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Dans leur livre publié en 2006, Algonquins de Trois-Rivières. L’oral au secours de l’écrit 1600-2005, Claude Hubert et Rémi Savard rendaient compte de vingt-cinq ans de recherches en vue de retracer des membres de plusieurs familles algonquines et de démontrer ainsi l’existence contemporaine d’une communauté algonquine à Trois-Rivières descendant de celle des xviie, xviiie et xixe siècles, déjà documentée, mais dont les historiens et les fonctionnaires du ministère des Affaires indiennes du Canada auraient perdu la trace au cours de la seconde moitié du xixe siècle. Selon ces derniers, de nos jours, il n’y aurait donc plus d’Algonquins dans la région de Trois-Rivières. Outre de nombreux témoignages documentaires sur l’existence historique des Algonquins de cette région, la contribution centrale de l’ouvrage repose sur « la trame généalogique reliant le groupe actuel aux ancêtres de la Grande histoire » (Hubert et Savard 2006 : 27). Neuf lignées d’Algonquins y sont reconstituées, remontant pour la plupart au xviie siècle ; s’y ajoutent l’histoire de leur principal village, Petite Mission, et celle de leurs relations avec le ministère des Affaires indiennes du Canada.

L’article qui suit présente la synthèse de trente-cinq entrevues et quinze témoignages écrits recueillis auprès d’Algonquins habitant la région de Trois-Rivières ou qui en sont originaires : dix-neuf proviennent d’aînés (60 ans et plus), et seize d’adultes plus jeunes. De ces entrevues de 20 à 45 minutes chacune, deux furent enregistrées et dix-huit filmées. S’ajoutent quinze témoignages écrits remis sans entrevues. Presque toutes ces entrevues et témoignages furent assermentés. Les personnes sélectionnées le furent de proche en proche sur le mode « boule de neige », et les personnes contactées en ont suggéré d’autres. Claude Hubert, membre de la communauté, a conduit toute l’enquête et transcrit les entrevues. Il a été fréquemment accompagné de Steve Blanchette, principalement pour les entrevues à la Petite Mission dont monsieur Blanchette est natif. Enfin, se sont surajoutés de nombreux commentaires personnels transmis aux enquêteurs.

Les questions posées visaient les conditions d’existence durant l’enfance et l’âge adulte, la connaissance ou non des origines amérindiennes, la perception de soi et celle de la population majoritaire envers soi. Cette enquête a été conduite dans le contexte de la réclamation du statut d’Indien, à titre d’Algonquins, par 350 personnes à une époque où aucune démarche judiciaire n’avait encore été entreprise. À l’origine, cette recherche n’a donc pas été conçue en vue de constituer un élément de preuve dans une poursuite légale. Il s’agissait d'abord de recueillir les témoignages des aînés sur leurs origines algonquines. Ces demandeurs du statut d’Indien auprès du ministère des Affaires indiennes ont obtenu des avis contradictoires sur la pertinence de tels témoignages à des fins administratives ou judiciaires. Voilà pourquoi Claude Hubert, pour plus de sécurité, a exigé l’assermentation lorsqu’il les a recueillis. Denys Delâge a travaillé avec Claude Hubert à l’analyse et à la synthèse de ces témoignages et il a rédigé cet article en tenant compte des nombreux commentaires et des corrections de Claude Hubert.

Les Metabenutins Uininis, ou Algonquins de Trois-Rivières, se désignent habituellement eux-mêmes sous le nom de « Magouas ». Cet ethnonyme est en réalité une transformation de makoua ou makwa,qui signifie « ours » en algonquin[2]. Le terme est toujours utilisé par les allochtones pour désigner une communauté distincte et il a eu dans le passé – et encore maintenant, mais dans une moindre mesure – une forte connotation péjorative. Il en va de même pour la désignation métonymique « sac d’ours » par référence au sac à médecine ou encore au port de vêtements de cuir ou de fourrure (Clovis Paquin, comm, pers. 2011). Le médecin et écrivain Jacques Ferron, originaire de Louiseville, écrivait que, dans son enfance, l’univers des Magouas était perçu comme l’envers de celui, raffiné et distingué, des notables de la région. Les Magouas étaient donc des gens de la marge à tous égards : géographiquement et socialement. Au témoignage de Jacques Ferron, fin observateur de la communauté et extérieur à celle-ci, s’ajoutent ceux, nombreux, des membres de la communauté. Ainsi, pour n’en retenir qu’un, citons celui de Louiselle Blais, née à la Petite Mission de Yamachiche, qui, le 4 janvier 2008, rapporte ceci :

… nous les gens de la Petite Mission de Yamachiche avons toujours été considérés à part de la population locale de Yamachiche à cause que nous étions des Magouas. Pour l’entourage, nous avons toujours été considérés comme des non-civilisés.

Mme Blais ajoute que, lors du baptême de son fils, Steve Blanchette, né le 23 février 1980, le curé a écrit qu’il était né de « père inconnu », alors que le père, non marié à la mère, était présent. Sur son insistance, le nom du père fut inscrit (L. Blais).

Mentionnons, à titre introductif – et nous y reviendrons en détail –, certains des marqueurs identitaires de la communauté des Magouas que nous avons relevés : lieu de résidence, désigné non pas comme paroisse, mais comme mission (c’est-à-dire « regroupement de néophytes sauvages » auprès d’un missionnaire), exclusion sociale et mépris de la part de la population majoritaire, honte de soi, endogamie, ségrégation dans le transport scolaire, discipline scolaire plus rigide, pratique des activités traditionnelles en dehors du système légal (permis, etc.), partage communautaire du produit de la chasse, rapport à la nature distinct et peut-être une certaine persistance de traces de l’animisme (la vie animale est sacrée), enfin difficultés d’enregistrement des actes relatifs à la généalogie (ici dans le témoignage qui précède, un baptême dont nous pourrions dire qu’il évoque la persistance transséculaire du sous-enregistrement des Indiens).

Portrait d’une communauté

Voyons maintenant de manière systématique ce qui caractérise cette communauté. Nous chercherons à répondre ici à deux questions. Les Magouas ou Algonquins de la région des Trois-Rivières forment-ils un groupe, une communauté distincte ? Et, seconde question, sont-ils des Indiens ?

Figure 1

Localisation des communautés algonquines de la région de Trois-Rivières

Localisation des communautés algonquines de la région de Trois-Rivières

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Lieux d’habitation

Jusqu’en 1865, les Algonquins de la région de Trois-Rivières étaient nomades, en ce sens qu’ils se regroupaient l’été à l’embouchure des rivières et que les familles se dispersaient ensuite dans des campements d’hiver répartis sur de vastes territoires de chasse. Les rendez-vous estivaux se situaient sur les rives du lac Saint-Pierre, à la Rivière du Loup (près de Louiseville), à Yamachiche, au lieu dit Les Grès. Des pistes reliaient les campements et les petites agglomérations des Algonquins ; au temps du Régime français, elles servaient pour la contrebande des pelleteries échangées à Yamachiche (Clovis Paquin, comm. pers. 2011).

La poussée de l’agriculture vers les zones de colonisation au cours de la deuxième moitié du xixe siècle, la coupe intensive du bois, les incendies de forêt ont conduit à une sédentarisation partielle. En 1865, un village et une mission étaient créés à la Rivière du Loup où s’établirent des Algonquins ou Magouas qui trouvaient du travail à proximité, au moulin à scie de Stanton (Caron 1892 : 128). L’abbé Caron, rattaché à cette petite communauté, ne portait pas le titre de curé, mais celui de missionnaire puisqu’il oeuvrait auprès d’Amérindiens.

La poursuite de la sédentarisation et la quête de travail de ces chasseurs devenus ouvriers ont conduit à la dispersion de cette population en de nombreux lieux d’habitation : Pointe-du-Lac, Petit-Saint-Étienne, Louiseville (en raison du moulin Tourville, après les incendies de 1874 et de 1891 du moulin Stanton près de la Petite Mission), les « Petits Canadas » de Grand-Mère et de Sainte-Marguerite (quartier de Trois-Rivières), la mission Saint-Michel à Trois-Rivières ou encore la Petite Pologne (quartier Saint-François-d’Assise à Trois-Rivières) et, enfin, migration vers des usines de textiles en Nouvelle-Angleterre, à Lowell (Massachusetts) entre autres. Sur ces lieux d’habitation, il est souvent arrivé, au cours de cette période, que les Magouas aient été des squatters (C. Paquin, comm. pers. 2011).

Utilisation du territoire

La carte ci-dessous illustre l’utilisation du territoire d’après les informations recueillies principalement auprès d’une vingtaine d’aînés et de plus jeunes pratiquant toujours des activités de subsistance en forêt et en eau douce. Y apparaissent 540 sites d’occupation à des fins de chasse, de pêche, de piégeage, de cueillette et de ramassage de bois. Le territoire occupe les rives du Saint-Laurent, au nord entre l’est de Montréal et Portneuf, et au sud entre le Richelieu et le comté de Lotbinière avec une nette concentration au lac Saint-Pierre. Les pointes autour du lac Saint-Pierre, nous dit Suzanne Noël, avaient pour noms « Pointe à Bébé Calisse » (surnom d’un homme habitant la Petite Mission), « Pointe à Phantina », etc. Nous ne relevons pas, dans ce travail, la toponymie des territoires occupés ; lors de la recherche sur les sites d’occupation conduite par Claude Hubert, les répondants se sont référés aux noms officiels, mais les aînés ont rappelé à plusieurs reprises que ces toponymes ne correspondent pas aux leurs. De même, des aînés ont-ils souligné que les espaces couverts par les toponymes officiels ne correspondaient pas au découpage de l’espace signifié par leurs propres toponymes.

