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La Commission de vérité et réconciliation du Canada (CVR 2007-2015), en effectuant son mandat d’examiner l’histoire des pensionnats indiens du Canada, a mis en lumière pour les chercheurs un certain nombre de vides que la documentation et l’analyse devront combler. Dans ces lignes, il sera question de ces vides, ou plutôt de ce qui pourrait commencer à les remplir, spécifiquement au Québec. Si la CVR n’a reconnu, et c’était déjà une lourde tâche, que les pensionnats ayant existé à partir de la Confédération (1867), mandat fédéral oblige, il serait intéressant d’avoir un portrait plus large et plus complet de l’histoire de l’éducation scolaire des autochtones au Québec afin de pouvoir éventuellement montrer des liens et des ruptures entre les différents projets et institutions qui ont formé cette éducation. J’en appelle aux historiens et ethnohistoriens dont certains, nous le verrons, ont déjà ouvert d’importants sentiers nous permettant de mieux saisir le parcours sinueux de cette éducation scolaire depuis les pensionnats de la Nouvelle-France. Je pars ici d’une définition partielle de l’éducation scolaire, comprise comme un système pour apprendre à lire, écrire et compter, un vecteur de transmission de connaissances qui permettent d’acquérir un certain pouvoir. Nous aimerions donc suggérer et explorer quelques pistes de recherche, portant surtout sur la période couverte par le mandat de la CVR sans pour autant exclure ce qui l’a précédée.

En partant de la littérature existante et de données que j’ai moi-même recueillies auprès des Anichinabés, je mettrai l’accent sur le chantier de données que représentent le rapport de la CVR (2015a, 2015b, et 2015c), la numérisation des archives des « School File Series » (1879-1953) du RG-10 (Affaires autochtones et du Nord Canada) à Bibliothèque et Archives Canada, la numérisation des numéros du journal oblat The Indian Missionary Record (1938-1973) aux archives de l’Université d’Algoma, la lecture attentive du journal oblat Vie indienne (1957-1970) dans les Archives Deschâtelets, ainsi que tous les témoignages concernant les expériences scolaires recueillis par les chercheurs, les journalistes, les documentaristes et le CSSSPNQL (2010), ou publiés directement par les anciens élèves autochtones eux-mêmes (Willis 1973 ; Blacksmith 2010 et 2016 ; Ottawa 2010 ; Pitikwe 2016). D’autres archives, retraçant ce qui a précédé tout cela, ne doivent pas non plus être oubliées. Les questions surgissent particulièrement lors de la confrontation des données québécoises au reste de la littérature sur l’histoire scolaire des autochtones au Canada.

Avant la Confédération

Rappelons brièvement, pour une simple mise en contexte, que l’entreprise d’éduquer scolairement les autochtones au Québec commença en Nouvelle-France, particulièrement avec les Ursulines et Marie de l’Incarnation pour les jeunes filles abénaquises, montagnaises et huronnes, et avec le collège jésuite établi en 1636 à Québec (Carney 1995). Dans son mémoire de maîtrise sur les premières écoles autochtones au Québec, Mathieu Chaurette fait le tour de la littérature sur ces premiers projets de scolarisation et leurs interprétations par les historiens (par ex. Beaulieu 1987 ; Gourdeau 1994 ; Jaenen 1986), relevant que ces derniers ne cherchent pas spécialement à « comprendre comment s’articule le projet politique en matière d’éducation » (Chaurette 2011 : 9). Avant le xixe siècle, la scolarisation met surtout l’accent sur la francisation des « jeunes sauvages » dans les missions jésuites et sulpiciennes. Paul-André Dubois (1999), lui, s’intéresse particulièrement à l’introduction de l’écriture pictographique chez les Micmacs de Gaspésie au xviie siècle, qui a aussi intéressé Pierre Déléâge (2009). Les travaux de recherche portent donc sur la vallée du Saint-Laurent jusqu’à la péninsule gaspésienne.

