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Les think tanks (laboratoires d’idées ou groupes de réflexion) sont des organisations chargées de produire et de faire circuler des connaissances, des idées et des discours d’expertise sur les politiques publiques. Or, au-delà de ces généralités, les tentatives de préciser davantage leurs contours rencontrent plusieurs difficultés, dont le caractère arbitraire des définitions et leur indistinction vis-à-vis d’autres types d’acteurs (McGann 1995 ; Medvetz 2012b ; Abelson 2016 ; 2018). En effet, les think tanks ressemblent à diverses organisations impliquées dans la consultation et l’action revendicatrice en matière d’action publique (Stone 1996a ; 2007 ; Abelson 2016 ; 2018) et les efforts pour les définir de manière plus contraignante font des distinctions qui ne vont pas de soi. Par conséquent, il est difficile d’assurer un contrôle sur le dénombrement des think tanks et sur la construction des échantillons pour les étudier. Ces difficultés sont d’autant plus prégnantes que les think tanks sont des créatures ambiguës par nature qui chevauchent des logiques d’action parfois contradictoires appartenant ici à la recherche et là à la lutte politique, à la promotion médiatique, à la protection d’intérêts économiques, à la livraison de services informationnels ou à la résolution de problèmes gouvernementaux (Medvetz 2012b ; McLevey 2015 ; Abelson 2018). Même après des décennies de recherche, la question de savoir ce qu’est exactement un think tank demeure d’actualité (Mendizabal 2021).

Plus largement, ces problèmes taxonomiques soulèvent la question : quelle est la nature ultime de l’action des think tanks en société ? Alors que ces organisations s’inscrivent dans la construction d’un mode de résolution de problème « technocratique » et « apolitique », ils assurent aussi la repolitisation de leur action par diverses relations matérielles et symboliques liant leurs pratiques et leurs idées aux intérêts, aux valeurs et aux identités de diverses forces sociales. C’est en effet selon leurs rapports à ces forces sociales que l’on découvre le sens de leurs interventions parfois au coeur de « coalitions discursives » (p. ex. Plehwe 2017 ; Pautz 2018 ; Hauk et Resende 2021), parfois dans l’orbite des pouvoirs institutionnels dominants comme l’État et les grandes sociétés (Landry 2020 ; 2021b ; Alam 2021). Les complications liées à la taxonomie sont tout autre si l’on doit voir les think tanks comme des agents d’autres choses.

La nature des think tanks est aussi difficile à circonscrire dans la mesure où ils brouillent les distinctions entre les forces sociales et les institutions dont ils se rapprochent. Là où Max Weber (1963 [1919]) annonçait une distinction fondamentale entre l’homme des sciences et l’homme politique, notamment sur la base d’une neutralité axiologique s’opposant à la conviction qui incarne l’action publique, il y a chez ces organisations une mise en tension de ces distinctions. Leurs activités laissent moins entendre leur appartenance à l’une ou l’autre de ces sphères qu’elles incitent à se demander si l’on peut effectivement agir dans l’univers des think tanks tout en préservant l’étanchéité de ces domaines (Landry 2021c). Les ambiguïtés que suscitent la nature et la fonction de la figure du think tank peuvent en fait être présentées comme constituant une forme de pouvoir qui agit sur les frontières entre ces institutions (Medvetz 2015). Là où l’on pourrait vouloir distinguer les « formes de vie » appartenant à la science et à la politique (Collins et Evans 2017), il y a dans les organisations qui brouillent ces catégories une certaine capacité de les réinventer. Ils peuvent dépolitiser la construction des problèmes publics en les soumettant à un contrôle soi-disant scientifique, mais ils peuvent aussi repolitiser la distinction entre faire de la science ou faire de la politique. Si plusieurs think tanks oeuvrent à naturaliser certains problèmes publics (Medvetz 2012b ; Salas-Porras 2021), d’autres cherchent à redéfinir les idées et les arguments pouvant être légitimement avancés sur la scène publique (Ruser 2021) ou à s’assurer que chacun trouve une science à la saveur de sa politique (Lamy 2019 ; Landry 2021d). Certes, il est parfois d’office parmi les praticiens de vouloir trancher pour dire que seuls les think tanks « sérieux » sont de vrais think tanks, mais cela n’empêche pas qu’une plus grande diversité d’organisations se réclament de l’étiquette ou se la sont attribuée.

Cet article examine les cas de quatre think tanks canadiens afin d’apporter des éléments de réponse aux problèmes taxonomiques que suscite la proximité de ces think tanks de différentes forces sociales et modalités d’action. La littérature sur ces organisations suggère que l’ambivalence associée aux think tanks reflète leur organisation sociale hybride, c’est-à-dire leur constitution en porte-à-faux des logiques de différents champs institutionnels (les universités, la politique, l’État, l’économie et les médias). Par conséquent, nous nous demandons si cette hybridité est une condition sine qua non de l’identité des think tanks. Les résultats de notre étude de cas sur les réseaux et les activités d’un échantillon de think tanks canadiens sont présentés pour examiner l’hypothèse selon laquelle la tendance d’une organisation à demeurer hybride ou, au contraire, à être absorbée dans la logique d’un seul champ (ici la recherche universitaire ou l’action politique) module sa volonté et sa capacité d’adopter l’identité du think tank. L’implication de cette hypothèse est que cette hybridité pourrait apporter des capacités d’agir ou des avantages particuliers permettant d’expliquer une telle prise de position.

Si les think tanks peuvent entretenir des rapports avec divers champs, nous examinons surtout les relations entre ces organisations et les champs politique et universitaire. Les quatre organisations à l’étude ici – le Centre Mowat (2010-2019), l’Institut Parkland (1996), le Centre Manning (2005) et l’Institut Broadbent (2011) – ont été retenues parce qu’elles chevauchent ces champs et la catégorie du think tank. Nous avons privilégié une analyse comparative des réseaux et des rôles de ces organisations (Landry 2020) afin d’évaluer leur capacité à adopter l’identité du think tank en fonction de leur proximité relative des champs universitaire et politique. Nos résultats montrent une association entre le maintien d’une identité hybride (combinant la recherche et l’action) et l’arrimage au registre culturel du think tank. Ils suggèrent aussi qu’une attention portée aux paramètres de variation de ces organisations puisse guider la formulation de critères d’échantillonnage plus systématiques. Enfin, ils portent appui à l’idée avancée par Thomas Medvetz (2012b) que cette hybridité est elle-même une forme de pouvoir qui se présente différemment selon la position particulière de différents think tanks.

Question de recherche et cadre théorique

On retrouve des think tanks dans l’ensemble des pays industrialisés (McGann 2019), mais les think tanks indépendants et non gouvernementaux – au coeur du système politique américain (Smith 1991 ; Abelson 2006 ; Medvetz 2012b) – dominent encore la conception populaire de ces organisations, c’est-à-dire la figure du think tank (Landry 2021a), dont la typologie la plus connue comprend les « universités sans étudiants », les « organisations de recherche contractuelle » et « les tanks militants » (Weaver 1989). Les critères distinctifs de cette figure sont surtout organisationnels et légaux, comme en témoigne cette définition : « independent, non–interest-based, nonprofit organizations that produce and principally rely on expertise and ideas to obtain support and to influence the policymaking process » (Rich 2004, 11). Or, les comparaisons internationales (p. ex. Stone, Denham et Garnett 1998 ; McGann et Weaver 2000 ; Stone et Denham 2004 ; McGann et Johnson 2005) vont mettre cette définition à l’épreuve en incluant des organisations qui, dans des pays comme la Chine ou l’Allemagne, sont formellement associées à des partis politiques ou à l’État. Par ailleurs, même aux États-Unis, divers think tanks universitaires ou proches de politiciens et d’intérêts organisés « étirent » considérablement l’application de cette figure.

