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Il sera ici question des rapports entre ordre mythique et pratiques rituelles dans la praxis de trois peuples algonquiens du Québec[1] : les Innus, les Cris et les Anichinabés[2] de l’Abitibi-Témiscamingue. Je partirai du postulat que ces peuples avaient mis en place des dispositifs de contrôle territorial qui remplissaient les fonctions de véritables régimes juridiques. Si cette praxis articule les éléments d’un système symbolique ayant ses origines dans une pensée précolombienne qui persiste encore dans le discours indigène contemporain, je voudrais d’abord attirer l’attention sur le fait que le droit occidental repose, lui aussi, sur des prémisses mythiques. Celles-ci en fondent les assises et, pour anciennes qu’elles soient, pour archaïques qu’elles puissent paraître, elles n’en gardent pas moins une actualité réelle dès lors qu’il s’agit d’imposer une référence donnée comme incontestable – référence que le juriste et historien du droit Pierre Legendre identifie à cette instance « tierce » ou « absolue » qui est appelée Dieu dans certains régimes et qu’il identifie aussi « à ce qui en tient lieu » dans les États laïques qui invoquent la République, le Peuple, etc. (Legendre 2004 : 143). Si un travail de production idéologique (le plus souvent de caractère religieux) a présidé à l’élaboration des récits fondateurs qui cautionnent l’exercice de toute autorité et de tout pouvoir politique, l’incidence de ces références sur la mise en forme des relations sociales n’en est toujours pas moins réelle dans le domaine du droit. Pour mémoire, signalons que la Proclamation royale de 1763, établissant le « cadre constitutionnel qui devait régir la négociation de traités avec les populations amérindiennes » (Leclerc 2010), se termine par la devise « God save the King », et que l’énoncé liminaire de la Charte canadienne des droits et libertés, inscrit dans la Loi constitutionnelle de 1982, se lit : « Attendu que le Canada est fondé sur des principes qui reconnaissent la suprématie de Dieu et la primauté du droit » (Canada 2010). Autrement dit, la fiction des récits sur Dieu a pris corps dans le discours juridique occidental (cf. Goulet 2008) aussi bien que dans les rituels qui prolongeaient le discours mythique en milieu autochtone.

Ordres mythiques et ordres juridiques

Chez les peuples algonquiens, les mythes renvoient à un passé primordial situé dans des temps « très éloignés ». Ils se distinguent des chroniques régionales et des récits à caractère historique en ceci que les événements qui y sont racontés ne peuvent être rapportés à un témoin identifiable par un nom personnel ou une localité précise. Ces récits sont sans auteur car ils prennent leur origine dans une époque qu’il est impossible de situer autrement qu’en disant qu’elle coïncide avec le temps de la formation du monde, ce qui justifierait qu’on les appelle « mythes cosmogoniques » (Leroux 1994). On se les transmet de génération en génération, mais on dit aussi qu’ils ont parfois été révélés aux humains dans certaines circonstances elles-mêmes mythiques, parfois aussi dans les enceintes du rituel de la tente agitée (Savard 1977 : 65), et parfois encore en rêve (ainsi que me le signalait en 1990 un vieil Algonquin appelé Étienne Penosway). Ce mode de transmission est lui-même révélateur des relations très étroites qui apparaissent entre les mythes, le rituel et l’expérience onirique, la pensée algonquienne n’envisageant pas uniquement le statut des protagonistes mythiques en tant que personnages, mais aussi en tant qu’ils sont étroitement liés au monde animal et qu’ils sont susceptibles d’intervenir dans une relation intersubjective, c’est-à-dire dans une situation de dialogue.

En me penchant tout particulièrement sur le rituel dit du « festin à tout manger », je voudrais mettre en lumière les structures qui reliaient les systèmes mythique, cosmologique et économique au sein d’un même ordre juridique. L’une des premières descriptions qui nous ont été données de ce rituel fut publiée par le père Paul Le Jeune en 1634 (RJ 1972 [1634] : 25-26), et le déroulement qui en est exposé révèle un ensemble de paradigmes qui ont persisté dans les prestations observées au xixe siècle chez les Anichinabés du Grand-Lac-Victoria (Déléage 1864 : 73-74) et jusque dans les années 1970 chez les Innus du Labrador (Henriksen 1973 : 40 et suiv.) ainsi que chez les Cris de Mistassini (Tanner 1979 : 161 et suiv.) et en de nombreux autres endroits (Leroux 2004 : 267 et suiv.). S’il ne fait aucun doute que les mythes recueillis jusqu’à tout récemment chez ces populations appartiennent à un vaste ensemble pan-américain et qu’ils révèlent une grande pérennité dans le contenu même des histoires racontées ainsi que dans leurs structures conceptuelles, il y a aussi lieu de penser que le discours qu’ils énoncent sur les références de chaque groupe à son territoire s’est maintenu dans la conception que ces peuples se font de leur régimes fonciers. Et, bien que je ne puisse le prouver dans un court article comme celui-ci, je pense comme Harvey Feit (2004), ainsi que Collin Scott et James Morrison (2004) qui l’ont clairement affirmé à propos des Cris dans des articles relativement récents, que les schèmes d’occupation et d’exploitation territoriale qui prévalent encore dans la conception des Algonquiens d’aujourd’hui se sont très vraisemblablement maintenus, dans leurs aspects essentiels, tels qu’ils auraient existé avant même l’arrivée des Européens.

Il s’agira de voir comment se concevait le contrôle sur le territoire en identifiant les figures auxquelles on conférait une autorité à travers l’exercice de responsabilités personnelles et collectives. Je ferai aussi valoir l’importance du phénomène de transmission des responsabilités liées à l’occupation et à l’exploitation territoriales en mettant celles-ci en correspondance avec une éthique de la protection qui se déployait dans tous les champs de l’expérience intersubjective. Enfin, après avoir évoqué quelques phénomènes historiques survenus au cours des cent cinquante dernières années et qui ont trait à des ratés dans la transmission des signifiants constitutifs des ordres symbolique et juridique, j’avancerai l’hypothèse qu’une réorganisation des dispositifs de la responsabilité est pensable dans les cadres de la gestion patrimoniale.