Sur la rive sud, les activités s’effectuent en remontant les rivières Saint-François et Richelieu. Mais c’est évidemment au nord du fleuve que se concentrent la plupart d’entre elles : dans les bassins de la Sainte-Anne, de la Batiscan (jusqu’au lac Édouard, nommé en l’honneur d’Édouard Jeannot, un Algonquin de Trois-Rivières[3]), du Saint-Maurice jusqu’au lac Kempt et au réservoir Gouin, de la Vermillon. Nulle part dans les témoignages oraux recueillis n’est-il question d’une occupation algonquine ou magouase exclusive. Jamais ne trouvons-nous des expressions telles que : « notre territoire exclusif, celui de notre famille ou de notre communauté ». Les témoignages ne désignent jamais non plus ces territoires d’occupation ou de circulation sur le mode de la propriété privée, il s’agit plutôt de possessions transmises par les ancêtres, possessions qui ne sont pas conçues sur le mode de l’exclusion. Un témoignage, celui de Suzanne Noël, se référant à la seconde moitié du xixe siècle, rend compte de chasse et de pêche d'Algonquins avec des Indiens de la région de Montréal :

Dans la seconde moitié du xixe siècle, il y avait des nations indiennes qui partaient de Montréal en canots pour venir nous rendre visite. Ils se rendaient chez le grand-père de mon mari nommé Calixte Guillemette marié à Émelie Caillé. Ils installaient leurs tipis près des nôtres sur le bord de la rivière du Loup à la Petite Mission et de même à l’embouchure de cette rivière sur le lac Saint-Pierre. Nous faisions la chasse et la pêche commune. Ces nations nous montraient leurs traditions médicinales en utilisant différentes plantes pour faire des infusions pour la fièvre, la grippe, etc.

S. Noël ; voir aussi L. Milette

Voici, plus en détail, ce qu’étaient les activités cynégétiques et halieutiques et les activités de cueillette pratiquées. La chasse vise 25 espèces animales, le piégeage 18 espèces (16 animaux à fourrure et deux oiseaux : la gélinotte huppée et le plectrophane des neiges), la pêche 36 espèces, le bois de survie 14 essences, et les plantes cueillies à des fins artisanales et médicinales, 180 identifiées à ce jour. À côté des armes à feu, arcs, flèches et harpons ont continué longtemps de servir pour la chasse et la pêche, de même que des lance-pierres. Chasse et pêche étaient pratiquées de jour comme de nuit. Pour le piégeage le métal était loin d’être exclusif ; le collet était très répandu, en broche, en cuir, en racine de cèdre – ce dernier étant destiné au lièvre, à l’ours, à la martre, au vison, au rat musqué, etc. Dans l’ensemble de ces pratiques, nous observons l’intégration d’outils et d’armes d’origine européenne dans un système technique où perdurent de nombreuses pratiques anciennes (S. Noël, L. Nolet, Y. Landry, G. Guillemette).

La parenté comme lien social

L’archipel de petites communautés magouases ne constituait pas autant d’isolats. Si chacune était isolée par rapport à la société majoritaire et dominante, aucune ne l’était par rapport à ses semblables, toutes étant reliées par la parenté. Ces petites communautés appartenaient en effet au même bassin d’échanges maritaux, dont les membres pouvaient se faire « défricheurs de parenté », c’est-à-dire capables de reconstituer les filiations et les alliances (S. Noël). Plus fondamentalement, on n’y habitait pas en dehors de la parenté, à l’exception évidente du missionnaire, exclu d’office de l’échange marital (S. Blanchette). Par contre, les habitants n’étaient pas tous algonquins ; s’y trouvaient des Hurons, des Abénaquis, des Micmacs mariés à des Magouas. Ils et elles étaient donc inscrits dans la parenté (M. Déry, L. Nolet, P. Doucet). Ces réseaux de parenté débordaient la région trifluvienne ; en faisaient partie les Magouas de la Nouvelle-Angleterre qui, de leur côté, entretenaient des alliances avec d’autres nations. Ainsi, Édouard Guillemette, né à Lowell, au Massachusetts en 1925 d’un père originaire de Yamachiche, deviendra-t-il un Mohawk portant le nom de Onkwe Tase ('homme rené'). Ancien combattant, il a fondé en 1993 le United Native American Cultural Centre (UNACC) à Devens, Massachusetts, et, vers la fin des années 1960, le Greater Lowell Indian Council Association (GLICA[4]). De même, plus anciennement, le Magouas François Boisvert, né en 1815 à la Rivière du Loup, s’intégra-t-il dans des familles de langue shoshone dans l’Ouest américain où il épousa Marguerite LaPerche, une « Sauvagesse » du Montana pour ensuite revenir avec elle et leurs quatre enfants à la Rivière du Loup en 1860 (Hubert et Savard 2006 : 42, n. 36 ; F. Hubert). Les hommes dont nous avons la trace dans les témoignages, qui partent au loin et reviennent chez les Magouas, le font avec une conjointe amérindienne. Ainsi, un arrière grand-père magouas de Yolande Landry, d’origine acadienne, qui était parti pour le Klondike, en est-il revenu avec une épouse amérindienne de nation non identifiée (Y. Landry). De même, la grand-mère de Suzette Leclair aurait-elle été amérindienne et aurait-elle conservé sa langue. Selon son père, elle aurait été pied-noir (aujourd'hui « dénée »), mais selon des recherches généalogiques familiales, elle serait peut-être plutôt de souche algonquine et iroquoise (S. Leclair). Enfin, selon l’abbé Jean-Paul Letourneau, d’origine abénaquise et généalogiste amateur, dans la lignée des ascendants paternels d’Élise Noël, les filles n’auraient pas toujours épousé des « Algonquins pur sang » mais auraient conservé leur nationalité « algonquine par choix, d’autres sans se marier à des Algonquins auraient épousé des Amérindiens d’autres nations » (Y. Hubert, M. Hubert). Par la parenté, Abénaquis, Mahingans, Shoshones pouvaient devenir des Magouas, et inversement.

Figure 2

Lieux de pratiques usufructuaires de collecte, de pêche, de piégeage et de chasse

Lieux de pratiques usufructuaires de collecte, de pêche, de piégeage et de chasse

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La parenté n’était pas qu’extensive géographiquement, elle l’était également généalogiquement. Plus précisément, elle était classificatoire, c’est-à-dire qu’elle « classait des personnes indépendamment de leur stricte parenté biologique » (Maranda 2000). Si l’on distinguait les parents tout comme les grands parents (mémères et pépères), tous les autres individus de ces deux générations étaient appelés tantes et oncles ; en revanche, une seule désignation englobait les arrière-grands-parents et toute leur génération : « mémères vieilles » et « pépères vieux ». Outre les soeurs et les frères identifiés comme tels, tous les enfants de sa propre génération étaient des cousines et des cousins. Il s’agit probablement d’une adaptation du système traditionnel de parenté classificatoire dans lequel, autrefois, les frères du père et les soeurs de la mère étaient tous désignés par les termes de « père » et de « mère ». Le système contemporain se distingue de l’ancien par l’utilisation, contrairement à autrefois, d’un même terme de parenté (tante et oncle) s’appliquant à deux générations plutôt qu’à une seule, et par l’usage restrictif des termes « père et mère » aux seuls parents plutôt que leur extension à une partie ou encore toute leur génération.

Le système de parenté magouas semble, par contre, retenir de l’héritage du système ancien de parenté des Algonquins la pratique préférentielle du mariage entre cousins croisés, c’est-à-dire du mariage entre les enfants d’un frère et d’une soeur. Dans les temps anciens, il s’agissait de la norme, tandis qu’un interdit frappait le mariage entre cousins dits parallèles, c’est-à-dire entre enfants de deux soeurs ou de deux frères (S. Blanchette, F. Hubert, M. Hubert, S. Hubert, Y. Hubert ; Mailhot 1993 : 123-126). Dans l’adaptation contemporaine, les alliances entre cousins croisés se sont maintenues, tandis qu’a été levé l’interdit sur celles, plus rares, entre cousins parallèles. Cela est probablement relié au passage des anciennes pratiques maritales exogames à des pratiques plus fréquemment endogames, phénomène qui serait dû aux ruptures des grands réseaux d’alliance entre nations amérindiennes. En effet, autrefois, les règles d’exogamie prescrivaient de choisir son conjoint, de préférence un cousin croisé, dans un autre groupe que le sien. Le mode de vie ancien des chasseurs-cueilleurs algonquins, bien que parfaitement adapté à l’environnement, demeurait néanmoins précaire et soumis aux aléas de la nature et des rapports avec les autres nations. Pour contrer ces dangers, il était indispensable de construire de la solidarité et de la sécurité sur de grandes distances. Seule la parenté pouvait combler ces besoins fondamentaux. Elle structurait les rapports sociaux, y compris les rapports politiques dans la société d’appartenance et avec les autres nations. Or, l’histoire canadienne des xixe et xxe siècles fut celle de la dépossession territoriale et politique, doublée de l’enfermement dans des réserves. Nous y voyons le principal facteur de rétrécissement des réseaux d’échanges maritaux et d’un passage de l’exogamie à une endogamie relative, avec la persistance, nous l’avons souligné, d’échanges maritaux sur de grandes distances. À cet égard le phénomène est caractéristique de la condition indienne au Canada.

Figure 3

Éléments de terminologie parentale des Magouas

Éléments de terminologie parentale des Magouas

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Voyons une illustration de mariages entre cousins croisés, et ce, à chaque génération jusqu’en 1977 pour les descendants d’un couple marié en 1812 (fig. 4).

Figure 4

Exemple de mariages entre cousins croisés

Exemple de mariages entre cousins croisés

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En revanche, l’analyse des mariages de Thomas Noël et Oliva Girardin (7 avril 1848) et de leurs descendants jusqu’en 1999 révèle, sur vingt-huit mariages, trois unions de cousins germains parallèles scellées toutes trois à Yamachiche en 1894, 1899 et 1901[5].

Tout semble converger vers l’existence d’un réseau d’échange matrimonial nettement distinct de celui de la population majoritaire, et les deux réseaux semblent mutuellement étanches. Qui plus est, ce sont les règles de l’échange matrimonial algonquin entre cousins croisés de divers degrés de proximité qui semblent survivre. Ce système d’échange matrimonial a certainement constitué un pilier de la reproduction de la distinction sociale. Plus généralement, retenons que la parenté constituait un extraordinaire réseau social d’entraide, d’échange et, plus fondamentalement, une base importante de l’identité : le « nous » incluait la parenté, mais hors de celle-ci, c’était l’Autre.