Chaurette, dans sa recherche, révèle que la première école dans un village amérindien au Québec est ouverte à Lorette en 1792 ; la deuxième, ouverte à Odanak en 1803, a la particularité d’avoir un instituteur abénaquis, François Annance (Chaurette 2011). Il montre ensuite que les écoles de Kahnawake (1826), Akwesasne (1835) et Odanak vont être au coeur d’enjeux confessionnels car elles sont l’oeuvre de sociétés protestantes ou d’Amérindiens ayant étudié aux États-Unis dans des institutions protestantes comme le Dartmouth College, à Hanover (Chaurette 2012). Il montre en fait que, jusqu’en 1845, l’Église catholique va résister à l’idée de scolariser les Amérindiens pour préserver l’autorité des missionnaires, les nouveaux scolarisés ayant tendance à s’élever contre le pouvoir des vieux chefs qui suivent le clergé (Chaurette 2011 et 2012).

Le plus surprenant, dans le travail de Chaurette (2011 : 32 et suiv.), est d’apprendre l’existence à Châteauguay d’un pensionnat indien (1829-1853), qui eut un seul enseignant et directeur anglophone et protestant, Charles Forest. Ce pensionnat accueillit des Hurons, des étudiants de Kahnawake, d’Akwesasne, du Lac des Deux Montagnes et d’Odanak, et un Micmac de Restigouche. D’après Chaurette, au décès de Charles Forest, « le gouvernement décida de ne pas embaucher de nouvel instituteur, faute de budget, ce qui entraîna la fermeture de l’école » (2011 : 32).

Qu’en est-il au nord de la vallée du Saint-Laurent ? Les Amérindiens concernés n’auraient-ils eu aucun accès à l’apprentissage de la lecture et de l’écriture ? L’ouvrage de Léo-Paul Hébert (1984) sur le père jésuite Jean-Baptiste de La Brosse (1724-1782) raconte une exception : ce missionnaire alphabétisa les Montagnais. Pour lui, savoir lire était nécessaire à l’approfondissement de la foi et à l’enseignement mutuel du catéchisme. Il se servit donc d’abécédaires et d’un livre entièrement en montagnais imprimé à son initiative, à la fois livre de prières et catéchisme. José Mailhot, dans son étude sur des lettres échangées en innu aux Îlets-Jérémie, montre les retombées de cette alphabétisation chez « une élite christianisée […] et souvent métissée » (1992 : 7). Anne Doran, dans l’introduction de son ouvrage sur la réception du christianisme chez les Innus, parle de l’impact du père de La Brosse : « […] Monseigneur Briand pourra écrire en 1768 que plusieurs Montagnais savent lire et s’enseignent mutuellement le catéchisme » (2005 : 8). Elle ajoute :

Autre témoignage à cet effet, celui du père Pilote, Oblat missionnaire au Saguenay, qui pourra affirmer en 1851, avec quelque exagération pourtant, qu’ayant appris à lire et à écrire de leurs missionnaires il y a 200 ans, ils s’en sont transmis la connaissance depuis.

ibid. : 8

Doran affirme que « les Oblats poursuivront l’enseignement de la lecture et de l’écriture instauré par les Jésuites, en mettant à profit le moment de la mission, rencontre annuelle du missionnaire avec les Amérindiens aux divers postes de la côte du Saint-Laurent » (ibid. : 8). Or, aucune recherche n’a été publiée sur cet enseignement des Oblats et sur son impact auprès des populations concernées, alors que la congrégation oblate a été la plus présente auprès des Autochtones au Québec. Peut-on généraliser ces dires à toutes les missions oblates ? Sachant que les Oblats commencèrent leurs missions en terre canadienne en 1841, l’enseignement a-t-il commencé partout aux mêmes époques ? S’il est possible d’en douter, des travaux devront être menés pour le confirmer ou l’infirmer. Par la plume de James McKenzie, nous savons ceci, au sujet des Montagnais ou « gens de la côte » :

La plupart d’entre eux parlent, ou plutôt massacrent, la langue française, et lisent, écrivent et correspondent dans leurs propres [sic]. Ils forment leurs lettres après impression, font leurs stylos de bois et leur encre de l’écorce du saule, bouillie dans une consistance gluante avec une pierre de tuffeau noir trouvé le long de la rive. […] Les prêtres n’ont pas traduit d’autres livres dans leur langue que le catéchisme et le recueil de prières, qui contiennent tout l’apprentissage de ces hommes à moitié formés.

