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Le personnage non humain que l’on connaît sous le nom de Sqewtómuhs, ou Femme-des-Marais, est bien connu dans les communautés malécites et passamaquoddys du Nouveau-Brunswick et du Maine. On la reconnaît à ses pleurs la nuit lorsque quelqu’un s’apprête à mourir. Mais Femme-des-Marais est également associée aux naissances. Selon la tradition malécite rapportée ici, cette femme-esprit rôde en gémissant pour annoncer une naissance. De plus, les mères racontaient aux jeunes enfants curieux que c’était Femme-des-Marais qui avait apporté un nouveau bébé à la maison. Cette tradition est présentée ici par le biais d’un texte recueilli par l’auteur.

Dans la tradition malécite, le monde est non seulement habité par des hommes et des femmes mais également peuplé par plusieurs autres sortes d’êtres non humains. Ainsi, un chasseur traversant les forêts nordiques pouvait soudainement rencontrer un kiwàhq, un géant cannibale au coeur cerclé de glace (Mechling 1914 : 75-77 ; LeSourd 2000 : 459-461). Un autre être, le cipélahq, est décrit comme étant un monstre volant, sans corps mais comportant une tête et des membres, et qui pousse des cris perçants en planant à la cime des arbres, annonçant ainsi quelque calamité prochaine (Erickson 1978 : 133 ; LeSourd 2007 : 98-99). De plus, les parents racontent à leurs enfants des histoires au sujet de monstres aquatiques, les aputámkin, qui rôdent près de certains endroits de la berge ; ils les avertissent ainsi des dangers que représentent « la nouvelle glace d’automne » ou « les plages sans surveillance l’été » (Erickson 1978 : 133). Les kiwolatomuhísok ou « petites personnes » aident parfois les gens ordinaires à leur travail, leur rendant visite en cachette la nuit, mais on dit qu’« ils ont une haleine qui sent la moisissure » (Francis et Leavitt 2008 : 189). Ce sont eux qui fabriquent les amas de sable et de glaise que l’on trouve le long des ruisseaux et dont les formes permettent de présager l’avenir (Erickson 1978 : 133).

À une époque plus ancienne, les enfants étaient instruits de l’existence de tous ces êtres en écoutant leurs aînés s’échanger des histoires pendant les longues soirées d’hiver. Cependant, les changements économiques et culturels survenus dans les communautés malécites depuis plusieurs décennies ont pratiquement mis fin à de tels racontages, et l’on entend aujourd’hui très peu de récits racontant les faits et gestes de ces êtres. Néanmoins, le monde malécite traditionnel ne peut être vraiment bien compris que si l’on connaît la panoplie de ces personnages. À cette fin, la présente note de recherche offre la description d’une tradition malécite à propos d’un être autre-qu’humain qui hante encore à l’occasion certaines communautés des premières nations. Il s’agit de Sqewtómuhs, ainsi nommée en langue malécite (ainsi que dans la langue proche parente, le passamaquoddy) et qu’on appelle Femme-des-Marais en français ou Swamp Woman en anglais.

Les Pénobscots, dont le territoire ancestral se situe au sud-ouest du territoire malécite dans le Maine, connaissaient également Femme-des-Marais qu’ils appelaient skwéwtəmohs. Ils la décrivent comme étant « un personnage féminin bienveillant, semblable aux farfadets, qui vivait seule dans les contrées sauvages marécageuses et qui aidait les chasseurs et les voyageurs » (Siebert 1996 : 438). Dans un récit recueilli par Frank T. Siebert (1997 : 46-51), Andrew Dana, un aîné pénobscot, racontait que lorsqu’un voyageur la rencontrait pour la première fois, Femme-des-Marais lui apparaissait « d’une extrême laideur et courte sur pattes, » alors que « sa robe n’était faite que de mousse et qu’elle allait nu-pieds » (ibid. : 47). Cependant, une fois que le voyageur pénétrait dans sa hutte d’écorce de sapin, il la trouvait transformée en une charmante vieille femme. Elle lui préparait ses repas et subvenait à ses besoins pendant quelques jours. Ensuite, elle lui présentait de nouveaux vêtements, lui faisait à déjeuner et le remettait sur le chemin de son village. S’il se retournait et la voyait de loin à côté de sa cabane, elle lui apparaissait de nouveau comme il l’avait d’abord vue.

