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Abordant l’histoire amérindienne à partir de sources peu connues, cet article s’intéresse plus précisément au protestantisme missionnaire, porté par et pour des autochtones en Amérique du Nord. Il s’agit ici de démontrer la vision, à la croisée des mondes, d’un personnage haut en couleur de la première moitié du xixe siècle, Peter Paul Osunkhirhine, qui illustre la volonté marquée de certains Amérindiens de cette époque, comme Peter Jones ou encore George Copway (Smith 1987 ; Peyer 1997), de s’instruire et de participer aux débats de la société qui les entoure. Osunkhirhine est un Abénaquis du village de « domiciliés » de Saint-François, dans la vallée du Saint-Laurent : au nombre de sept, ces villages sont d’anciennes missions fondées par les Jésuites à partir du xviie siècle jusqu’au début du xviiie siècle, pour des Amérindiens considérés comme convertis au catholicisme (Beaulieu 2000 ; Delâge et Sawaya 2001). Peter Paul Osunkhirhine, aussi connu sous le nom de Pierre-Paul Masta (qui était le nom de son beau-père), ou encore sous son nom amérindien Pial Pol Wzokhilain (Roussel 2010 ; Wzôkhilain et Bruchac 2011 : 1), est parti, après la conquête britannique, s’instruire dans une école protestante du New Hampshire, aux États-Unis. Éduqué à la Moor’s Indian Charity School de 1822 à 1823 et au Dartmouth College de 1827 à 1829, il suit l’exemple de plusieurs autres Abénaquis de Saint-François qui, depuis 1774, ont cherché à s’alphabétiser pour pouvoir jouer un rôle important dans leur communauté (Kelly 1929 : 122-125 ; BAC 1803). Osunkhirhine, cependant, est le premier d’entre eux à véritablement adopter les valeurs protestantes méthodistes au point de vouloir devenir pasteur et convertir les siens (Parrot 1828). En effet, les Abénaquis qui s’étaient rendus au New Hampshire avant lui, parmi lesquels figurent les Gill et les Annance, deux grandes familles de Saint-François (Kelly 1929 : 122-125), n’avaient pas adopté ouvertement le protestantisme pour autant : ils avaient simplement utilisé l’éducation reçue pour jouer les intermédiaires entre leur communauté et les autorités coloniales, sans y intégrer de dimension religieuse – tout au moins jusqu’au retour d’Osunkhirhine (Boutevin 2012 : 166-187). Ce dernier se démarque donc des premiers en bousculant la place bien établie de la religion catholique dans cette ancienne mission. Soucieux de participer à la transformation de sa société par la transmission de savoirs et techniques acquis au cours de sa formation, Osunkhirhine occupa différentes fonctions importantes à Saint-François, de chef à interprète en passant par maître d’école (Boutevin 2012 : 136 ; UCCA 1838). Ces différents rôles lui permirent d’asseoir son influence parmi les siens et de défendre ses idées avec aplomb (UCCA 1836).

Peter Paul Osunkhirhine a laissé une abondante correspondance derrière lui, permettant d’analyser sa vision de l’utilisation et de la transmission des techniques comme l’écriture, mais aussi son interprétation des valeurs protestantes qu’il souhaitait inculquer aux habitants de Saint-François. Nous avons choisi ici d’analyser plus particulièrement deux de ses lettres, dans lesquelles il laisse transparaître son rôle de penseur à travers ses réflexions sur le protestantisme et sa perception de son propre rôle, en tant qu’élite éduquée de son village. Ces lettres révèlent une partie de sa personnalité, qui sous-tend chacune de ses missives, mais elles sont aussi, parmi les 194 lettres que nous avons examinées, celles qui montrent le mieux sa volonté de participer au débat de société : elles font véritablement état de ses réflexions sur des questions théologiques qui agitent les différents courants du protestantisme à son époque – comme celle s’interrogeant sur la langue originelle de la « véritable » Bible ou encore sur les débats créationnistes du xixe siècle (Puglisi-Kaczmarek 2009 : 49-63). Le reste de ses lettres, en revanche, aborde davantage des aspects logistiques du quotidien et des difficultés qu’il rencontre en tant que pasteur dans un village de « domiciliés » (Boutevin 2012).

Vers une autre vision de l’histoire du protestantisme chez les autochtones en Amérique du Nord

En choisissant d’utiliser des archives écrites par des Amérindiens pour présenter un autre point de vue de l’histoire autochtone, nous prenons ici le contre-pied d’une historiographie plus traditionnelle qui n’a, pendant longtemps, accordé que peu de place à ce type de sources. Faute d’avoir suffisamment d’écrits autochtones, la plupart des historiens ont construit leurs analyses sur les sources laissées par les Blancs, au risque de présenter parfois une vision partielle des événements. Selon le point de vue adopté par l’auteur, l’Amérindien devenait alors ou une victime passive de la colonisation européenne et des transformations qu’elle a engendrées (Lavoie 2009), ou un personnage mythique et stéréotypé dont les liens avec les autochtones d’aujourd’hui sont remis en question (Morissette 2009). Certains chercheurs, tels que le Cri Craig Womack, ont d’ailleurs dénoncé cette vision d’un Amérindien immuable, soulignant qu’elle enfermait les autochtones dans une image d’Épinal, qui ne lui laisse pas d’autre choix que de disparaître face aux changements apportés à leur culture : « Les cultures des Indiens [d’Amérique] sont les seules à qui on dénie le droit de changer : on estime que si elles changent, ce n’est plus leur culture. » (Womack 1999 : 31)

En s’attachant à présenter les réflexions d’un pasteur abénaquis sur sa religion, cet article présente le parcours original d’un Amérindien qui s’est démarqué de l’image passive de l’historiographie traditionnelle. Osunkhirhine s’inscrit dans un mouvement de réappropriation culturelle et intellectuelle mené par plusieurs Amérindiens du xixe siècle désireux de participer aux débats : George Copway, Ojibwa, William Apess, Pequot (Peyer 1997) ou Samson Occoom (Stevens 2006 : 196), par exemple, sont autant de personnages dont les écrits démontrent cette volonté d’être actifs et de réfléchir aux problématiques de leur époque. Donald B. Smith qui publie les écrits de Peter Jones, un pasteur ojibwa, ou encore Thérésa M. Schenck, qui s’est intéressée aux mémoires de William W. Warren, un chef – également ojibwa – du xixe siècle (Smith 2013 ; Smith 1987 ; Schenck 2007), sont autant d’auteurs qui ont mis en avant le rôle très actif et la réflexion de ces Amérindiens. Ces travaux permettent d’avoir un autre point de vue de la réalité coloniale en Amérique du Nord et permettent de montrer la participation des autochtones dans les changements opérés au fil des siècles. Les sources autochtones utilisées diversifient les points de vue sur l’histoire de la construction des sociétés nord-américaines. Les Amérindiens sortent ainsi de l’image d’Épinal du peuple « sauvage » ayant subi les changements pour apparaître comme des personnes à part entière qui ont participé à certaines de ces transformations et se les sont appropriées.

Analysant le discours de l’un de ces acteurs autochtones d’envergure, cet article constitue aussi un complément dans le travail de réflexion entourant le protestantisme chez les Amérindiens en Amérique du Nord. Des chercheurs ayant abordé le parcours d’autres Amérindiens convertis au protestantisme découvrent chez eux une démarche volontaire de changement très similaire à celle d’Osunkhirhine, signe que le pasteur s’inscrivait dans un vrai mouvement de réflexion et de réappropriation des transformations par ces populations. Laura M. Stevens met en évidence comment les missionnaires britanniques protestants ont véhiculé l’image du « pauvre Indien » dans leurs écrits, influençant l’image romantique des autochtones du xviiie siècle et s’opposant aux écrits et à l’image propre de certains d’entre eux (Stevens 2006). Ces textes, destinés à la fois à justifier la colonisation et à obtenir des fonds pour les missions, enfermaient les Amérindiens dans une image passive et occultaient leurs véritables capacités de réflexion sur la société qui les entourait. Laura M. Stevens cite Samson Occom, à propos de la New England Missionary Society, pour appuyer sa démonstration : « … ils se sont servis de moi […] pour présenter une image d’Indien vulnérable. Ce n’est pas moi qui me suis présenté ainsi » (Stevens 2006 : 21).