McKenzie 1889 : 426

Le père Armand Laniel (1893 : 25), qui accompagne le père Jean-Pierre Guéguen dans sa mission en 1892, relate, pour les Attikameks de « Weymontachingue », qu’ « il n’y a pas d’école, mais tous savent bien lire et même plusieurs peuvent écrire ». Pour la deuxième moitié du xixe siècle, dans le nord de la vallée du Saint-Laurent, donc, il faudrait bien d’autres données pour compléter le tableau. Au demeurant, nous savons que, dans le Bas-Canada, en 1842, il existe en tout « 804 écoles primaires en activité et qu’elles desservent 4935 élèves », ce qui « est très peu pour une population totale d’environ 700 000 habitants, dont 111 244 enfants âgés de cinq à quinze ans » (Durocher et al. 1979 : 239-240). Deux décennies plus tard, en 1866, la situation s’est un peu améliorée, puisqu’on est passé à 3589 écoles primaires pour 178 961 élèves (ibid.). Ces chiffres ne disent pas si les enfants amérindiens sont inclus ou non.

Après la Confédération : questions et hypothèses

Si James McKenzie, pour les Montagnais de la Côte-Nord, et le père Laniel, pour les Attikameks, racontent que des Amérindiens savent lire et écrire dans les années 1880-1890, on peut supposer que les pères oblats, du moins quelques-uns, prodiguaient un enseignement. D’après les dires d’aînés de Pikogan que j’ai recueillis depuis le milieu des années 1990, il semble que les commis des postes de la Compagnie de la Baie d’Hudson pouvaient aussi, à l’occasion, jouer les enseignants. Mais que sait-on, de façon plus générale, des écoles implantées dans les communautés autochtones après la Confédération ?

Tout d’abord, que sait-on des écoles où allaient les Amérindiens, puis les Inuits ? Un survol des archives des School File Series du RG-10 nous apprend que les enfants pouvaient fréquenter : 1) les écoles de jour des petits villages situés près des communautés déjà existantes, ou près des petites fermes que certaines familles exploitaient dans une économie mixte d’agriculture et de chasse; 2) des écoles de jour[1] dans les communautés existantes ; 3) des écoles de mission ou « parish schools ». Prenons le cas de Bersimis–Les Escoumins (Microfilm C-8142, vol. 6017 part 1) : en 1904, les « Indiens » des Escoumins demandent l’établissement d’une école dans leur réserve. La quinzaine d’enfants qui y résident avec leurs familles fréquentent alors l’école « de Blancs » la plus proche. La demande est réitérée plusieurs années d’affilée, mais refusée, car la population est considérée comme trop petite et trop nomade. En 1911-1912, la bande change de tactique et demande juste le salaire d’une institutrice, offrant de lui fournir un local. Il lui faudra attendre 1924 pour que le gouvernement fédéral finance la construction d’une première école. Ce survol ne répond pas aux nombreuses questions qui peuvent se poser et veut montrer que les pistes à explorer sont légion. Que sait-on des autres bandes, innues, attikameks, anichinabés, etc. ? Pour les Attikameks, Claude Gélinas nous dit juste « qu’une première école avait été fondée par le père Guinard à Obedjiwan en 1924, et que l’année suivante une autre avait été inaugurée à Weymontachie. Puis, en 1928, le Department of Indian Affairs a financé la construction de deux écoles à Manouane » (2003 : 17). À part quelques paragraphes ici et là, la littérature reste encore relativement muette sur les écoles pour Amérindiens qui ne furent pas des pensionnats. Qui a demandé ces écoles ? Les Amérindiens étaient-ils d’accord pour y envoyer leurs enfants ? Qui étaient les enseignants ? En quelle(s) langue(s) se dispensaient les enseignements ? Surtout, on peut se demander si ces écoles ont été des exemples de ce que De Canck appelle « l’impérialisme scolaire », avançant que « l’école occidentale a été très clairement pensée comme un moyen d’encourager ou de forcer les peuples autochtones à l’assimilation dans la culture blanche dominante » (2008 : 41). Dans ce dossier, l’article d’Anny Morissette sur l’histoire des écoles de jour de Kitigan Zibi, en Outaouais, est donc une première pièce importante d’un casse-tête où beaucoup de trous doivent être comblés. Fondé surtout sur les archives de la bureaucratie des Affaires indiennes, il révèle l’attitude des parents anichinabés face à l’éducation scolaire de leurs enfants, les stratégies des Affaires indiennes et leurs objectifs, ainsi que les réactions des autorités de la bande qui étaient loin d’être passives. Il faudrait pouvoir effectuer des comparaisons pour savoir si nous avons affaire à un « cas d’école ».