Notions afférentes au concept de contrôle dans le vocabulaire algonquien

Dans toute société, les mots appartiennent à des ordres de signification, mais ils renvoient aussi à des ordres de rapports et à des champs de représentations qui structurent non seulement la pensée, mais aussi les conduites et les traditions. À ce chapitre, José Mailhot et Sylvie Vincent ont mis en évidence la position centrale de deux concepts de langue innue qu’elles présentent sous les formes tipenitam et kanuenitam en montrant les relations qu’ils entretiennent avec les traditions juridiques qui concernent le territoire (Mailhot et Vincent 1982). Ces mots innus ont leurs correspondants dans les langues crie et algonquine et il s’en trouve très certainement aussi dans la langue attikamèque. Dans le Dictionnaire de la langue des Cris de Lacombe (1874 : 368-369 et 618-619), comme dans le Lexique de la langue algonquine de Cuoq[3], ils apparaissent comme des réalisations phonétiques étroitement apparentées et on y retrouve à peu près les mêmes emplois, et donc les mêmes signifiés. Je reviendrai plus loin sur le concept de kanuenitam, mais en considérant d’abord les variantes du vocable de référence tipenitam, on aperçoit qu’elles expriment dans ces trois langues les concepts de « maîtrise », de « possession » et de « domination ». De plus, le verbe tipenitam renvoie dans plusieurs circonstances de discours « au lien juridique qui existe entre les [Innus] et leurs terres » en signifiant littéralement ‘il le fait correspondre à sa pensée’, énoncé que l’on pourrait aussi traduire par ‘il en a le contrôle, la maîtrise’ (Mailhot et Vincent 1982 : 67). Mailhot et Vincent précisent en outre que les notions de « contrôle » et de « maîtrise » renvoient au concept de propriété lorsque le verbe tipenitam « est employé pour référer à la relation juridique d’un individu avec divers biens : sa maison, sa voiture, son argent, des terres qu’il a achetés ou dont il a hérités [sic] » (ibid.).

Cette conception restreinte du concept de propriété, en tant que limitée aux affaires du monde juridique occidental, s’explique à mon avis par le fait que, avant d’entrer en contact avec les Européens, les peuples algonquiens ne pouvaient concevoir la propriété de la terre en fonction de cet attribut que le droit appelle l’abusus. En effet, comme le montre Alain Testart dans un essai sur des problèmes homologues rencontrés en Afrique, l’abusus définit le droit de disposer de la chose et il

correspond [...] à deux prérogatives très différentes : [1] celle d’en disposer physiquement, c’est-à-dire de la détruire ou d’en transformer la substance, et celle d’en disposer juridiquement, c’est-à-dire de l’aliéner en la vendant, en la donnant ou en la transmettant pour cause de décès.

Testart 2003 : 211

La conception algonquienne précolombienne du contrôle sur les terres ne peut coïncider avec ces prérogatives, puisque, d’une part, on n’aurait jamais pu s’autoriser à détruire la terre (d’ailleurs on n’en avait pas les moyens) et que, d’autre part, il eut été impensable d’en aliéner des portions en les vendant dans un système où le sol n’avait aucune valeur marchande. Dans cette perspective, les faits de propriété ne concernaient donc que les biens aliénables comme le sont, par exemple, le canot que l’on a construit et que l’on peut détruire à sa guise ou la peau du castor que l’on a transformée et que l’on peut céder dans un troc contre un autre bien : un filet de pêche par exemple.

Nous pourrions donc conclure provisoirement à partir de ce qui précède que le système foncier algonquien autorisait certaines formes de possession conçues en termes de « contrôle territorial », mais la question est maintenant de savoir par quels dispositifs on aurait identifié les ayants-droit.

Croyances, praxis et occupation territoriale

Pour y répondre, je propose de nous rapporter aux fictions que j’ai évoquées plus haut, en tant que les mythes des peuples algonquiens sont des récits qui fondent l’autorité de l’ethnie sur le territoire qu’elle occupe. En prenant pied sur le sol québécois il y a six ou sept mille ans, les ancêtres de ces peuples ont élaboré une mythologie qui, comme l’a montré Rémi Savard dans de nombreux travaux, postule une continuité entre la mise en place d’un mode de production archaïque inventé par des personnages conçus comme des démiurges, parfois appelés « grands-pères », et les autochtones, héritiers d’une culture enracinée dans le sol qui leur aura donné naissance (Savard 1969, 1974, 1979, 1985, 2004). Cette référence à une instance tierce se trouve donc en surplomb généalogique dans l’établissement des rapports entre humains car elle a légué un mode de production qui commande toutes les conduites écologiques, ces démiurges y jouant aussi – pour plusieurs d’entre eux – le rôle d’esprits-maîtres des animaux et des météores.

Dans un univers où les hivers sont extrêmement rudes et où l’on fabriquait ses armes de chasse avec du bois, des os et des pierres, l’angoisse générée par les vicissitudes des bonnes et des mauvaises chasses pouvait en quelque sorte s’atténuer par la certitude que ces répondants du monde animal allaient se présenter dans l’espace du rêve – dans l’expérience onirique – et instruire le sujet sur les déplacements des animaux qu’ils dirigent. Chez les Innus, la figure centrale de l’expérience onirique s’appelle Mista.pe.w (Vincent 1973), alors que chez les Cris Mista.pe.w intervenait surtout dans le cadre de la tente agitée (Flannery et Chambers 1985 : 11), rituel où il remplissait des fonctions similaires chez les Anichinabés de l’Abitibi-Témiscamingue qui, eux, l’appellent Misape (Leroux 2003 : 129). Comme les algonquinistes le savent, ce rituel (aussi appelé, sans doute par anglicisme, « tente tremblante ») permettait de convoquer de nombreux esprits pour obtenir d’eux des informations précises. Chez ces peuples, tout le monde chamanisait pour ainsi dire « naturellement », c’est-à-dire en rêvant, et les expériences oniriques qu’un jeune homme allait commencer à faire en acquérant la maîtrise des gestes de la chasse, allaient généralement s’enrichir et se complexifier au fur et à mesure qu’il approfondissait la qualité des relations nouées avec les interlocuteurs du monde de la nuit qui le prenaient sous leur protection (Flannery et Chambers 1985 ; Speck 1977 [1935] ; Tanner 1979). Mais si tout chasseur est en lien avec les esprits à travers l’expérience onirique et si tous les membres de la famille observent des prescriptions et prohibitions qui enveloppent les gestes de la vie quotidienne, comment distinguer celui que l’on appellerait « chamane » des « gens qui chamanisent », pour reprendre une distinction proposée par Roberte Hamayon ? Dans ce qui me paraît l’un des meilleurs textes que l’on ait jamais consacrés à la question (Hamayon 1982), cette ethnologue propose une analyse qui l’amène à dégager un petit nombre de critères. Ainsi, dans bien des cas, la reconnaissance d’une maîtrise éprouvée par celui qui pratique cet art s’établit à partir d’une certaine limite d’âge (ibid. : 26), ce qui est très généralement le cas chez les peuples algonquiens du Québec, mais cette assertion mérite d’être précisée, ainsi que je le ferai plus bas. Enfin, à ce critère, Hamayon en ajoute un autre qui a beaucoup d’importance, car le chamane est reconnu comme tel quand il agit pour autrui :

Certes, le degré de spécialisation varie de société à société, les unes intronisant solennellement leur chamane, d’autres se contentant d’entériner une longue pratique. Il semble pourtant que, dans tous les cas, il sera non seulement possible, mais opportun de distinguer entre « chamanes » et « gens qui chamanisent », en faisant appel à un critère très simple : les premiers chamanisent pour le compte d’autrui –comme quelqu’un qui remplit une fonction dont l’a investi la communauté –, tandis que les seconds le font pour leur compte personnel, pour le soulagement qui peut en découler, sans besoin d’assistance ni de rituel de socialisation. Mais il arrive bien évidemment que les chamanes s’adonnent à chamaniser pour eux-mêmes – par exemple pour réactualiser l’acquis de leur apprentissage –, et que des « gens qui chamanisent » finissent à la longue par être reconnus pour véritables chamanes capables d’officier pour autrui.