Les surnoms

Si tous les Magouas avaient été baptisés et portaient un prénom chrétien et un patronyme francophone, à l’intérieur de la communauté les surnoms étaient souvent la désignation habituelle : la loutre (pour un homme joueur de tours), le faon (petit), la corneille à ventre blanc (désignant l’opposition cheveux noir geai et peau blanche), fantôme, grand capitaine (grande force), le ou la rouge (couleur des cheveux), ti-kimm, ti-poun (femme), marmélie, kinnish (homme), la toune (grosse femme), minou (femme), le croche, la noire, etc. (S. Noël, Y. Landry, L. Nolet). Cette pratique, également courante dans les milieux populaires canadiens-français, perpétue peut-être celle, ancienne, de la désignation des individus par un surnom et de l’interdit usuel en vertu des règles de politesse et de sociabilité de l’identification de soi par le prénom, ce qui oblige au recours au surnom. S’ajoute probablement un autre mobile, celui des homonymes : les intermariages à l’intérieur d’un groupe relativement restreint et l’habitude de reprendre les mêmes prénoms de génération en génération expliquent à eux seuls l’homonymie.

Pauvreté

Le village magouas de la Petite Mission et le grand village blanc de Yamachiche s’opposaient comme pauvres et riches. Le second fut électrifié en 1915, le premier en 1966. On voyait encore des tentes à la Petite Mission à la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle (L. Milette). Les maisonnettes de bois, basses et sans fenêtres – à vrai dire des cabanes –, y étaient petites, 12 pieds sur 12 pieds (4 m x 4 m), mal isolées et avec planchers de terre. Pouvaient s’y entasser une quinzaine de personnes. Les enfants allaient nu-pieds. Le bois de chauffage était rare, et on le coupait de nuit, les soirs de pleine lune, aucun « Blanc » du voisinage n’en autorisant la coupe. On y vivait principalement de viande de bois et de poissons. À leur décès, les Magouas étaient enterrés dans une fosse commune derrière l’église de Yamachiche, mais hors de son cimetière, du côté opposé d’un ruisseau. La ségrégation n’étouffait toutefois pas toute forme d’entraide. Des cultivateurs offraient leur téléphone à leurs voisins magouas pour des urgences et leur donnaient du lait plutôt que de le jeter, comme les règlements l’exigeaient lorsque leur production dépassait leurs quotas. Madame Anne-Marie Masson-Ferron, apparentée à l’écrivain-médecin, donna un terrain de jeu.

Ce portrait vaut pour les autres agglomérations des Magouas (S. Blanchette, F. Hubert, L. Hubert, S. Noël, L. Nolet, M. Noël, L. Poliquin, L. Milette, C. Samson). La Petite Pologne (Saint-François-d’Assise) était un quartier ouvrier de Trois-Rivières à proximité de la compagnie Wabasso. Probablement habité à l’origine par des ouvriers d’Europe de l’Est, sommairement appelés Polonais, ce quartier fut ensuite investi presque entièrement et exclusivement par des Magouas. C’était un ghetto et n’y entrait pas qui voulait. On y habitait non plus des cabanes, mais des logements urbains pauvres et surpeuplés. Au Petit Canada de Grand-Mère, Titi Grenier, qui mesurait environ 6 pieds, habitait une maison de 5 pieds de haut, identique à celle qu’il venait de quitter à la Petite Mission : « quand il se couchait le soir, il sortait sa table de cuisine dehors et accrochait les chaises dans un arbre » (L. Nolet, L. Hubert, F. Hubert).

Des « Sauvages »

Les « Sauvages » ne partageaient pas le même espace que les « Blancs ». Voyons plus en détail ce qui se passait dans la vie quotidienne. Il était interdit aux enfants des alentours d’aller jouer au village de la mission : « c’était des Sauvages. Ils les appelaient les Magouas, parce qu’ils étaient mal vêtus et pauvres » (C. Samson). Pour les résidants du grand village de Yamachiche et de Louiseville, le nom « Magouas » était synonyme de « Sauvage, race inférieure, sale, crotté, non civilisé, arriéré ou retardé, va-nu-pieds, ainsi que de tout ce qui est mal » (L. Milette). Deux soeurs âgées résidantes d’Odanak décrivent le petit village de la Rivière du Loup sur le mode de la sauvagerie, c’est-à-dire d’une inversion, de l’envers des bonnes moeurs qui, néanmoins, suscite chez elles l’envie :

Oh ! Yamachiche ! C’était loin dans le bois. Très isolé. Les femmes de cette tribu allaient dans les villages voisins pour y trouver un bel homme et le ramener chez elles. Après la naissance d’un enfant, elles le mettaient dehors. Elles s’assuraient que les enfants autochtones n’aient pas pour père un membre de la famille. Et j’ai toujours rêvé d’être yamachiche.

N. Lyons, notre trad.

L’envers du monde, en effet, avec, contrairement aux règles de la société majoritaire, l’initiative sexuelle féminine plutôt que masculine – ce qui suggère le matriarcat ou à tout le moins la matri-centralité plutôt que le patriarcat. L’envers aussi du monde du petit village défini dans ce témoignage par l’exogamie, alors que l’endogamie y est la règle. Enfin, inversion également pour l’observatrice qui suggère l’envie plutôt que le mépris.

Durant les années 1960, les enfants magouas devaient s’assoir à l’arrière de l’autobus scolaire, les sièges avant étant réservés pour les « Blancs » (L. Blais). Pratique probablement pas exceptionnelle, puisque le témoignage de Suzette Leclair renvoie à une grand-mère habitant Montréal dans les années 1890 qui contournait, avec un sentiment de culpabilité, la règle voulant que Noirs et Indiens s’assoient à l’arrière des « p'tits-chars » (tramways) [S. Leclair]. Évidemment, les jeunes, à l’école, se faisaient traiter de « Sauvages », de « Magouas », ce qui était pénible, et les enfants revenaient souvent à la maison « en braillant » (S. Noël, L. Poliquin). L’exemple venait d’en haut puisqu’à l’école, les enfants apprenaient « l’histoire du Canada et des saints Martyrs canadiens, Brébeuf, Jogues et Lalemant qui avaient été martyrisés par les Sauvages » (L. Poliquin) . En d’autres circonstances, des enfants de la mission se voyant exclus d’une fête d’enfants de leur classe, en cherchèrent le motif. C’est parce que vous êtes des « Sauvages du Petit Village », de répondre une petite fille qui les invita sur-le-champ et découvrit le plaisir de jouer avec eux (M. Noël). À l’école secondaire, à Louiseville, en 1972, les Indiennes ne passaient pas inaperçues ; Lucie Deslauriers se rappelle ce bref échange entre écolières exprimant, sans jugement de valeur, un repérage identitaire : « Voilà les Indiennes. De vraies Indiennes, d’où viennent-elles ? Elles viennent de la Petite Mission. » (L. Deslauriers)

Les mariages des Magouas étaient plus fréquemment que les autres célébrés à l’extérieur, en face de l’église, lorsque l'un des deux conjoints ne pouvait y entrer parce qu'il n'était pas catholique (P. Coulombe). À l’église de la paroisse de Saint-François-d’Assise du quartier de la « Petite Pologne », une règle informelle mais stricte prescrivait la distribution des places : l’avant (environ huit bancs) pour les « Blancs », l’arrière pour les Magouas. Les délinquants étaient refoulés à l’arrière (G. Girard, comm. pers. 2011). Au travail, Wilfrid Hubert devra se résoudre à couper ses longs cheveux, souvent portés tressés pour se faire embaucher comme vidangeur par la Ville de Grand-Mère (F. Hubert).

Voilà bien deux mondes à part, celui des « Blancs » et celui des Indiens, clairement identifiés comme tels par les premiers. Évidemment l’identification populaire est à distinguer de l’identification légale. Une seule femme magouase, Élise Noël, avait peut-être le statut d’Indienne, mais cela n’est pas vérifié (Y. Hubert). Enfin, lors d’une réunion à Québec, au Bureau des Affaires indiennes et du Nord, une proposition verbale aurait été faite aux Algonquins de la région de Trois-Rivières d’aller s’établir avec les Malécites dans leurs réserves inhabitées de Cacouna et de Whiteworth (G. Milette, D. Boisvert ; Hubert et Savard 2006 : 108-109). Si les stratégies d’évitement et de dissimulation des différences peuvent servir contre la discrimination, elles sont contre-productives si l’objectif est de se faire reconnaître par les autorités fédérales ! Les Magouas ont à décider entre discrimination et reconnaissance, les uns préférant taire leur identité et les autres la revendiquer.

S’identifier ou non comme Magouas

« N’oublie jamais que ta grand-mère s’appelait Athaïs Duplessis et [qu’]elle était amérindienne ainsi que ton grand-père Théo Girard » (G. Girard), telles étaient sur son lit de mort, les paroles d’Émile Girard à son fils Guy, le 11 mai 1989. Les natifs des petites communautés de Magouas de la région de Trois-Rivières « savaient qu’ils étaient Indiens », « ils en étaient fiers », « mais ils n’en parlaient pas trop pour ne pas se faire traiter de Sauvages » (C. Hubert, S. Noël, L. Milette). Cependant, les qualificatifs d’« Indien » pour un homme ou de « squaw » pour une femme n’étaient pas connotés de façon exclusivement négative ; ils pouvaient souligner un phénotype marqué ou encore la pratique intensive d’activités traditionnelles amérindiennes (M. Déry). Ce qui n’empêche que la remise en question de l’appartenance indienne par quelqu’un de l’extérieur pouvait susciter une vive réplique. Ainsi, à l’abbé J.-P. Letourneau, un prêtre de la Beauce d’origine abénaquise qui la qualifiait de « Blanche », Élise Noël répondait : « Monsieur le curé, je suis Indienne, j’ai toujours été Indienne et je serai toujours Indienne, je n’ai rien à prouver à toi ou à personne », et elle ajoutait qu’elle venait du village des Magouas ou de la Petite Mission (F. Hubert).