De la même façon, Bernd C. Peyer, dans son ouvrage The Tutor’d Mind, remet lui aussi en cause l’image passive de l’Amérindien en s’appuyant sur les écrits des missionnaires protestants autochtones des États-Unis depuis le xviie siècle jusqu’à la guerre civile (Peyer 1997). L’auteur axe son analyse principalement sur Samson Occom (Mohegan), William Apess (Pequot), Elias Boudinot (Cherokee) et George Copway (Ojibwa) : tous ont joué un rôle actif dans les changements observés dans leur communauté et se sont servis de leur alphabétisation et de leur éducation pour défendre les intérêts de leur peuple. À la croisée de deux mondes, ils n’ont pas toujours rempli les attentes de l’organisation protestante à laquelle ils étaient rattachés mais ils ont laissé de nombreux écrits réflexifs derrière eux, donnant une vision originale de leur religion : à travers elle, c’est l’éducation qui est mise en avant, perçue comme un outil pour faire entendre la voix des autochtones. Peyer met en perspective l’écriture protestante amérindienne et la perception, par les missionnaires autochtones, de leur rôle dans leur communauté. Notre article s’inscrit dans le même ordre d’idées, en rompant avec la vision traditionnelle du « pauvre Indien » : il met en évidence que Peter Paul Osunkhirhine était parfaitement capable de réfléchir par lui-même et de tenir une réflexion sur des questions qui lui étaient contemporaines. Si sa démarche n’était donc pas isolée, Osunkhirhine se démarque des autres principalement pour avoir cherché à mener la même mission qu’Occom, Apess ou Boudinot, mais dans un contexte catholique. Sa vision de sa religion, illustrée dans les deux lettres que nous allons voir et dans sa traduction de l’évangile selon saint Marc, accusée d’être anti-catholique (Wzôkhilain et Bruchac 2011 : 2 ; UCCA 1837), participe à une meilleure connaissance de l’interprétation des valeurs protestantes par un missionnaire amérindien et des relations que les Abénaquis pouvaient avoir avec les congrégations protestantes.

Les travaux de Peyer et de Stevens ou encore ceux de Joël W. Martin et Mark A. Nicholas, dans leur ouvrage collectif (2010) qui démontre comment certains Amérindiens des États-Unis et du Canada ont, au xixe siècle, activement géré et participé à la transformation de leur communauté – en particulier par leur conversion au christianisme –, contribuent à dresser un contexte dans l’analyse des écrits d’Osunkhirhine produits entre 1835 et 1858. Catholiques durant au moins un siècle avant que le protestantisme ne parvienne à y faire des émules (Beaulieu 2000), les Abénaquis « domiciliés » n’ont que rarement fait l’objet d’études sur le rôle des différents courants religieux dans les transformations de leur communauté. Si Charland, en 1964 (Charland 1964 : 194-196), évoque les conflits entre catholiques et protestants et si, plus récemment, Jean-Pierre Sawaya (2010) s’interroge sur la place du protestantisme au sein de ces populations, aucun d’eux ne s’arrête vraiment sur les écrits produits par les Abénaquis de l’époque. En outre, Sawaya concentre son étude sur le xviiie siècle et constate que le protestantisme n’a pas vraiment réussi à s’implanter dans ces villages. Ce n’est, en effet, qu’à partir du retour d’Osunkhirhine en 1835 que se manifeste une véritable concurrence entre protestantisme et catholicisme au sein de la mission de Saint-François. C’est toujours en gardant à l’esprit ce contexte conflictuel que Peter Paul Osunkhirhine rédige et partage ses réflexions sur sa religion et sur son ministère.

Les Lettres d’Osunkhirhine : un protestantisme méthodiste tolérant au syncrétisme

Les deux lettres que nous avons sélectionnées donnent un aperçu du statut particulier de Peter Paul Osunkhirhine – que ce soit au sein de sa Congrégation ou parmi les siens, à Saint-François. La première de ces lettres, datée du 4 mai 1844 et adressée au Révérend David Greene, raconte une rencontre plutôt houleuse entre Osunkhirhine et le Révérend Burns, un éminent personnage de l’Église libre d’Écosse – institution presbytérienne très investie dans les missions à l’étranger et alliée de la congrégation du pasteur. La seconde missive, datée quant à elle du 24 décembre 1857 et adressée au Révérend Selah B. Treat, reprend les idées métaphysiques contenues dans Metaphysical inquiry deducing many self-evident truths from the very nature of things of what God’s nature and will require, ouvrage que le pasteur abénaquis avait publié cette même année 1857 : elle met en exergue son interprétation de la pensée protestante. Ces deux lettres sont celles, dans tout le corpus, qui présentent le plus en détail la pensée d’Osunkhirhine. Leur analyse permet de comprendre sa position, en particulier par rapport à son organisation : de ses lettres, ressort, certes, son esprit tolérant et pragmatique à l’égard des valeurs et convictions de sa religion mais c’est surtout sa volonté de réfléchir, de prendre position dans les débats animant le protestantisme du xixe siècle qui est remarquable. S’il s’y présente comme un farouche protestant, il n’hésite pas, par ailleurs, à prendre part aux débats et à philosopher sur le sens des textes religieux. On apprend également, à la lecture de ces lettres, qu’Osunkhirhine adaptait ses pratiques aux façons de faire de sa communauté afin de mieux diffuser son message, ce qui déplaisait au Révérend Burns qui estimait qu’il dénaturait les Écritures (UCCA 1857). Cette position ambivalente fait de Peter Paul Osunkhirhine un Amérindien au coeur de son temps, un penseur pour sa religion, qui conserve sa liberté de pensée tout au long de son ministère à Saint-François et qui enseigne un protestantisme conforme à sa propre interprétation et à ses valeurs.

L’American Board of Commissioners for Foreign Missions (ABCFM)

Osunkhirhine échange des lettres avec l’American Board of Commissioners for Foreign Missions (ABCFM), une organisation protestante américaine, dès les années 1830, même si ce n’est qu’en 1835 qu’il devient l’un de ses pasteurs. Créée en 1810, dans le cadre du « Second Grand Éveil » (Second Great Awakening) [Maxfield 2001 ; Heffer 1995 : 115], l’ABCFM était composée, jusqu’en 1870 tout au moins, de plusieurs courants du protestantisme (méthodiste, presbytérien et congrégationaliste) qui étaient réunis par un objectif commun : convertir et instruire les populations non protestantes et non occidentales afin de sauver leur âme (Heuser Jr 1988 : 1). Dès leur premier discours, en 1811, les membres de l’American Board affirmaient vouloir lancer des missions parmi les Amérindiens[1] et c’est en 1817 qu’ils envoyèrent un missionnaire auprès des Cherokees, premier peuple ciblé en Amérique du Nord (Strong 1910 : 35). La stratégie de l’organisation s’articulait autour de trois axes principaux : l’éducation chrétienne, la diffusion de la foi protestante et l’initiation aux travaux agricoles et domestiques. Selon les responsables de l’American Board, cette méthode permettrait aux populations de s’adapter à la culture occidentale et de devenir « civilisées ». Fort du succès des premières missions chez les Cherokees puis chez les Choctaws, ils mirent sur pied tout un réseau de missionnaires, à la fin des années 1820, qui devait implanter le protestantisme au sein des autres communautés autochtones d’Amérique, tout en développant l’apostolat en Palestine (Maxfield 2001). Au total, ils réussirent à fonder une quinzaine de missions en Amérique du Nord entre 1817 et 1880 (Strong 1910 : 186).

Parmi ces dernières, celle lancée à Saint-François en 1829 par l’American Board revêt un caractère tout particulier : c’est Peter Paul Osunkhirhine qui en prit la direction officielle en 1835. Accordant une grande place à l’alphabétisation dans ses enseignements, le pasteur avait déjà publié en 1830 un ouvrage dans la langue des Penobscots pour apprendre à lire et à écrire, Wobanaki kimzowi awighigan (Wzokhilian 1830). De retour à Saint-François, il a occupé le poste de maître d’école de 1832 à 1835 pour l’école gouvernementale des Abénaquis, avant d’en être destitué pour cause de prosélytisme (BAC 1835 ; UCCA 1835). Il devient alors officiellement le missionnaire protestant responsable pour l’American Board, qui lui verse un salaire pour diriger la mission et tenir école, à partir de 1835. Il accorde toujours une grande place à l’alphabétisation dans ses enseignements jusqu’en 1858 – date à laquelle l’organisation met fin à la mission, estimant que les Abénaquis étaient de toute façon condamnés à disparaître (Strong 1910 : 186).