Hamayon 1982 : 26

Parmi les pratiques chamaniques mises en oeuvre par les peuples algonquiens, le rituel de la tente agitée se démarquait non seulement par son côté spectaculaire dû à la venue ostensible des esprits qui faisaient remuer l’habitacle dans lequel se trouvait l’officiant au moment où ils y entraient, mais aussi, et surtout, par la concentration de puissances qui s’y manifestaient. Cette séance de convocation des esprits impliquait presque toujours la découverte de causes cachées qui seraient à l’origine de malheurs frappant le chamane ou ceux qui faisaient appel à lui, tels que les maladies, les famines, les accidents. Ces infortunes étaient censées provenir soit d’infractions aux règles de conduites qui auraient été commises par les victimes elles-mêmes (ou par leurs proches), soit de maléfices lancés par d’autres chamanes[4]. En faisant appel aux esprits-maîtres et à des auxiliaires servant de truchement entre eux et lui, le chamane utilisait aussi la tente agitée comme une sorte d’instrument télescopique lui permettant de voir le déroulement d’événements passés et futurs, par exemple la présence effective – ou non – du gibier dans telle ou telle région durant le prochain hiver.

Cette pratique était cependant périlleuse, car une fois découverte la cause des infortunes, il fallait souvent entreprendre une lutte sans merci contre l’agent, humain ou non humain, qui portait le malheur chez soi. Ainsi, le père Le Jeune décrivit la mise à mort d’un chamane, désigné comme « le Sorcier de Gaspé », qui fut trucidé à distance par le frère de son hôte (RJ 1972 [1634] : 21). On sait aussi que l’on avait recours à la tente agitée pour combattre des êtres mythiques, conçus comme de gigantesques cannibales, appelés Atshen (Vincent 1973 : 71) chez les Innus et Windigo chez les Anichinabés (Speck 1915 : 74-75) et les Cris de l’est de la Baie d’Hudson (Flannery et Chambers 1985 : 12). Ces êtres terrorisaient ces peuples quand le malheur s’acharnait sur des familles, en particulier lors de famines auxquelles ils étaient étroitement associés. Les dangers étaient grands pour les chamanes qui les affrontaient et cela explique que peu de gens se vouaient à l’acquisition de la maîtrise de la tente agité, ce pouvoir étant réputé comme l’un des plus grands, mais aussi, donc, comme l’un des plus terrifiants.

Agissant donc pour lui-même ou pour le bénéfice et la protection de ses proches, le chamane exerçait une activité qu’il faut situer en fonction du territoire où il avait l’habitude de résider. En effet, les croyances algonquiennes impliquaient que le chasseur enrichisse les relations privilégiées qu’il entretenait avec les esprits-maîtres, ce qui explique que le vieux leader du groupe de chasse avait tendance à demeurer à l’intérieur de zones où il lui paraissait plus facile de maintenir le contact avec les esprits qui les fréquentaient (Tanner 1971, 1979 : 183-202). Autrement dit, en se familiarisant de longue haleine avec les interlocuteurs allo-humains[5] qui représentaient le monde animal, il avait tendance à réduire l’extension de ses déplacements. Cela ne veut pas dire qu’il circonscrivait son aire d’exploitation à l’intérieur de frontières fermées et précisément configurées comme s’il s’était agi de cadastres, car il faut tenir compte du fait que les déambulations des gros animaux les menaient dans des parages où d’autres chamanes et d’autres maisonnées hivernales avaient établi leur demeure. Il fallait donc garder ouvertes les aires d’exploitation dont chaque maisonnée tirait ses ressources pour ne pas compromettre la survie des voisins qui pourchassaient le gibier là où il allait. Du reste, les unités familiales qui se distribuaient dans le voisinage des unes et des autres étaient toujours apparentées de très près, et ce sont celles-là mêmes qui se réunissaient à l’occasion pour former des ensembles de vingt, trente, quarante ou cinquante personnes. Cette modalité d’occupation du territoire, qui reposait sur une distribution des unités familiales à l’intérieur de zones bien localisées, n’empêchait pas non plus une grande circulation des individus. José Mailhot a bien exposé dans son ouvrage, Les Gens de Sheshatshit, que cette mobilité n’était pas erratique ; au contraire, elle était, selon son expression, « structurée », c’est-à-dire couplée à des réseaux d’alliances matrimoniales qui avaient une très grande extension horizontale (Mailhot 1993 : 140-152). Par ailleurs, les Anichinabés du Québec préconisaient aussi ces modes de circulation à l’intérieur des réseaux d’alliance, mais les corrélations écologiques étant quelque peu différentes dans leur contrée, ces réseaux avaient moins d’extension spatiale, ce qui veut dire que la parenté la plus lointaine était moins investie que chez les Innus (Leroux et al. 2004 : 210-214). À des degrés divers, les populations cries et attikamèques présentaient aussi des variations qui leur étaient propres et on pourrait les envisager en fonction d’un continuum géographique et culturel.

Si les réseaux d’alliances matrimoniales fournissaient l’instrument d’un investissement personnel du sujet à l’intérieur même des groupes d’accueil avec lesquels il partageait son existence pendant un certain nombre de saisons ou d’années, il en ressort qu’ils lui permettaient aussi de symboliser par des pratiques de collaboration son appartenance au groupe et, par là, son inscription personnelle sur le territoire. La tradition structurait donc aussi de la sorte un principe du droit foncier voulant que chaque sujet soit l’héritier en titre d’une généalogie ayant ses racines dans une cosmogénèse mythique. Mais il importe de montrer que le lointain passé du temps mythique se conjuguait aussi au présent, au présent du temps où l’on parle, comme l’atteste le déroulement de certains rituels. Ainsi, lorsque l’on avait fait une chasse procurant beaucoup de nourriture, la coutume voulait que les chasseurs donnent un grand festin auquel ils conviaient les parents et amis présents dans la maisonnée hivernale, mais aussi ceux qui pouvaient se trouver à deux ou trois jours de marche[6]. Les mobiles symboliques de ce rituel consistaient, entre autres choses, à rendre hommage à l’esprit-maître qui leur avait fait don des animaux capturés, quand ce n’est à l’âme de l’animal tué (dans le cas de l’ours à tout le moins). On érigeait alors un abri spécialement conçu pour l’occasion, c’est-à-dire une tente munie de deux portes opposées, structure qui a donné son nom au rituel : cabotowan[7], terme véhiculant des signifiés que l’on peut traduire par l’expression « passer à travers » (Speck 1977 [1935] : 103 et suiv. ; Leroux 2003 : 270 et suiv.). Ce mot comporte un charge polysémique assez riche, car, s’il évoque le fait que l’on entrait par une porte au début du rite et que l’on sortait par l’autre à la fin, il renvoie aussi au fait qu’il fallait entièrement « passer à travers » la consommation de l’animal à l’esprit duquel on rendait hommage durant la prestation du rite. C’est pourquoi les Français du xviie siècle qui assistèrent à ce rituel l’appelèrent « le festin à tout manger ».

