au De Republica, L’Utopie semble donc joindre la description d’un État prétendument parfait à l’effet d’émerveillement et de mise à distance d’un voyage rêveur. Comme si à la réflexion orale sur la meilleure forme de gouvernement il incombait de poser une limite topologique évitant d’en fixer à jamais les traits, une distance qui en soulignerait, par la perspective ainsi créée, soit sa relative petitesse, et donc sa faillibilité, soit encore l’inaccessibilité de sa perfection.

Bien sûr, le rêve de Scipion est un voyage beaucoup plus astral que celui d’Hythlodée qui demeure sur la surface de la terre. Toutefois, les destinations visées par les deux récits semblent remplir des fonctions analogues : tous deux partent des lieux communs de l’Europe pour rejoindre l’érème, cette limite topologique des territoires explorés par l’homme, fut-elle une galaxie ou une île inconnue sur l’Atlantique. Face à la chose publique de partout et le lieu éternel et gigantesque d’un au-delà qui la relativise, L’Utopie combine ces deux effets rhétoriques pour les rediriger vers une description d’un lieu politique qui est bien nulle part, comme l’affirme son nom, mais qui est aussi, à suivre sa trame narrative, perdu et isolé dans l’immensité de l’Atlantique. Cet effet, intrusion heuristique d’un topos qui ne semble exister que dans l’extériorité d’un possible, n’est pas que le fait rhétorique d’un discours cicéronien qui se pense comme transmission orale, on le retrouve également dans une autre forme de rhétorique non moins importante pour More, soit celle d’une oralité par ouï-dire qui entoura la « découverte » de l’Amérique.

La rhétorique du Nouveau Monde

Il semble aujourd’hui avéré que les relations qui circulèrent le plus à l’époque de la propagation des récits sur le Nouveau Monde ne furent pas celles de Christophe Colomb, mais bien celles d’Amerigo Vespucci dont la finesse de l’écriture aurait été un aspect décisif dans leur transmission. C’est par ailleurs ce talent rhétorique, peu importe qu’il soit propre à l’auteur ou à un groupe d’écrivains professionnels[29], qui poussa l’éditeur et cartographe Martin Waldseemüller non seulement à publier les textes de Vespucci, mais aussi, et surtout, à attribuer son nom au Nouveau Continent[30]. C’est ainsi que les Quatuor Navigationes seront publiées en 1507 à Saint-Dié par l’entremise de la Cosmographiae introductio de Waldseemüller, ouvrage qui circulera en de nombreuses mains en ce début de XVIe siècle dont, et là se situe tout notre intérêt, celles de Thomas More. On peut même poser comme hypothèse l’existence d’un lien entre le succès des lettres de Vespucci et celui de L’Utopie, dont la rhétorique partagée mobilise l’image d’un monde encore inconnu par le moyen heuristique d’une parole voyageuse. Plusieurs lignes de parenté indiquent en effet une forte influence des récits de Vespucci sur L’Utopie, filiation qui semble confirmée d’abord par le contexte de son écriture. More entama en effet la rédaction de son utopie lors de son voyage diplomatique en Flandre (mai à octobre 1515), alors en mission afin de renouveler les traités commerciaux pour le compte d’Henri VIII (Hexter 1965, 15-30)[31]. Durant son séjour, il aurait sans aucun doute lu et discuté du contenu des relations de Vespucci au cours de ses nombreux entretiens (Prévost 1969, 80).

