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Invité par la rédaction du Dictionnaire biographique du Canada à réviser son article sur Jean Nicollet de Belleborne, j’ai constaté que la littérature historique faisait bien peu de cas de son long séjour chez les Nipissiriniens[1] dont il fut le premier interprète et intermédiaire français. Mais qui étaient ces Nipissiriniens, comment se caractérisait leur société traditionnelle, quelle position occupaient-ils dans le commerce des fourrures au moment des premiers contacts avec les Européens et quel fut leur destin par la suite ? Pour répondre à ces questions, j’ai dû relire les Relations des jésuites que l’on peut considérer comme nos premiers ethnologues – sans sous-estimer l’intérêt des écrits d’autres pionniers tels que Jacques Cartier, Samuel de Champlain, Gabriel Sagard.

J’ai d’abord repris la « table alphabétique » insérée par l’abbé Charles-Honoré Laverdière à la fin des Relations dans l’édition de Québec de 1858[2] pour découvrir qui étaient les Nipissiriniens. Cette table nous apprend que les Nipissiriniens ou Nipissings sont aussi appelés Bissiriniens ou Bissirini, Askicouanehronon par les Hurons, et Sorciers par les Français. Ces derniers les surnomment ainsi car ils ont « une particulière profession de consulter leur Manitou, ou parler au Diable » (RJ 1633 : 29, P. Paul Le Jeune)[3].

Au mois de juin 1633, une douzaine de canots nipissiriniens accostent à Québec où l’un des Indiens se fait frapper d’un coup de baguette par un jeune tambour français qu’ìl examinait de trop près. Aussitôt ses compagnons demandent réparation sous forme de présents. Jean Nicollet, « le truchement français qui a demeuré longtemps parmi ces sorciers », leur répond que « le petit batteur de Sauvages et de tambour » sera plutôt fouetté sur la place publique. Mais les Nipissiriniens s’y opposent formellement, et le bon père jésuite d’ajouter qu’ils « ne sauraient châtier ni voir châtier un enfant ; que cela nous donnera de la peine dans le dessein que nous avons d’instruire la jeunesse ! » Peu après, Nicollet amène trois de ces Nipissiriniens à la maison des jésuites, qui leur font visiter la petite chapelle où ils peuvent admirer « un Saint-Esprit figuré par une colombe entourée de rayons ». Et les Indiens de demander s’il ne s’agit pas de l’oiseau-tonnerre (ibid. : 29-30). Peut-être est-ce la raison pour laquelle les jésuites placeront sous le patronage du Saint-Esprit leur future mission au pays des Nipissiriniens...

La Relation de 1636 précise que le père Le Jeune, qui parle montagnais, réussit à se faire comprendre des Nipissiriniens et qu’il possède quelques mémoires de la main de Nicollet portant sur cette tribu dont il ne s’est « retiré que pour mettre son salut en assurance dans l’usage des Sacrements faute desquels il y a grande risque pour l’âme parmi les Sauvages » (RJ 1636 : 53 et 58, P. Paul Le Jeune). La même Relation précise que les Nipissiriniens sont en conflit avec les Algonquins de l’île aux Allumettes qui les rançonnent quand ils passent sur leur territoire pour rejoindre le fleuve Saint-Laurent (ibid. : 91, P. Jean de Brébeuf). Ils s’entendent mieux avec les Hurons de langue iroquoienne chez qui ils ont l’habitude d’hiverner. Malheureusement, leur hivernement de 1637 les met en contact avec des maladies infectieuses qui entraînent une forte mortalité. Le 19 avril de la même année, les Nipissiriniens « voyant les glaces rompues et le lac ouvert s’embarquèrent pour retourner en leur païs et emportèrent dans sept canots soixante et dix corps de ceux qui étaient morts pendant leur hyvernement parmi les Hurons » (RJ 1637 : 150 et 164, P. François-Joseph Le Mercier).