Tout devait y passer : chair, boyaux, graisse, moelle, sang, tout ce qui est comestible devait être entièrement ingéré. Dans les premières heures, voire dans les premiers jours, les femmes et les enfants participaient à la cérémonie en mangeant, en dansant, en chantant et en écoutant les paroles que l’on adressait à l’esprit de l’animal. Mais, en certaines occasions, les femmes et les enfants sortaient de la tente et le groupe de commensaux resté à l’intérieur ne regroupait plus que des hommes, jeunes et vieux. La symbolique de cette valence masculine est particulièrement intéressante lorsque le festin était donné en l’honneur de l’ours. Comme l’a magistralement illustré Hallowell (1926) dans son étude sur les cérémonies consacrées à cet animal dans les pays de l’hémisphère nord de l’Asie, de l’Europe et de l’Amérique, ce plantigrade exerce une extraordinaire fascination sur l’intelligence humaine, et cela pour une multitude de raisons qui se rapportent à son activité métabolique, à son anatomie et à ses moeurs, mais cette constellation de traits se condense, dans toutes ces contrées, en une idée principale, à savoir que l’image que l’on se fait de l’ours présente des ressemblances troublantes avec celles de l’être humain. Or, c’est précisément cela qui était en jeu dans le festin donné en l’honneur de l’ours, car, s’il représentait symboliquement durant la chasse hivernale un ennemi qu’il fallait obligatoirement tuer sans recourir au fusil, comme l’ennemi que l’on frappait à la tête d’un coup de hache ou de massue, il incarnait alors cet ennemi en tant que l’ennemi est mâle. Mais cette symbolique adversative s’inversait du tout au tout dans le festin puisque l’ours s’y trouvait pour ainsi dire approprié et ingéré comme un double viril auquel on rendait hommage après l’avoir vaincu (Leroux 2003 : 267-294). En effet, cet ennemi métaphorique devenait, dans l’assemblée des convives, un semblable qui était intégré au groupe en faisant de lui le participant d’une même assimilation organique, et cela jusqu’à ce qu’il soit entièrement dissous, sauf les os[8]. La symbolique des ossements touche tout particulièrement le crâne qui aura été suspendu sur un mât dès le début de la cérémonie, l’esprit de l’ours étant censé y rester logé en écoutant les louanges qu’on lui fait et en contemplant l’assemblée à laquelle il est amalgamé.

Si nous employons en Occident la métaphore des « liens du sang » pour exprimer un certain rapport de parenté – dit précisément de consanguinité –, il semble bien que les peuples algonquiens employaient, eux, une figure de style incorporant le tissu osseux[9]. Ainsi, autrefois, les frères parlant la langue algonquine se désignaient entre eux en disant ni-kanis, « mon frère », KI-KANIS, « ton frère », o-kanisan, « son frère[10] », or le terme KANIS comprend le monème KAN- qui signifie « os » et, vraisemblablement, il en dérive (Cuoq 1886 : 145 ; voir aussi Lemoine 1911 à l’entrée « frère »). Autrement dit, les commensaux de l’assemblée sont tous, durant le temps de la cérémonie, symboliquement « frères par l’os » en formant un seul corps. Comme le rituel assemblait non seulement des frères au sens propre, mais aussi des beaux-frères, des beaux-pères et leurs gendres, il témoigne, à sa manière, d’une extension symbolique du lien de fraternité et connote aussi en cela, de concert avec l’ours présent parmi eux, la structure généalogique qui rattache le groupe à ses origines et à sa terre.

Mais ce n’est pas tout. En réservant aux invités de larges fractions de la viande que les hommes avaient rapportée à la demeure, les femmes et les enfants cédaient, conjointement, pour d’autres femmes et pour d’autres enfants, une part de la nourriture qui aurait pu leur revenir, et ils exprimaient en cela le primat d’un lien de solidarité sur la jouissance égoïste tout en assumant en leur nom, à l’instar des chasseurs qui donnaient la réception, une éthique du partage qui faisait de chaque sujet une instance responsable à l’égard des proches et des voisins. Et comme chacun signait, pour ainsi dire, son adhésion au groupe en prenant à témoin les représentants de la communauté divine – ou l’âme de l’animal tué –, il apparaît alors que la référence à cette « instance tierce » est constitutive d’un lien d’appartenance qui se symbolisait à travers une éthique de la responsabilité. Si j’ai mis le mot « responsabilité » dans le titre de cet article, c’est justement parce que les notions que ce concept recouvre me paraissent au coeur de la tradition juridique des peuples algonquiens en matière de coexistence territoriale. Je ne suis d’ailleurs pas le premier à le dire, puisque le deuxième terme du couple sémantique tipenitam-kanuenitam qu’ont analysé José Mailhot et Sylvie Vincent renvoie lui aussi à « une relation mentale qui suppose un lien concret entre le sujet et l’objet. [...] Selon les différents contextes où il survient, il peut être rendu en français par s’occuper de, veiller sur,prendre soin de,avoir la garde de, garder, conserver » (Mailhot et Vincent 1982 : 68). Ce terme, qui véhicule, comme le verbe tipenitam, les mêmes valeurs linguistiques dans les langues crie et algonquine, définit donc très précisément l’activité d’une instance responsable à l’égard d’autrui et, qui plus est, à l’égard du territoire, puisqu’il fait converger un même faisceau de notions qui passent par le foyer de la gestion territoriale à travers les efforts effectués par chacun pour contrecarrer les forces du froid, de la famine, de la maladie et de la mort.

La symbolique de la responsabilité sous-tend donc non seulement des droits, mais aussi un ensemble d’injonctions qui commandent un devoir à accomplir. Dans cette perspective, il me paraît important de souligner que ces notions appartiennent à un même ensemble de signifiants, si tant est que les unités de discours que constituent les mythes et les rites sont des matrices signifiantes qui deviennent signifiées en prenant un sens particulier à partir du moment où quelqu’un prend la parole et raconte un mythe, comme à partir du moment où quelqu’un organise un rite en permettant au sens latent que la tradition a déposé en lui de s’actualiser en une expérience interpersonnelle, c’est-à-dire en une expérience concrète et vivante qui engage le sujet par rapport à un autre. Ces unités du discours sont donc en rapport de corrélation à l’intérieur de ce que l’on appelle un ordre symbolique, expression qui désigne ici un système de représentations (de valeurs différentielles, précisément) qui sous-tend de bout en bout la pensée et la conduite du sujet.