Parmi la série d’influences vespucciennes, on peut d’abord relever l’usage du pseudonyme. More se serait-il inspiré de la préface des Quatuor Navigationes présentée par un certain Hylacomylos dans la création de son personnage Hythlodée ? La liberté discursive inspirant pareil pseudonyme, sorte de tentative maladroite de Waldseemüller afin de gréciser son nom selon la mode du temps[32], n’a-t-elle pas aussi mené à la frivolité de ce cartographe qui se permit d’accoler le nom d’une personne à tout un continent ? Geste qui, du reste, fit naître une forte polémique au sein des intellectuels de l’époque face à laquelle More n’aurait pu rester ignorant[33]. Je voudrais suggérer ici que pareille rêverie entourant la lecture de Vespucci a non seulement eu une certaine influence sur la construction morienne du marin diseur de sornettes, mais que L’Utopie y tire aussi une analogie de contenu, soit la découverte et la description de nouvelles contrées et, surtout, de nouveaux hommes. En effet, par la venue de ces récits sur les « Sauvages » s’est insinuée chez les premiers modernes toute une série de questionnements non seulement quant au droit naturel et à la nature humaine, mais aussi quant à la prégnance d’un rapport oral au monde chez ces hommes dépourvus d’écriture[34]. C’est ce rapport, qui n’est pas sans conséquence politique, que l’on trouve au fondement, mais de façon dissimulée, d’une série de caractéristiques « sauvages » qui ont fasciné les Européens : absence de propriété, de loi, de classes, de religion et enfin de monnaie. De façon analogue à la lecture que propose Pierre Clastres du Discours de la servitude volontaire qui associe ces Nouveaux Hommes à ces gens tout neufs dont parle La Boétie[35], il importe de souligner l’effet qu’eurent ces descriptions des « Sauvages » sur More.

Clastres (2016 [1978], 252) a su montrer l’importance des récits sur ces « Sauvages d’avant la civilisation, peuples d’avant l’écriture, sociétés d’avant l’Histoire » au sein de l’écriture du Discours et de son invocation d’une liberté politique antérieure à la servitude. Or, un effet analogue du discours sur les « Sauvages » a permis à L’Utopie non seulement de penser réflexivement ses propres effets rhétoriques, mais de mettre en jeu de façon inédite son propre rapport à l’oralité. Car Clastres relève qu’une part importante des informations sur les « Sauvages » circulait, dans l’influence du siècle, non pas par écrit, mais bien dans la substance d’une parole voyageuse. Un foisonnement de récits de marins sur les « Sauvages » devait, à l’époque de More, envahir les ports du nord de l’Europe où affluaient des centaines de marins traversant l’Atlantique (Julien 1947, cité dans Clastres 1978, 264). Les textes qu’il nous reste de ces contacts ne sont donc qu’une infime partie des rapports entre Peuples premiers et Européens, et l’on peut sans doute imaginer qu’autour de la rédaction de L’Utopie gravitait toute une série de récits oraux, discours circulant par ouï-dire qui, bien qu’aujourd’hui perdus à nos yeux, devaient être accessibles aux hommes souhaitant se renseigner (ibid., 263). Dans un tel contexte, peut-on imaginer que l’auteur de L’Utopie ne fut pas saisi par le spectacle passionné et grouillant de ces paroles récitant, ici et là, des faits amplifiés sans doute par une rhétorique de ouï-dire ? Sous cet angle, Raphaël Hythlodée pourrait apparaître comme l’incarnation même de cette parole marine passionnée déformant par son ivresse imaginative la réalité qu’il rapporte.

L’ensemble de ces discours oraux sur les « Sauvages » nous étant toutefois inaccessible, c’est vers les récits de Vespucci qu’il faut se tourner pour saisir l’influence qu’ont eue, dans le portrait morien des Utopiens, les habitants du Nouveau Monde. Ces hommes qui, contre toute attente, sont désintéressés de l’or et de la propriété, n’ont-ils pas motivé toute la réflexion utopiste en ces temps anglais des enclosures dont la violence inouïe fut critiquée par More ? Peut-être dès lors est-ce au travers de ce rapport aux nouveaux hommes que se reflète du même coup le rapport des hommes entre eux, pris en général ? En ce sens, ce serait pareil effet réflexif, pareil jeu de miroir que chercherait à produire à son tour L’Utopie sur les hommes et le politique, si tant est que l’on puisse déceler un nombre certain d’analogies entre le portrait des « Sauvages » par Vespucci et la description des Utopiens par More.