Durant les quelque vingt-neuf ans que dura la mission, Peter Paul Osunkhirhine entretint avec ses responsables une correspondance nourrie, dans laquelle il brosse un portrait de son peuple et des difficultés qu’il rencontre. À la différence des autres missions que l’American Board eut en Amérique du Nord, en effet, il est le seul à oeuvrer au sein d’un village de « domiciliés », c’est-à-dire au coeur même d’une mission catholique – où il rencontra une vive opposition. Dans le même temps, il laisse entrevoir en lui un personnage complexe qui s’appuie sur les valeurs et les objectifs de son organisation pour imposer sa vision du « progrès social », qui consistait, notamment à diffuser largement l’alphabétisation et à encourager les membres de son village à s’instruire pour sortir de leur dépendance aux intermédiaires. Selon lui, l’éducation protestante était la clé de l’avenir des Abénaquis car elle permettait de trouver un travail et, donc, de ne plus dépendre des autres pour avoir de l’argent (Boutevin 2011 : 128-129 ; BAC 1831). Il est généralement identifié par les habitants de Saint-François comme porteur d’un protestantisme méthodiste (BAC 1833, 1834), qui se caractérise, entre autres, par l’importance accordée à la conversion, à l’évangélisation au sein de populations pauvres et par son opposition à la notion de prédestination selon Calvin (Willaime 2006 : 899-900). Il est à noter qu’à plusieurs reprises, ses opposants dans le village de Saint-François le désignent aussi comme Congrégationaliste, du fait de son appartenance à l’ABCFM[2] (UCCA 1847). Peter Paul Osunkhirhine était ainsi un protestant méthodiste, par ses croyances, et congrégationaliste par son appartenance à l’ABCFM et la relative autonomie de sa mission.

Un missionnaire amérindien protestant entre deux mondes

À la lecture de ses écrits, il apparaît clairement que le pasteur se positionne entre deux mondes : il n’est pas tout à fait à l’image des autres missionnaires de l’organisation, plus condescendants envers les Amérindiens qu’ils voient comme des peuples « à sauver », mais il n’est pas non plus semblable aux autres Abénaquis du village, plus attachés au catholicisme ou aux activités plus traditionnelles de leur culture telles que la chasse. Ce décalage se dénote, notamment, dans les récits d’Osunkhirhine, lorsqu’il présente à ses correspondants de l’ABCFM les difficultés qu’il rencontre pour instruire ses pairs, trop souvent partis chasser ou soumis à l’influence du missionnaire catholique (UCCA 1838, 1848a, 1837, 1850). En outre, si son organisation se montre pressante pour qu’il traduise le Nouveau Testament dans sa langue maternelle, voire dans celle de peuples de la même famille linguistique, Osunkhirhine, quant à lui, n’a de cesse d’insister pour que les Abénaquis partent apprendre l’anglais dans des écoles en dehors du village. Il insiste d’ailleurs beaucoup sur l’importance d’être alphabétisé dans les langues européennes – anglais ou français – afin de pouvoir trouver un travail dans le contexte de domination britannique (UCCA 1846). Il n’est pas, en cela, complètement opposé à la stratégie de l’American Board : dans le premier tiers du xixe siècle, celle-ci exigeait de ses missionnaires qu’ils instruisent les autochtones uniquement en anglais. Ce n’est qu’à partir de 1824, c’est-à-dire dix ans avant la mission d’Osunkhirhine, qu’elle prit conscience des difficultés que cette pratique entraînait – notamment en termes de rapidité de diffusion du protestantisme – et qu’elle décida d’opter pour un enseignement dans la langue maternelle des communautés (Strong 1910 : 36-41). Pourtant, l’objectif derrière cette question de la langue n’est pas le même pour l’American Board et pour le pasteur abénaquis : pour la première, l’usage de l’anglais était un signe que l’Amérindien était « civilisé », tandis que, pour Osunkhirhine, il s’agissait surtout de se montrer pragmatique et de permettre à ses pairs de trouver un travail (UCCA 1846). Lui-même, au reste, mentionne à maintes reprises que sa maîtrise de l’anglais laisse à désirer – quoiqu’il écrive dans cette langue à ses correspondants, avec certes quelques erreurs, et qu’il serve régulièrement d’interprète pour son peuple dans ses relations avec les autorités coloniales.

L’Église libre d’Écosse : le choc des cultures

Osunkhirhine décrit, dans sa lettre de mai 1844, sa rencontre avec le Révérend Dr Robert Burns, membre d’une délégation de la toute récemment séparée Église libre d’Écosse – le différend et la création datant de 1843. Robert Burns était alors sur le point de prendre la tête de la partie dissidente canadienne, baptisée Église de Knox, à Toronto. Cette institution presbytérienne, dont il devint le chef en 1845, réunissait les mécontents de l’Église d’Écosse, des membres de la Congrégation de York et d’autres insatisfaits de l’organisation de St. Andrew au Canada (Robertson 1904 : 215) : en général, les presbytériens se caractérisent par leur lecture calviniste de la Bible et par une organisation régie par des synodes (Klein). Pour l’Église de Knox, il fallait aller encore plus loin. La scission avec l’institution originale ayant été officiellement consommée le 30 décembre 1844, cette future Église de Knox était encore dans une démarche d’affirmation de son identité et de ses valeurs distinctes lorsque Burns rencontra Osunkhirhine. Elle se caractérisait alors par son opposition aux modérés de l’Église d’Écosse : ses membres militaient pour une pratique et une vision du protestantisme presbytérien beaucoup plus sévère. L’historien David W. Bebbington a mis en évidence quatre principaux axes défendus par l’Église libre, marquant une certaine radicalisation de ses membres : le « conversionisme » (idée selon laquelle les âmes doivent être sauvées par la conversion), l’activisme (principe selon lequel les missionnaires doivent s’investir entièrement dans la diffusion et la pratique de la religion), le « biblicisme » (la mise en avant des Écritures) et ce qu’il appelle le « crucicentrisme » (un intérêt tout particulier pour le sacrifice de Jésus sur la croix) [Bebbington 1989 : 108 ; Bradley 1976 : 22]. Selon Richard Vaudry, la culture de cette nouvelle organisation s’appuyait sur « une vision du monde qui se traduisait par un zèle et une vitalité missionnaire remarquables, un engagement pour l’orthodoxie théologique et un souci d’ordonner la société selon les préceptes bibliques » (Vaudry 1989 : xiv). À ce titre, la nouvelle organisation désirait ardemment que leurs pasteurs s’investissent dans les missions afin de répandre la Foi et les enseignements calvinistes.

C’est donc dans ce contexte que le Révérend Burns s’intéressa au travail d’Osunkhirhine chez les Abénaquis. Or, leur première rencontre ne fut pas sans étincelles, du fait des positions radicales de l’émissaire de la future Église presbytérienne de Knox qui ne se retrouvaient pas dans le travail du pasteur autochtone. Burns lui reprocha notamment son esprit trop pragmatique, en particulier par rapport à son engagement dans les différentes sphères politiques du village (UCCA 1844b). Il l’accusa implicitement de s’éparpiller dans ses tâches et d’en négliger sa mission première, c’est-à-dire évangéliser les siens : « Il me dit aussi que mon travail de prêche ne pouvait nécessiter autant de temps au regard de ce que je faisais et que je devais garder l’école ouverte en même temps. Il me dit qu’il allait se rendre à Boston pour parler de ce sujet avec Monsieur Green. » (UCCA 1844b) À travers ce commentaire, le Révérend Burns met en évidence que le pasteur devrait avoir pleinement le temps de mener sa mission de pasteur et de tenir école lui-même. Implicitement, il souligne donc que le pasteur perd son temps en s’investissant dans différents champs de la vie quotidienne de sa communauté et qu’il devrait se consacrer exclusivement à ses fonctions de pasteur. Burns est le premier, voire le seul parmi les membres de sa congrégation, à reprocher à Osunkhirhine de s’éparpiller. Cela s’explique aisément par les positions de l’Église libre d’Écosse qui militait pour un retour à l’évangélisation première, détachée de toutes les autres occupations temporelles. La vision conservatrice calviniste défendue par Burns se heurte de plein fouet avec la perception plus classique et luthérienne des responsabilités du pasteur abénaquis. En l’occurrence, le Révérend Burns ne comprend pas qu’Osunkhirhine puisse occuper des postes importants dans le secteur diplomatique – comme celui d’intermédiaire des chefs avec les autorités coloniales en 1844, fonction qui lui permet de négocier les litiges territoriaux avec les Blancs voisins (UCCA 1844a ; BAC 1844) – et ne pas trouver le temps de tenir l’école lui-même : Osunkhirhine employait, en effet, des maîtres d’école pour son institution. Le pasteur, quant à lui, justifie son choix et ses façons de faire par le contexte particulier de son lieu d’exercice :

J’aurais pu lui parler de tout ce que j’avais à faire, des difficultés et désavantages auxquels je faisais face, de ma mauvaise santé ou d’autres choses mais je n’avais pas le temps et cela ne valait peut-être pas la peine de lui donner tous les détails puisqu’il est étranger aux façons de faire dans ce pays.