Pour rendre compte de cette diversité, plusieurs définitions vont reposer sur des critères fonctionnels moins exclusifs (p. ex. la production et la circulation de connaissances et de discours d’expertise sur les politiques publiques). Les typologies vont aussi éclater pour comprendre des think tanks « autonomes et indépendants », « quasi indépendants », « gouvernementaux », « quasi gouvernementaux », « universitaires », « de parti politique », ou « à but lucratif » (McGann 2019, 13), entre autres. En dernière analyse, les think tanks englobent un « réseau nébuleux d’organisations » (Medvetz 2012b, 16) plus ou moins savantes ou militantes, plus ou moins refermées sur une élite ou tournées vers le grand public, et plus ou moins portées à reprendre ou non les projets de clients gouvernementaux et privés. Ces organisations partagent un air de famille, mais varient considérablement en matière de taille, de visibilité, de moyens et de fonctionnement (Weaver 1989 ; Stone 1996a ; Rich, 2004 ; Abelson 2016 ; 2018).

Par leur diversité, les think tanks se rapprochent aussi d’autres organisations comme les cabinets de consultants, les groupes d’intérêts politiques ou sectoriels, les centres universitaires de recherche et les clubs de conférenciers. Par conséquent, si l’assouplissement de la définition des think tanks s’arrime à la diversité empirique de ces organisations, il complique aussi les efforts de dénombrement et d’échantillonnage et comporte le risque de faire violence au sens historique et social du phénomène. En fait, la figure du think tank (comme catégorie culturelle) a pris forme à des jonctions historiques particulières et en fonction de rapports sociaux spécifiques qui ont mené à la mobilisation de ressources (politiques, économiques, savantes, étatiques et médiatiques) pour la production et la circulation de discours d’expertise sur les politiques publiques (Smith 1991 ; Rich 2004 ; Medvetz 2012b ; Landry 2021a).

L’origine de ces organisations dans la confluence de plusieurs forces sociales explique d’ailleurs pourquoi leur présentation dans différents contextes nationaux varie en fonction de l’organisation de ces forces sociales (Campbell et Pedersen 2011 ; Campbell et Pedersen 2014). Les pays où l’État exerce un rôle plus grand dans l’organisation de l’action publique et économique entretiennent des niches privilégiées pour les think tanks qui s’arriment aux discours plus officiels, alors que les contextes de gouvernance comportant une concurrence politique intense et une économie politique décentralisée et hautement privatisée déchaînent des forces sociales susceptibles de soutenir des think tanks plus militants (voir Ruser 2018). De même, l’histoire des think tanks est marquée par des vagues qui relèvent en partie de l’état de la concurrence politique. Ainsi, les consensus politiques dominants (comme celui de la période de l’après-guerre et celui de la gouvernance néolibérale) encouragent l’avènement de think tanks avec des engagements technocratiques ou l’ajustement de think tanks existants à ces nouvelles réalités, alors que les think tanks de contre-mobilisations (comme les mouvements néoconservateurs et progressistes du XXe siècle et les engins du climato-scepticisme du XXIe siècle) offrent des ressources à un mode d’engagement intellectuel plus combatif (Medvetz 2012b ; Landry 2021a ; 2021d ; Lamy 2021).

Cela appuie l’idée que l’identité du think tank correspond à une stratégie (ou à un ensemble de stratégies) de positionnement qui se joue sur le plan de leur capacité à agir en fonction des règles de différents champs (politique, bureaucratique, universitaire, économique, médiatique), selon le moment, mais aussi selon les liens qu’ils tissent avec ces champs (Medvetz 2012b). Cela explique aussi pourquoi les thinks tanks se manifestent en fonction des niches que la structuration et l’évolution de différentes forces sociales mettent à leur disposition et explique par ailleurs pourquoi les think tanks donnent parfois l’impression de faire violence aux frontières construites historiquement par différents champs (comme la science et la politique) ou d’en brouiller les contours. Si l’hybridité est une condition sine qua non de l’identité du think tank, c’est vraisemblablement parce que cette hybridité recèle une forme de pouvoir.

En réponse à ces enjeux, le présent article présente les résultats d’une analyse empirique dont la question de recherche est : sous quelles conditions une organisation peut-elle maintenir, ou non, l’identité du think tank ?

Sur le plan théorique, cette recherche s’inscrit dans le sillage de l’articulation du phénomène think tank proposé par Medvetz (2010 ; 2012a ; 2012b ; 2015) à la lumière de la théorie des champs de Pierre Bourdieu (voir Bourdieu et Wacquant 2014). Pour Medvetz (2012b), la diversité des types de think tanks, l’ambivalence associée au terme et les rapports sociaux et historiques qui expliquent leur émergence et leur prolifération renvoient à leurs positions sociales interstitielles entre les champs (universitaire, politique, bureaucratique, médiatique et économique) qui gèrent ces ressources. Par ces relations interstitielles ou hybrides, les think tanks se font concurrence et se définissent les uns par rapport aux autres en combinant les ressources et les logiques d’action de ces sphères, mais ils varient aussi dans leur proximité relative de celles-ci – d’où les différences que soulignent les typologies (Medvetz 2010 ; 2012a ; 2012b ; McLevey 2015). Medvetz rejoint ainsi d’autres auteurs qui ont insisté sur le caractère hybride de ces organisations (c.-à-d. leur propension à intégrer diverses logiques d’action), notamment par leur adaptation à différents « réseaux constitutifs » (Plehwe 2014) ou « niches » (Abelson 2016) aux « marges du politique » (Stone 1996a ; 1996b). De plus, l’analyse de Medvetz (2012b) suggère que la définition des think tanks est elle-même un enjeu où se joue la concurrence entre les principes de légitimité et de crédibilité de champs institutionnels voisins.

Cette perspective conduit à reconnaître les think tanks non seulement par leur hybridité, mais aussi par les formes particulières que prend cette hybridité alors que ces organisations s’associent à des sphères institutionnelles spécifiques pour produire et faire circuler des idées, de l’information et des discours d’expertise sur les politiques publiques. L’hypothèse qui a guidé notre étude est que les think tanks – comme type social – incarnent une hybridité différenciée et restreinte. Une hybridité, car les think tanks chevauchent diverses logiques d’action sans se fondre complètement dans la logique d’un seul champ. Restreinte, car ils investissent une fonction particulière (celle de produire et de faire circuler des connaissances, des idées et des discours d’expertise sur les politiques publiques) en mobilisant les logiques d’action (nomos, habitus et illusio dans le langage bourdieusien) et les ressources matérielles et symboliques (capitaux) d’espaces institutionnels spécifiques (soit le champ universitaire et au moins un autre champ : politique, bureaucratique, économique ou médiatique). Différenciée, car la forme que prend leur jonglage de ces logiques et de ces ressources varie selon les rapports qu’ils tissent avec ces champs. De cette manière, les think tanks arriment la recherche, l’analyse et la circulation d’idées politiques à la concurrence politique et idéologique, à la gestion des problèmes publics, aux enjeux des intérêts économiques et aux demandes des cycles médiatiques. Cependant, en se rapprochant à des degrés variables des champs universitaire, politique, bureaucratique, économique et médiatique, ils s’adaptent à différents degrés aux tâches ci-dessus et aux logiques respectives de ces champs.