Ainsi les hommes du Nouveau Monde sont dépeints comme très travailleurs, mais disposant néanmoins d’une certaine quantité de temps pour le loisir[36]. De façon analogue aux Utopiens, qui emploient leur surplus de temps au loisir de l’étude, ils ont une manière différente de faire la guerre eu égard à celle en cours alors en Europe. Du fait qu’ils n’ont pas de souverain, ils sont chacun à eux-mêmes leur propre maître, vivant libre de n’obéir à personne (Abulafia 2008, 249). Ils partagent de surcroît le dédain des Utopiens pour l’or et la propriété, parlent plusieurs langues et ne connaissent pas de religion, bien qu’ils pratiquent leurs propres rituels de mort. Ce sont des épicuriens nous dit Vespucci (Abulafia 2008, 246), bien qu’il soit peu clair s’il s’agit là de la véritable doctrine antique. More, ayant sans doute une meilleure connaissance de l’école, attribue nombre de valeurs épicuriennes aux Utopiens, peuple polythéiste qu’il dépeint comme non chrétien, bien que disposé au culte véritable du Christ. De plus, les « Sauvages » disposent de demeures capables d’accueillir près de 600 personnes, dimension qui rappelle l’architecture communale d’Utopie. Ils sont simples, généreux et aidants, n’hésitant pas à offrir de la nourriture aux étrangers, tel que le souhaite la coutume utopienne. Enfin, on ne trouve pas chez eux d’institution juridique séparée, fait qui semble résonner aussi avec l’absence d’avocats en Utopie. Cette dernière similarité ne peut être anodine dès lors qu’on l’articule avec la critique socratique de la logographie à laquelle More semble se joindre. Faut-il déduire de cette absence du judiciaire chez les « Sauvages », et le choix d’en affecter ses Utopiens, la présence d’un questionnement chez More, voire la prise d’un parti à l’encontre du système judiciaire en tant qu’il est prisonnier de sa forme institutionnelle minée par la logographie et le pouvoir avilissant de l’écriture ? More connaissait les limites du droit en raison de son métier d’avocat face auquel il préféra très tôt, dans ses études, la grammaire et la rhétorique (Nelson 1977, 150-155). Dès lors, comment pareil homme de lettres n’aurait pas eu la sensibilité de découvrir, à la fois par l’entremise des Anciens et des récits modernes sur les « Sauvages », ce mystérieux penchant dominateur de l’écriture ?

Bien sûr, plusieurs éléments limitent l’analogie entre les « Sauvages » et les Utopiens : les premiers sont dépeints comme des hommes obscènes, voire des cannibales, les seconds s’arrogent un droit de colonisation sur leur voisin. Or, ce premier aspect relève davantage du jugement de valeur d’une Europe qui, par ailleurs, pratique encore du temps de More des formes de cannibalisme (Federici 2014, 388). Et il faut lire sur la question l’essai Des Cannibales (Montaigne 1965, 259-272) pour se convaincre qu’il était possible déjà au XVIe siècle de découvrir chez ces « primitifs » une supériorité sur le plan de la liberté et de l’égalité[37]. Quant au droit colonial utopien, il mériterait sans aucun doute d’être remis en contexte afin d’éviter toute lecture hâtive. Les violences de la colonisation américaine, bien que présentes, restent, du temps de la rédaction de L’Utopie, à un stade relativement peu connu[38]. Sous cet angle, peut-être faut-il relire ce droit utopien de colonisation non pas comme l’attribution d’un désir de domination sur des peuples étrangers, mais bien plutôt comme la possibilité de lutter contre un autre phénomène dominateur, soit les enclosures. Le droit de coloniser ceux qui ne font pas d’usage de la terre, au sens agricole du terme, pourrait ainsi faire allusion à l’Angleterre « qui possède d’immenses territoires en friche et qui les garde comme du vide et du néant », terres à acquérir de façon légitime « surtout quand ce peuple en interdit la possession et l’usage à ceux qui viennent y travailler et s’y nourrir, suivant le droit imprescriptible de la nature » (More 1987, 101). Ce peuple qui empêche les paysans de se nourrir du travail de la terre semble faire référence à l’interdiction anglaise des terres communales et ses violences corrélatives accomplies au profit de l’élevage de moutons, phénomène que décrit d’ailleurs More par l’image de ces moutons dévoreurs d’hommes[39]. On connaît le rôle crucial de la laine à l’époque de l’enrichissement de la bourgeoisie anglaise, accumulation qui se réalisera en grande partie par le commerce auprès des grands ateliers tisserands de Flandre où More eut justement le rôle de négocier pour la couronne anglaise les accords commerciaux.