La reconnaissance du titre de leader

Ainsi voit-on s’articuler, sur la base des pratiques de subsistance, le discours mythique, la cosmologie et les pratiques rituelles au sein d’une structure qui désigne aux différents acteurs les fonctions qu’ils sont conviés à assumer. Cela étant dit, et suivant les enseignements de Lévi-Strauss qui prend la linguistique pour modèle de l’anthropologie structurale, l’emploi des termes « structure » et « fonction » se justifiera de la manière suivante :

Jakobson considère que « c’est du point de vue de la fonction, et de celui-là seulement » qu’il est possible de se prononcer sur « l’identité ou la non-identité des éléments linguistiques ». Benveniste défend les mêmes conceptions : « les parties constituantes » d’une structure « remplissent une fonction » ; la structure confère leur « signification », ou leur « fonction aux parties ». Dans cette perspective, la connaissance de la fonction détenue par les éléments à l’intérieur du système, est essentielle : c’est elle qui permet de les identifier, de déterminer leurs rapports et leur sens.

Marc-Lipiansky 1973 : 47

Étant admis que la fonction chamanique prescrit, entre autres choses, des pratiques de protection qui se traduisent par le déploiement de maîtrises destinées à assurer l’approvisionnement du groupe en ressources animales, il faut d’emblée reconnaître que le leader de la maisonnée hivernale occupe à cet égard une place centrale – à tout le moins dans certaines communautés, ainsi que le soutiennent Edwin S. Rogers et Adrian Tanner en ce qui concerne les Mistassins :

Le chamane représentait le pouvoir le plus puissant dans la société pour interagir avec le surnaturel. Il y avait plusieurs occasions durant l’hiver qui suscitaient l’appel à l’aide du chamane, et en conséquence chaque groupe[11] avait vraisemblablement son chamane ou un membre disposant de qualifications religieuses particulières. Étant donné que le pouvoir du chamane s’acquérait avec l’âge, il y avait une tendance favorisant l’homme le plus vieux du groupe et il en aurait dès lors été le leader en compagnie d’hommes plus jeunes qui n’avaient pas encore acquis toutes les qualifications nécessaires pour interagir avec le monde des esprits. En ce sens, le chamane agissait comme un élément de cohésion à l’intérieur du groupe.

Rogers 1963 : 64

Le groupe de chasse définit un agrégat de familles qui se constitue autour du leadership d’un homme prééminent [senior man] qui a le droit d’utiliser un territoire de chasse particulier. La position du leader est largement liée à son prestige, comme le montre l’octroi de prestations symboliques qui lui viennent des autres membres du groupe. Toutefois, le leadership au sein du groupe de chasse et la possession du territoire tendent à être associés au leadership religieux, si bien que, si le groupe n’a pas d’autre personne réputée détenir un pouvoir religieux supérieur, c’est au leader qu’on attribuera les succès matériels du groupe.

Tanner 1979 : 186-187

Cependant, Georg Henriksen brosse un tableau de la maisonnée hivernale des « Barren Ground Naskapis » (les Innus du nord-est du Labrador) où le leadership se présente sous des formes plus diffractées, l’âge semblant y être un critère moins déterminant que chez les Mistassins. Cet auteur montre en effet que le leadership dans cette société est assumé par celui qu’on appelle wotshimao, terme qui signifie littéralement ‘first man’ et qui se rapporte essentiellement à la capacité de prendre des initiatives en regard d’activités cruciales pour la survie du groupe :

Les femmes [...] ne peuvent jamais être des wotshimao « parce qu’elle restent toujours dans les tentes ». Le wotshimao est véritablement n’importe quel homme qui prend l’initiative en toute circonstance donnée. À ce chapitre, l’homme qui devient wotshimao sera celui qui prendra l’initiative d’organiser une expédition de chasse, de changer de campement, ou de diriger un groupe en voyage. (Henriksen 1973 : 45, les italiques sont de l’auteur)

Dans tout campement, il existe une tendance pour qu’il y ait seulement un homme ou deux qui soient régulièrement wotshimao. Ce sont les chasseurs les plus habiles. Toutefois, un chasseur plus âgé et réputé peut être en tout temps remis en question par un homme plus jeune. En construisant lentement sa réputation de puissance et d’habileté à la chasse, un jeune homme pourra devenir l’instigateur le plus régulier des activités menées et il se fera ainsi la réputation d’être un bon wotshimao. Il découvre alors que les gens visitent sa tente plus fréquemment et qu’ils font de celle-ci le centre du campement.

ibid. : 47-48, les italiques sont de l’auteur

Les observations que j’ai pu faire dans les camps de chasse des Anichinabés de l’Abitibi-Témiscamingue me donnent à penser que le leadership s’y présente de nos jours sous des formes plus apparentées à celles qui viennent d’être décrites par Henriksen.

Ici, la maisonnée hivernale se constitue autour d’un homme relativement âgé qui est l’occupant en titre d’un terrain de chasse (rôle qui peut aussi être tenu par le veuve de celui-ci), père ou beau-père des jeunes hommes (dans la vingtaine ou la trentaine) qui vivent auprès de lui, avec leurs conjointes et leurs enfants, mais ce sont généralement ces derniers qui organisent les expéditions de chasse à l’orignal – qui se font en toute saison – ou de chasse aux outardes (bernache canadienne [Branta canadensis]), lesquelles se font surtout au printemps. Il est vrai que la chasse au gros gibier n’a plus l’importance qu’elle avait autrefois car depuis plusieurs décennies, il a fallu investir beaucoup plus de temps dans les activités de piégeage. Or, de concert avec les pressions des missionnaires pour que l’on abandonne les pratiques dites « païennes » et subséquemment à la scolarisation des enfants entreprise depuis le milieu des années 1950, le dispositif chamanique qui structurait l’ordonnancement des pratiques de chasse au gros gibier aura indubitablement été affaibli et en bonne partie oublié, si bien que la symbolique qui enveloppait la personne du leader en aura, elle aussi, été amoindrie. À cela s’ajoutent la venue des subsides gouvernementaux que l’on alloua aux familles à peu près à la même époque que commença la scolarisation des enfants dans un pensionnat amérindien, le chèque mensuel venant accaparer les esprits en les détournant des divinités ancestrales censées assurer la survie du groupe (Leroux 1995 : 55-58).

Enfin, s’il existe des tensions entre chefs de maisonnées chez les Anichinabés de Kitcisakik, mes informateurs allèguent qu’elles se seraient exacerbées entre certains individus dans la foulée des procédures mises en place avec la création de la réserve à castor en 1941. Les activités de l’industrie forestière, couplée à la présence de très nombreux trappeurs blancs qui dilapidaient la population de castors, avaient imposé la mise en place de ce système de conservation de la ressource (Leroux et al. 2004 : 83-88). Mais, comme il impliquait que le chef de famille délimite précisément sur une carte géographique le terrain où il avait sa demeure, il s’ensuivit un renforcement des prérogatives qu’il détenait sur les animaux à fourrures, l’attribution du lot à son occupant venant renforcer l’idée qu’il en était « propriétaire ». La reconnaissance du leader par ses pairs reposait en effet, depuis longtemps, sur la reconnaissance d’un titre de préséance sur le territoire de chasse dont il héritait de son père (le plus souvent) ou de son beau-père (quand le gendre aura longuement vécu avec lui avant qu’il ne meure). La filiation (principalement) et l’alliance (secondairement) étaient donc au fondement de la transmission du titre, mais, comme chez les autres peuples algonquiens du Québec étudiés ici et chez lesquels de telles législations ont aussi été appliquées (Morantz 1986 : 82 ; Tanner 1979 : 189 et suiv.), il ne s’agissait pas à proprement parler d’un titre de propriété. Des réseaux d’association ont continué à se manifester jusqu’à nos jours par des pratiques de coopération et de corésidence impliquant des parents, et très souvent, des proches voisins qui se réunissent au sein d’une même maisonnée hivernale (Hirbour 1969). Les familles nucléaires y exploitent pour leur compte les ressources des animaux à fourrures, mais elles se partagent généralement celles du gros gibier.