Tableau 1

Pensionnats indiens du Québec

Pensionnats indiens du Québec

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Ensuite, on notera des particularités dans l’histoire des pensionnats autochtones du Québec. Tout d’abord, ils apparurent beaucoup plus tardivement que les pensionnats dans le reste du Canada, à l’est comme à l’ouest. En effet, alors que l’histoire des 139 pensionnats autochtones du Canada reconnus par la CVR a débuté en 1883 (et s’est terminée en 1997), celle des pensionnats du Québec a commencé au début des années 1930 (voir tab. 1 et 2)[2].

Ont été ajoutés à cette liste par le ministère des Affaires autochtones et du Nord Canada les foyers Mistassini, ouverts de septembre 1971 à juin 1978, et les foyers de Fort George, ouverts de 1975 à 1978, non confessionnels.

Pour les Inuits, le ministère des Affaires autochtones reconnaît comme « pensionnats » quatre foyers fédéraux, non confessionnels (voir tab. 2).

Pourquoi des établissements aussi tardifs ? Pour les pensionnats indiens, le récent ouvrage de Henri Goulet (2016) avance quelques hypothèses, montrant le rôle des Oblats de Marie Immaculée dans cette entreprise, à partir des archives de la congrégation : au milieu du xxe siècle, à une époque où le gouvernement fédéral commençait à fermer ces institutions pour favoriser l’intégration des enfants autochtones dans les écoles publiques, les Oblats ont fait pression sur les autorités pour en ouvrir au Québec, se sentant les mieux placés, de par leur connaissance de ces populations, pour les scolariser. Pour les foyers fédéraux, l’article, dans ce dossier, de Francis Lévesque, Mylène Jubinville et Thierry Rodon retrace l’histoire de l’éducation au Nunavik et note que l’intérêt du gouvernement fédéral pour la scolarisation des Inuits correspond à sa reprise de ce domaine de compétences des mains des institutions religieuses ; alors que les écoles du Nunavik ne sont que brièvement évoquées dans le rapport final de la CVR, cet article vient, là aussi, remplir un vide.

Tableau 2

Foyers fédéraux inuits au Québec

Foyers fédéraux inuits au Québec

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Comme l’ont rappelé de nombreux auteurs (p. ex. Furniss 1995 ; Fournier et Crey 2006), les pensionnats indiens avaient trois buts majeurs : civiliser, christianiser et assurer l’éducation scolaire. Si la volonté de civiliser les enfants autochtones semble clairement avoir fait partie des objectifs des pensionnats au Québec (Bousquet 2012), les deux autres restent à investiguer. On pourrait penser que les pensionnats indiens du Québec n’ont pas eu pour vocation de convertir les enfants au christianisme, ce qui représenterait une autre particularité. En effet, dans les années 1950, même si subsistaient des chamanes et des pratiques chamaniques, on peut considérer que presque tous les Amérindiens étaient convertis : des missions étaient établies depuis des décennies, voire un siècle ou plusieurs, auprès des différentes bandes. La situation des deux écoles de Fort George est particulière tant l’une semble avoir été établie pour faire concurrence à l’autre au point de vue confessionnel. Soeur Paul-Émile (1952 : 253) donne à ce sujet son point de vue de religieuse catholique : « autant la sympathie avait entouré l’école d’Albany à son berceau, autant l’hostilité se dresse contre celle de Fort George, ouverte en août 1930 ». Dans les pages suivantes, elle raconte les luttes entre le révérend anglican Griffin et son épouse contre les religieuses catholiques pour s’accaparer les élèves :