En dépit de ce que pourrait laisser croire le droit utopien de coloniser, il y a bien une résonnance avec les récits de Vespucci sur les « Sauvages » lorsque que More décrit la nature en quelque sorte émancipée des Utopiens en vue de guider le lecteur dans sa réflexion sur la liberté politique. À cette résonnance, il faut également ajouter les influences de la forme et des effets rhétoriques qu’ont produits les récits de Vespucci. More considère en effet son Utopie comme une relation (More 1987, 74), c’est-à-dire un récit de voyage d’explorateur. Seulement, ici, par un ingénieux dispositif, un discours vient s’interposer entre le voyage et l’auteur, celui d’Hythlodée que l’écrivain cherche à retranscrire le mieux possible, comme on l’a vu. À la simple tâche de l’explorateur régulier consistant à retranscrire les faits de son aventure, More vient glisser subrepticement un récit oral entre les faits et l’écriture, un peu comme si c’était le mouvement même d’une parole mystérieuse qui permettait de transporter le lecteur en ce lieu tout autre qu’elle narre. C’est donc de part en part dans une substance orale qu’opère le dispositif utopique.

Mais on sait aussi que les écrits de Vespucci, interprétés dès les deux premières décennies du XVIe siècle comme contenant nombre d’incohérences, lui valurent une réputation de vantard et de menteur (Ackroyd 1998, 174). En faisant de son personnage Hythlodée un compagnon de voyage de Vespucci, More l’affecte ainsi expressément de la réputation de ce dernier, réputation que semblent confirmer les annotations du manuscrit de l’oeuvre décrivant ce diseur de sornettes comme étant plein d’artifices[40]. Néanmoins, dès lors que l’on met en relation les incohérences de L’Utopie (ce lieu qui n’est pas, où coule l’Anydre, rivière sans eau, dont le dirigeant est Ademus, celui qui n’a pas de peuple[41]) avec celles des Lettres de Vespucci (Abulafia 2008, 244), on peut dégager l’hypothèse suivante : L’Utopie, en tant qu’invention délibérée, chercherait à mobiliser une puissance imaginative, rhétorique, voire heuristique similaire aux récits sur le Nouveau Monde. C’est cette rhétorique induite, selon Abulafia, au travers d’un véritable voyage de l’imagination qu’il s’agirait de déployer. Il s’agit au fond de donner des signes au lecteur attentif afin qu’il comprenne qu’il ne lit plus ici une description du réel, mais bien une invention imaginaire. David Boyle voit lui aussi une analogie entre un Hythlodée qui invente l’île d’Utopie et un Vespucci qui imagine ses récits. More donne lui-même un indice qui montre sa connaissance du caractère invraisemblable d’au moins un des voyages de Vespucci, le premier, au sein duquel il ne fait pas participer son personnage Hythlodée. En effet, ce dernier n’accompagne Vespucci que lors de ses trois derniers voyages vers l’Amérique (Boyle 2008, 351). Pourquoi ce rejet ? À la première hypothèse, affirmant qu’il s’agirait pour More de se distancier des incohérences notoires du premier voyage de Vespucci, on pourrait en offrir une seconde, à caractère politique, où l’auteur de L’Utopie se distinguerait de ce premier voyage en tant que ce fut la seule des expéditions de Vespucci à retourner en Europe avec une cargaison de quelque 250 esclaves[42]. Sous cet angle, on pourrait penser que l’emprunt rhétorique se veut toutefois subordonné à l’injonction non pas de l’accumulation de richesses que représentait la « découverte » et ses conquêtes corrélatives, mais plutôt au souci d’émancipation qu’incarnait, dans le discours politique moderne, la liberté « primitive » et radicale des « Sauvages ».