D’après les témoignages issus de familles établies à l’extérieur de la région de Trois-Rivières, la transmission de l’identité indienne était habituelle : « les parents l’ont toujours dit », « nous avons du sang indien », « nous l’avons toujours su ». Ici encore l’affirmation identitaire est maintenue, même si cela pouvait être contesté dans le nouvel environnement, y compris dans sa propre famille parce que honteux. On ajoutera : « mon grand-père n’avait pas honte d’être Indien, car il nous en parlait » (Y. Landry, S. Hubert, Y. Dugas, L. Hubert, S. Leclair, L. Poliquin, P. Hubert, G. Guillemette, A. Noël, M.-A. Milette).

Contrairement à son frère Armand « fier de ses origines autochtones » et les affichant, le comportement de Lionel Leclair avec ses enfants illustre un autre cas de figure, celui de la rupture et de la haine de soi dans « l’aversion envers toute personne démontrant des traits physiques autres que 100 % Blanc ». D’origine amérindienne par ses deux parents, il l’a finalement admis devant les insistantes questions d’un fils, mais cela ne le fit pas dévier de sa volonté de protéger de leur origine autochtone ses enfants élevés « à quatre épingles » :

… il a pris les mesures nécessaires, [… interdisant] toute communication avec son frère, Armand Leclair[6], sa belle-soeur autochtone et leurs neuf enfants survivants qu’il considérait comme rien de mieux qu’une bande de Magouas, selon ses dires, et dont les filles se seraient comportées en squaws.

S. Leclair

La peur de passer pour des « Sauvages », la honte de soi et la volonté de rupture avec cette identité ne constituent pas des sentiments et des attitudes exceptionnelles. Yolande Landry nous dit avoir toujours su qu’elle était amérindienne bien que, selon ses proches, « ce n’était pas vrai », et l’on ne voulait pas savoir que l’on avait des plumes. Elle ajoute : « il y en a pour qui c’était une honte d’être amérindiens, qui ne le reconnaissaient pas. C’était dans la mentalité de dire que les Amérindiens étaient assis sur leur galerie avec une caisse de bière, sans travail, qu’ils ne faisaient rien, beaucoup ne voulaient pas le reconnaître à cause de ça » (Y. Landry). Le rejet de l’identité amérindienne est ici associé à celui de la condition indienne et de ce qui y est associé : plumes, condition morale (déchéance dans la paresse, l’alcool, la dépendance), condition sociale (sous-prolétariat).

Dans d’autres familles, le secret perdura longtemps. Évidemment, nous n’avons que les témoignages de celles où il fut finalement rompu. Voyons les parcours et les détours de la « révélation ». Il y a d’abord le secret partagé avec sa fille : la mère dit à celle-ci qu’elle est indienne mais qu’il ne faut pas le dire de peur qu’elle se fasse maltraiter. Elle croit le sceller avec l’interdiction de mots indiens. Mais le père est abénaquis, amène toujours ses enfants à la chasse, à la pêche, à la cueillette ; il entretient le feu dans un cercle de pierres au centre d’un tipi tandis que sa famille dort sur un lit de branches de sapin. La mère cueille des plantes médicinales et chasse également avec ses soeurs. Les enfants dégustent les têtes de poissons, apprennent les prescriptions du partage. La mère brode et coud des courtepointes à la manière de sa mère. Bref, devenue grande, la jeune fille se marie et la parenté de son mari la nomme la squaw (L. Nolet). La culture a débordé du secret ! Dans une autre famille, les enfants savent, mais « on en parle peu dans la famille », sauf lorsqu’on s’agace, alors « les noms amérindiens sortaient ». La cueillette de plantes médicinales, gomme de sapin comprise, avec des membres de la parenté micmaque et algonquine, les vacances en forêt, la pêche, l’orientation en forêt sans boussole, etc., achèvent la dilution du secret. Le père trouve difficile la vie en ville, fabrique ses avirons, amène régulièrement sa famille dans le bois. Bref, « il y avait toujours du thé chaud et à manger pour quiconque arrivait chez nous ». Il y a de quoi en être fier ! (L. Chevalier)

Le secret a tenu plus longtemps pour Jean-Paul Blais et son neveu Pierre, mais la famille élargie a finalement déjoué les parents. Comment occulter les motifs micmacs sur les courtepointes de la grand-mère, les remèdes des bois, les nombreux cousins passionnés de chasse ? (J.-P. Blais, P. Blais)

Le secret prescrit par une grand-mère peut n’émerger qu’à l’âge adulte de sa petite-fille. Ainsi, au cours des années 1980, Christiane Deschesnes, revenant toute heureuse de la chasse à l’orignal, s’exclame : « Je crois que j’ai de la graine d’Indien. » Sa tante répond : « Tu n’aurais pas pu mieux dire, notre grand-mère était… » Sa mère, Jeanne, l’interrompt et dit à sa soeur : « Il ne faut pas le dire, on n’a pas le droit, maman nous l’a bien défendu. » Devant la mère exceptionnellement anxieuse, la tante parle : « Ta grand-mère, une pure indienne ! » La révélation fait émerger des souvenirs jusqu’alors énigmatiques et leur donne sens : sa mère Jeanne ne lui a-t-elle pas déjà raconté que, lors d’un cours d’histoire relatif aux Amérindiens à l’école primaire, la religieuse l’avait fait monter sur un podium pour « témoigner de la chevelure noire-bleue typique des Amérindiens ». La petite Jeanne ne s’était-elle pas enfuie à la maison en pleurant de peur de trahir le secret familial ? (C. Deschesnes) Autre variante, cette vieille dame qui a toujours habité dans une communauté algonquine de la région de Trois-Rivières et qui a toujours maintenu le secret auprès des enfants pour leur éviter la misère qu’elle avait connue ; nous ne savons pas si ses enfants l’ont appris autrement, ce qui est probable. Retenons ici le refus de la transmission identitaire non pas sur le mode de la honte de soi, mais sur celui de la volonté de promotion sociale pour ses enfants (F. Hubert, C. Hubert).

L’identité et la culture

Nous avons tenté de cerner globalement l’identité algonquine ou magouase dans le rapport au territoire, mais surtout dans le rapport à l’Autre et à Soi. Voyons maintenant plus en détail quels marqueurs identitaires les répondants algonquins retiennent pour se définir.

La langue

Aucun des Algonquins-Magouas ne parle la langue d’origine, ce qui est caractéristique de la très grande majorité des communautés indiennes d’Amérique du Nord, y compris du Canada. Aucun groupe de petite taille, et de surcroît minoritaire dans un environnement urbain, ne peut maintenir sa langue. Il en est ainsi des Hurons et des voisins abénaquis, quoiqu’il y ait encore quelques locuteurs âgés chez ces derniers, ce qu’a probablement favorisé leur statut légal d’Indiens et leur vie dans des réserves. En revanche, l’isolement géographique relatif et le statut légal d’Indiens avec les particularismes que cela comporte ont favorisé le maintien de la langue algonquine chez la plupart des Algonquins de l’Abitibi. Des répondants magouas gardent néanmoins dans la mémoire familiale des traces de la langue perdue : ainsi cette grand-mère paternelle mariée en 1907 qui parlait algonquin (S. Leclair) ; cette autre qui chantait des berceuses dans une langue amérindienne que personne ne comprenait (Y. Landry) ; enfin, cette dernière dont l’identité avait été cachée à ses petits-enfants, mais qui, devenue très vieille, s’était « trahie » devant son petit-fils en rêvant à haute voix en algonquin (C. Paquin, comm. pers. 2011). Dans la langue française courante, quelques mots algonquins demeurent, par exemple, pour ‘ma grand-mère’, kokomis ou coucoumi, mais cela relève peut-être d’une réinvention, pratique qui fait également partie de l’identité. Un autre mot, wampi, qui désigne les hommes blancs investis d’autorité (garde-chasse, policiers) [S. Blanchette], dériverait possiblement de wampi ou wâbis désignant la couleur blanche[7].

Le folklore

Bien qu’une seule répondante parle des légendes qui avaient cours à la Petite Mission, cette mémoire ne s’est pas effacée dans l’une ou l’autre des petites communautés de Magouas (C. Paquin, comm. pers. 2011 ; F. Hubert, comm. pers. 2007). Il y est question du Loup-Garou, ou encore du « Bonhomme Sept Heures » (version canadienne-française du Bone-setter, c’est-à-dire du ramancheur), des Feux-Follets, lutins, nains et petits bonshommes qui circulaient en sens inverse des humains dans les côtes et qui, de nuit, tressaient dans l’écurie les crinières et les queues des chevaux . On essayait de les écarter avec de l’eau bénite et un crucifix, mais sans succès (S. Noël). Il s’agit ici de figures légendaires amérindiennes et canadiennes-françaises d’origine indo-européenne. En effet, les « petits hommes », ces habitants de la forêt, sont omniprésents dans les légendes algonquiennes (William Commanda, comm. pers. 2010 ; P. Doucet, comm. pers. 2008). Partout en Amérique du Nord, les nations indiennes ont intégré dans leurs traditions des récits canadiens-français, comme l’ont démontré Claude Lévi-Strauss (1991 : 292-295), Marius Barbeau[8] et Rémi Savard (1992). Lorsque nous possédons des versions élaborées de ces légendes, elles sont habituellement fortement syncrétiques. L’information est ici insuffisante pour nous prononcer. Cependant, c’est dans le rapport animique au monde que pourraient peut-être subsister des traces de la tradition algonquine qui, contrairement à la tradition judéo-chrétienne, place l’homme non pas au-dessus de la nature mais dans celle-ci. Nous aborderons cette question dans la section suivante.

La chasse, la pêche, la cueillette et le rapport à la forêt

Presque toutes les personnes consultées témoignent de l’importance des activités traditionnelles dans leurs familles. Pour certaines d’entre elles, ces activités assuraient autrefois l’essentiel de la subsistance ; pour d’autres, dont le père avait un emploi rémunéré et qui habitaient en milieu urbain, c’est la nostalgie de la forêt et le maintien d’activités traditionnelles en période de vacances qui priment. Dans un cas comme dans l’autre, le rapport à la forêt est vu comme un mode de vie et non comme un loisir. À cet égard, les activités n’apparaissent pas limitées, mais multifonctionnelles. L’on ne chasse pas quelques animaux seulement mais un grand nombre, et de ceux-ci on ne gaspille rien. Cela vaut aussi pour la pêche et pour la cueillette à des fins artisanales et médicinales. Autre dimension du rapport à la forêt, la débrouillardise plutôt que le recours à toutes sortes d’équipements. Savoir s’orienter en forêt sans boussole, savoir chasser sans arme à feu, savoir suivre le gibier à la trace, savoir « lire l’eau en canot », savoir chasser et pêcher au collet, connaître les propriétés des plantes, savoir transformer peau, tendon, os, plume, écaille, écorce en objets utiles. Voyons au fil des témoignages.