Les réseaux d’association

Au chapitre des formes de coopération, il existe un monème lexical que l’on trouve dans toutes les langues algonquiennes et qui constitue un radical entrant dans la formation de termes exprimant des faits ou des pratiques d’union ou d’association. Voici comment le présente Cuoq dans son Lexique de la langue algonquine :

WIDJ-, racine très féconde qui renferme l’idée d’union, d’association, et qu’on retrouvera plus loin [ci-devant] sous les formes WIT- et WITC[12].

Cuoq 1886 : 435

Voyons maintenant des exemples de mots formés à partir de l’élément WIT- (ou WIDJ) :

  • WIT- et WITC, même signification que WITC [...]

    • Ni witanakima, je suis du même pays que lui, je suis son compatriote ;

    • Witike, cohabiter ;

    • Witikem, demeure avec lui,avec elle, avec eux ; 

    • Witikendiwin, cohabitation des époux ;

    • O witikemaganan, son époux, son épouse ;

    • Witopam, mange avec lui ;

    • Witopangedik, ceux qui mangent à la même table,les convives. (ibid. : 443)

  • WIDJIH, agis avec lui, [...]

    • Widicinam, aide-nous ;

    • Widjihiwe, être assistant, coopérateur, collaborateur [...] (ibid. : 435)

  • WIDJIW, va avec lui, accompagne-le, sois avec lui, demeure en sa compagnie ;

    • Ninga widjiwa, je l’accompagnerai ;

    • Widjiwe, être avec d’autres, faire partie d’une assemblée, assister à une réunion quelconque [...] (ibid. : 436)

On trouve de nombreuses équivalences de ces termes dans les dictionnaires montagnais-francais, tel celui de Silvy, qui date du xviie siècle (on remarquera que la semi-consonne w est transcrite au moyen d’un 8) :

  • ni 8itahm8au, je l’accompagne en canot, chacun le sien. [...]

    • 8itatchi8, sa belle-soeur [...]

    • ni 8tapimau, je demeure auprès de lui, je suis mariée avec lui ou marié avec elle [...]

    • ni 8tapit8nan, nous sommes ensemble [...]

    • ni 8itchihau [...], j’aide quelqu’un [...]

    • ni 8itchikapechimau, je cabane où il cabane.

    • ni 8itchipip8napimau, j’hiverne avec lui [....]

    • ni 8itemagan, mon hôte qui me loge. [...] (Silvy 1974 [ca 1678-1684] : 109)

L’étude de ces termes montre que l’idée d’association s’actualise dans des mots qui renvoient surtout à des pratiques de corésidence, de compagnonnage et d’entraide à l’intérieur de la maisonnée hivernale. Mais plusieurs occurrences renvoient aussi au fait de l’alliance matrimoniale à travers l’union des époux : le concept se rapporte donc aussi à l’union de familles s’investissant en commun dans la reproduction du groupe et il y a lieu de penser que celui-ci se recoupait avec des réseaux d’associations économiques et politiques constitutifs de la bande régionale : soit, avant l’époque où elles se fusionnèrent autour des postes de traite, un agrégat de trois ou quatre bandes locales comprenant de quarante à soixante personnes chacune.

Pour terminer le développement de cette réflexion sur les relations entre le système conceptuel de l’ordre juridique et sa mise en pratique par les acteurs en présence, il ressort qu’à l’horizon des maisonnées hivernales disséminées sur le territoire de la bande, l’injonction au partage est corrélative d’un impératif de protection à l’égard des proches, le soin porté à autrui donnant vie aux notions rattachées au concept de kanuenitam. Il apparaît aussi que les dispositifs d’entraide sont au fondement d’une dévolution de pouvoirs : sont moralement justifiés de détenir des prérogatives sur la terre et les ressources ceux qui se conforment à la tradition et aux règles de partage, et sont juridiquement investis d’une autorité au sein du groupe ceux qui en contrôlent le bon usage selon les modes de pratiques signifiés par le verbe tipenitam.

Un patrimoine en péril : les vicissitudes de la symbolique des responsabilités et leurs incidences sur les relations intersubjectives

On pourrait mettre en correspondance la part que le sujet conserve des signifiants qu’il rencontre dans l’ordre symbolique, considérer la richesse qu’il peut en tirer et appeler « patrimoine » ce fonds commun. Il faut cependant reconnaître que, depuis les premiers contacts avec les Européens, le patrimoine autochtone a été abîmé, démantelé, pour ne pas dire pillé. Car, en effet, dans la foulée des invasions territoriales qui accompagnèrent l’expansion de l’agriculture et les grands travaux de développement énergétique, comme dans la foulée des invasions qui ont été commises par les industries forestières, minières et touristiques, une immense partie de la terre indienne a été accaparée en même temps qu’étaient affaiblis les fondements des maîtrises foncières à partir desquelles les peuples algonquiens pouvaient mettre en pratique l’exercice de leurs responsabilités personnelles et collectives.

Les retentissements de cette longue et pénible spoliation territoriale ne concernent pas seulement la destruction des secteurs qui ouvraient l’accès à la ressource et à la circulation des individus entre les zones de chasse : ils concernent aussi les mécanismes de relais par lesquels se transmettait le capital de signifiants déposés dans le patrimoine. Ces retentissements doivent en effet se comprendre comme une suite de répercussions sur l’ordre symbolique des peuples algonquiens en tant que les gouvernements sont intervenus dans plusieurs domaines de juridiction autochtone reliés les uns aux autres au sein d’une structure qui commandait un ordre de conduites formé comme un tout cohérent. On pourrait donc aussi inclure dans le concept de patrimoine (cf. Le Roy 1998) le dispositif de pratiques qui autorisait la transmission des responsabilités personnelles et collectives en tant que leur exercice préservait, d’une génération à l’autre, un capital collectif de signifiants. Or, comme les législations gouvernementales n’ont pas entamé uniquement le titre sur la terre et, par là, la transmission des maîtrises foncières et fruitières, mais aussi la transmission des savoirs à partir du moment où l’État a fait immixtion entre les générations en s’interposant avec l’école obligatoire, il en a résulté que la référence ancestrale à l’autorité autochtone s’est progressivement effacée au fur et à mesure que s’étiolaient les possibilités mêmes de mettre en jeu le système des responsabilités collectives qui orientait la responsabilité personnelle et donc la conduite de chacun.