UCCA 1844b

Cette divergence de vision des rôles d’un missionnaire protestant, que le pasteur impute au fait que son interlocuteur est étranger aux coutumes entourant les relations entre Abénaquis et Canadiens français, marque le caractère du personnage, très pragmatique et indépendant. Le pasteur prend ainsi position dans un débat particulièrement actif en 1844 sur le rôle et les fonctions des missionnaires – en dehors de toute considération d’appartenance culturelle : Osunkhirhine se démarque des presbytériens du Canada de cette époque, qui se détournent de leur rôle social et politique pour ne se consacrer qu’à la diffusion de leur interprétation des Écritures (Fraser 1995 : 5-6).

Dans son compte rendu de l’entretien qu’il a eu avec le Révérend Robert Burns, Osunkhirhine laisse transparaître à la fois une forme de conformisme à la vision méthodiste du protestantisme et un certain pragmatisme dans sa volonté d’enseigner des usages et valeurs à transmettre. Il n’hésite pas, dans sa lettre tout au moins, à s’opposer aux idées de son interlocuteur, qu’il présente comme étant inquisiteur et plutôt sévère dans son jugement sur ses méthodes de travail et son parcours personnel :

Il voulait savoir combien de chapitres de la Bible j’avais mémorisé et je pouvais lui réciter sans le livre. Il souhaitait aussi que je puisse lui répéter les parties de la Bible que j’enseigne aux Indiens et si j’avais appris “The Assembly’s Catechism” [catéchisme de Westminster]. Je lui ai dit que j’avais lu une bonne partie du Catéchisme mais que je ne l’avais jamais appris par coeur, pas plus que je n’avais mémorisé et pouvais réciter des chapitres de la Bible sans le livre. Je lui ai répété quelques passages de la Bible mais comme je ne pouvais pas dire, pour chaque verset, de quel chapitre ou verset il s’agissait, il fut étonné et me dit qu’il craignait que je ne sois pas encore converti. Je lui répondis que peut-être je ne l’étais pas mais ce n’était pas l’incapacité à réciter le livre, les chapitres ou à citer les versets qui permet de dire si un homme est converti ou non. Beaucoup de personnes ont été des croyants et convertis par la vérité lue ou prêchée, alors qu’ils étaient incapables de dire de quel verset ou chapitre elle provenait.

UCCA 1844b

Ici encore se remarque une différence de point de vue et d’interprétation entre les deux protagonistes : aux yeux du prélat, Osunkhirhine n’est pas véritablement converti et ne peut diffuser correctement le message de Dieu puisqu’il ne comprend pas et ne connaît pas la Bible dans ses moindres détails. Autrement dit, le Révérend Robert Burns estime que le pasteur abénaquis n’a pas reçu une formation suffisamment poussée pour enseigner le protestantisme, dénonçant, au passage, la nonchalance du pasteur vis-à-vis des connaissances qu’il a et qu’il enseigne sur la Bible : cette attitude ne lui semble pas compatible avec l’occupation d’une place aussi importante que celle du pasteur au sein de sa communauté. L’enjeu étant de favoriser l’émergence d’une conscience protestante parmi les autochtones au détriment du catholicisme et des croyances traditionnelles, il s’avère incongru, pour le religieux, qu’un Abénaquis, instruit certes, mais si indépendant dans ses façons d’interpréter, d’enseigner et de comprendre la Bible, soit aussi influent. Ce constat est d’autant plus surprenant pour lui que le « conversionisme » est un des axes fondamentaux de la future Église de Knox. L’importance, voire la primauté, accordée à la Bible par cette organisation transparaît pleinement dans cet échange et on comprend pourquoi, selon Burns, l’essence même de la pratique du pasteur abénaquis est faussée puisqu’il ne maîtrise pas pleinement le contenu de la Bible.

Osunkhirhine conteste les arguments avancés par le religieux quant à sa méconnaissance des choses divines, sans pour autant se montrer ferme sur sa conversion, se contentant de déclarer qu’il ne l’est « peut-être » pas, converti, mais que ce n’est pas l’essentiel. Transparaît ici clairement l’écart entre ce qui était important pour lui, la sincérité de la Foi (et non la conversion en tant que telle), et pour son interlocuteur, la connaissance parfaite des textes démontrant la réalité de la conversion : l’interprétation d’Osunkhirhine le fait apparaître à la fois comme le défenseur d’une interprétation plus modérée de la philosophie et des pratiques de sa religion et comme un pratiquant plus pragmatique que dogmatique de sa foi. Le pasteur démontre ainsi sa position à la croisée de deux mondes – pas tout à fait converti, selon les normes de Burns, mais adepte d’une religion marginalisée dans sa propre communauté, où il est même accusé de prosélytisme (BAC 1835). Ce qui ressort de cet échange, c’est surtout sa capacité à réfléchir et prendre position dans un débat qui dépasse de loin les questions autochtones, puisqu’il n’hésite pas à défendre son point de vue – à savoir l’inutilité de connaître par coeur la Bible pour avoir et enseigner la Foi – à l’encontre de celui de Burns.

Poursuivant le récit de sa rencontre, Osunkhirhine mentionne que cette opposition entre le Révérend et lui a pris une tournure concrète lorsque Burns lui a posé une question spécifique sur l’Évangile de saint Jean, dans le Nouveau Testament. On découvre alors que le pasteur abénaquis ne connaît pas vraiment ce passage dans lequel Jésus discute avec Nicodème, un pharisien, professeur en Israël. Plus exactement, il ne peut dire précisément ce qu’enseignait ce personnage et c’est sur cette lacune que le Révérend estime avoir la preuve de l’incompétence d’Osunkhirhine :

Il me demanda encore ce qu’enseignait Nicodème, lui à qui le Seigneur demanda : « Es-tu un maître d’Israël et tu ne connais pas ces choses ? » Je lui répondis que je supposais qu’il enseignait la parole de Dieu. Mais il voulait savoir exactement quelles choses enseignait Nicodème. Je lui dis que je ne le savais pas. Il me dit « Comment pouvez-vous donc enseigner aux Indiens si vous ne pouvez pas expliquer la Bible ? » Je lui dis que j’enseignais et expliquais le sujet et le sens du discours de Dieu selon lequel il faut une nouvelle naissance et ce que cela signifiait, sans leur parler de ce qu’enseignait Nicodème.