De là, le critère de l’hybridité restreinte et diversifiée permet de saisir la particularité du think tank comme type social. On reconnaîtrait une organisation comme un think tank dans la mesure où elle maintient son hybridité particulière lors de son engagement analytique envers les politiques publiques. Cette formulation distinguerait les think tanks des sites Web thématiques et des clubs de conférenciers qui ne mobilisent pas des capacités d’analyse de politiques publiques. Elle les différencierait aussi des organisations qui intègrent plus complètement la logique d’un seul champ comme les centres universitaires de recherche (champ universitaire), les groupes d’intérêts politiques ou sectoriels (champ politique), les cellules de réflexion gouvernementales (champ bureaucratique), les cabinets de consultants (champ économique) et les journaux qui publient des chroniques sur les politiques publiques (champ médiatique). Un autre avantage de cette formulation est qu’en décrivant la proximité relative des think tanks de différents champs et logiques d’action, il est possible d’expliquer ce que l’on retrouve dans les typologies sans la contrainte des catégorisations trop générales et trop rigides des différents types de think tanks. Enfin, si cette hypothèse s’avérait corroborée, elle permettrait de contextualiser davantage ce qu’il y a de particulièrement stratégique dans les prises de position que recoupe l’identité du think tank.

Méthodologie et bases de données

Afin d’évaluer la pertinence de l’hybridité restreinte et diversifiée comme critère distinctif pour saisir la particularité du think tank comme type social, l’étude ci-dessous propose une démonstration par cas limites en comparant des instituts universitaires pourtant largement considérés comme étant des think tanks (le Centre Mowat et l’Institut Parkland) à des organisations bien intégrées au champ politique dont l’inclusion dans ce taxon est plus contestée (le Centre Manning et l’Institut Broadbent). En d’autres mots, il s’agit de montrer pourquoi certains cas limites (aux marges des champs universitaire et politique) conservent l’identité du think tank et d’autres moins.

Contexte et échantillon

Nous avons sélectionné les think tanks en question pour focaliser l’analyse sur les tensions entre les champs universitaire et politique. Ces champs ont été priorisés car ils sont symboliquement importants dans l’imaginaire entourant la figure du think tank. En chevauchant les logiques et les temporalités de ces champs tout en cherchant à maximiser les types de crédibilité (scientifique et politique) qu’ils supposent, les think tanks peuvent être tiraillés par des demandes contradictoires les menant à vouloir se faire savants d’un côté et politiquement utiles (ou idéologiquement conformes) de l’autre (Rich 2004 ; Medvetz 2012b). Par conséquent, les tensions entre ces champs offrent un point d’observation pour évaluer l’hypothèse de l’hybridité restreinte et différenciée. Selon cette hypothèse, il est possible d’être trop dans la recherche universitaire ou trop dans l’action politique et donc d’arrêter d’être un think tank. En revanche, cette hypothèse suppose aussi que les champs universitaire et politique offrent des conditions matérielles et symboliques permettant à des organisations d’investir l’identité et les fonctions du think tank.

Depuis l’institutionnalisation de la recherche dans les universités – d’abord en Prusse au XIXe siècle puis ailleurs (Turner 1971) –, le champ universitaire (Bourdieu 1984) peut être conceptualisé comme un champ institutionnel dont les structures (consacrées initialement à l’enseignement) furent « parasitées » par celles d’un autre champ, celui de la recherche scientifique (Gingras 1991 ; Gingras et Gemme 2006). De même, depuis l’organisation du champ scientifique (Bourdieu 1976 ; 2001) en disciplines universitaires (Whitley 2000), ce double champ et leurs institutions connexes assurent autant la reproduction des connaissances (la disciplinarisation des étudiants) que l’avancement de celles-ci (l’élaboration et le remplacement des paradigmes et des programmes de recherche). De cette manière, ils permettent à des communautés de savants de s’organiser et de se faire concurrence pour définir « l’autorité scientifique inséparablement définie comme capacité technique et comme pouvoir social » (Bourdieu 1976, 89). Or, depuis les années 1980, divers centres universitaires de recherche se sont multipliés au Canada en lien avec une obligation croissante pour les universités de se rendre utiles (Almeida 2007). Il en a résulté une convergence partielle entre les modalités d’action de certains instituts de recherche universitaires et celles des think tanks (Landry 2021a).

Pour les think tanks, les ressources du monde universitaire et des sciences sociales – c.-à-d. les discours, les symboles et les diplômes de ces sciences ainsi que les professeurs et les diplômés mutés en fellows et employés – constituent autant une source de talent que de crédibilité (Lindquist 1989 ; Abelson 2018). En revanche, ces ressources leur imposent aussi des règles de conduite (pour maintenir cette crédibilité) ainsi que des dispositions professionnelles, théoriques et méthodologiques incorporées (Medvetz 2010 ; 2012a ; 2012b). Tout en reprenant les atours et les ressources humaines et culturelles du monde universitaire, différents types de think tanks vont actualiser leur nature hybride en produisant des interventions en phase avec les priorités d’acteurs bureaucratiques, politiques, médiatiques ou économiques et vont intégrer de cette manière des niches spécifiques (Medvetz 2012b ; Abelson 2016 ; Landry 2020). En d’autres mots, l’hypothèse de l’hybridité restreinte et diversifiée affirme que les instituts et les centres universitaires de recherche peuvent reprendre l’identité du think tank en s’éloignant de l’avancement des programmes de recherche disciplinaire et en arrimant leurs objectifs à ceux des acteurs d’autres champs.

En parallèle, le champ politique héberge des concours ordonnés pour la prise du pouvoir, le contrôle de l’arène législative et la détermination des postes clés de l’exécutif. De plus, dans la mesure où la concurrence dans ce champ a ultimement comme débouché de former un gouvernement et de déterminer les priorités de l’État, elle génère une demande pour des idées pouvant achever l’arrimage de solutions à des problèmes de gouvernance en phase avec la volonté politique ou les considérations stratégiques d’un parti (Kingdon 1995). À cet égard, les forums qui intègrent les enjeux du champ politique vont avoir tendance à produire et à faire circuler des idées d’une part pour gouverner et d’autre part pour « performer » lors des élections ou s’engager dans l’action revendicatrice. On peut donc distinguer trois logiques d’action en lien avec le champ politique, soit (1) la formulation de solutions concrètes (par les enjeux de la gouvernance que se partagent les champs politique et bureaucratique) ; (2) la prise du pouvoir (au coeur du champ politique) ; et (3) l’engagement dans la guerre des idées pour définir la marge de ce qui est idéologiquement dicible ou dominant (un sous-champ intellectuel aux marges du champ politique). Ce dernier élément s’éloigne de LA politique pour converger vers ce qu’on appelle LE politique.

En fonction de notre hypothèse, on peut s’attendre à ce qu’une organisation maintienne mieux l’identité du think tank en se rapprochant des enjeux de la guerre des idées (et DU politique) ou de la gouvernance qu’en s’adonnant à la prise du pouvoir (LA politique, au coeur du champ politique). Des affinités perdurent entre divers think tanks et des partis politiques (Rich 2004 ; Lamy 2019), mais la guerre des idées est tout de même distincte de la politique électorale où se joue la prise du pouvoir dans le champ politique. La notion de la fenêtre d’Overton, développée par Joseph P. Overton du Mackinac Center for Public Policy (un think tank conservateur américain), vise d’ailleurs à opérationnaliser cet enjeu en décrivant les marges des politiques publiques que les politiciens peuvent légitimement ou effectivement proposer en fonction de la perception qu’a le public d’une idée à un moment donné (Mackinac Center s.d.).