Sauvage nepisingue en Canada 1717

Sauvage nepisingue en Canada 1717
Bibliothèque nationale de France, RC-A-04362

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Portrait d’un Sauvage Nipissing du xviiie siècle

Portrait d’un Sauvage Nipissing du xviiie siècle
Harvard University, Houghton Library. Source : http://oasis.lib.harvard.edu/oasis/deliver/~hou00125

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Dans un registre moins dramatique, la Relation de 1639 précise que les Nipissiriniens confectionnent des ceintures et chausses avec ornement de porc-épic fort prisées des autres nations (RJ 1639 : 88, P. Jérôme Lalemant). La Relation de l’année suivante s’efforce précisément de nommer et de situer toutes les tribus connues des Français, dont celle qui nous intéresse :

Quittant la Rivière des Prairies [maintenant des Outaouais] quand elle tire droit au Nord pour aller au Sud-Ouest, on va trouver le lac Nipisin où sont les Nipisiriniens. Ceux-ci ont au Nord les Timiscimi, les Outimagami, les Ouachegami, les Mitchitamou, les Outurbi, les Kiristinon qui habitent sur les rives de la mer du Nord où les Nipisiriniens vont en marchandise.

RJ 1640 : 34, P. Barthélemy Vimont

Le treizième chapitre de la Relation de 1641 retranscrit un fragment de lettre du père Claude Pijart décrivant les Nipissiriniens :

Ces peuples me semblent fort doux, bien modestes et nullement superbes ; ils sont bons ménagers, les femmes ne savent que c’est d’oisiveté, les jeunes enfants vont à la pêche sitôt qu’ils sont un peu grandelets, la jeunesse témoigne une grande ardeur à apprendre ce que nous leurs enseignons de la doctrine de Jésus-Christ, ils sont fort portés à chanter. Les hommes vont en traite ou en marchandise vers d’autres Sauvages du côté du Nord, d’où ils rapportent quantité de pelteries.

RJ 1641 : 58, P. Claude Pijart

Le dernier chapitre de cette Relation porte sur la nouvelle mission du Saint-Esprit aux Nipissiriniens. Après avoir décrit leur mode de vie semi-nomade, le père Jérôme Lalemant affirme que les quelque deux cent cinquante Nipissiriniens cantonnés près des Hurons ont bien reçu le message évangélique des pères Pijart et Raymbaut au cours de l’hiver 1640-1641 et que ces derniers ont décidé de les suivre ensuite dans leurs quartiers d’été. Mais revenons aux trois premiers paragraphes du chapitre qui nous décrivent le mode de vie des Nipissiriniens :

Les Askik8anehronons selon nos Hurons, ou Nipissiriniens selon les Algonquins, sont une nation de la langue algonquine qui tient plus des errantes que des sédentaires. Ils semblent avoir autant de demeures que l’année a de saisons : au printemps partie demeurent pour la pêche où ils la pensent meilleure, partie s’en va en traite à des peuples qui s’assemblent aux rivages de la mer du Nord ou glaciale, sur laquelle ils voguent dix jours après en avoir fait trente par les rivières pour y arriver.

En été ils se rassemblent tous sur le passage des Hurons aux Français, au bord d’un grand lac qui porte leur nom, éloigné de Québec environ deux cents lieues, et de nos Hurons environ septante, de sorte que leur demeure principale est comme aux deux tiers du chemin de Québec à nos Hurons.

Environ le milieu de l’automne, ils partent pour s’approcher de nos Hurons, sur les terres desquels ils passent ordinairement l’hiver ; mais devant que d’y arriver, ils pêchent du poisson le plus qu’ils peuvent, lequel ils font sécher : c’est la monnaie ordinaire de laquelle ils achètent leur principale provision de blé, quoiqu’ils viennent garnis de toute autre marchandise, étant gens riches et accommodés. Ils cultivent quelque peu de terre proche de leur demeure d’été ; mais c’est plus pour délices, et pour manger en vert, que pour en faire ménage.