C’est peut-être dû à l’emprise croissante de l’écriture en Europe que le monde des « Sauvages » y fut si impensable, véritable impossibilité épistémologique (Clastres 1980, 172) qui brisa la certitude européenne en son propre être social par l’image de peuples sans foi, ni loi, ni roi. Le Vieux Continent découvre ainsi des sociétés que nulle écriture, nulle clôture, nul désir d’accumulation ne semblent avoir corrompues. Car il y a un lien essentiel entre la technique de l’écriture et le développement moderne de la propriété privée, développement que critique L’Utopie par l’intermédiaire d’Hythlodée au profit d’une égale répartition des ressources, seule capable de liberté (More 1987, 130). Et c’est encore cette étrange puissance qu’accordent les hommes à l’écriture que l’on devine dans la critique morienne des traités politiques dont la majesté, curieusement, « est partout sainte et inviolable » (ibid., 180). Dans sa réflexion tacite sur la liberté, More semble donc s’inspirer à la fois de la figure du « Sauvage » à l’abri des périls de l’écriture et de la puissance heuristique et imaginative des discours oraux qui en récitèrent les traits. Ces aspects se rejoignent ainsi dans la dimension de l’oralité, là où le texte se fait parole et nous invite à un double mouvement : intégrer une pensée du possible tout en développant un regard critique sur la contingence de l’ordre politique actuel.

Réalisme, utopie et conscience négative

Comment dès lors penser les rapports de cette politique de l’écriture, transcrivant le fait oral et imaginatif d’un dynamisme rhétorique, au questionnement utopique quant à la chose politique ? Il importe de souligner ici la tension inhérente au questionnement utopique par son besoin de penser la possibilité d’une société autre, possibilité qui appelle du même coup un regard réaliste sur les vices du régime actuel. Il y a donc une tension entre réalisme et idéalisme qui se voit doublée d’une interpellation sur le possible, suivant un style tout à fait moderne de réflexion politique que l’on retrouve par exemple chez Machiavel et La Boétie. Ce lien en apparence contradictoire entre réalisme et utopie, pensées politiques de l’être et de la possibilité, a été thématisé par Mario Tronti dans une réflexion heureuse qui n’hésite pas à voir en L’Utopie et le Prince deux figures tissant le véritable continuum de toute la politique moderne[43]. Ainsi, par l’entremise de More et de Machiavel, le XVIe siècle aurait établi une conjonction caractéristique entre réalisme et utopie : « La description sans préjugés de l’action politique moderne a aussitôt rappelé à ses côtés la prescription imaginaire d’un monde alternatif [44]. » Tronti découvre ainsi un but commun à l’acte de décrire la réalité effective et le geste de réciter les traits d’un monde inexistant : tous deux ont pour objectif l’amorce d’un possible. En ce sens, c’est l’appel d’un changement de fond qui motive la constitution d’une image fictive dont la fonction est, finalement, de restituer au lecteur la réalité politique au sein de laquelle il vit : « Le rêve d’une chose est moins utile à changer le monde qu’à le connaître tel qu’il est, à travers un contraste imaginatif, une conscience négative. » (Tronti 2000, 181) Ainsi, la pensée utopiste mobiliserait un réalisme négatif qui miserait sur le mouvement et la liberté de pensée propres au lecteur. En retour, le réalisme cru de Machiavel est lui aussi imprégné d’un souci de pouvoir penser le possible et l’alternative, comme il le suggère d’ailleurs lorsqu’il critique ce défaut récurrent chez les hommes « de vouloir vivre au jour le jour, et de ne pas croire que puisse être ce qui n’a pas été » (Machiavel à Vettori, 10 août 1513 ; ibid.). Ces deux stratégies, utopiste de More et réaliste de Machiavel, seraient en ce sens des pensées funambules, se risquant à penser sur les frontières diffuses et faillibles partageant ce qui est de ce qui pourrait être.