On se rend compte que les récits à propos de Sqewtómuhs qui proviennent de sources malécites et ­passamaquoddys diffèrent de la tradition pénobscotte ­présentée ci-haut. Par exemple, l’on s’entend pour dire qu’au lieu d’apporter de l’aide aux chasseurs égarés, Femme-des-Marais erre la nuit en hurlant, en signe d’aver­tissement de la mort prochaine de quelqu’un. Le propos de l’encadré 1, qui provient du dictionnaire passamaquoddy-malécite intitulé Peskotomuhkati Wolastoqewi Latuwewakon, de Francis et Leavitt (2008 : 302, 527), est typique.

Un autre commentaire cité dans ce dictionnaire apporte une information nouvelle. Il y est suggéré qu’il y avait plus d’une Femme-des-Marais. De plus, ces êtres sont décrits comme ayant le pouvoir de se transformer en hommes (voir l’analyse [3] dans l’encadré 1).

Note[1]

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Le texte malécite présenté ci-après (voir encadré 2) apporte une tout autre vision de Femme-des-Marais ; on y décrit qu’elle gémit ainsi pour annoncer une naissance prochaine plutôt qu’un décès. Ce texte suggère aussi que les femmes malécites disaient à leurs enfants que Femme-des-Marais était l’entité responsable de la venue d’un nouvel enfant dans la famille.

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Ce récit à propos de Femme-des-Marais a été recueilli pour moi en août 1977 par Simon Gabriel Sr., chez lui, à Peter Dana Point, Indian Township, Maine. Né le 11 novembre 1903, Gabriel vécut ses années d’enfance dans la nation St. Mary’s à Fredericton, au Nouveau-Brunswick. Cependant, comme adulte, il vécut surtout dans le Maine, et il habitait à Peter Dana Point depuis quelque temps lorsqu’il travailla avec moi. Il mourut à l’âge de 95 ans, le 16 novembre 1998, dans la nation Oromocto au Nouveau-Brunswick[2].

Les propos de Gabriel au sujet de Femme-des-Marais sont simplement des souvenirs et ne constituent pas un véritable récit. Pourtant ces réminiscences ne sont pas sans être structurées. Les lignes 1 et 2 constituent une introduction : la première ligne énonce le thème – Femme-des-Marais accourt en gémissant lorsqu’un bébé est sur le point de naître – alors que la seconde ligne indique que son commentaire est le reflet d’une croyance commune, et non d’un savoir personnel. Les lignes 3 à 8 sont au coeur de l’énoncé de Gabriel. Là, il explique que les femmes ont en effet utilisé la tradition de Femme-des-Marais en guise d’explication pour les jeunes enfants concernant la provenance des bébés. Au lieu de se lancer dans des explications sur des sujets sensibles, une mère disait à son jeune enfant que Femme-des-Marais lui avait apporté son nouveau bébé. Gabriel suggère à la ligne 9 qu’un tel subterfuge ne doit plus être nécessaire puisque les enfants d’aujourd’hui savent bien d’où viennent les bébés. Il se tourne ensuite vers un nouveau sujet aux lignes 10 à 13 par un commentaire sur le nombre de jeunes femmes qui ont aujourd’hui des enfants sans être mariées. Comme il le dit à la ligne 14, Femme-des-Marais doit passer son temps à marcher. Les lignes 15 et 16 sont une sorte de coda exprimant le fait qu’il avait dit tout ce qu’il avait à dire.

Il est à noter que j’ai moi-même accolé un titre au texte de Gabriel. Les conteurs traditionnels malécites ne donnent habituellement pas de titres à leurs récits, bien qu’ils commencent parfois une histoire en annonçant le nom du personnage principal. De fait, on remarquera qu’ici le conteur donne en quelque sorte un titre à son récit sur Sqewtómuhs, mais en conclusion du texte à la ligne 17 plutôt qu’au début.