Au petit village de la Rivière du Loup de Yamachiche les pères de famille partaient régulièrement à la chasse et à la pêche pour nourrir leurs familles :

Pour faire subsister nos familles, nous avions toujours vécu de nos traditions de chasse et de pêche. Notre communauté chassait le canard, l’outarde, le rat musqué, l’orignal, l’ours, le chevreuil, la grenouille, etc., ainsi que le petit gibier. […] ceci se faisait jusqu’à la réserve faunique de Mastigouche, [jusqu’à la] rivière Saint-Maurice, [jusqu’au] lac Saint-Pierre ainsi que [dans] différents lacs et rivières de la région de la Mauricie. […] Nous pêchions le poisson avec des varveaux.

L. Milette

De même Pierrette Doucet, également de la Petite Mission, rappelle-t-elle les périodes prolongées de vie en forêt, son père qui parlait aux arbres (comm. pers. 2008), et l’importance de ces activités non seulement pour l’alimentation, mais également pour les vêtements et même pour la scolarisation :

Mon grand père, Elzéard Doucet, et mon père, Roméo Doucet, me disaient que nous avions du sang indien. Ils nous ont appris à chasser et à faire la trappe, nous chassions et pêchions pour notre survie, pendant des mois nous allions toute la famille avec lui en forêt. Lorsque j’étais adulte, j’allais seule tendre des collets pour attraper des lièvres. J’étais toujours habillée en Indienne et je me confectionnais des mitaines avec la fourrure […] Mon père Elzéard chassait le chevreuil et l’orignal ainsi que le petit gibier et [… nous] confectionnait des mocassins, des mitaines et des manteaux ainsi que des raquettes pour aller à l’école. Si la chasse n’avait pas été bonne, ils [les enfants] n’allaient pas à l’école.

P. Doucet

Suzanne Noël, qui se dit « heureuse d’être magouaseh », réitère qu’au village des Magouas on faisait « chasse et pêche commune », « les gens ici vivaient de chasse et de pêche. […] Thomas Blanchet [époux de Marie-Louise Hubert] vivait de pêche uniquement, il s’était également bâti un petit chalet sur le bord du lac Saint-Pierre où il pêchait. Il faisait toujours la pêche, toujours toujours ». Dans sa famille on cuisinait et on cuisine encore rat musqué, castor, orignal, chevreuil, marmotte rôtie avec légumes, outarde, oie blanche et canard. On tannait des peaux, on en vendait à un « Monsieur Trahan » qui restait à Cadie (rang des Acadiens). La belle-mère de son mari (Marie-Émilie Milette) chassait la grenouille, pieds nus, palette et chapeau rond. Elle en revenait « avec sa poche de grenouilles ». Elle cueillait aussi fraises et framboises, tandis que son époux (Ernest Guillemette) fabriquait des casseaux. La règle du partage et de la redistribution s’imposait dans la communauté : « Tous les Indiens partageaient avec les autres et cette coutume a resté. Ils partageaient le gibier entre eux lorsqu’ils tuaient et si un en avait plus qu’un autre, ils s’échangeaient le gibier. » Vivre en Magouas était synonyme de liberté. La mère tenait le jardin familial pour les apports de légumes, carottes, choux de Siam, salade, patates, navet. Pour l’alimentation, le recours à l’économie de marché se limitait à l’achat de « poches de graisse pour l’hiver » et de « sacs de pois pour faire des beans » (S. Noël).

Même autarcie face à la maladie grâce au recours à la médecine traditionnelle : contre la coqueluche, un mélange de baies de sureau, bouillies avec un peu de sucre et des crottes de moutons ; également, des chenilles rouges et noires enfermées dans un sac pour qu’à leur mort, elles partent avec la maladie (S. Noël). D’autres témoignages, tel celui de Lise Nolet, mentionnent la savoyane (Coptide) contre les maux d’estomac, l’herbe à dinde (Achillée millefeuille) contre la fièvre, le plantain pour soigner les blessures et arrêter le sang. Yolande Landry, dont le grand-père était guérisseur, insiste pour distinguer son savoir de celui des Européens, qui travaillaient principalement avec des plantes cultivées dans leurs jardins. Son grand-père allait dans le bois cueillir les plantes pour « traiter le monde ». « C’était vraiment des plantes qu’il allait cueillir en forêt et dans la nature » (Y. Landry).

Madame Lise Nolet témoigne aussi, pour le Petit Canada de Grand-Mère, des activités multiples en forêt. Tout en soulignant le régal des têtes de poisson, elle se rappelle les nuits dans le tipi, où l’on dormait confortablement sur des branches de sapin, à la chaleur emmagasinée par les pierres déposées près du feu (Y. Landry). Son père qui « chassait souvent seulement avec son couteau » fabriquait babiche et raquettes, traîneaux à chiens. Il a appris à ses enfants à chasser, à fabriquer des appâts à poisson avec des insectes. Sa mère avait appris de sa mémère Deschêsnes – sur laquelle nous reviendrons – la couture, la broderie, le tissage (L. Nolet).

Ces activités cynégétiques et halieutiques étaient pratiquées sans « jamais dépendre de l’homme blanc », c’est-à-dire sans référence aux saisons légales, aux territoires privés des clubs et à l’obtention de permis (L. Hubert, S. Hubert).

La part des activités traditionnelles de subsistance a diminué sans disparaître au fur et à mesure de l’insertion dans le travail industriel. Ainsi, Florian Hubert, qui travaillait à Grand-Mère Shoes, « disait à son boss à tous les automnes qu’il partait pour la chasse, et son boss [rétorquait : tu ne peux pas nous faire ça, et lui] répondait : “Tu as juste à me renvoyer, car je vais partir à la chasse de toute façon” » (L. Hubert).

Pour les Algonquins habitant hors de la région de Trois-Rivières, souvent en milieu urbain, de nombreux savoir-faire demeurent, certes non plus pour la subsistance, mais plutôt pour le plaisir, pour l’artisanat ou pour la collecte de plantes médicinales. Jacques Landry, premier de sa génération à vivre en ville, y était malheureux : « il aimait être dans le bois, c’était vraiment sa place » (Y. Landry, P. Doucet). L’épouse de Jacques Landry a également gardé « le goût de la nature […] elle était antisociale, carrément sauvage, ce qu’elle aimait c’était être dans le bois, toute seule, tranquille, elle aimait la pêche ». Elle mangeait la tête des poissons, elle en suçait les yeux, « tout le monde me dit que c’est dégueulasse, mais […] elle disait que c’était ce qu’il y avait de meilleur dans le poisson ». Elle sifflait les oiseaux qui venaient autour d’elle, attirait les chardonnerets qui, de même qu’un merle, lui répondaient. Elle bûchait avec son mari, « elle coupait son bois, avait sa petite hache et son sciotte » (Y. Landry). Le lecteur observera ici le maintien du partage traditionnel des tâches entre homme et femme, la proximité avec les oiseaux par l’imitation de leurs chants et, enfin, des goûts alimentaires amérindiens.

Proximité également avec les oiseaux de mémère Deschênes (Nathalie Fernette) qui « gardait des oiseaux sauvages, entre autres des pics-bois, et à toutes les années elle les relâchait […] et ils revenaient à toutes les années et picossaient après sa petite maisonnette et elle les laissait entrer » (L. Hubert). De même, le père de Lise Chevalier, devenu urbain, parlait-il « souvent de la vie d’avant » et passait-il avec sa famille « tous ses loisirs dans le bois ». Outre les objets qu’il avait appris de son père à fabriquer (avirons, etc.), il ne manquait jamais de thé (L. Chevalier). Soulignons ici pour le lecteur l’omniprésence de la théière chaude dans les résidences amérindiennes comme marqueur d’hospitalité.

Yvon Dugas, de la deuxième génération en ville, a appris de son père à s’orienter en forêt avec le soleil, selon la forme de la cime des arbres aux branches plus courtes du côté du vent d’ouest, à ramasser la gomme de sapin, à tendre des collets. Avec son frère et ses cousins, il a appris à piéger vison, martre et rat musqué, à tanner les peaux pour le marché, à soigner la grippe avec une boisson de rognons de castor. Ajoutons la pêche et la cueillette dans ce qui constitue une passion pour la forêt (Y. Dugas).

Établi avec sa famille sur les rives du lac Érié en Ontario, Sylvain Hubert et ses frères voulaient toujours jouer les Indiens contre les cowboys. Leur père, Florian, leur avait appris la pêche à l’arc et au filet, le lancer du couteau, le tir à la carabine, la chasse au faisan et au jackrabbit (Lièvre de Townsend), le maniement du canot. Il disait aussi qu’un bon Indien « savait se cacher en utilisant son environnement », en se débrouillant avec une hache et un couteau. À son avis, « ses ancêtres avaient toujours chassé et [ce n’étaient pas] les lois qui allaient l’arrêter ». Enfin, il se rappelait la mémoire de son aïeule mémère Deschênes qui ne vivait que du bois et qui connaissait les plantes médicinales. Il s’est fait un devoir de dire à sa première petite fille « qu’on était purs Indiens et de ne pas en avoir honte, car nous n’étions pas du monde méchant » (S. Hubert, F. Hubert, C. Hubert).

Lyne Hubert (fille de Florian) et Lise Nolet (cousine germaine de Florian) partagent cette mémoire de l’aïeule, mémère Deschênes, Mahingane à Ticonderoga (New York), dont les plantes médicinales auraient sauvé de la tuberculose un homme aux jours comptés, selon le médecin ; elle aurait aussi, à sa demande, rendu stérile une femme victime de violence conjugale. Lyne Hubert ajoute encore à cette mémoire familiale des femmes que sa grand-mère Rosanna Hubert, petite-fille de mémère Deschênes[9], était sage-femme et avait accouché presque toutes les femmes à la Petite Pologne. Même le médecin, ajoute-t-elle, faisait appel à elle pour les accouchements difficiles (urgence de tourner le bébé). Ces aïeules de la famille chassaient toutes, fabriquaient mocassins, chaises et traîneaux à chiens en babiche et s’émerveillaient de la beauté de leur environnement (L. Hubert, C. Hubert).