UCCA 1844b

Cette mésentente illustre l’opposition entre la radicalisation de l’Église de Knox et la vision du pasteur abénaquis, qui semble, de fait, plus modérée : Nicodème est l’une des élites juives qui rencontra et questionna Jésus dans le Nouveau Testament. En l’occurrence, le passage dont parle le Révérend Burns concerne une démonstration de la part de Jésus sur la nécessité de « renaître », c’est-à-dire d’être baptisé. Le rôle même de Nicodème, attribué par saint Jean, est sujet à débat (Renouard 2004 : 563-573). Nicodème est un pharisien, c’est-à-dire qu’il appartient à un groupe qui étudie la Bible et particulièrement la Loi, pour y trouver les fondements de leur rapport à Dieu. Nicodème en est un maître : le narrateur le qualifie de « chef des Juifs », et Jésus l’appelle « docteur d’Israël ». Il se distingue donc par son savoir et sa capacité à enseigner, qui le placent au-dessus des autres membres du groupe des pharisiens. Pourtant, dans le premier passage de son apparition, il est présenté comme un ignorant qui croit savoir et qui doit se faire expliquer dans le détail le principe de « naître à nouveau » dont lui parle Jésus. Le Révérend Burns se sert de Nicodème pour prendre en défaut Osunkhirhine au niveau de ses connaissances dans le détail de la Bible, faisant du pasteur son propre maître ignorant à qui il faut tout apprendre. Il remet d’ailleurs en question jusqu’aux titres que le pasteur a obtenus, doutant de sa légitimité comme ministre protestant : « Après ça, il a lu mes certificats, le certificat du Président N. Lord [le directeur du Dartmouth College], le vôtre, celui de ma licence, de mon ordination, de mon appel et de mon installation et il a trouvé des erreurs dans chacun d’eux. » (UCCA 1844b) Il est vrai qu’Osunkhirhine n’avait pas, à proprement parler, de diplôme spécifique pour être pasteur : loin d’avoir eu un cursus complet, il n’avait effectué que quatre ans et demi de cours à Hanover, aux États-Unis, et il n’avait jamais suivi de séminaires religieux ou autre formation pertinente à sa fonction de pasteur et de maître d’école dans le village de Saint-François (UCCA 1851). Burns n’est d’ailleurs pas le seul à avoir remis en question les compétences du pasteur : en 1842, Noël Annance (BAC 1842), puis en 1848 John Stanislas (UCCA 1848b), deux Abénaquis protestants, anciens élèves du Dartmouth College, ont aussi pointé du doigt des lacunes dans ses pratiques pour justifier leur demande de remplacer le pasteur dans ses missions. Si leur intérêt dans cette demande est évident, puisqu’ils se proposent pour assumer les tâches d’Osunkhirhine, il n’en demeure pas moins qu’ils se faisaient ainsi l’écho du discours utilisé par les détracteurs du pasteur dès 1835. Les deux Abénaquis qui s’étaient alors opposés au pasteur étaient, selon James Hugues, surintendant des Affaires indiennes pour le district de Montréal, activement encouragés par le missionnaire catholique Bellanger (BAC 1835). Entre autres, ils dénonçaient l’incompétence du pasteur en s’appuyant sur la version de la Bible qu’Osunkhirhine utilisait :

Ils encouragent le démon chez les jeunes en disant que boire un peu d’alcool fort ne fait pas de mal, de même que s’adonner à des loisirs sans danger comme jouer aux cartes ou d’autres jeux et danses. Ils disent que rien de tout ça n’est interdit dans la Bible, pour n’importe qui qui comprend la version originale grecque. P.P. Osunkhrihine ne connaît rien au grec, disent ceux qui ont appris les langues anciennes, donc il ne peut pas comprendre la Bible correctement et il ne doit pas être écouté car son instruction ne sert qu’à semer le trouble et à distraire les honnêtes gens.

UCCA 1835

Selon eux, le ministre était un imposteur car il utilisait une traduction anglaise tirée de la version latine. Or, affirmaient-ils, la véritable version de la Bible était la grecque : si Osunkhirhine ne comprenait pas cette langue, il ne pouvait être en mesure de diffuser la Vérité. Ces deux Abénaquis, selon Ounkhirhine, étaient pourtant d’anciens élèves de la Moor’s Indian Charity School et l’un d’eux avaient même fait le voeu de devenir pasteur (UCCA 1835). Même si, là encore, le conflit entre catholiques et protestants reste tangible, l’argument utilisé pour discréditer le pasteur renvoyait déjà à des questions d’érudition, bien loin de la réalité du terrain à Saint-François : entre la version grecque ou latine de la Bible, seuls quelques Abénaquis très instruits pouvaient percevoir les différences, la majorité ne comprenant aucune des deux langues, et cela n’influençait donc pas leur opinion sur le travail du pasteur. En revanche, il s’agissait d’un débat latent depuis les Humanistes, au xvie siècle, qui avaient entrepris de traduire l’Ancien et le Nouveau Testament à partir des versions hébraïque et grecque ; ils avaient alors identifié des différences notables avec la Vulgate latine (Gordon 2006). Le fait que les détracteurs d’Osunkhirhine utilisent pareil argument pour le désavouer montre bien que le pasteur n’était pas le seul Amérindien à s’intéresser aux débats et questionnements de société qui l’entouraient.

Les protestations d’Osunkhirhine face aux critiques du Révérend Burns sont particulièrement éloquentes de sa volonté de penser et d’interpréter sa religion selon ses propres convictions. Cherchant à appuyer son argumentation, le pasteur cite Barnes et Scott comme références, ce qui laisse à penser qu’il utilise une version commentée de la Bible – en tout cas, du Nouveau Testament – plutôt que l’originale : « Scott et Barnes, écrit-il, les commentateurs [du Nouveau Testament] se contentent de dire que Nicodème est un professeur sans expliquer plus particulièrement ce qu’il enseignait. » (UCCA 1844b) Or, Albert Barnes, théologien presbytérien célèbre pour ses écrits sur la Bible et le Nouveau Testament, a été accusé en 1836 d’hérésie pour son interprétation du péché d’Adam et de la rédemption. S’il ne fut pas sanctionné, finalement, il a marqué la séparation entre un courant plus conservateur (incarné ici par l’Église de Knox) et un autre plus progressiste (Chisholm 1911). De la même façon, Walter Scott, autre commentateur de la Bible, était un protestant plutôt éloigné de la sévérité presbytérienne. Proche des Baptistes, il s’en sépara en 1839 pour lancer la Grande Restauration avec les Campbell – mouvement évangélique oecuménique voulant réformer et unifier de l’intérieur le protestantisme. Il a écrit de nombreux textes et commentaires, en particulier sur le Nouveau Testament (Foster et Dunnavant 2004 : 674-678). Les deux hommes cités par Osunkhirhine incarnent la libre interprétation et la remise en question de certains textes bibliques, ce qui n’est pas sans rappeler sa propre vision du protestantisme. Cela contraste d’autant plus avec l’interprétation du Révérend Burns que les presbytériens de l’Église libre d’Écosse défendent une application sévère des textes. D’ailleurs, Burns utilise, lui, la « King James Bible », rédigée en anglais ancien – l’une des versions les plus courantes de la Bible – pour appuyer ses propos.

Le pasteur justifie également sa façon d’apprendre et de diffuser la Bible en soulignant clairement ses différences par rapport au Révérend Burns. N’étant pas anglophone ni érudit, il a besoin de réfléchir et de préparer son discours, écrit-il. Cet aspect démarque, ici encore, le pasteur qui se positionne comme un penseur, c’est-à-dire une personne qui appuie ses propos sur une réflexion préalable :

Ensuite, il continua à expliquer et commenter [le texte] et il dit que je devais faire pareil si je connaissais suffisamment la Bible. Je lui dis que je le savais. Je connais la Bible mais un peu et je ne connais que peu d’anglais : on ne peut donc pas me demander de faire aussi bien que des érudits qui maîtrisent la langue. Je ne peux pas expliquer un texte qui m’est soumis au dernier moment, de façon inattendue, aussi bien que si je l’avais choisi moi-même et l’avais étudié pour en parler dans mon prêche. Ce monsieur, je crois, attend trop de moi en espérant que je puisse expliquer un texte aussi bien que lui.

UCCA 1844b

Le rôle de penseur adopté par Osunkhirhine se retrouve dans toute sa discussion avec le Révérend Burns à propos de sa connaissance des Écritures. Dans les débats qui agitent les différents groupes protestants à propos du rôle de Nicodème dans les Évangiles selon saint Jean, la question principale est de savoir si le pharisien sert de faire-valoir pour un enseignement du Christ – se rapportant au principe d’élection et au baptême – ou s’il permet d’apporter la question de l’élection au-delà du peuple juif (Renouard 2004 : 563-573). Osunkhirhine estime, quant à lui, que c’est surtout la discussion avec Jésus qui est importante car elle est un moyen de faire passer le message de l’élection par Dieu à travers le baptême, tandis que pour le Révérend Burns il apparaît que ce passage des Évangiles ne peut être compris que si l’on connaît la position de Nicodème dans la société juive, son titre d’érudit du dogme religieux et, surtout, ce qu’il a dit dans sa forme la plus fidèle.

Le point de vue du pasteur à propos de sa connaissance lacunaire des interventions de Nicodème dans la Bible marque, une fois de plus, son côté plus pragmatique que dogmatique, au sens où il estime qu’il n’est pas nécessaire de tout connaître sur le bout des doigts pour l’enseigner, tant que le message derrière l’événement est bien compris. En revanche, l’attachement du Révérend Burns à la connaissance des enseignements de Nicodème, qui l’amène à lier le niveau de compétence du pasteur à celle-ci, s’explique sans doute par ses convictions, selon lesquelles les missionnaires devaient avoir une discipline mentale et une parfaite connaissance classique de la Bible pour pouvoir véritablement répandre la Foi. Il l’exprima d’ailleurs clairement dans son adresse aux chrétiens du Canada en décembre 1844, lorsqu’il évoqua la formation de nouveaux pasteurs dans son futur collège :

Accepter trop facilement des étudiants me paraît un danger duquel il faut vigoureusement se garder. […] Ces jeunes hommes qui sont admis dans ce cours n’entrent pas dans un cursus général qui devrait déboucher sur un métier quelconque : ils sont clairement reconnus comme étant les futurs nouveaux pasteurs. […] Non seulement doit-on avoir une conduite morale satisfaisante, une bonne motivation et une apparente piété mais, également, doit-on avoir la preuve d’un changement d’avis affirmé chez le candidat. […] Ensuite, concernant les qualifications intellectuelles et les accomplissements des candidats, je suis clairement pour que la plus grande rigueur jusqu’à aujourd’hui soit absolument nécessaire.