Les effractions de la société coloniale dans l’ordre juridique des sociétés algonquiennes ont été assorties d’un travail idéologique de sape qui fut amorcé par les missionnaires et qui fut relayé par l’institution scolaire, en particulier au temps du régime des pensionnats amérindiens. Au sein des générations postérieures à ce régime, bien peu de jeunes gens se souviennent des aventures de Tchakapesch et autres personnages de la mythologie ancestrale. Moins nombreux encore seraient ceux qui pourraient leur assigner une fonction dans la cosmologie et le rituel. Dans cette perspective, le sort qu’on a fait à la notion de « Créateur » révèle une série historique de remaniements de signifiés qui est très instructive. Ainsi, bien que certains ethnologues nient catégoriquement qu’il y ait eu chez les Algonquiens une croyance précolombienne en un être supérieur qui serait à l’origine de la création de l’univers[13], des indices donnent à penser qu’une telle entité aurait été conceptualisée chez certains peuples avant qu’ils n’aient été évangélisés, comme en témoigne ce passage d’une relation du père Le Jeune discutant avec des Innus :

Puis que ce Sauuage m’a donné l’occasion de parler de leur Dieu, ie diray que c’est un [sic] grand erreur de croire que les Sauuages n’ont cognoissance d’aucune diuinité : ie m’étonnois de cela en France, voyant que la nature auoit donné ce sentiment à toutes les autres nations de la terre. Ie confesse que les Sauuages n’ont point de prières publiques et communes, ny aucun culte qu’ils rendent ordinairement à celuy qu’ils tiennent pour Dieu et que leur cognoissance n’est que tenebres : mais on ne peut nier qu’ils recognoissent quelque nature superieure à la nature de l’homme [...]

Ils disent qu’il y a un certain qu’ils nomment Atahocan, qui a tout fait : parlant un iour de Dieu dans vne cabane, ils me demanderent que c’estoit que Dieu ; ie leur dis que c’estoit celuy qui pouuoit tout, et qui auoit fait le Ciel et la terre : ils commencerent à se dire les vns aux autres Atahocan, Atahocan, c’est Atahocan.

(RJ 1633 : 16)

Le Jeune rapporte ensuite le mythe d’un dénommé Messou qui repeupla le monde à la suite d’un déluge. On trouve une variante combinatoire de ce nom chez les Anichinabés de Kitcisakik sous les formes Meso (Davidson 1928 : 278-280) ou Eso (selon mes informateurs) et il est clair que ce personnage est en rapport de transformation avec différentes figures du trickster appelé Nenebush (Speck 1915) ou Nanabush (Jones 1917) chez les Ojibwas, Wisagatcak chez les Ojibwas du nord de l’Ontario (Skinner 1911) et que l’on retrouve sous le nom francisé de Carcajou chez les Innus contemporains (Savard 1974). Le trickster algonquien joue un rôle extrêmement important dans le processus de création du monde en donnant leur physionomie actuelle aux espèces animales et végétales et leur place spécifique dans les biocénoses. Personnage marqué par l’excès et la démesure, il fait l’objet de nombreuses aventures dans lesquelles il se manifeste souvent par une sexualité débridée. Les conteurs se gaussaient de ces frasques sexuelles en exprimant du reste les choses en termes si explicites que Skinner crut bon d’en transcrire certains passages en latin, sans doute pour ne pas choquer la pudeur de ses lecteurs (Skinner 1911 : 87 et passim). Comme les Algonquiens n’ignoraient pas le mépris que les représentants des Églises et des gouvernements affichaient à l’endroit de leurs croyances et, après la conquête anglaise, de leurs rituels diplomatiques, il était logique de leur part d’accommoder leur discours religieux aux attitudes de fermeture qu’ils ont rencontrées dans le contexte du régime colonial auquel on s’est efforcé de les assujettir. Jean-Guy Goulet a fort bien décrit ce contexte en montrant comment le concept de « Créateur » s’est transformé en vertu des situations politiques et des relations interethniques qui en conditionnaient l’usage et le sens (Goulet 2008). Ainsi voit-on dans son texte le chef Pontiac s’adresser aux Anglais, après la guerre qu’il leur avait menée, en disant que « Ce pays fut donné par Dieu aux Indiens », phrase effaçant toute référence aux autres divinités du panthéon algonquien par l’usage d’une synecdoque voulant que l’on nomme une unité (Dieu) pour un ensemble plus inclusif (autres entités allo-humaines). Cet auteur rapporte aussi une citation beaucoup plus récente intitulée Une Déclaration des Premières Nations où il apparaît, cette fois, que le Créateur a non seulement placé les Amérindiens sur la terre, mais aussi donné naissance à leurs lois et à leurs institutions :

Nous, les premiers peuples sur ces terres, savons que le Créateur nous a mis ici.

Le Créateur nous a donné des lois qui gouvernent toutes nos relations afin que nous vivions en harmonie avec la nature et les hommes.

Les lois du créateur définissent nos lois et nos responsabilités.

Le créateur nous a donné nos croyances spirituelles, nos langues, nos cultures et une place sur la Terre mère qui contient tout ce qu’il nous faut pour satisfaire à nos besoins.

(cité dans Goulet 2008 : 87)

Compte tenu de la place importante qu’occupait le trickster dans la construction du cosmos et compte tenu du rôle prééminent que jouaient les esprits-maîtres et les âmes des animaux dans l’univers des pratiques chamaniques et, enfin, étant donné que le nommé Atahocan des Innus (et ses équivalents hypothétiques chez d’autres populations) était réputé ne plus intervenir en aucune façon dans la marche du monde, il m’apparaît que le recours, très fréquent aujourd’hui, de locuteurs autochtones à l’expression « le Créateur » est révélateur d’un mécanisme de caviardage du collectif d’entités allo-humaines qui peuplaient leurs cosmologies. Dans le contexte des relations interethniques d’aujourd’hui, le terme « créateur » vient en effet remplacer un ensemble de termes qui étaient articulés les uns aux autres dans les systèmes mythiques et rituels : par exemple Makwa (nom de l’ours), Mista.pe.w (en langue innue) ou Misape (en langue algonquine). Autrement dit, il existe un rapport d’identité ou de similarité entre deux registres de croyances, puisque dans la cosmogonie chrétienne l’instance appelée « le Créateur » est conçue comme cause première de notre monde, alors que dans la cosmogonie algonquienne moderne un dieu créateur du ciel et de la terre joue un rôle analogue. Mais ces rapports de similarité autorisent une métaphore par l’opération de laquelle de nombreux signifiants indigènes se trouvent occultés, mis à l’écart, passés sous silence puisque d’autres figures mythiques restent associées à la création des écosystèmes et des êtres qui les habitent. En n’envisageant pour l’instant que le sort réservé au mot « créateur », il serait sans doute prématuré de parler de « refoulement » selon les différentes acceptions que Freud donne à ce terme, car je ne tiens pas compte ici des processus par lesquels s’effectuerait le retour du refoulé. Toutefois, des affects rattachés aux opérations de suppression des signifiants liés à la vie onirique et aux expériences subjectives qui étaient vécues dans le rituel – affects liés aux pratiques de partage par exemple – ont vraisemblablement été soumis à un mécanisme de « répression » (unterdrückung, en allemand) qui était mis en oeuvre par le sujet. Considérant que ce concept freudien définit, au sens large, une opération « qui tend à faire disparaître de la conscience un contenu déplaisant ou inopportun ; idée, affect, etc. » (Laplanche et Pontalis 1973 : 418), il faut envisager ce mécanisme en fonction de différents contextes sociologiques et des situations d’interlocution qui auront favorisé son emploi : par exemple un enfant empêché de parler sa langue maternelle au pensionnat et contraint d’ignorer ce qu’il en était de la cosmologie à travers laquelle pensaient encore ses parents et grands-parents. Dans cette perspective, on prendra note que « du point de vue dynamique, les motivations morales jouent dans la répression un rôle prédominant » (ibid.).