Après être revenue dans la région de Trois-Rivières, la famille de Florian Hubert a continué ses activités de prédation sur l’eau et en forêt. Dans son témoignage assermenté, Claude Hubert évoque les éléments indispensables des rituels de chasse : quête de vision, recours au tabac pour libérer l’esprit de l’animal, expression des grâces à la bête qui s’est livrée. Il en résulte que la distinction entre chasse sportive et chasse traditionnelle ne relève pas principalement de l’opposition loisir/survie, mais du rapport à l’animal : « tuer un animal […] n’est pas un sport et mérite encore moins d’être affiché comme un trophée [… cela] manque de respect pour la vie » (C. Hubert). Il s’agit là d’une observation commune en milieu autochtone québécois : Attikameks comme Algonquins et Innus jugent absurdes et ridicules les processions des Québécois exhibant une tête d’orignal sur le capot de leur véhicule, trophée qui aboutit le plus souvent au dépotoir. Scandale du gaspillage d’une partie comestible et tendre de l’animal, mais surtout sacrilège par manque de respect envers l’animal.

Concluons cette partie avec le témoignage portant sur cinq générations de Ghislaine Guillemette, qui signe « fille d’Arthur l’Ours ». Son arrière-grand-père, Luc Pellerin, surnommé Pierrotte, descendant d’Acadiens et né vers 1820, déconstruisit, déménagea et reconstruisit sa maison en 1881. Exceptionnellement agile, il y fixa un arbre de mai (un chêne) au pignon. Son fils Narcisse devint acrobate pour le cirque Barnum & Bailey. Les anecdotes relatives à Luc sont nombreuses. Il blessa un ours, le suivit à la trace et put observer que l’ours « avait bourré sa plaie de feuilles mortes pour stopper l’hémorragie ». Il a travaillé dans les factoreries du Massachusetts où il se rendait à pied en trente jours ; la plupart de ses enfants s’y sont établis. Pour faire baptiser son deuxième enfant, Adèle, il marcha deux jours sur la croûte de neige, le nourrisson emmitouflé dans un porte-bébé. Il était trappeur et, même dans un âge avancé, « il partait l’automne pour deux mois trapper au lac Mistigance ». Un jour de tempête, il s’abrita dans « une cache indienne couverte de branches de sapin » qui s’avéra être la sépulture d’une Amérindienne.

Joséphine, la seule fille de Luc qui n’ait pas émigré aux États-Unis (grand-mère de notre témoin, G.G.), avait un commerce florissant de serins élevés dans sa maison et livrés à Montréal. Une chambre y servait de volière d’oiseaux en liberté qui venaient se percher sur sa tête « et lui travaillaient les cheveux ». Elle faisait chanter les oiseaux silencieux qu’on lui apportait, avec des grains de chanvre et de pavot qu’elle cultivait. Elle est décédée en avril lors du passage d’un beau voilier d’outardes. Ses enfants étaient heureux dans les bois. « On a toujours su [dans notre famille] que l’on avait de l’Indien. Tante Mireille me disait souvent que nous avions une grand-mère qui s’assoyait par terre. » Cécilienne Lauzière et Louis-Arthur Guillemette (parents de G.G.), ne pouvant défrayer le coût d’un accouchement, offrirent un tomahawk de famille au médecin. Louis-Arthur fut draveur, ouvrier à l’usine Belgo, cultivateur : verger (incluant du pimbina comme médecine), potager, une basse-cour (poules, canards, oies, outardes, pintades, faisans), étable (vache, chèvres, lapins), ruches. Il lui arrivait de soigner les pattes cassées des pigeons. Il a pêché (varveau) et chassé toute sa vie, il préparait ses leurres : médecines à renard, à l’ours, au castor, à la loutre, au loup. Infatigable dans le bois, décodant les pistes, il ne gaspillait pas la moindre partie de ses proies (ours, lièvres, renards, castors, visons, rats musqués, marmottes, anguilles, etc. Ghislaine Guillemette en signale quelques utilisations : consommation de la cervelle, ragoûts de marmotte et d’écureuil, graisse d’ours pour le cuir chevelu, cordons de peau d'anguilles, huile de mouffette contre les ulcères de l’épiderme, rognons de castor contre la grippe et aussi vente des pelleteries chez Maranda & Labrecque. Louis-Arthur et son épouse portaient avec fierté chapeau de castor et de vison. Le surplus était toujours redistribué à ceux et celles qui étaient dans le besoin. Ce garde-manger a permis de survivre à la crise de 1929, voire à tirer quelques revenus de la vente de lièvres. Enfants et petits-enfants ont retenu ce legs.

Voilà un portrait de gens pauvres, aux trente-six métiers, débrouillards et inventifs, d’une grande mobilité comme il s’en est trouvé beaucoup dans les zones d’agriculture marginale et de travail forestier. De même beaucoup de colons ont-ils « gagné l’exil » des « facteries de coton » de la Nouvelle-Angleterre ou encore ont-ils survécu à la misère du travail d’usine et des terres de roches grâce à la forêt dont ils savaient utiliser les ressources. Cependant, nous voyons ici, par plusieurs indices, qu’il s’agit d’Indiens. Outre le fait qu’ils se disent tels et leur exceptionnelle connaissance de la forêt, plusieurs petits détails sont révélateurs : des sépultures en forêt, des caches, de la graisse d’ours pour les cheveux, un porte-bébé qui semble bien être un tikamagen, la règle de la redistribution, enfin, peut-être leur rapport à l’animal dont on partage l’univers. Certes, pris séparément, aucun de ces indices n’est spécifique aux Indiens, cependant l’ensemble l’est.

L’artisanat

L’artisanat comprend l’ensemble de la production matérielle relative à la survie, à l’esthétique et éventuellement au marché. Cette production constitue un marqueur identitaire. Nous avons déjà souligné, dans le contexte de la vie traditionnelle, la production de toutes sortes d’objets : vêtements, broderies, courtepointes à motifs micmacs, raquettes, pièges, etc. (Y. Landry, L. Nolet, L. Hubert, P. Blais). Cette tradition qui n’a évidemment plus la prégnance d’autrefois, demeure présente dans la conservation d’objets anciens dans les familles – tel un couteau-croche (C. Paquin, comm. pers. 2011) – , dans la présence de foin d’odeur dans les maisons et même de sa culture dans les plate-bandes du parterre (L. Poliquin, comm. pers. 2011), et dans la production contemporaine d’artisanat amérindien à partir de plumes, d’os, de dents, de griffes, de peaux d’animaux : bijoux, bandeaux, ceintures, sacs, capture de rêves, etc. (L. Poliquin, C. Hubert).

Marqueurs identitaires retenus par les Magouas

Pour les répondants algonquins, l’indianité constitue un trait fondateur de l'identité : l'ancienneté de l’appartenance et son caractère autochtone, c’est-à-dire né de la terre et non pas allochtone, la filiation avec la nation des Algonquins de Trois-Rivières de la période des premiers contacts du xviie siècle, et la continuité grâce aux alliances matrimoniales et à l’incorporation d’individus d’autres nations, tout particulièrement les réfugiés acadiens-micmacs issus de la déportation à partir de 1755 et venus s’établir dans la région. La logique d’incorporation de ces non-Algonquins relève de la tradition amérindienne d’intégration par la parenté et elle ne s’apparente en rien – bien au contraire elle s’oppose – aux règles de la définition du statut d’Indien par les autorités canadiennes.

La Loi sur les Indiens de 1876 reposait et repose toujours sur la « loi du sang » plutôt que sur celle de la parenté ou sur celle du sol. L’histoire canadienne étant celle de la dépossession territoriale des premières nations, et le territoire ne pouvant servir à leur définition identitaire, ce fut plutôt le critère « sang » qui fut retenu. Il importe d’en rappeler les mécanismes. Furent définis comme Indiens les descendants des hommes enregistrés comme tels dans des recensements à partir de 1850 et ce, dans la seule filiation des hommes, les femmes acquérant le statut de leur mari par mariage. Mariée à un « Blanc », une Indienne devenait une « Blanche » c'est-à-dire qu’elle perdait son statut d’Indienne, et les enfants du couple étaient légalement des non-Indiens. Inversement, une « Blanche », c'est-à-dire une femme non indienne mariée à un Indien, obtenait le statut d’Indienne de même que ses enfants. Il s’agissait donc d’une loi, non pas du « sang des parents », c'est-à-dire de la filiation et de l’alliance, mais du « sang des hommes » seul apte à transmettre l’identité. Cette loi, jugée contraire à la Chartre des droits et libertés canadienne, a été abrogée en 1985 parce que discriminatoire à l’égard des femmes. Elle fut remplacée par une autre (Loi C-31) qui élimine la discrimination à l’égard des femmes, mais qui maintient la loi du « sang », c'est-à-dire que le statut d’un Indien ou d’un non-Indien demeure défini, non pas par le territoire ni par l’appartenance à une communauté, mais par la manière dont ses parents et ses grands parents se sont mariés – deux générations d’affilée de mariages avec des non-Indiens conduisant à la perte du statut d’Indien pour la troisième génération. L’intégration d’affins allochtones dans la parenté et dans la communauté ne constitue pas un critère de transmission du statut légal d’Indien.

Évidemment, pour l’ensemble des allochtones canadiens, c'est-à-dire des non-Indiens, c’est la loi du sol qui prévaut, c'est-à-dire le lieu de naissance ou d’acquisition de la nationalité, indépendamment de la manière dont parents et grands-parents se sont mariés. Poursuivons avec une illustration qui nous vient de Jean-Jacques Simard. Supposons que, dans l’ensemble canadien, des droits aient été concédés aux Canadiens (francophones) recensés en 1763 selon les principes qui ont prévalu pour définir les Indiens. Les seuls droits reconnus aux francophones contemporains reposeraient alors sur leur filiation avec la population d’origine de 1763, en excluant tout apport ultérieur et toute descendance qui ne passerait pas par la seule lignée des hommes inscrits en 1763. Les familles aux patronymes tels que Harvey, Ryan, Johnson, Butler, etc., seraient donc exclues de la communauté francophone contemporaine.