Pour les think tanks canadiens, la participation à la politique électorale et à la détermination du programme du gouvernement est contrainte par divers facteurs, dont (1) les règles de l’Agence du revenu du Canada ; (2) la durée relativement courte des campagnes électorales ; (3) l’importance de la discipline au sein des partis ; (4) le contrôle exercé par ceux-ci sur l’offre politique ; et (5) la prépondérance des organismes centraux et de la fonction publique dans l’organisation de la transition de nouveaux gouvernements et dans la production de conseils en matière d’action publique (Howlett et Lindquist 2007 ; Béland 2009 ; Baier et Bakvis 2010 ; Abelson 2018). Une décision juridique et une modification de la loi ont récemment éliminé les limites associées à l’action revendicatrice qui ne pouvait dépasser 10 % du portefeuille d’une organisation de bienfaisance, mais les interdictions concernant les activités partisanes, comme le soutien d’un parti ou d’un candidat, restent en place (Beeby 2019). De plus, malgré certaines tendances récentes vers l’externalisation et la politisation de la consultation politique (Halligan 2010 ; Craft et Howlett 2013 ; Craft et Halligan 2017), ces contraintes et l’existence d’une fonction publique permanente et relativement indépendante limitent la capacité des experts qui oeuvrent au sein des think tanks canadiens à investir de manière temporaire divers postes de fonctionnaires lorsque leur parti favori forme le gouvernement, comme c’est le cas avec les « in-and-outers » aux États-Unis (Heclo 1988 ; Abelson 2018). Par conséquent, s’impliquer dans le champ politique et interagir avec le champ bureaucratique sont des stratégies plus mutuellement exclusives au Canada qu’aux États-Unis (Landry 2021b). Néanmoins, le champ politique permet à différents think tanks de tirer une certaine reconnaissance venant des acteurs de ce champ, soit en chevauchant le champ politique par les enjeux de la gouvernance ou de la guerre des idées ou, plus difficilement, en l’intégrant par l’entretien et la promotion de l’offre politique d’un parti.

Les considérations ci-dessus expliquent notre choix des think tanks à l’étude et les conditions qui gouvernent l’évaluation de notre hypothèse. Le Centre Mowat et l’Institut Parkland s’inscrivent dans des universités, mais on peut s’attendre à ce qu’ils maintiennent des rapports divers avec d’autres champs dans la mesure où ils adoptent explicitement l’identité du think tank. En parallèle, le Centre Manning et l’Institut Broadbent entretiennent des liens étroits avec des partis politiques et ils semblent s’éloigner de la catégorie du think tank en se rapprochant de la prise du pouvoir.

Construction et analyse des données

Notre évaluation de l’hybridité restreinte et différentiée comme marque discriminante de la catégorie think tank est passée par un examen des réseaux de soutien et des rôles de ces organisations afin d’aborder leur intégration relative aux champs politique et universitaire. Notre hypothèse est que l’identité du think tank s’arrime mieux à un réseau hybride et à des rôles qui incarnent à la fois des prises de distance et des rapports de proximité par rapport à la recherche universitaire et l’action politique.

La proximité relative des think tanks des champs universitaire et politique a été évaluée en fonction de la co-construction de leurs rôles et de leurs réseaux de soutien. La composition des réseaux à partir desquels les think tanks soutirent des employés, des contributeurs, des donateurs et des administrateurs permettent de comprendre comment les think tanks construisent les frontières de leur communauté et les bornes de leur identité (Landry 2020). À cet égard, on voit rapidement apparaître une concordance entre les réseaux de soutien de ces organisations, les perspectives qu’ils privilégient et les logiques d’action qui correspondent aux rôles qu’ils adoptent pour leur communauté. C’est sur le plan de ces réseaux, de ces identités et de ces rôles que l’on peut évaluer l’hybridité relative de ces think tanks dans les termes décrits plus haut, c’est-à-dire leur proximité des champs spécifiques et des logiques d’action qu’ils représentent.

Pour chaque think tank, nous avons considéré trois dimensions pour qualifier leur réseau de soutien, soit : (1) la nature des alliances qui ont facilité l’accumulation de ressources pour assurer leur création et leur fonctionnement ; (2) la composition de leur conseil d’administration ; et (3) les parcours de leurs équipes de recherche et les profils de leurs fellows ou chercheurs associés. Nous avons ensuite élaboré l’articulation entre ces réseaux de soutien et leur rôle à partir de la littérature savante sur les think tanks canadiens, leurs sites Web et une recension de leurs publications au cours des dix années précédentes. De même, nous avons évalué le degré d’adhésion de ces organisations à la catégorie culturelle du think tank à partir de la littérature savante sur ces organisations et du discours de leurs leaders.

Nous avons identifié les alliances fondatrices qui remontent aux origines de chaque organisation en sondant les sites Web de ces organisations et la littérature savante à leur sujet. Nous avons aussi eu recours au service d’archivage des sites Internet, la Wayback Machine, pour consulter les anciennes versions des sites Web des think tanks retenus.

Nous avons recueilli la composition des conseils d’administration à partir des sites Web et des rapports annuels des think tanks en notant et en classifiant l’affiliation principale des membres avec l’appui d’autres sources comme les pages LinkedIn des particuliers, les profils d’entreprises de l’organe médiatique Bloomberg et les sites Web des organisations identifiées. Nous avons développé les catégories décrivant ces affiliations de manière itérative en prenant soin de bien distinguer les affiliations relevant de différents champs.

Nous avons par ailleurs reconstruit les parcours des membres des équipes de recherche internes des think tanks grâce à leur profil sur les sites Web de ces organisations et/ou leur curriculum vitae sur LinkedIn. En formant des catégories d’embauche laissant voir de l’expérience dans différents champs et dans des think tanks d’orientation particulière (centre, gauche, droite), l’analyse de ces parcours montre la proportion des employés de chaque think tank qui ont rapporté au moins une expérience de travail dans ces catégories. Seuls les employés actuels ont été recensés et les employés qui n’exerçaient pas de responsabilités au niveau de la recherche ou de la direction ne font pas partie de ces échantillons. Précisons que dans le cas du Centre Mowat, qui a fermé ses portes en 2019, nous avons retenu la dernière équipe de recherche et inclus l’expérience acquise après leur départ (jusqu’à la fin de 2019) pour compléter l’analyse de leur écosystème de travail. Nous avons ensuite effectué l’analyse des fellows par la construction de profils développés de manière itérative (universitaires, professionnels, directeurs de think tanks, anciens fonctionnaires, entre autres), l’objectif étant moins de construire des catégories mutuellement exclusives que de mettre en lumière les types de ressources humaines externes mobilisés par chaque think tank.

Résultats

Les résultats de cette étude laissent entrevoir des différences importantes sur le plan des alliances fondatrices qui ont donné naissance à ces organisations, mais aussi par rapport aux rôles et aux réseaux de soutien que ces organisations ont depuis entretenus.