Ces remarques par Gabriel, bien que brèves, enrichissent l’information rapportée plus haut au sujet de Femme-des-Marais. Elles nous donnent un aperçu de l’usage fait d’une telle tradition dans la vie quotidienne malécite. Dans le cas présent, le fait que Femme-des-Marais soit décrite comme étant celle qui apportait les nouveau-nés, permettait d’éviter de raconter aux enfants, trop jeunes pour comprendre, comment les bébés étaient fabriqués. Les commentaires de Gabriel nous informent également des changements sociaux qui ont balayé les communautés malécites et passamaquoddys durant sa propre vie, incluant notamment une rupture dans le système de contrôle social, rupture qui a mené à une augmentation des grossesses chez les adolescentes. Le rôle de Femme-des-Marais en ce qui a trait aux naissances est en quelque sorte devenu désuet.

Notation

La notation utilisée ici pour les langues malécite et passamaquoddy est une version adaptée d’une orthographe standard qui est couramment utilisée. Ainsi o représente /ə/ (le son du o dans le mot anglais atom), alors que u est le /o/ (intermédiaire phonétique entre le « oo » et le « oh » de l’anglais) ; c est /č/ (le son ch dans church) ; q représente /kw/ (le son qu dans queen). Une apostrophe représente le phonème /h/ qui précède une consonne en début de mot ; dans cette seule position, ce phonème se réalise fréquemment comme une aspiration de la consonne occlusive ou fricative qui suit (c’est-à-dire comme un souffle d’air supplémentaire qui s’ajoute à la prononciation d’un son tel que p, t, k, q ou c), ou comme la tension du s qui suit (s sonne alors vraiment comme un s et non comme un z). Une voyelle avec un ton distinc­tement haut est représentée par un accent aigu tandis qu’une voyelle avec un ton distinctement bas est représentée par un accent grave. Les voyelles phonologiquement « faibles » sont marquées par une brève (par ex., ŏ). Les voyelles faibles ne sont pas accentuées ; les indications d’accentuation alternent entre les accents non distinctifs à la gauche des syllabes distinctives accentuées.

Les gloses

On a utilisé dans les gloses les abréviations suivan­tes : (1) 1re personne ; (3) 3e personne ; 1/3 sujet à la 1re personne avec complément d’objet animé à la 3e personne ; AI animé intransitif (verbe intransitif ayant un sujet animé) ; AN animé ; COND conditionnel ; DIM diminutif ; DIR direct ; EMPH emphatique ; FUT futur ; PROHÉS pronom d’hésitation ; II intransitif inanimé (verbe intransitif ayant un sujet inanimé) ; IN inanimé ; INV inverse ; N suffixe /-(o)n(e)-/, ayant plusieurs fonctions ; NÉG négation ; OBV obviatif (une seconde ­3e personne) ; PERF perfectif (sorte de passé) ; PL pluriel ; MPL multi-pluriel (plus de deux) ; PRÉT prétérit (sorte de passé) ; PRO proche (première 3e personne) ; RÉFL réfléchi ; RAPP rapportatif (« ils disent que… ») ; SG singulier ; TA transitif animé (verbe transitif ayant un complément d’objet animé) ; TH suffixe thématique d’un verbe transitif inanimé ; TI transitif inanimé (un verbe transitif ayant un complément d’objet inanimé) ; NON-SPÉC sujet non-spécifié. Les gloses apparaissent entre parenthèses dans le cas de morphèmes qui n’ont aucune forme segmentale de surface et dans le cas du préfixe de troisième personne /w-/ quand celui-ci se réalise comme le phonème h qu’on représente par une apostrophe. Le signe d’égalité sert à joindre une particule enclitique au mot-hôte (un enclitique est un mot qui doit normalement être utilisé avec le mot qui le précède) et sert aussi à relier un pré-verbe ou un pré-nom (des types de modificateurs) respectivement au verbe ou au substantif qui suit.