On retrouve aussi cette tension politique entre réel et possible chez La Boétie, dont la pensée toutefois ouvre sur un geste radical d’interpellation. Car si le Discours sur la servitude volontaire arrive à critiquer la tyrannie de la servitude volontaire, c’est parce qu’il peut, comme le souligne Clastres (2016 [1978], 248), imaginer la possibilité d’une société différente. Or, c’est précisément cet étonnement que cherche à produire L’Utopie, en sens cependant inverse : c’est l’imagination utopique qui produit la possibilité d’une critique du politique et non la critique du politique (la servitude) qui aboutit à l’image d’une société d’avant le malencontre. Il y a du reste à la fois dans L’Utopie et le Discours une puissante interpellation de la parole, un geste performatif analogue à ce que Claude Lefort a décrit chez La Boétie comme étant une véritable circulation entre la parole et l’écrit par le biais d’un déplacement constant des positions de destinataire et de destinateur. En effet, l’auteur du Discours parle d’abord en son nom propre, puis se dissout dans un nous et apostrophe finalement le peuple au vous, geste faisant émerger l’oralité du discours : « alors, dirait-on, une parole vive sort du texte, et nous l’écoutons plutôt que nous ne lisons » (Lefort 2016, 272). Dans cette confusion des positions, une parole nous interpelle par l’urgence immédiate de la question de la servitude. Effet rhétorique que contient aussi bien l’écriture voilée de L’Utopie qui n’hésite pas à faire danser les positions. Par moments, la voie d’Hythlodée semble disparaître comme pour laisser place aux invectives d’un More-auteur face à son époque ou encore à la narration d’un More-personnage sur ses rencontres, puis le lecteur est emporté de nouveau par la mise en scène de L’Utopie, ignorant s’il est simple lecteur imposteur d’un discours auquel il ne participe pas, spectateur théâtral d’un débat sur le politique ou encore convive assis amicalement dans la quiétude du jardin où s’exerce le conteur. Au demeurant, un tel changement de destinataire ne cherche-t-il pas, suivant Lefort (2016, 289), à s’attaquer à deux fictions, d’abord qu’il n’y a pas de position de maître pouvant énoncer la vérité du politique, ensuite qu’il n’y a point d’unité du peuple à laquelle puisse s’adresser, comme destinataire, pareil questionnement sur le politique ? C’est peut-être alors par l’abandon de ces fictions – le souverain et le peuple – que L’Utopie se garderait d’énoncer les vérités d’une cité idéale pour mieux résorber son écriture dans des procédés rhétoriques capables de produire un espace adéquat à une réflexion collective sur le politique. Il faudrait alors lire cet art oral de penser comme la capacité de faire mouvoir la réflexion avec cet autre « qui, lisant, refait, en soi, le mouvement de la parole » (ibid., 282-283). Au fond, cette réflexion est inséparable de la déclamation oratoire qu’elle retranscrit[45].