Alliances fondatrices

Les alliances fondatrices du Centre Mowat relèvent du croisement des champs politique, bureaucratique et universitaire. Inauguré en 2010 grâce à une bourse du gouvernement ontarien et avec l’appui du premier ministre de cette province, Dalton McGuinty, il a été incorporé au Munk School of Global Affairs and Public Policy de l’Université de Toronto (à l’époque la School of Public Policy and Governance) et avait comme mission d’examiner les politiques intergouvernementales canadiennes du point de vue de l’Ontario (Mowat Centre 2010). Son premier directeur, Matthew Mendelsohn – un ancien professeur et sous-ministre des Affaires intergouvernementales ontarien sous McGuinty –, cherchait en fait à infuser le Centre de sa vision (partagée par McGuinty) d’une entente plus juste du point de vue de l’Ontario par rapport au fédéralisme fiscal (Mendelsohn, 2010). Le Centre Mowat était financé à près de 50 % par le gouvernement ontarien avant de fermer les portes dans le sillage des compressions de Doug Ford en 2019.

L’Institut Parkland à l’Université de l’Alberta trouve aussi refuge dans une université, mais ses alliances fondatrices renvoient moins à l’extension de ses rapports extra-universitaires vers l’État qu’à ses liens aux marges du champ politique. Fondé en 1996 par le professeur Gordon Laxer du Département de sociologie de l’Université de l’Alberta avec l’aide de son collègue Trevor Harrison, cet institut a pris forme par la rencontre de deux courants convergents, soit l’idée de contrebalancer l’hégémonie des idées conservatrices dans le champ politique albertain à l’époque de Ralph Klein et la volonté de l’Université de l’Alberta de se rendre utile en élargissant son profil d’engagement public (Landry 2021b).

Fondé à Calgary en 2005 par l’ancien chef du Parti réformiste du Canada, Preston Manning, le Centre Manning (avec son organisme soeur, la Fondation Manning, créée en 2007) a dès le début été constitué à partir d’alliances entre des intérêts politiques et économiques de la région de l’Ouest canadien. Les forces sociales et économiques de l’Alberta demeurent une facette constitutive de son réseau de soutien (Landry 2021b) et il faut bien reconnaître l’importance de ces forces dans la structuration des positions du Centre Manning, par exemple dans le dossier de la taxe carbone (Landry 2021e), alors même qu’il cherche à incarner un conservatisme pancanadien. En fait, la position du Centre dans le mouvement conservateur est elle-même emblématique de la percée de l’Alberta sur la scène politique fédérale et au sein du Parti conservateur du Canada (voir Boily 2019). Néanmoins, sa communauté a aussi évolué pour réunir une collection plus large d’acteurs politiques et économiques au-delà de l’Alberta et le Centre regroupera par la suite une coalition large de partis politiques et de groupes citoyens conservateurs associés, par exemple, au conservatisme social, au choix des écoles, au retrait de l’État, à la réduction des impôts, à la défense du pétrole et à la modération des dépenses de l’État.

Enfin, l’Institut Broadbent – fondé en 2011 par l’ancien chef du Nouveau Parti démocratique (NPD) fédéral John Edward Broadbent – émerge comme l’homologue de gauche du Centre Manning et est conçu comme la réponse du mouvement social-démocrate et du NPD à la capacité d’organisation que ce dernier représentait (Payton 2011 ; Barton 2014). Sa fondation est donc également redevable au champ politique et à la concurrence entre ses principaux intervenants : les partis politiques.

Réseaux de soutien

La composition du conseil consultatif du Centre Mowat montre son intégration aux réseaux des élites centristes ontariennes qui chevauchent les secteurs public, privé, universitaire et sans but lucratif. Elle affiche aussi quelques liens avec les partis libéraux ou conservateurs (par l’entremise de sénateurs). En 2012, les affiliations principales des membres de ce conseil (n=26) comptaient des organisations publiques ou parapubliques (19 %), des compagnies (19 %), des associations patronales (15 %), des universités (15 %), une association universitaire (4 %), des organisations non gouvernementales (ONG) et des fondations (19 %) et le Sénat du Canada (8 %). En 2019, sa composition est sensiblement similaire (outre l’absence d’associations patronales), alors que ses membres (n=19) identifient leur association principale comme étant une organisation publique ou parapublique (21 %), une compagnie (26 %), une université (16 %), une association universitaire (11 %), une ONG ou une fondation (16 %), un think tank (5 %) ou le Sénat (5 %).

L’appartenance à un réseau du courant dominant est aussi visible chez les membres de son équipe de direction et de recherche (n=11). En 2019, plusieurs d’entre eux rapportaient au moins une expérience de travail dans les secteurs public (64 %), privé (64 %) et à but non lucratif (45 %), ainsi que comme professeur ou chargé de cours universitaire (55 %) ou encore chercheur ou analyste dans une unité d’analyse centriste (64 %), mais peu ou pas d’expérience d’emploi dans les médias (9 %), en action revendicatrice (9 %), en politique (0 %) ou dans un think tank progressiste (9 %) ou conservateur (0 %). Matthew Mendelsohn, pour sa part, quitte la direction du Centre en 2016 pour se joindre au Bureau du Conseil privé du gouvernement de Justin Trudeau. Les fellows (n=10) du Centre sont surtout des professionnels comme des avocats ou des consultants (56 %), dont une leader Chippewa spécialisée en conseils en matière d’éducation touchant les Premières Nations. Ils comprennent aussi des universitaires (33 %) et un ancien haut fonctionnaire (11 %). Plusieurs donnent quelques cours universitaires à titre de professeur adjoint.

En contraste, le réseau de soutien de l’Institut Parkland affiche une rencontre du militantisme de gauche et du monde universitaire et ses alliés dans le champ économique ne sont pas des firmes, mais des syndicats. Cette structuration de sa communauté est visible dans la composition des membres de son conseil d’administration (n=22) où figurent au moins onze universitaires (50 %) et sept individus associés à la représentation ouvrière ou à l’action revendicatrice de gauche (35 %). Son équipe de recherche et de direction est très petite (n=4) et composée de deux gestionnaires de recherche, d’un directeur et d’un directeur général qui disposent collectivement d’expérience dans le monde universitaire (25 %), dans des ONG (50 %) ou dans la fonction publique (25 %). Ses fellows (n=13) comptent six professeurs universitaires (46 %), trois auteurs/chercheurs indépendants (23 %), deux directeurs de think tank progressiste (15 %), une consultante en recherche et en communication (8 %) et la directrice d’une association syndicale (8 %). Plusieurs parmi les fellows de l’Institut Parkland affichent des liens historiques ou existants avec le mouvement ouvrier ou l’action revendicatrice de gauche. Ce réseau comprend aussi des relations interpersonnelles avec Rachel Notley et les néo-démocrates de l’Alberta, mais ces liens politiques demeurent informels.

Pour le Centre Manning, c’est la centralité du champ politique dans la structuration de sa communauté qui est manifeste au sein de son petit Conseil d’administration (n=5) qui comprend deux anciens politiciens conservateurs (40 %), deux représentants d’intérêts sectoriels (40 %) et un ancien cadre du Parti réformiste de Preston Manning (20 %). Ensuite, sa petite équipe interne – dirigée par Troy Lanigan, anciennement de la Fédération canadienne des contribuables – ne comprend plus aucun chercheur (n=0), même s’il y en avait par le passé.