Sur ces entrefaites, l’évêque anglican Anderson passe par Fort George ; il visite les tentes en compagnie du ministre ; tous deux mettent les parents en garde contre l’école catholique ; l’évêque promet une école-pensionnat « supérieure à l’école catholique ». […] Selon la promesse de son évêque, le Rév. Griffin construit une école-pensionnat capable d’accommoder une trentaine d’élèves. Cette institution est subventionnée par le gouvernement fédéral dès l’été 1933 ; l’école de la mission catholique devra attendre jusqu’en 1937 pour bénéficier d’un octroi.

ibid. : 254

L’école de Fort Albany, elle, avait été ouverte vers 1892 et « beaucoup de Cris avaient alors été christianisés. Sous la forte influence des missionnaires, les Cris ont commencé à envoyer leurs enfants à l’école » (Ohmagari et Berkes 1997 : 207). L’école catholique de Fort George ayant été ouverte pour contrer l’expansion de l’anglicanisme de l’autre école locale (Niezen 1997), on pourrait dire que c’est la seule au Québec qui eut pour objectif direct de convertir. Cela ne renie pas le projet d’évangélisation pour les autres pensionnats indiens, mais il s’agissait là moins de projeter les enfants vers un ordre nouveau que de perpétuer un ordre déjà assez bien établi.

Un article de Raptis et Bowker (2010) pourrait être utilisé pour souligner l’incongruité de la création des pensionnats indiens au Québec dans les années 1950. En effet, en étudiant les travaux ayant mené à la refonte des politiques concernant l’éducation des autochtones au Canada en 1949, ces auteures rappellent que le gouvernement s’est éloigné de sa politique de scolarisation par ségrégation pour favoriser l’intégration. Cette approche ne fut pas adoptée au Québec, où c’est précisément après 1949 que furent construits la majorité des pensionnats indiens. Le père André Renaud, o.m.i., directeur de la Commission oblate des Oeuvres indiennes et esquimaudes de 1954 à 1963, écrit en 1958 au sujet des enfants envoyés dans des pensionnats :

Selon la politique officielle, le pensionnat est avant tout une institution pour les enfants des foyers brisés ou dont les parents sont incapables de fournir le soin et la réflexion nécessaires. Il est également utilisé pour les enfants de chasseurs et de trappeurs nomades dont le mode de vie rend les services d’école de jour impraticables. En pratique, il demeure également opérationnel dans les communautés établies où les emplacements d’habitation dispersés ou les modèles socioéconomiques inférieurs à la norme vont à l’encontre d’une fréquentation scolaire réussie.

Renaud 1958 : 9

Donc, a priori, devaient aller dans les pensionnats autochtones en priorité les enfants de parents semi-nomades. Ce ne fut pas toujours le cas au Québec. Officiellement, les Abénaquis, les Malécites, les Micmacs et les Hurons-Wendats ne fréquentèrent pas ces pensionnats, étant considérés comme sédentarisés. Pourtant, les archives du pensionnat de Sept-Îles indiquent que des enfants de « Bécancourt » (Wolinak) y furent inscrits (donc des Abénaquis), et les archives du pensionnat de Pointe-Bleue nous apprennent qu’il accueillit des enfants de l’Ancienne-Lorette (Wendake), donc des Hurons-Wendats. Les parents de ces enfants étaient-ils semi-nomades ? Ou correspondaient-ils à des « modèles socioéconomiques inférieurs à la norme » ? Ou fallait-il combler des places vacantes ? De même, que penser du fait que de nombreux enfants mohawks (Kanien’kehá:ka) ont été envoyés dans des pensionnats, alors que les Mohawks n’étaient pas nomades ? Ces enfants furent en effet envoyés à Shingwauk (Sault-Ste-Marie), à St. Peter Xavier School et à St. Joseph School (Spanish), ainsi que, sans doute, au Mohawk Institute (Brantford). Faut-il y voir une approche assimilationniste, en contradiction avec la politique officielle, et qui consistait à déconnecter les enfants de leur environnement familial, social et culturel pour en réduire l’influence ? Le poids d’autres facteurs devrait également être mesuré : la religion des parents (catholique ou anglicane) qui déterminait le choix de la confession de l’école, les places disponibles, l’agence indienne dont dépendaient les enfants.