RJ 1641 : 81, P. Jérôme Lalemant

C’est encore ce missionnaire qui rédige le chapitre de la Relation de 1642 sur la mission du Saint-Esprit. Il y décrit particulièrement la grande fête des Morts qui réunit en septembre 1641 deux milliers d’Algonquiens et Hurons à l’invitation des Nipissiriniens. La fête commence par la remise de présents « pour essuyer leurs larmes et pour les consoler dans la mort des défunts ». Elle se poursuit pendant trois jours et deux nuits dans une succession de ballets, jeux d’adresse, élections de chefs, banquets funèbres, simulacres de combats, échanges diplomatiques. Mais le plus émouvant du récit reste la veillée funèbre au deuxième soir des célébrations. Cela commence par un festin servi par les chefs aux femmes assises à côté des ossements déposés dans des caisses d’écorce couvertes de riches fourrures et d’ornements de perles.

Ensuite, une douzaine d’Hommes, les voix les mieux choisies, entrent au milieu de la Cabane, et commencent un chant fort lugubre, qui étant secondé des Femmes, dans les reprises, fut extrêmement doux et triste.

L’horreur de la nuit ne servait pas peu à ce Deuil ; et les ténèbres qui n’étant éclairées que d’une lumière mourante de deux feux qu’on avait allumés en chacun bout de la Cabane, recevaient ces plaintes et soupirs. [...] Ce chant continua toute la nuit dans un grand silence des Assistants, qui n’avaient ce semble que du respect et de l’admiration pour une cérémonie si sainte.

RJ 1642 : 96, P. Jérôme Lalemant

Un an après cette fête des Morts, Jean Nicollet périt noyé en face de Sillery. Ce fut l’occasion pour les jésuites de rappeler son long séjour chez les Nipissiriniens : « il alla demeurer huit ou neuf ans avec la nation des Nipissiriniens, Algonquins[4]; là il passait pour un de cette nation, entrant dans les conseils fort fréquents à ces peuples, ayant sa cabane et son ménage à part, faisant sa pêche et sa traite » (RJ 1643 : 3, P. Barthélemy Vimont). Nicollet s’y était si bien intégré qu’il en ramena sa fille Madeleine-Euphrosine, née d’une Nipissirinienne, ce que les Relations omettent de mentionner[5]. Il s’agit sans doute d’une restriction mentale destinée à sauvegarder la réputation de bon chrétien de Jean Nicollet…

Amérindiens connus des Français à l’époque des Cent-Associés

Amérindiens connus des Français à l’époque des Cent-Associés
Modifié d’après Trudel 1983 : 395. Reproduit avec l’aimable autorisation de l’éditeur

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Quant aux Nipissiriniens, non seulement sont-ils décimés par les maladies contagieuses des Blancs et les famines subséquentes, mais ils connaissent des conflits aigus entre chrétiens et traditionalistes (RJ 1646 : 83-84, P. Paul Ragueneau). Et ils doivent subir les mortelles attaques des Iroquois à ce point que leur pays n’existe plus au printemps 1650 :

Les Nipissiriniens, peuple de la langue algonquine avaient été tout nouvellement massacrés dans leur lac, de quarante lieues de contour, lequel autrefois j’avais vu habité quasi tout le long de ses côtes, et lequel maintenant n’est plus rien qu’une solitude.