Burns 1872 : 376-377

Ce discours, tenu à peine quelques mois après sa rencontre avec Osunkhirhine, ne peut que nous faire penser à son étonnement face aux méthodes du pasteur et à son désaveu de la conversion du pasteur et de la validité de ses diplômes. Sa vision d’une formation classique et d’une connaissance parfaite de la Bible apparaît ici pleinement, mettant en évidence la suprématie du rôle spirituel des pasteurs sur tout rôle temporel. En 1872, le fils du Révérend Robert Burns, publiant les mémoires de son père, écrivait à son propos : « Parmi les qualifications requises, bien qu’accordant la reconnaissance voulue aux qualités intellectuelles, il attachait la plus haute importance aux qualités spirituelles. En particulier, il insistait sur la nécessité d’être “irréprochable dans les Écritures” » (Burns 1872 : 372) – ce qui n’était pas le cas d’Osunkhirhine. Le décalage entre les attentes théoriques du Révérend et la réalité pratique des missionnaires amérindiens est d’ailleurs illustré par une anecdote contenue dans ses mémoires, publiés par son fils en 1872 : un mois avant sa rencontre avec Osunkhirhine, Burns avait posé une question à un professeur amérindien, financé par la Société écossaise pour la propagation de la Foi :

Désireux de commencer par le commencement et de s’assurer des connaissances élémentaires du professeur indien, Docteur [Burns] demanda gravement : « Qui était Nicodème ? » L’Indien, pensant qu’il plaisantait, répondit avec une gravité toute indienne : « un grand Guerrier ! »

Burns 1872 : 183

Cet autre professeur n’étant pas clairement identifié et l’anecdote étant transcrite plusieurs années plus tard, il est possible qu’elle concerne Osunkhirhine. Elle met, quoi qu’il en soit, en lumière l’écart entre le presbytérien et son interlocuteur, tous deux propagateurs de deux courants du protestantisme.

L’idée qu’Osunkhirhine était parfaitement conscient des débats de société qui lui étaient contemporains ressort aussi des questions posées par le Révérend. Le sujet de Nicodème, par exemple, peut avoir été un moyen de connaître l’opinion de l’Abénaquis sur l’épineuse question de la « conversion » débattue métaphoriquement par Jésus et le pharisien à travers l’idée de « naître à nouveau », comme cela apparaît dans l’Évangile selon saint Jean : « En vérité, je te le dis, à moins de naître de nouveau, personne ne peut voir le royaume de Dieu. » (Jean 3.1-21) Ce sujet est, en effet, au coeur de la pensée religieuse de l’Église libre – à l’instar de la crucifixion de Jésus – introduisant une vision exclusive du processus d’élection défendue par les calvinistes les plus radicaux. Selon cette pensée, seuls ceux qui sont élus par Dieu peuvent être sauvés de la damnation et aspirer à la Rédemption. Le Révérend Burns ramène d’ailleurs cette question par une voie détournée dans la suite de son réquisitoire contre Osunkhirhine, tout en abordant un autre élément clé de la future Église presbytérienne de Knox à Toronto :

Il me considérait aussi comme un ignorant de la doctrine chrétienne parce que je ne croyais pas dans la doctrine qu’il soutenait, à savoir que la rédemption était restreinte à quelques élus. Selon lui, le Christ était mort spécialement, particulièrement, voire seulement, pour ceux qui étaient sauvés. Je lui ai dit que la rédemption, c’était comme ouvrir la porte d’une prison où deux personnes seraient enfermées pour un crime quelconque et ne pouvaient être pardonnées ou libérées sans avoir versé une certaine somme d’argent. Une fois qu’elles auraient payé, elles seraient libres de sortir ou non. Maintenant, si quelqu’un est assez bon pour payer la somme demandée, avec un désir sincère de les sauver toutes les deux, et que l’une décide de sortir mais pas l’autre, peut-on vraiment dire que la somme payée ne l’était que pour une seule d’entre elles ? En réponse à ça, il me répondit que ma comparaison était mauvaise.

UCCA 1844b

Dans ce passage, le Révérend Burns s’appuie sur la notion de prédestination, un des concepts fondamentaux du dogme protestant calviniste, puisqu’il estime que Jésus n’a sauvé, par son sacrifice, que les élus – c’est-à-dire les convertis.

Le concept de prédestination est cependant source de nombreux débats parmi les théologiens de toutes les époques car il n’est pas reconnu par tous les protestants et constitue un paradoxe avec l’autre grande notion défendue par le protestantisme, celle de la Providence (Brülher 2006 : 1096-1111). Sans trop entrer dans les détails, cette dernière défend l’idée d’un Dieu voulant le bonheur et la protection de tous les êtres humains sans distinction : dans cette optique, le sacrifice de Jésus était destiné à tous les Hommes et non aux seuls convertis, choisis par Dieu. Or, nous retrouvons cette opposition dans l’argumentation du Révérend Burns et du pasteur abénaquis, ce qui souligne la participation des deux interlocuteurs à un débat de société qui leur était contemporain : alors que le presbytérien défend une vision élective de la rédemption permise par le sacrifice de Jésus, Osunkhirhine lui oppose une métaphore abondant dans le sens de la Providence. Selon lui, puisque Jésus a été crucifié en voulant libérer l’humanité de ses péchés, tous les êtres humains sans exception peuvent être sauvés. Selon cette interprétation, le fait que certains choisissent, de leur plein gré, de ne pas être baptisés ne signifie pas que Dieu les a condamnés à la damnation. Osunkhirhine défend ici une vision semblable à celle des Églises luthériennes traditionnelles, marquant son côté plus méthodiste et sa réflexion sur la question : à l’instar de John Wesley, le père du méthodisme au xviiie siècle, il s’oppose à la vision calviniste de la prédestination.

Dans le même temps, la métaphore utilisée par le pasteur renvoie aussi, une fois de plus, à son caractère pragmatique, présent également dans ses méthodes de prêche. À travers ses lettres, en effet, il apparaît que l’usage d’images et de métaphores pour faire comprendre les idées protestantes est une de ses techniques favorites car elle rejoint aisément ses pairs : « Donc je ne pouvais pas mieux utiliser mon temps qu’en visitant les parents, allant de famille en famille, pour instiller parmi eux l’amour de la Lumière, en leur racontant […] diverses histoires conformes à leurs goûts. » (UCCA 1839) Cette pratique pour transmettre des idées n’est pas nouvelle en soi : elle est souvent employée par les différents missionnaires catholiques qui se sont rendus auprès des autochtones. La Bible, en étant remplie de récits, est une source idéale pour ce type de narration et elle est populaire chez les Amérindiens car elle rejoint la pratique du conte et du mythe, qui existe traditionnellement dans les cultures orales et qui met en scène des personnages-symboles, tels que le Carcajou ou le Raton laveur, pour transmettre des savoirs ou des leçons (Makarius 1979 : 17-46). Osunkhirhine reconnaît ici qu’il mélange les deux types d’histoire – récits biblique et mythes de son peuple – pour les rendre agréables à son auditoire : ainsi dans son ouvrage pour apprendre à lire et à écrire, Wobanaki kimzowi awighigan, il alterne les listes de vocabulaire spécifiques avec les paraboles (Wzokhilian 1830). Cette façon de faire permettait de rejoindre plus facilement les Abénaquis illettrés, qui pouvaient au moins avoir une approche d’apprentissage similaire à celles auxquelles ils étaient habitués.