Alors que de nombreux auteurs pointent du doigt le fait que la qualité de l’éducation scolaire était pauvre en général dans les pensionnats autochtones canadiens (voir ainsi Barman 2012, qui rappelle que les enseignants manquaient souvent de qualifications), cela ne semble pas avoir été le cas de façon générale dans les pensionnats du Québec : l’éducation paraît y avoir été de meilleure qualité que dans bien des pensionnats de l’Ouest. Cela fait d’ailleurs partie des points positifs que Gilles Ottawa (2010 : 85 suiv.) relate à partir de témoignages de survivants : outre leur apprentissage du français qui leur a permis de mieux comprendre les rouages de la société majoritaire et d’avoir accès à plus d’emplois, certains ont poursuivi leurs études au niveau postsecondaire. Cela dit, il n’existe aucune recherche approfondie sur la question. Il faudrait également creuser une idée, que suggèrent le livre d’Ottawa et l’un de mes articles (Bousquet 2012), à savoir que le désir de « québéquiser » les enfants amérindiens pourrait bien avoir été une autre particularité des pensionnats autochtones au Québec. En effet, non seulement on leur apprenait le français, mais aussi on leur faisait visionner des films français, on créait des liens particuliers avec l’histoire de France (voir la photo d’une intronisation dans le club 4-H où les enfants tiennent une pancarte sur laquelle est écrit « Vive le roi de France », Ottawa 2010 : 74), on leur enseignait la gigue ainsi que des chansons du répertoire francophone (par ex. des chants scouts français comme « Aux premiers feux du soleil » du père Jacques Sevin, « Gouttelettes de pluie » de Francine Cockenpot, « Les gars de Locminé » du folklore breton, ainsi que des chants traditionnels canadiens-français, comme « Dondaine la ridaine » et « Au chant de l’alouette », que l’on entend dans le film de Lafleur et Guertin, 1966). L’apprentissage des codes alimentaires québécois est à mettre dans cette catégorie : les enfants ont connu au pensionnat le petit déjeuner, avec des aliments particuliers qui en font partie comme le gruau, et ils ont goûté des aliments nouveaux, qu’ils ont plus ou moins appréciés (voir l’entrevue de Richard Kistabish où il fait allusion aux navets, Juripop 2015). Les répercussions de cette « québéquisation » gagneraient à être identifiées et analysées.

Ainsi, outre les travaux sur la vie dans les pensionnats (Loiselle 2007 ; Bourdaleix-Manin et Loiselle 2011), sur leur fonctionnement (Goulet 2016) et sur les répercussions chez les élèves (Sindell 1968 ; St-Arnaud et Bélanger 2005), il s’agit aussi d’étudier les conséquences à long terme, sur les générations suivantes. La Commission de vérité et réconciliation du Canada avait sept objectifs :

  1. Reconnaître les expériences, les séquelles et les conséquences liées aux pensionnats ;

  2. Créer un milieu holistique, adapté à la culture et sûr pour les anciens élèves, et leurs familles et collectivités, quand ils se présentent devant la Commission ;

  3. Assister aux événements de vérité et de réconciliation, au niveau national et communautaire, et appuyer, promouvoir et faciliter de tels événements ;

  4. Sensibiliser et éduquer le public canadien sur le système des pensionnats et ses répercussions ;

  5. Repérer les sources et créer un dossier historique le plus complet possible sur le système des pensionnats et ses séquelles. Ce dossier doit être conservé et mis à la disposition du public, pour étude et utilisation future ;