RJ 1650 : 26, P. Paul Ragueneau

En 1667, près de vingt plus tard, le père Claude Allouez retrouve les Nipissiriniens installés au lac Alimibegong, au nord du lac Supérieur :

[…] nous arrivâmes le troisième jour de juin à la bourgade des Nipissiriniens. Elle est composée de Sauvages, la plupart idolâtres, et de quelques anciens Chrétiens. J’en ai trouvé vingt entre autres qui faisaient profession publique du Christianisme. Je ne manquai pas d’emploi envers les uns et les autres pendant quinze jours que nous restâmes chez eux, et j’y travaillai autant que me le permit ma santé ruinée par les fatigues du chemin. J’y ai trouvé plus de résistance que partout ailleurs à baptiser les enfants ; mais plus le diable forme d’oppositions, plus faut-il s’efforcer à le confondre. Je crois qu’il ne se plaît guère à me voir faire ce dernier voyage, qui est près de cinq cents lieues de chemin, tant pour aller que pour revenir, y compris les détours, que nous avons été obligés de prendre.

RJ 1667 : 26, P. Claude Allouez

L’ironie de l’histoire veut que les Nipissiriniens soient venus se réfugier vers le lac Nipigon, là où Jean Nicollet était allé rencontrer les Ouinipigous dans les années 1630[6]. En effet, ce lac est aussi connu sous les noms d’Alemibegong, Alemipigon ou Nemipigon sous le Régime français (Nelligan 1956 : 47, n.22 ; Pouliot 1966 : 58 ; Campeau 2003 : 45, n.13). Une explication logique de cette migration est que les Nipissiriniens auraient cherché la protection et le soutien de leurs alliés et partenaires commerciaux de toujours : les Kilistinons ou Cris. Une de leurs nations était d’ailleurs connue comme étant les « Kilistinons Alimibegouek », et une autre, comme « les Kilistinons des Nipissiriniens pour ce que les Nipissiriniens ont découvert leur pays où ils vont en traite, c’est-à-dire en marchandise » (RJ 1658 : 21-22, P. Gabriel Druillettes).

Plaque commémorative de Jean Nicolet installée à North Bay en 1959 par l’Ontario Archaeological and Historic Sites Board

Plaque commémorative de Jean Nicolet installée à North Bay en 1959 par l’Ontario Archaeological and Historic Sites Board
Photo : Parks, Recreation and Leisure Services de North Bay, Ontario

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Voilà ce qu’on peut tirer des Relations concernant les Nipissiriniens. Il s’agit d’une tribu algonquienne semi-nomade qui, à l’arrivée des Français, semble relativement bien pourvue au plan matériel grâce à son lac poissonneux et à son rôle d’intermédiaire entre les agriculteurs hurons et les chasseurs algonquiens plus au nord. Sur le plan symbolique, cette tribu jouit d’un crédit important auprès des autres nations pour les dons de divination de ses membres, qu’on pourrait peut-être comparer à ceux des gitans au sein des populations européennes. À l’intérieur de la tribu, les rapports semblent particulièrement harmonieux, au dire des jésuites, jusqu’à l’acculturation provoquée par les maladies mortelles des Blancs, les attaques meurtrières des Iroquois et les conflits subséquents entre chrétiens et traditionalistes. Déjà dans les années 1660, il semble y avoir chez les survivants un refus global des valeurs des Blancs et une tentative de retour aux valeurs ancestrales[7].

Aujourd’hui, les Nipissiriniens sont retournés à leur lac d’origine. En juin 2015, la Nipissing First Nation compte 2627 membres, dont 950 vivent dans la réserve Nipissing 10, localisée entre Sturgeon Falls et North Bay (AADNC 2015). C’est d’ailleurs à North Bay que l’Archeological and Historic Sites Board of Ontario installait en 1959 une plaque commémorative à la mémoire de Jean Nicollet, qui aurait dû être remplacée par une nouvelle version bilingue en 1994, à l’initiative de l’Ontario Heritage Foundation, mais on ne trouve nulle trace de cette deuxième plaque dans North Bay ni à l’Ontario Heritage Foundation. Cependant, « le temps est le père de la vérité », comme disait le père Paul Le Jeune à la fin de sa Relation de 1633, et peut-être verra-t-on un jour apparaître cette nouvelle plaque rappelant dans sa langue maternelle le long séjour de Jean Nicollet chez les Nipissiriniens.