Devant le foisonnement des expériences historiques vécues par les Algonquiens au cours des deux derniers siècles, on pourrait être tenté de dire que la rencontre des traditions chrétiennes et animistes a engendré de nombreuses formes de dualisme religieux, de syncrétismes et de métissages. Mais, comme le remarquent avec justesse Frédéric Laugrand et Denys Delâge dans un texte remarquable consacré à ces phénomènes, ces concepts « demeurent trop statiques et trop opaques par rapport aux dynamiques à l’oeuvre. Surtout, ces concepts ne permettent pas de rendre compte de cette continuité transformative qui caractérise ces traditions autochtones, habituées depuis longtemps à emprunter sans se poser la question de leur homogénéité ou de leur authenticité » (Laugrand et Delâge 2008 : 7). Dans la présentation du numéro de Recherches amérindiennes au Québec qu’ils ont dirigé et qui est consacré aux traditions et transformations rituelles des pratiques amérindiennes et inuites, ces auteurs évoquent la notion d’« actualisation des traditions ». Ce processus s’effectue par exemple dans des communautés attikamèques à travers la reprise d’un rituel connu en anglais sous le nom de « walking out ceremony », au cours duquel un enfant, parvenu à l’âge où il effectue ses premiers pas, est symboliquement introduit au sein de son groupe en effectuant un petit trajet l’amenant à porter un présent à un grand-parent de son sexe, marquant ainsi son futur statut d’homme ou de femme et les rôles qu’il aurait à jouer sous ce rapport (Jérôme 2008). On sait aussi qu’on assiste, à l’échelle de toutes les sociétés amérindiennes, à un « bricolage » de cosmologies diverses qui sont reprises dans des rituels rappelant d’anciennes pratiques signifiantes et qui marquent souvent le retour d’entités précolombiennes apparaissant sous de nouvelles figurations (cf. Bousquet 2005 ; Gagnon 2007 ; Goyon 2008, Jérôme 2007 ; Pachocinski et Gagnon 2007). Au regard de ces innovations, Laugrand et Delâge concluent que « loin de se reproduire à l’identique, les traditions amérindiennes et inuites se modifient ou s’actualisent constamment, laissant apparaître en amont et sur le plan symbolique de fortes continuités » (Laugrand et Delâge 2008 : 9).

Il n’en demeure pas moins qu’en dépit des continuités réelles, de profondes fractures se sont produites dans l’ordre des relations intersubjectives en même temps que disparaissaient les pratiques signifiantes qui accompagnaient un mode de vie organisé autour de la chasse. Il n’en demeure pas moins en outre qu’un long travail de censure s’est exercé sur la référence aux signifiants antérieurs et qu’il en est résulté une sorte d’atrophie psychique qui fait littéralement symptôme au creuset des idéations suicidaires et des violences physiques et sexuelles qui affligent tant d’autochtones en s’exacerbant à travers les abus de drogues et d’alcool. Il m’apparaît en effet que l’occultation des cosmologies et des figures mythiques précolombiennes est corrélative d’un désarroi subséquent à des pertes de signifiants, c’est-à-dire subséquent à un effacement de l’ordre symbolique en tant que celui-ci soutenait les références à l’autorité qui étayait la mise en jeu des responsabilités. Ce phénomène est particulièrement sensible en ce qui touche la fonction paternelle puisqu’elle soutenait une symbolique de la protection qui devait se traduire par des conduites idoines de la part de ceux qui sont en position de père (Leroux 2008). Et, comme j’ai tenté de le montrer ailleurs, la désorientation qui afflige les individus de sexe masculin affecte aussi les femmes, car elles s’en trouvent pareillement désemparées en tant que filles, épouses ou mères (Leroux 1995). Ainsi, comment l’enfant et l’adolescent qui inhalent de l’essence pour tromper leur désoeuvrement n’éprouveraient-ils pas que les rapports intersubjectifs sont en carence de valeurs signifiantes en constatant que leurs parents pratiquent une sorte de démission quant à leurs responsabilités de protecteurs et de guides ? Comment ne pourraient-ils pas ressentir que les références à l’autorité sont gommées et effacées du champ de leurs rapports communs et comment ne pourraient-ils pas en éprouver une détresse concomitante dans la mesure où la responsabilité parentale n’est plus, trop souvent, garante de leur sécurité et de leur bien-être ?

Conclusion

Ce sujet est très complexe et très difficile à traiter, mais en évoquant le problème de la détresse qui afflige tant de jeunes autochtones, je désire montrer l’importance d’une problématique qui ne saurait compartimenter en domaines séparés ce qui relève du titre à la terre, ce qui relève de la transmission des savoirs et ce qui relève de la santé physique et mentale. Si les anciens dispositifs de gestion territoriale favorisaient l’insertion et l’épanouissement du sujet à travers des pratiques d’entraide et de partage, il ressort très clairement du discours tenu par les autochtones contemporains que de tels impératifs sont restés très vivaces dans leur pensée consciente et inconsciente (car cela s’entend même dans les rêves qu’on nous raconte). Or, en mettant de l’avant le concept de gestion patrimoniale, nous pourrions envisager la création de dispositifs engageant la responsabilité des individus, des familles et du groupe dans le champ de ce que l’on appelle aujourd’hui l’économie sociale, laquelle privilégie non pas le profit de quelques-uns, mais le développement de l’intérêt commun. J’estime donc que c’est à la seule condition que l’on fournisse les outils juridiques permettant d’assurer un véritable contrôle sur le territoire que l’on pourra restaurer l’autorité du groupe dans tous les domaines de sa compétence en matière de santé physique et mentale, comme en matière de développement économique et social. Un tel contrôle n’exclut pas l’idée que le territoire puisse être partagé en cogestion avec des instances extérieures aux communautés locales, mais il n’y aura pas de reconstruction sociale possible tant que l’on n’aura pas reconnu et rétabli les impératifs de la transmission patrimoniale et des systèmes de responsabilité afférents.

Pour conclure, je citerai une question que le poète Paul Valéry avait formulée en une phrase, car elle rend bien compte, à mon avis, de la situation à laquelle tout Amérindien adulte est aujourd’hui radicalement confronté. Cette question, elle s’entend comme suit : « N’es-tu pas l’avenir de tous les souvenirs qui sont en toi ? »