  6. Préparer et soumettre aux parties à la Convention un rapport, assorti de recommandations destinées au gouvernement du Canada, portant sur le système et l’expérience des pensionnats et présentant les aspects suivants : historique, objet, fonctionnement et supervision du système des pensionnats, effet et conséquences des pensionnats (notamment les séquelles systémiques, les conséquences intergénérationnelles et les effets sur la dignité humaine) et les séquelles permanentes de ces pensionnats ;

  7. Appuyer la commémoration des anciens élèves des pensionnats et de leurs familles, conformément à la Directive sur la politique de commémoration (Annexe J de la Convention).

Annexe N de la Convention de règlement relative aux pensionnats indiens 2007[3]

Comme le remarque Mylène Jaccoud dans ce dossier, « la CVR du Canada est […] atypique à plusieurs égards ». Notamment, « elle est la première à avoir été envisagée pour répondre aux séquelles du colonialisme dont les Premières Nations, les Métis et les Inuits ont été victimes ». Elle analyse donc sa potentielle portée réparatrice et les obstacles auxquels le processus fait face. Les contributions de Marie-Pierre Bousquet et de Sarah Henzi viennent compléter, et ce par l’analyse de deux thèmes différents, l’étude de Mylène Jaccoud. Celle de Bousquet s’intéresse à la notion de commémoration, qui est l’un des objectifs de la Convention de règlement relative aux pensionnats indiens dont la CVR faisait partie. En utilisant les débats des intellectuels français au sujet des controversées lois mémorielles de leur gouvernement, elle s’interroge sur la constitution de la mémoire des pensionnats indiens au Québec et sur la reconnaissance collective, à travers une histoire nationale, nécessaire à leur intégration dans le grand récit commun québécois. Henzi, de son côté, s’intéresse également à la reconnaissance des impacts des pensionnats au Québec, mais à travers les représentations qui en sont données dans les créations artistiques des Autochtones de la province. Elle insiste sur la fonction sociale des arts, qui peuvent permettre une « rééducation ». Le grand défi, conclut-elle, est de « reconnaître que la colonisation n’est pas une affaire du passé, et qu’elle est toujours d’actualité ».

Conclusion

L’histoire scolaire des autochtones a commencé dès la Nouvelle-France et ne se réduit pas à l’histoire des pensionnats indiens. Si celle-ci doit être replacée dans un contexte plus large, rappelons qu’il est déjà malaisé d’en obtenir un portrait fiable au niveau provincial québécois, tant il subsiste des flous et des absences. Il est délicat de se servir de comparaisons avec des provinces voisines sous peine de risquer les surinterprétations, voire les erreurs patentes. Ce dossier spécial a trois buts : relever des manques, combler des vides documentaires, mettre l’accent sur des répercussions et des suites, dans la lignée des recommandations de la CVR. Tout n’a pas été dit sur les pensionnats, bien au contraire, pour ce qui concerne le Québec. Mentionnons ainsi que le pensionnat anglican de La Tuque n’a fait l’objet d’aucune étude. Beaucoup reste à faire sur les écoles de jour et sur les foyers fédéraux. Il faut également s’interroger sur ce qui particularise l’histoire du Québec et sur ce qui, dans cette histoire, est généralisable à l’échelle du Canada.

Notre champ d’investigation s’arrête à la reprise en main de l’éducation par les autochtones eux-mêmes. Aussi ne traitons-nous pas de l’impact du mémoire de la Fraternité indienne du Canada « La maîtrise indienne de l’éducation indienne » de 1972, ni de ceux du collège Manitou ou de l’Institut Kiuna. Mais comprendre ce qui les a précédés explique mieux pourquoi ces initiatives sont si importantes et en quoi le travail de la CVR a constitué un électrochoc dans la recherche au Québec, provoquant le lancement de projets et des interrogations sur les silences qui avaient jusque-là régné. Ce dossier invite à se retrousser les manches, car le travail sera encore long avant la réconciliation.