De fait, pour Osunkhirhine, les difficultés perçues par le Révérend Burns concernant son ministère à Saint-François n’étaient que détails : il parvenait à accomplir son devoir car il avait foi en Dieu et il voulait partager ses connaissances avec ses pairs, peu importe la façon de faire. À ce titre, il estimait que ne pas connaître tous les éléments de la Bible ne l’empêcherait pas de convertir les Abénaquis tout en continuant à les alphabétiser et à les inciter à s’instruire ailleurs. Il démontre ainsi une vision modérée des valeurs protestantes, où l’éducation est au coeur du processus de conversion car c’est un « commandement de Dieu » (Cabanel et Encrevé 2006 : 5-21). Il montre aussi qu’il était conscient des différents débats théologiques qui secouaient les divers courants protestants et qu’il avait mené une réflexion pour prendre position.

Un pasteur attaché à une vision progressiste du protestantisme, au coeur des débats de société

Se retrouve donc dans le discours d’Osunkhirhine la conjonction de la Sola Scriptura (apprendre en lisant la Bible) et du sacerdoce universel qui aboutit à une volonté d’instruire le peuple dans son ensemble et de le guider sur le chemin de la Foi, telle qu’il la conçoit, mais cela ne s’accompagne pas d’une volonté de connaître sur le bout des doigts ce qu’il enseigne. La situation particulière du village de Saint-François a sans doute participé à cette vision du rôle de pasteur protestant : en conflit avec les catholiques du village, il voyait en l’alphabétisation le moyen d’émanciper ses pairs de la domination des élites lettrées et des missionnaires catholiques, qui s’étaient érigés en intermédiaires indispensables entre les habitants et les autorités coloniales (Boutevin 2011 : 184). De fait, il mettait donc l’accent sur les connaissances pratiques et sur son influence parmi les siens – en occupant des postes importants politiquement, par exemple, ou en insistant sur la nécessité d’apprendre l’anglais. D’ailleurs, le désaveu à son endroit qui transparaît de sa rencontre avec l’émissaire de l’Église libre d’Écosse ne reflétait pas l’opinion de la majorité des Abénaquis de Saint-François, qui continuèrent d’appuyer Osunkhirhine, tout au moins dans sa mission d’alphabétisation, même s’ils n’étaient pas unanimes et constants dans leurs positions vis-à-vis du pasteur. L’une de ses forces, en effet, a été de maintenir tout au long de sa mission une école protestante dans la langue abénaquise, contrairement aux écoles catholiques du village, spécificité qui perdurera même après la fin de sa mission (UCCA 1839 ; ASN 1875)

Osunkhirhine apparaît donc comme un être pragmatique, parfaitement conscient des débats qui dépassaient de loin son village, et qui enseignait aux siens sa propre interprétation des Écritures et des valeurs protestantes. Il profitait pour cela de la dissonance de son organisation sur le sujet, liée à la présence des différents courants du protestantisme en son sein. Pour preuve, aucune conséquence ne suivit cet entretien et, dans une lettre datée de décembre 1847, Osunkhirhine mentionne qu’il dispose d’une lettre de l’ABCFM, écrite en mai 1844, l’autorisant à s’investir dans des activités temporelles (UCCA 1847). Il resta en place jusqu’à la fin des années 1850 et ni ses lettres ni le Missionary Herald, journal de l’American Board, ne montrent que l’organisation lui ait reproché ses méthodes ou ait reçu le moindre commentaire du Révérend Burns. Au contraire, dans son ouvrage de réflexion sur le protestantisme (1857), il apparaît qu’il a conservé la même interprétation modérée des Écritures, ce qui renforce sa position de penseur (Osunkhirhine 1857). Il présente un extrait des idées contenues dans ce livre dans une lettre adressée à son correspondant de l’American Board, le Révérend Selah B. Treat, le 24 décembre de la même année : s’appuyant sur une discussion qu’il aurait eue avec des défenseurs d’une vision « scientifique » des Écritures, qui intégraient la phrénologie[3] dans leur interprétation, il prend position dans un autre débat de société. La thèse défendue par ces personnes est que l’être humain étant formaté par des considérations purement biologiques et physiques liées à la forme de son crâne, Adam ne pouvait agir autrement que ce qu’il a fait. Or, Adam ayant été modelé par Dieu, c’est donc ce dernier qui avait choisi de le faire échouer dès le départ. À ce titre, aucune conséquence ou changement ne peut être imputé à son échec puisque tout était « inscrit » dans son physique.

Je suis tombé sur un groupe qui défendait l’idée qu’aucun homme ne pouvait véritablement comprendre les Écritures sans connaissance scientifique. Et pour avoir cette connaissance, il était nécessaire de connaître la géologie, la zoonomie et la théorie de Combe sur la constitution de l’Homme pour comprendre que l’homme, dans tout ce qu’il faisait, agissait de façon organique, comme il avait été conçu par son créateur. À partir de là, ces gens soutenaient que le fait qu’Adam soit passé du Bien au Mal n’avait rien changé, puisqu’il avait agi conformément aux principes inhérents en lui, organiquement créés et implantés en lui lorsqu’il avait été créé.

UCCA 1857

Quoique cette idée s’appuie sur une « pseudo-science », elle n’est pas sans rappeler la prédestination calviniste. Si la forme du crâne prédit les gestes – et non le salut, contrairement à la prédestination –, elle renvoie malgré tout à l’idée que le passage de la sainteté au démon d’Adam était déjà écrit. De la même façon, le choix que fera un individu de se convertir ou non au protestantisme serait aussi inscrit dans la forme physique de chacun. La similitude entre les deux est d’ailleurs clairement énoncée en 1853 par Pierre Leroux dans son Cours de Phrénologie : « Dans les deux cas, on rencontre la prédestination : divine pour la théologie, scientifique pour la phrénologie où l’individu se trouve dès la naissance par la forme de son crâne et la couleur de sa peau. » (Leroux 1995) Le déterminisme qui transparaît dans les idées de la phrénologie fait donc écho à celui qui est théorisé dans la prédestination selon Calvin. D’ailleurs, Osunkhirhine s’oppose à cette idée, qu’il perçoit comme condamnant aléatoirement les êtres dans leurs choix d’action, indépendamment de leur volonté – au même titre qu’il se refuse à penser que la Rédemption ou la Damnation est décidée dès la naissance. Selon lui, il n’existe aucune force organique suffisamment puissante pour ainsi piper les dés d’avance :

La responsabilité pour tout être moral de passer du Bien au Mal n’est pas le travail de n’importe quel design organique constitutif, parce qu’il n’existe pas et il n’a jamais existé aucune conception morale ou du système organique pour concevoir et établir la nature morale des choses. Aucun pouvoir pour l’organisation et la constitution morale n’a jamais existé dans aucune volonté pour organiser et constituer l’immuabilité morale ou la capacité à changer de n’importe quel être moral. Aucune volonté n’a eu un tel pouvoir en sa possession. Ce qui est, en soi, une possibilité de la nature même, rien ni personne n’a le pouvoir de changer cela en une impossibilité.

UCCA 1857

Apparaît ici une notion de libre-arbitre. Osunkhirhine défend l’idée que l’être humain n’est pas prédestiné par sa nature et la forme de son crâne à refuser la voie de Dieu ou à l’accepter. En rejetant l’idée que l’être humain est prédestiné organiquement, physiquement, à faire quelque chose, le pasteur s’oppose aussi à la notion de prédestination calviniste – comme il l’avait déjà fait devant l’émissaire de l’Église libre d’Écosse. Il estime, en effet, qu’il est impossible qu’une caractéristique physique condamne un être humain à une action qui aurait des conséquences plus grandes – celle d’être damné, en l’occurrence, comme le fut Adam. Selon lui, même Dieu n’a pas le pouvoir de choisir à la place d’un être vivant, pas plus que de le prédestiner à la damnation ou au salut. Cela apparaît clairement dans la suite de sa lettre alors qu’il déclare qu’il est impossible que l’Homme soit prédestiné car cela impliquerait que rien ne pourrait le changer – or, le seul être qui ne peut être changé, selon lui, c’est Dieu.

Dieu ne peut être tenu responsable du fait qu’on soit influencé, il n’est pas responsable de nos changements et, bien sûr, il ne peut faire de l’homme un être immuable ou inchangeable, à moins qu’il en ait décidé ainsi. Mais l’homme est responsable par sa nature même de son caractère influençable, il est bien sûr responsable de ses changements, également sans qu’il y ait eu aucune volonté de le créer ainsi. L’inexistence d’un tel pouvoir de conception par la volonté rend impossible qu’un homme soit de la même façon incapable d’être influencé et aussi immuable que Dieu.