De manière similaire, le champ politique demeure important dans la structuration du réseau de soutien de l’Institut Broadbent, même si son conseil d’administration a beaucoup évolué depuis sa fondation. En 2012, il se dotait d’un conseil d’administration composé de deux anciens politiciens néo-démocrates (dont Ed Broadbent) et d’une ancienne politicienne libérale. En 2020, son conseil est plus important (n=16) et comprend quatre anciens élus néo-démocrates (25 %), trois conseillers municipaux (19 %), trois consultants ou avocats (19 %), trois cadres d’ONG ou de fondation (19 %), deux cadres du secteur public (13 %) et un universitaire (6 %) – soit un total de 44 % s’inscrivant principalement dans le champ politique. Son directeur Rick Smith a d’ailleurs été chef de cabinet (chief of staff) pour le NPD fédéral et connu une longue carrière en action revendicatrice avec des ONG de gauche. Comme pour son homologue conservateur, c’est le champ politique qui domine les alliances visibles au sein du réseau de soutien de l’Institut Broadbent. Or, ce dernier n’est pas non plus sans lien avec le mouvement ouvrier. La gestionnaire des politiques et de la recherche et le conseiller politique principal qui composent son équipe de recherche (n=2) ont en commun de l’expérience de travail dans le milieu syndical et cumulent entre eux des passages dans le monde universitaire, la fonction publique, le secteur à but non lucratif, les médias et la politique municipale. Ses nombreux fellows (n=66), pour leur part, comprennent des universitaires (59 %) et des individus principalement engagés en action revendicatrice (23 %) ou dans le mouvement ouvrier (5 %). Ils comprennent aussi des individus qui oeuvrent en politique électorale (12 %), par exemple dans le domaine de la stratégie, de la communication ou de la gestion de campagnes (ce qui est plus rare dans des think tanks moins ancrés dans le champ politique).

Rôles

Se décrivant comme un « think tank » malgré son ancrage universitaire, le Centre Mowat menait des activités de recherche, formulait des recommandations et organisait des événements pour discuter plus largement des politiques publiques (Mowat Centre s.d.). Il adoptait aussi une stratégie de diffusion coordonnant la production de rapports ou de notes avec des chroniques d’opinion, des communiqués de presse et, plus tard, des entrées de blogue. Ses activités de recherche se sont étendues à une panoplie de sujets. La fiscalité intergouvernementale et la part de l’Ontario dans les transferts nets au sein de la confédération sont demeurées des préoccupations prédominantes, mais la politique intergouvernementale fut aussi une thématique dans plusieurs de ses interventions sur les politiques d’immigration, de santé, d’assurance chômage, d’énergie, de finances publiques, de planification urbaine, entre autres. Il émit aussi des recommandations en matière de réforme démocratique et avait un projet de longue haleine pour améliorer l’efficacité et l’encadrement du secteur à but non lucratif.

Au total, le Centre Mowat aménageait des préoccupations relativement centristes concernées, d’une part, par la compétitivité, la viabilité budgétaire, l’efficacité gouvernementale et l’expansion du commerce international et, d’autre part, par la réforme des politiques sociales et du travail et l’encadrement des stratégies d’adaptation et de réglementation en rapport avec l’émergence de nouvelles forces économiques et technologiques, comme l’économie du partage, l’automation et la précarisation de l’emploi. Il affichait aussi une défense des intérêts de l’Ontario. L’intensification, vers 2014-2015, de son engagement envers les politiques sociales signalait ensuite la concrétisation d’une perspective de centre–gauche axée sur la revitalisation du filet de sécurité sociale en parallèle au déploiement d’une économie libérale. Le rôle qu’il cherchait à jouer vis-à-vis des politiques économiques, sociales et intergouvernementales s’arrimait bien à sa position au carrefour des institutions soi-disant neutres de la société canadienne : les universités, l’État, les compagnies et les organismes caritatifs. Il cadrait aussi avec ses liens historiques au Parti libéral ontarien et au gouvernement de l’Ontario.

À la différence du Centre Mowat, l’Institut Parkland se décrit sur son site Web comme un « centre de recherche », mais il rajoute le qualificatif « non partisan » à la manière habituelle de plusieurs think tanks (Parkland Institute s.d.). Malgré son intégration au champ universitaire, son identité comme think tank n’est pas controversée et il est explicitement décrit comme tel dans la littérature (Abelson 2016 ; 2018). Ses publications et ses conférences visent également un public élargi dans l’optique de s’engager dans les débats concernant les politiques publiques albertaines (Landry 2021b). Depuis 2010, ses rapports et ses fiches d’information abordent plusieurs sujets, entre autres les finances publiques, les politiques en matière d’énergie ou d’environnement, les politiques de santé, les politiques et enjeux en matière de travail, les politiques sociales, les iniquités de revenu et de genre, la vie démocratique, les modes de prestation des services publics et la gestion des infrastructures publiques.

Les thèmes qui recoupent les écrits (et les conférences) de l’Institut Parkland s’inscrivent largement dans un horizon de préoccupations progressistes, dont la prestation publique des services (contre la privatisation), le financement du secteur public et la réévaluation des redevances industrielles (contre les compressions). Ces thèmes s’étendent aussi à la qualité des services sociaux, aux changements climatiques, aux droits des travailleurs, à l’égalité entre genres, à la justice sociale, à l’expérience des autochtones et à la participation démocratique. Ces préoccupations s’arriment bien à celles de sa communauté, soit un réseau qui recoupe des universitaires, des syndicats, l’action revendicatrice de gauche et des rapports de nature surtout personnelle avec le NPD de l’Alberta. Par ailleurs, lorsqu’on compare les activités de l’Institut Parkland à celles du Centre Manning et de l’Institut Broadbent, il devient apparent que son intégration au champ politique se limite surtout à la guerre des idées – c’est-à-dire à la concurrence idéologique pour la délimitation des possibles et du désirable.

Au moment de sa création, le Centre Manning avait autant comme ambition de faire fructifier les capacités intellectuelles et organisationnelles du mouvement conservateur que de préparer ses membres à la lutte électorale et aux responsabilités de la vie politique (Landry 2021e). Dans une vidéo promotionnelle diffusée sur le site Web du Centre Manning pendant ses premières années, Preston Manning reprend une étiquette commune parmi les laboratoires d’idées tournées vers l’action plutôt que la recherche, en décrivant le Centre comme un « do tank » plutôt que comme un think tank. Le Centre et la Fondation Manning produisent quelques recherches, mais ils offrent aussi des programmes de formation en leadership politique et organisent des conférences complétées par des salons d’exposition réunissant des praticiens du mouvement conservateur. En 2007, ils vont aussi soutenir la création de C2C, un magazine visant la promotion de points de vue conservateurs. Le Centre Manning n’a pas le statut d’organisme de bienfaisance, mais la Fondation Manning – responsable de ses activités de recherche et de formation – a pu obtenir ce statut.

Au volet de leurs programmes de recherche et d’éducation, le Centre et la Fondation Manning ont cherché à se forger une niche au niveau de la politique municipale et de la formation en matière de compétences civiques, politiques et médiatiques. Ses rapports et ses notes vont toucher à divers sujets (dont des sondages d’opinion nationaux), mais, à partir de 2013, ses recherches vont surtout se distinguer en gravitant vers l’action publique municipale. Le Centre Manning présente alors des interprétations conservatrices des questions de sécurité publique, de transports, de services sociaux, de fiscalité municipale et d’abordabilité. Il vaque aussi à l’avancement de principes de gouvernance municipale basés sur le respect des choix du marché, de la propriété privée, du rôle approprié des villes, de l’imputabilité des élus, des fonctions de la société civile, etc. Cependant, l’influence de ses recherches n’a jamais été très importante, surtout lorsqu’on la compare à celle d’autres think tanks (Boily 2019).