Comme nous l’avons mentionné plus haut, pour les Algonquins-Magouas, l’identité apparaît associée à l’appartenance à une communauté fondée sur la parenté, c’est-à -dire sur la filiation et sur l’alliance. L’alliance conduisant à l’intégration dans la communauté n’est jamais perçue comme une perte de la pureté du « sang ». La communauté repose sur la parenté, et c’est par mariage que des « étrangers » deviennent des Magouas. Enfin, être ou devenir magouas implique un mode distinctif d’être par rapport à la société dominante.

N’ayant pas été reconnus légalement comme Indiens par le gouvernement du Canada, les Algonquins-Magouas ont fait prévaloir leurs propres règles d’intégration. Dans un témoignage, tel celui relatif à mémère Deschênes qui « était pure Indienne », l’expression ne renvoie nullement à une ascendance totalement autochtone par le « sang », selon les critères de la Loi sur les Indiens. D’ailleurs, pour cette aïeule née sur les rives de la rivière La Chute à Ticonderoga dans l’État de New York, nous ne possédons d’acte ni de baptême ni de mariage, seulement de sépulture avec le prénom Thalie. Elle était indienne parce que la communauté de son époque la considérait comme telle, de même que celle de ses descendants. Cependant, des répondants pourront avancer comme indice supplémentaire d’indianité des traits ou des comportements culturels liés au mode de vie, au rapport au monde. C’est ce que veut dire la désignation une « vraie de vraie Indienne » (L. Hubert, S. Noël, M.-A. Milette, A. Noël). Il en va de même de Murielle Noël lorsqu’elle affirme également que sa belle-mère Émilie Milette était une vraie Indienne qui allait à la chasse à la grenouille (S. Noël, L. Hubert). Cependant, ces références ne sont pas indispensables à la reconnaissance identitaire. Ainsi, ayant décrit le mode de vie de son aïeul Luc Pellerin et celui de sa famille d’origine, Ghislaine Guillemette ajoutera simplement : « On a toujours su qu’on avait de l’Indien. »

Le témoignage est cependant plus ambigu lorsque le généalogiste amateur, l’abbé Jean-Paul Letourneau, dit que « du côté paternel, les descendantes féminines algonquines [du chef algonquin Nicolas Lanytou] ne se marient pas toutes avec des Algonquins pur sang, mais ne perdent cependant [pas] leur nationalité algonquine individuelle par leur choix » (F. Hubert, S. Hubert). Le mot « sang » renvoie au métissage avec des Abénaquis, des Hurons, des Micmacs ou des Acadiens ; en outre, l’abbé Letourneau pense à juste titre que ces femmes ne sont pas exclues de la communauté algonquine par mariage. Ces femmes demeurent algonquines parce qu’elles partagent une même histoire, une parenté, une communauté, bref une culture commune. Ce maintien par choix d’une appartenance algonquine par des épouses de non-Algonquins relève donc de critères contraires à la Loi sur les Indiens qui prescrivait, avant 1985, que le statut de l’épouse était défini exclusivement par celui du mari. Ces observations sont globalement congruentes avec le faible intérêt des cultures amérindiennes traditionnelles pour la définition et la transmission de l’identité par référence au « sang ». Ce qui prévaut, c’est la représentation de la transmission par des « dons » des grands-parents aux petits-enfants : agilité, excellence du chasseur ou de la brodeuse, pouvoir d’arrêter le sang, etc. (Désveaux 2001 : 190).

Les liens généalogiques

Les Algonquins ou Magouas de la région de Trois-Rivières ont, pour la plupart, toujours su qu’ils étaient Indiens, qu’ils étaient les premiers occupants, ce que corroborait la population majoritaire sur le mode du préjugé péjoratif, voire du racisme. Leur tradition orale, par contre, n’a pas retenu la mémoire d’événements marquants rapportés par les historiens. En effet, la documentation historique depuis Champlain et les missionnaires n’atteste-t-elle pas à plusieurs reprises la présence d’une communauté algonquine au xviie siècle à Trois-Rivières et le rôle qu’elle a joué à la mission de Sillery ? Il en va de même au xviiie et au xixe siècle, sauf peut-être pour la contrebande de pelleteries. On fabriquait des rabaskas pour la traite des fourrures à Trois-Rivières (voir Franquet 1974 : 17 ; Charlevoix 1976 : 193), une spécialité algonquienne. Des Algonquins apparaissent au Retour nominal et au recensement entre les années 1841 et 1852[10]. Entre 1869 et 1873, le vicaire de la paroisse Sainte-Anne de Yamachiche fait plusieurs mentions d’une communauté algonquine à laquelle il rend visite au moins jusqu’en 1902[11]. De manière chronologique, l’histoire confirme donc leur présence avec des détails que ne livre pas la tradition orale. Celle-ci peut interagir avec de remarquables défricheurs de parenté, sans toutefois remonter aussi loin dans le passé que le font généalogistes ou démographes-historiens. Ce sont les exigences du ministère des Affaires indiennes pour la reconnaissance légale d’une communauté indienne qui ont conduit ces Algonquins à reconstituer leur généalogie et à faire appel à la tradition savante pour écrire leur histoire afin de rattacher, avec preuve documentaire à l’appui, leur communauté algonquine d’appartenance à celle d’origine.

Ces Algonquins de la région de Trois-Rivières ont reconstitué leur généalogie avec d’autant plus d’intérêt qu’aux yeux du ministère des Affaires indiennes et du Nord ils seraient disparus dans la seconde moitié du xixe siècle. Ils n’existeraient donc plus. De même, aux yeux du généalogiste Serge Goudreau, travaillant au ministère des Ressources naturelles du Québec, ils seraient disparus comme population distincte durant cette même période, compte tenu de leurs très faibles effectifs durant la première moitié de ce siècle et d’un faible taux de natalité ne compensant pas pour les décès (Goudreau 2007, 2010).

Sur la base des travaux de généalogie de Jean-Paul Letourneau, la filiation de Florian Hubert, né en 1931, avec Nicolas Lanitouy, chef algonquin de Trois-Rivières qui vécut au xviie siècle, a été établie (F. Hubert ; Letourneau 1995 ; Hubert et Savard 2006 : 33-59). Selon la tradition de la famille de Suzette Leclair, son père, descendant d’un Écossais (John Ross) d'un régiment de la Conquête, avait épousé une Amérindienne. À la tradition orale se greffe ici la tradition savante de la généalogie : l’épouse, Marie-Louise Sincerny, Algonquine de Pointe-du-Lac était la petite-fille de Pierre Couc et de l'Algonquine Marie Miti8ameg8kke, couple établi à Trois-Rivières au xviie siècle et dont les enfants, sous le patronyme de Montour, jouèrent un rôle central dans le commerce et la diplomatie en Nouvelle-France. Voilà qui renforce un processus d’appropriation de ses racines sur le mode de la fierté.

De même, tradition orale et savante s’enrichissent-elles réciproquement à propos de l’accueil offert aux réfugiés de la déportation de 1755. Nous savons, en effet, que quarante-cinq familles acadiennes, soit environ deux cents personnes, trouvèrent refuge chez les Algonquins sur la rive nord du lac Saint-Pierre et du fleuve Saint-Laurent de même que chez les Abénaquis de Bécancour et d'Odanak (Hubert et Savard 2006 : 32). Fréquemment inter-mariés avec les Micmacs, ces Acadiens furent aidés et guidés durant leur migration par les Micmacs et les Abénaquis. Nous avons déjà souligné la présence de motifs micmacs sur les travaux de couture et de broderie d’Algonquins (P. Blais, Y. Landry). Lily Poliquin ayant appris que sa grand-mère maternelle était de souche micmaque-acadienne (pour sa mère c’était un secret) obtint de sa vieille tante maternelle religieuse ce commentaire : « on n’a pas à avoir honte de ça » (L. Poliquin). Dans leur ensemble, bien que ce ne soit pas explicite dans les témoignages, les répondantes se réfèrent à des ancêtres acadiens de même qu’à leur intermariage avec des descendants de ceux-ci établis à proximité.

La mémoire familiale des Hubert garde vivante et magnifie une matriarche du xixe siècle dont nous avons déjà parlé, Nathalie Fernette-mémère Deschênes, décédée à l’âge de 106 ans en 1927. Résidante de l’État de New York à Ticonderoga, elle venait tous les ans avec son époux, Jean Deschênes, passer l’hiver chez leur fille, Henriette Deschênes (L. Hubert, C. Hubert, F. Hubert, L. Nolet). L’intérêt pour la généalogie s’articule donc à la mémoire des ancêtres, en même temps qu’il nourrit l’identité et qu’il constitue un savoir indispensable pour obtenir une reconnaissance légale, à titre d’Indiens algonquins, de la part du gouvernement fédéral.

Butoir des registres pour la généalogie des autochtones

La difficulté d’accès aux données généalogiques relatives aux autochtones constitue une embûche majeure pour ces derniers. Illustrons ce fait par l’exemple de Madeleine Tomaquoi : Algonquine unilingue de Saint-Étienne-des-Grès, née vers 1815, sans acte de baptême et sans acte de mariage connus, celle-ci a choisi pour tous ses enfants, garçons et filles, le même prénom sans jamais révéler l’identité du père, ce qui conduisit le prêtre officiant à faire lui-même, pour ces enfants, le choix du prénom et du patronyme. Selon la mémoire des aînés de cette paroisse, cette Madeleine était apparentée à Marguerite Tomaquoi, « Sauvagesse » qui, malgré l’opposition de sa belle-famille, épousa en 1856 Jean-Baptiste Bellemare à qui elle apprit le tannage du cuir et le laçage des raquettes dont tous deux tirèrent un petit commerce (Société d'histoire de Saint-Étienne-des-Grès 1984 : 22 ; C. Paquin, comm. pers. 2011).

Soulignons les principales difficultés auxquelles se heurtent les recherches en généalogie basées sur les sources écrites. Elles sont majeures et rendent souvent, bien que heureusement pas toujours, le travail de reconstitution impossible.