Si Lefort voyait dans l’écriture dérobée de La Boétie le souci d’établir une reconnaissance mutuelle, la parole utopiste, par l’interpellation de son questionnement, arrive aussi à générer l’espace relationnel de la philia en tant que lieu de réciprocité capable de laisser libre cours à la pensée du lecteur. Et ce, de façon sélective, puisque ses procédés rhétoriques sont autant de signes qui cryptent le récit en vue d’inciter certains lecteurs à reproduire en(tre) eux le mouvement oral du questionnement. Car ce lien originaire entre les hommes ne semble pas appelé par le seul texte : il est tout aussi bien produit par ce qu’Abensour appelle « la circulation des paroles » (1986, 807)[46]. Seuls ceux qui ont la disposition et la volonté de poursuivre le voyage négatif de L’Utopie seront aptes à saisir sa parole et donc à en pénétrer l’espace de reconnaissance mutuel. Rappelons qu’Aristote faisait d’ailleurs de cette exigence orale l’une des conditions du maintien de la philia en soulignant l’importance de la proximité et du dynamisme de la parole qu’elle implique, citant au passage le proverbe : « un long silence a mis fin à de nombreuses amitiés » (Aristote 1990, 1157b 14). Cette relation hospitalière et amicale, cette estime mutuelle et ce devoir de réciprocité qu’incarne la philia semblent ainsi portés par la parole même de L’Utopie, ne serait-ce que parce qu’elle forme une communauté de pensée qui lie sans cesse l’action individuelle à sa dépendance à autrui. Par là, nous rejoignons la lecture d’Abensour qui voit dans l’écriture morienne la production d’un espace où nous sommes, non pas tous unis, mais tous uns par « ce grand présent de la voix et de la parole pour nous accointer et fraterniser davantage » (La Boétie 2016, 119, cité dans Abensour 1986, 807 ; je souligne).

Tout se passe comme si, pour partir du lieu propre au lecteur, il fallait que l’écriture de L’Utopie se fasse parole en vue de nous mener vers son non-lieu, posant ainsi en nous l’énigme du pouvoir de l’écriture. Une parole amicale, donc, résonnant avec le Phèdre par sa critique de la logographie qui nous porte hors des lieux communs de la Cité. Mais une parole suivant aussi le récit oral d’une mise en abîme topologique, analogue à celle du De Republica, et qui établit un contraste entre une Cité utopique de nulle part et une République de partout décrite par Cicéron. Une parole, enfin, rappelant les récits de ouï-dire sur les peuples premiers du Nouveau Monde, oralité voyageuse tanguant entre la description merveilleuse de l’étranger et la critique des moeurs locales. Critique du politique, donc, mais aussi du pouvoir scripturaire qu’il recouvre. Et ce serait dans le geste précis de cette écriture faisant voile à partir de l’écoumène, ensemble des terres anthropisées, cartographiées et donc inscrites, que L’Utopie arriverait à naviguer non pas en dehors du monde vers le lieu d’une pure idéalité, mais jusqu’à l’érème, limite de l’écoumène, espace encore inhabité, lieu hors de toute délimitation connue. Comme si à la limite des possibilités effectives du politique, à la frontière du monde politique habitable, se trouvaient une pensée libre, une utopie désireuse de connaître l’érème du politique, enfin, une polis informe de l’atopos à la fois libérée et confinée dans la dimension du possible. Si la nature de la chose politique semble relever davantage du geste que renferme le questionnement plutôt que d’un état ou d’une substance, L’Utopie étant toujours « en excès sur tout projet » (Abensour 1986, 812-813), cet érème du politique, frontière mouvante hors de toute inscription, ne pourrait dès lors être habité que par le mouvement d’une parole faisant lien et circulant au sein de la philia. Il s’agit là au fond d’un équilibre délicat que ne saurait contenir aucune écriture autre que celle du récit. Ce serait donc moins le désir d’habiter l’idéalité du politique que celui d’en penser les frontières qui animerait le récit utopiste, récit qui semble toujours vouloir se maintenir sur ce fin équilibre, dont le tangage constant ne saurait miner la trajectoire tenace d’une parole écrite.