En 2018, le Centre Manning annonce qu’il ne s’engagera plus dans la recherche et la formation pour se consacrer principalement à l’organisation de conférences et de salons d’exposition d’ailleurs lourdement fréquentés par des initiés politiques (Logan 2018). Il finance aussi des campagnes citoyennes conservatrices pendant les élections, comme les réseaux de groupes Fiers provinciaux (Maher 2019 ; Paas-Lang 2019). Dans ce sens, ce sont surtout des fonctions de réseautage et de coordination identitaire et stratégique qui caractérisent le Centre Manning. Celui-ci ne cherche plus à entretenir les contours de l’identité du think tank et sert plutôt d’instrument de réseautage et de mobilisation pour le mouvement conservateur. En 2020, après le retrait de Preston Manning, il change son nom pour devenir le Canada Strong and Free Network.

À l’instar du Centre Manning, l’Institut Broadbent n’a pas le statut d’organisme de bienfaisance, mais à la différence de celui-ci, son orientation est moins immédiatement associée aux canaux de participation politique formels. L’Institut Broadbent vise à « favorise[r] le changement en promouvant la démocratie, l’égalité et la durabilité » (Institut Broadbent s.d.). Dès ses débuts, sa mission est de promouvoir des principes de gauche et de former « une nouvelle génération de militants et de penseurs progressistes » (Broadbent Institute 2012). Ce mandat, davantage orienté vers le soutien de campagnes citoyennes, a peut-être été plus amiable au maintien d’une identité hybride relativement plus autonome par rapport à la politique électorale, mais sa fonction – arrimant la promotion d’idées progressistes et la formation de la relève du mouvement social-démocrate – est non sans rappeler celle du Centre Manning pour les conservateurs.

L’Institut Broadbent organise la présentation de ses travaux de recherche (parfois produits par des entreprises de recherche ou de sondage) sous quatre volets : « économie verte », « inégalité des revenus », « renouveau démocratique » et « social-démocratie » (Broadbent Institute s.d.). Sa tendance à externaliser ses capacités de recherche et à embaucher des compagnies privées pour réaliser des sondages et des analyses explique d’ailleurs probablement en partie la taille importante de son équipe de développement (n=5) par rapport à celle de son équipe de recherche (n=2). Il offre aussi des formations en organisation, en mobilisation, en leadership politique et en pensée progressiste et il administre un organe médiatique de gauche (PressProgress) et un blogue, en plus d’organiser une conférence nationale (Sommet sur le progrès) à la manière du Centre Manning. Ses engagements touchent à divers sujets, dont les politiques environnementales, les retombées économiques des investissements de l’État, l’abordabilité, la distribution des revenus et des avoirs, la réforme électorale et la justice pénale. Il avance aussi des arguments pour des initiatives vertes allant au-delà des mécanismes du marché ; des plaidoyers pour la protection ou l’expansion des politiques sociales ; une défense du syndicalisme et des droits syndicaux ; et des critiques des régimes de taxation et des échappatoires fiscales. Or, il produit aussi des publications en phase avec les besoins plus immédiats du champ politique, comme des rapports stratégiques sur les tactiques d’action revendicatrice et sur l’opinion publique ciblant particulièrement les jeunes Canadiens. À cet égard, son rôle demeure structuré par une communauté faisant le pont entre le NPD et les communautés habituelles des think tanks progressistes canadiens (universitaires, syndicats et mouvements progressistes).

Discussion

La littérature suggère que si le Centre Mowat et l’Institut Parkland sont vus comme étant des think tanks dans le sens classique du terme, cette catégorisation s’étend plus difficilement au Centre Manning et à l’Institut Broadbent (Abelson 2016 ; 2018). Cette impression est généralement associée à leurs engagements relatifs en recherche et en politique. Or, l’analyse des rapports entre les rôles de ces think tanks et leurs réseaux de soutien nous permet d’évaluer la relation entre l’ancrage social de ces organisations et leur capacité à maintenir ou non l’identité du think tank. Ainsi, notre analyse des quatre think tanks sélectionnés suggère que le maintien d’une certaine hybridité – sans trop intégrer les champs politique ou universitaire – est associé à leur capacité de se rapprocher de la figure du think tank en gardant une certaine distance par rapport aux logiques de ces champs.

Premièrement, les instituts de recherche universitaires (ici le Centre Mowat et le l’Institut Parkland) doivent s’aventurer dans des tribunes et des questions autres qu’universitaires pour être considérés comme des think tanks. Ainsi, bien qu’ils soient situés dans une université, le Centre Mowat et l’Institut Parkland préservaient les atours du think tank en s’engageant dans la production et la circulation de produits de recherches sur les politiques publiques voués à être consommés à l’extérieur du champ universitaire. C’est dans cette logique implicite que Donald E. Abelson (2016) critique l’inclusion d’associations disciplinaires et de centres universitaires dans le décompte des think tanks canadiens. Selon lui, la plupart de ces centres et de ces associations s’adonnent surtout à des tâches universitaires, soit la coordination entre chercheurs, la publication universitaire et l’éducation postsecondaire. C’est dire que les think tanks qui s’installent dans les universités doivent maintenir une distance par rapport aux règles et aux objectifs du champ universitaire. La posture hybride a ici comme avantage de soutirer des compétences et des formes de légitimité du monde universitaire tout en leur permettant d’adopter les temporalités et les objectifs d’autres engagements.

Deuxièmement, les cercles de réflexion qui se rapprochent du champ politique (ici le Centre Manning et l’Institut Broadbent) doivent éviter d’investir trop profondément l’enjeu de la prise du pouvoir pour maintenir les fonctions de recherche et d’engagement envers les politiques publiques qui leur confèrent les atours d’un think tank. Jusqu’à présent, l’Institut Broadbent maintient mieux son hybridité et l’identité du think tank que le Centre Manning. Cependant, la communauté de l’Institut Broadbent indique une intégration importante au champ politique. De plus, son profil de recherche n'est pas très actif et ses activités de formation sont davantage infléchies par les objectifs de la mobilisation citoyenne et politique que par ceux, plus communs parmi les think tanks, de l’éducation publique (idéologique ou non).

L’identité du think tank s’arrime donc à diverses postures hybrides correspondant ici à l’articulation de conseils ou de discours savants sur l’action publique et là à un engagement dans la guerre des idées ou dans la promotion de certaines solutions, mais moins à la prise du pouvoir ou à la mobilisation politique. C’est-à-dire que leur identité est davantage compatible avec LE politique qu’elle ne l’est avec LA politique. De plus, si cette étude s’est surtout consacrée aux rapports entre les champs politique et universitaire, il aurait été tout à fait possible d’étendre l’analyse à d’autres think tanks, dont ceux qui chevauchent plus directement le champ économique comme les instituts à but non lucratif associés à des firmes de consultants – tel le McKinsey Global Institute (voir Kipping 2021). Dans ce cas, notre hypothèse serait corroborée si ce sont des positions sociales et symboliques hybrides qui expliquent la capacité de ces organisations satellites à maintenir l’identité du think tank de manière plus convaincante que les firmes de consultation autour desquelles elles gravitent.