UCCA 1857

En outre, il souligne que Dieu, en tant que Créateur omnipotent, aurait certainement changé le caractère versatile de l’être humain s’il avait choisi qu’il devait être irrémédiablement prédestiné :

Ainsi donc, nul n’est besoin de dire que Dieu ne peut pas ne pas avoir su d’avance la responsabilité des êtres moraux en matière de changement. Il aurait empêché toute possibilité de changement s’il avait voulu. Il est évident qu’un tel empêchement supposé ne pourrait jamais être le fruit d’une volonté individuelle de déterminer ce qui doit être changeable ou ce qui ne doit pas l’être, ou en d’autres termes, nul n’est assez puissant pour concevoir et déterminer organiquement et constitutionnellement qui est moralement immuable ou pour empêcher quelqu’un de changer. Si une telle personne existait, elle ne pourrait pas être égale en tout au Créateur, elle ne pourrait être que l’image de Dieu telle qu’il l’a créée.

UCCA 1857

Il est pertinent de remarquer que le pasteur est non seulement resté fidèle à ses idées depuis sa rencontre avec le Révérend Burns mais qu’il a suffisamment confiance en ses capacités pour argumenter sur des sujets métaphysiques. Ses arguments ne reposent jamais, cependant, sur des citations de la Bible : ils s’appuient uniquement sur ses convictions. Sa conclusion illustre d’ailleurs ce paradoxe :

Ceci explique la responsabilité des êtres moraux, ou pourquoi ils sont responsables, puisqu’il n’y a pas d’autre élément qui dessine et détermine les changements qui ont lieu à part l’homme. Car le changement a été pensé et constitué organiquement en lui par son créateur, il ne pourrait en aucune façon être responsable, toute la responsabilité venant de sa constitution organique pour laquelle aucun être créé ne pourrait être blâmé.

UCCA 1857

Or, il n’a fait que répéter, tout au long de sa lettre, de façon plus ou moins formelle, que les arguments avancés par les néphrologues n’avaient aucun sens car personne n’avait le pouvoir de dessiner par avance le destin d’un être humain, quelle que soit la forme de son crâne. En somme, il estime que Dieu a créé l’Homme avec un libre arbitre et qu’aucune caractéristique physique ne pouvait prédire s’il serait sauvé ou non. L’absence de références bibliques à l’appui de ses convictions laisse donc à penser qu’il n’a en rien modifié ses façons de faire et que sa connaissance de la Bible demeure tout aussi lacunaire qu’en 1844 – ou en tout cas qu’il estime son interprétation suffisante.

Peter Paul Osunkhirhine présente dans son ouvrage (1857) et dans sa lettre le même type d’argumentation un peu floue et théorique, fondée uniquement sur ses convictions. Même s’il conserve des idées modérées du protestantisme méthodiste, il fait montre d’un esprit pragmatique, plus intéressé par les impacts que son discours a sur les autres que sur l’adéquation de ses interprétations avec les textes originaux de la Bible. Or, c’est à la toute fin de 1857 que le pasteur rédige cette lettre dans laquelle il présente des extraits de son ouvrage ; la mission soutenue par l’American Board of Commissioners for Foreign Missions était sur le point de se terminer, à sa propre demande, et il se préparait à quitter le village pour une durée indéterminée afin d’aller s’occuper d’une autre communauté autochtone dans le Wisconsin, les Stockbridges (ABCFM Annual Report 1858 : 17). De fait, il n’abandonnait pas son rôle de missionnaire et se devait donc de renvoyer une image positive à son organisation, à qui il avait demandé de financer le déménagement de sa famille et qui lui verserait son salaire sur place.

Peter Paul Osunkhirhine apparaît donc comme un missionnaire protestant méthodiste aux idées modérées, parfaitement conscient des débats théoriques et théologiques qui secouaient le protestantisme de son époque. Il se montre, notamment, plus attiré par une connaissance et un partage pragmatiques de sa religion, au risque de paraître ne pas en connaître véritablement la teneur, et il construit ses réflexions sur des convictions personnelles telles que celles portant sur la Providence et le libre arbitre. Sa vision se heurte aux interprétations plus radicales des presbytériens, mettant en évidence les difficultés que pouvait rencontrer son organisation pour concilier tous les courants qui la composent. C’est d’ailleurs ces idées parfois trop divergentes qui ont conduit l’Église presbytérienne à quitter définitivement cette alliance missionnaire protestante en 1870. Les presbytériens préférèrent créer leurs propres missions étrangères, plus conformes à leurs convictions. Le pasteur abénaquis marque aussi la spécificité de ses origines et de ses valeurs en mettant l’accent sur la sincérité de sa foi plutôt que sur ses connaissances de la théologie. Cela lui a permis de s’adapter à la réalité de son peuple en valorisant les métaphores, le discours inclusif, s’opposant en cela à celui de la peur utilisé par le missionnaire catholique (UCCA 1836 et 1837), et de rendre accessible le contenu de sa religion à tout un chacun. Sa seconde lettre (UCCA 1857) illustre sa position d’entre deux mondes qui s’appuie sur sa compréhension des notions clés débattues chez les protestants – notamment celle de la prédestination – pour rejeter les arguments des néphrologues.

Jamais véritablement accepté ni rejeté par les Abénaquis de Saint-François, le pasteur et ses idées ont suscité la polémique dans le village. Plusieurs lui ont reproché son prosélytisme, même si la plupart de ces critiques ont été ensuite invalidées ou contredites par les enquêtes menées dans le village par les autorités coloniales (BAC 1833). Il est demeuré relativement soutenu par les siens tout au long de sa mission et il a pu occuper plusieurs postes d’envergure comme celui de chef ou de maître d’école. Son statut de missionnaire protestant et ses réflexions le plaçaient dans une position ambiguë qui le poussait parfois à se sentir plus proche des familles américaines protestantes voisines du village que de son propre peuple (UCCA 1838, 1842). L’un des missionnaires auquel il s’opposa, l’abbé Joseph-Anselme Maurault, résuma en quelques mots la relation particulière qu’Osunkhirhine entretenait avec les siens, du fait de son comportement et de ses opinions originales : selon Maurault, dans un premier temps, les Abénaquis « repoussèrent avec horreur ses prédications » car, d’obédience catholique, ils avaient une mauvaise image du protestantisme. Cependant, le fait que le pasteur traduisait, enseignait et diffusait des écrits dans leur langue maternelle rendait malgré tout le personnage intrigant (Maurault 1866 : 618). N’ayant pas entendu quelqu’un prêcher dans leur langue depuis cinquante ans, en 1830, ses pairs finirent par l’écouter, voire par croire en la validité de ses sermons.

Cette place ambiguë du pasteur semble toutefois finir en désamour, si l’on se fie à l’une de ses dernières lettres en 1858 qui scelle son avenir de pasteur protestant à Saint-François :

Je pense que je ne pourrais jamais faire mieux en continuant à St. François. Je pourrais passer toute ma vie ici qu’aucune mauvaise habitude ne serait perdue, qu’ils continueraient à aimer le péché et ne deviendraient pas de bons chrétiens. J’aurais aimé qu’il y ait un moyen de continuer à faire le bien pour mes malheureux Indiens de mon propre peuple mais je ne peux rien si ce n’est les plaindre en pensant que je dois les laisser. Ils seront toujours comme des brebis errantes sans berger et leurs enfants seront bien sûr perdus.

UCCA 1858

Peu avant cette lettre, il venait de se tenir au village de Saint-François une élection pour la nomination de l’agent local. Par une requête rédigée par un notaire et adressée au département des Affaires indiennes, une partie des membres de la communauté prévoyant ne pas être présents pendant le déroulement de l’élection avaient demandé que n’importe qui soit nommé au poste d’agent, à l’exception de Peter Paul Osunkhirhine (ASN 1858). Or, si le pasteur a toujours dû faire face à une certaine opposition, elle émanait toujours d’une même famille, les Gill, désireuse d’occuper les postes importants du village (Boutevin 2012). Cette fois, pourtant, la requête n’était signé par aucun de ses membres, rendant d’autant plus vif ce rejet pour un populiste tel que le pasteur. Si ce dernier n’avait jamais fait l’unanimité, en effet, ses compétences avaient jusque-là toujours été suffisamment reconnues pour qu’il occupe les emplois d’agent, de chef ou de conseiller particulier de la communauté, en dépit de tous ses opposants. Cette requête d’une partie de la population semble donc indiquer que les réflexions du pasteur sur le monde qui l’entourait et sa volonté de changement n’ont pas réussi à lui garder jusqu’à la fin de son ministère la position influente et la confiance de ses pairs.