  • 1. Les actes de baptême, de mariage et de décès concernent les seules populations christianisées, à l’exception des autres.

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  • 2. Les recensements, tout comme les actes de baptême, de mariage et de décès, sont conçus pour des populations sédentaires. Les nomades, à divers degrés, leur échappent toujours.

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  • 3. Le terme « Sauvage » ou « Sauvagesse » désigne habituellement l’autochtone, mais il peut être omis. La désignation par l’appartenance nationale (Algonquin, Abénaquis, Huron, etc.) est plus rare.

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  • 4. Le système des noms des premières nations répond à des règles radicalement différentes de celles des Européens :

    • 4.1 Il n’y avait pas de patronyme.

    • 4.2 Un individu ne devait jamais dire son prénom. Pour répondre à une telle question, l’individu ne pouvait que livrer son surnom ou encore laisser quelqu’un d’autre révéler son nom.

    • 4.3 Le prénom n’était pas permanent et pouvait changer au cours de la vie, à la suite d’un rêve ou à l’occasion de l’accès à une fonction nouvelle telle celle de chef.

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  • 5. Le passage du système nominatif autochtone à l’européen a entraîné de nombreux biais :

    • 5.1 La transcription phonétique a grandement varié et entraîné une énorme confusion.

    • 5.2 La création de patronymes s’est caractérisée par une grande variabilité de règles : à partir du surnom, du prénom, d’un prénom chrétien, de l’introduction de patronymes européens. Qui plus est, il y a souvent eu discontinuité d’une génération à l’autre.

    • 5.3 Les règles d’enregistrement dans les registres religieux (baptême, mariage et décès), dans les registres des postes de traite et les recensements sont variables et souvent discordantes.

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  • 6. Au Québec, la transcription des registres relatifs aux Amérindiens par le Programme de recherche en démographie historique de l’Université de Montréal (PRDH) a été réalisée par des assistants de recherche qui ne connaissaient pas les langues amérindiennes. Or, transcrire un manuscrit ancien dont l’écriture relève de la paléographie par des chercheurs qui ne connaissent pas la langue des manuscrits ne peut qu’induire une multitude d’erreurs. Le programme du PRDH est conçu pour la reconstitution automatique des familles par ordinateur. L’ordinateur peut tenir compte des variantes orthographiques telles que Béliveau, Beliveau, Béliveault, Bélivau, Bélivot. Pour les prénoms et patronymes amérindiens, les erreurs de transcription doublées des variantes phonétiques rendent la reconstitution des filiations généalogiques extrêmement périlleuse.

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  • 7. La peur des allochtones de passer pour des « Sauvages » a souvent conduit à omettre ou à effacer les traces des Amérindiens dans les registres.

Voyons quelques témoignages qui indiquent le type de difficultés que connurent les Magouas dans leurs recours aux données généalogiques écrites. Le grand-père de Lyne Hubert, qui fit faire sa généalogie à fort prix, apprit en larmes qu’il venait de France et n’aurait pas de racines indiennes (L. Hubert). Autre exemple : Marie-Émilie Milette, surnommée Marmelie, et considérée comme « vraie de vraie Indienne », était introuvable dans les registres de Yamachiche et de Louiseville jusqu’à ce qu’on la retrouve à Québec où elle n’avait jamais vécu. Selon ce document, elle était indienne et son véritable prénom était indien (S. Noël). Rappelons aussi le cas de Pierrette Doucet qui, demandant un extrait de baptême de son grand-père Elzéard Doucet, le 13 novembre 2004 au presbytère Notre-Dame-de-Mékinac, ne comprit pas pourquoi la religieuse qui le transcrivait omettait les mots « cette mission » alors que ceux-ci étaient inscrits sur l’original (P. Doucet). Peut-être que la religieuse ne faisait-elle qu’omettre un passage jugé sans pertinence, le nom de la paroisse étant indiqué, mais pour madame Doucet cette omission ne pouvait pas être anodine.

Conclusion

Une communauté distincte

Le caractère distinct de la communauté magouase ne fait aucun doute tant du point de vue de l’exodésignation que de l’endodésignation. Le terme « Magouas » comporte une forte connotation péjorative pour la population majoritaire, tandis que pour le groupe minoritaire il est porteur soit de fierté, soit de honte, selon que l’on se définit selon ses propres valeurs ou au contraire en fonction du regard de l’Autre. Nuançons : la renonciation à l’identité magouase peut résulter du constat d’une misère inéluctable à laquelle les parents souhaitent voir leurs enfants échapper. Cela implique la reconnaissance d’une terrible barrière que l’on cherchera à franchir en se maquillant pour ressembler au groupe majoritaire et s’y fondre. Cette dynamique de fierté, de honte, de stratégie d’évitement est caractéristique des groupes ségrégués, tels les Noirs américains ou, historiquement, les Juifs.

Cette ségrégation renvoie à des lieux d’habitation nettement distincts, à des écarts marqués de richesse, les Magouas ayant vécu ou vivant dans la pauvreté. Ce qui distingue également les Magouas, c’est leur moindre insertion dans l’économie de marché et, inversement, leur insertion bien plus grande que la population majoritaire dans des activités de subsistance sur l’eau et en forêt. Cela, dans l’oeil de la majorité, les place du côté de l’envers de la civilisation, dans la sauvagerie. De leur propre point de vue, c’est-à-dire celui de Magouas, cela fait d’eux des Indiens, des Algonquins.

Des Indiens, des Algonquins ?

Des Indiens par autodésignation, certes, des « Sauvages » par exodésignation, voire des païens ou des néophytes dans le paradigme de la mission. La définition de soi renvoie à la culture, et les répondants retiennent un grand nombre de marqueurs identitaires qui se rattachent fortement à la mémoire, à l’histoire, à la généalogie de même qu’à la mobilité reliée à des activités de prédation (chasse, pêche, cueillette) ou encore à des traces de celles-ci dans un environnement contemporain. Ce type de schème d’établissement et de gestion des ressources se distingue nettement de celui des « Blancs » comme, plus généralement, le rapport à la nature, les Indiens se percevant comme faisant partie de celle-ci et non comme la dominant.

L’on pourrait débattre du caractère distinctif de l’un ou l’autre des traits culturels retenus. Ainsi, il y a des « Blancs » pauvres qui autrefois se sont rendus à l’école pieds nus, et beaucoup de Québécois sont passionnés des grands espaces et y pratiquent la pêche, la chasse, la cueillette, tandis que d’autres connaissent les plantes médicinales indigènes ou encore savent lire l’eau en canot. Les Gaspésiens, au temps de l’abondance de la morue, faisaient festin de plats de têtes de morue avec patates bouillies. À la ville, des jeunes aux cheveux longs ont dû devoir les couper pour travailler. Une artisane québécoise francophone pourrait s’inspirer de motifs micmacs. Bref, pris un à un, la plupart de ces traits ne sont pas exclusifs, et aucun de ces traits culturels algonquins ne sont réifiables, c’est-à-dire figés pour toujours. Les marqueurs identitaires, les balises des frontières entre les groupes humains sont flexibles, certaines s’estompent, d’autres se créent. Ainsi, pour ces Algonquins, la langue ne constitue plus un facteur de distinction, et son extinction ne constitue pas un indice de la disparition de leur communauté. En revanche, pour les Québécois, la langue demeure un marqueur central, mais non plus la religion catholique si prégnante autrefois. Ailleurs, Anglais et Irlandais comme Serbes et Croates partagent la même langue tout en se distinguant très fortement sur de toutes autres bases, parmi lesquelles la religion.

Si l’un ou l’autre élément de la culture, pris séparément, n’est jamais totalement distinctif, l’ensemble, par contre, l’est. Cela de deux manières : d’abord dans un rapport particulier au monde, et ensuite dans le regard de l’Autre, ici celui de la société majoritaire. Ce rapport particulier au monde, il est dans la mémoire, dans sa profondeur historique, dans la construction de son identité, dans le rapport à soi sur le mode de la fierté, de la honte ou de l’oubli, dans le rapport au territoire et à la subsistance. Ce dernier a été pour les générations précédentes fortement associé à un large éventail d’activités de chasse, de pêche, de cueillette, à une connaissance exceptionnelle de la nature, à un rapport à l’animal qui se distingue de celui des Occidentaux. Il est certain que l’ensemble de ces activités occupe moins de place maintenant qu’il y a une, deux ou trois générations. Cependant, l’on continue d’affirmer des différences.

Ces Magouas ne se définissent jamais comme « Blancs », jamais non plus comme « Métis », et ce, même s’ils sont très « métissés » pour avoir inclus dans leur communauté des Amérindiens venus d’ailleurs, des Acadiens (eux-mêmes déjà probablement fort métissés avec les Micmacs) et sans doute des « Blancs ». Ces affins se sont intégrés dans leur communauté, ce qui, soulignons le, prouve la force de la culture.

Un processus central de maintien de leur communauté a résidé dans un réseau de mariages endogames fonctionnant de manière autonome et à la marge de la société dominante. Ce réseau de mariage semble avoir été caractérisé par la prégnance d’une parenté classificatoire et extensive. Cela fait penser, par analogie, aux descendants des Juifs marranes du Brésil qui, pour échapper aux foudres de l’Inquisition ont dû renoncer à de grands pans de leur culture, mais qui ont maintenu au cours des siècles leur propre réseau d’échanges maritaux et maintenu obstinément une mémoire (Wachtel 2011 : 43, 47, 50, 108-109). Enfin, comme pour les minorités juives, l’identité ne réside pas exclusivement dans les particularismes de la culture. Elle réside aussi et fortement dans le regard de l’Autre. Pour les Magouas, ce regard fut et demeure structurant car il les rejette dans l’envers de la civilisation, du côté des « Sauvages ».

Plus fondamentalement, les Magouas se sentent et se disent indiens en raison de leurs origines et de leur culture. Ils savent que leurs ancêtres étaient indiens, que leurs familles le sont et ils demandent pourquoi, de nos jours, ils n’obtiennent pas cette reconnaissance.

Les Magouas, les Ours, les Algonquins de Trois-Rivières sont toujours là.