Nos résultats suggèrent aussi que cette hybridité n’est pas seulement attribuable aux activités de ces organisations, mais aussi à leur surface sociale. Les réseaux de soutien et de contributeurs du Centre Mowat montrent bien les paramètres de son hybridité. Son horizon de préoccupations centristes et son réseau d’institutions dont la légitimité est sanctionnée par l’État (universités, firmes, organismes publics et parapublics, organismes de bienfaisance, etc.) sont similaires à ceux d’autres think tanks soutenus par le champ bureaucratique au Canada (McLevey 2014 ; Landry 2020), d’où la particularité de cette stratégie de positionnement. En parallèle, si l’Institut Parkland partage des affinités évidentes avec le NPD, sa communauté est surtout structurée par une alliance entre universitaires, syndicats et militants de gauche (Landry 2021b) se présentant comme le miroir renversé des réseaux d’universitaires, d’entrepreneurs et de militants de droite des organes promarchés comme l’Institut Fraser (Landry 2020). Ces think tanks militants se déploient dans la guerre des idées, soit une arène où l’enjeu est de définir les « antagonismes légitimes » du champ politique (Mouffe 2005) en luttant pour définir les limites de ce qui est « politiquement dicible ou indicible, pensable ou impensable » (Bourdieu 1981, 4). On voit ici l’avantage d’une posture hybride dans cette arène. La double exploitation de positions politiques particulières et de discours soi-disant neutres et savants peut agir sur les limites de ce qui est raisonnable en politique de manière à naturaliser ou, selon le cas, à dénaturaliser le statu quo (Gonzalez Hernando 2019 ; Alam 2021 ; Hauk et Resende 2021 ; Plehwe 2021 ; Salas-Porras 2021).

Dans un sens, le Centre Manning et l’Institut Broadbent vont se rapprocher du modèle des fondations de partis politiques en Allemagne, affectant le développement et la promotion d’idées politiques et la formation de la relève des partis (Baier et Bakvis 2010). Ils sont aussi comparés aux think tanks d’« héritage américain » qui assurent la pérennité des idées d’anciens politiciens (Abelson 2018). Or, ils représentent, dans une perspective plus large, une intégration relativement intensive de certains laboratoires d’idées dans la logique du champ politique et leur incorporation dans l’orbite des partis politiques. Leur capacité à faire le pont entre ces derniers et diverses campagnes citoyennes est aussi infléchie par leur absorption dans une communauté qui fonctionne moins en s’appuyant sur le processus d’élaboration des politiques publiques qu’en fonction du processus politique lui-même. Leur hybridité et leur identité en tant que think tanks sont donc compromises et délicates (ou, dans le cas du Centre Manning, rompues) pour autant qu’ils risquent toujours d’abandonner la recherche ou la mobilisation de connaissances pour des logiques d’action plus immédiatement politiques ou électorales.

Or, si l’absorption dans la logique du champ politique fragilise la capacité d’une organisation à être reconnue comme un think tank, il n’est pas inenvisageable que des règles formelles puissent assurer le maintien d’une posture hybride en dépit d’une intégration profonde dans le champ politique. Par exemple, dans son plaidoyer pour la création de think tanks de partis politiques financés par le gouvernement du Canada, Irvin Studin (2008) propose l’établissement d’un ombudsman dont la responsabilité serait de surveiller ces organisations pour qu’elles se consacrent à la recherche et au développement de politiques et non à la propagande électorale – autrement dit aux enjeux de la gouvernance et non de la prise du pouvoir. À la lumière de l’analyse ci-dessus, on peut croire que la réalisation de cet objectif aurait comme effet d’inciter ces organisations à construire ou à maintenir des postures et des réseaux hybrides pouvant lier la présentation des plateformes des partis politiques aux normes des champs universitaire et bureaucratique. Encore une fois, le passage obligé par une pluralité de champs comporterait une forme de pouvoir particulière allant jusqu’à imposer de nouvelles frontières entre la politique et le savant. Or, l’avantage de cette position suppose que l’aura de l’autorité scientifique demeure une ressource désirable en politique. Si certains think tanks militants cherchent à renégocier ce qui relève de la raison en venant s’attaquer à la science par un appel au sens commun, comme dans le cas du climato-scepticisme (Ruser 2021), ils peuvent mettre en péril l’avantage stratégique de leur position hybride (Landry 2021d).

Enfin, notre analyse montre comment il est possible d’échantillonner, de classer et de comparer divers think tanks en soumettant ces classifications aux distinctions qui deviennent saillantes en fonction de la question de recherche choisie. En effet, les paramètres de variation des think tanks (leurs rapports à différents champs) peuvent servir à construire des catégories opératoires plus significatives que le taxon général lui-même, et ce, en fonction de la question de recherche choisie. La reconnaissance que certains think tanks puissent être davantage intégrés aux universités ou à l’État n’écarte pas, par exemple, l’option d’étudier les effets de l’organisation privée de la recherche pour autant que l’on a recours à une stratégie d’échantillonnage qui opérationnalise l’analyse de cas appropriés pour cette question. On peut dire la même chose des think tanks qui entretiennent des rapports avec la recherche militante ou les réseaux de consultation de l’État. Ils peuvent, de la même manière, être situés pour être mieux échantillonnée. Au Canada, les think tanks militants demandent les services d’intellectuels et d’universitaires tout en rejoignant les préoccupations d’acteurs politiques et économiques alors que les think tanks plus centristes ou technocratiques complètent ces liens hybrides en se rattachant aux sous-secteurs du champ bureaucratique qui les concernent (Landry 2021b). Par contre, la disponibilité de ces niches (politiques, universitaires, bureaucratiques, économiques, etc.) et, par conséquent, la démographie des think tanks de différents types  varient considérablement en fonction des institutions politiques et économiques de différents contextes de gouvernance et leur tendance, par exemple, à isoler le fonctionnement des champs bureaucratique et politique ou encore à contrôler ou à libéraliser leurs forces économiques (Weiss 1992 ; Howlett et Lindquist 2007 ; Béland, 2009 ; Campbell et Pedersen 2011 ; 2014 ; Craft et Halligan 2017 ; Abelson 2018 ; Ruser 2018). C’est le propre de la posture hybride des think tanks d’être capables de s’adapter et de se présenter différemment en fonction du type de niches qu’ils intègrent (militant, politique, universitaire, bureaucratique ou autre), voire selon leur site d’intégration et le type d’engagement en matière de politiques publiques que cela engage (Landry 2021b).

Conclusion

Les paramètres culturels de la catégorie think tank suggèrent que leur hybridité et leur mutabilité sont des éléments constitutifs de leur nature à titre de catégorie sociale. À ce titre, il est probablement futile de chercher à définir le think tank comme un objet immuable pouvant être classé et comparé sans ambiguïté. Néanmoins, il demeure possible de décrire les propriétés qui donnent à ces organisations autant leur air de famille que leur élasticité taxonomique. C’est en effet leur position en porte-à-faux entre les logiques d’action des champs universitaire, politique, bureaucratique, économique et médiatique qui leur confère autant leur caractère ambivalent et leur diversité que la fonction générale de produire et de faire circuler des connaissances, des idées et des discours d’expertise sur les politiques publiques. En d’autres mots, les paramètres de leur hybridité, ou encore de leur ambiguïté, ne sont pas illimités et ils attribuent à ces organisations des positions particulières aux marges de la recherche et du politique. Ces organisations cessent d’être des think tanks lorsqu’elles abandonnent cette spécificité ou lorsqu’elles sont absorbées dans la logique d’un seul champ. Cette hybridité comporte des avantages liés à la double articulation des objectifs et des formes de légitimité des mondes de la science et de la politique. Elle offre aussi une position stratégique pour agir sur la frontière entre ces mondes et, par conséquent, sur leurs normes respectives. Cependant, les paysages de think tanks de contextes de gouvernance distincts se présentent différemment selon le type de niches hybrides que soutiennent les institutions et les forces sociales dominantes. Enfin, les paramètres de variation de ces organisations peuvent aussi être décrits pour guider la formulation d’échantillons qui s’adaptent aux questions de recherche.