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Agir en éducation artistique en utilisant le principe de l’oralité et la ressource créatrice des artistes en arts actuels issus de différentes communautés autochtones constitue le contexte du travail de recherche que nous avons mené dans le cadre d’un programme ARUC[1] à titre de cochercheuse, de collaboratrice et d’assistantes de recherche. Cela afin de faire émerger prioritairement le désir d’expression chez les jeunes autochtones, de rehausser l’estime qu’ils ont d’eux-mêmes et d’accroître leur sentiment d’appartenance envers leur nation. Ces objectifs, issus des principes de l’autonomisation individuelle et communautaire (Ninacs 2008), servent d’assise pour la conception d’un outil d’enseignement unique que nous souhaitons flexible et applicable dans plusieurs situations d’enseignement et d’apprentissage.

Toutefois, au-delà des intentions destinées aux jeunes autochtones et dans la perspective d’une éducation citoyenne québécoise soucieuse d’un mieux-vivre ensemble, un tel outil offre également aux élèves allochtones une occasion singulière de connaître, de comprendre puis d’apprécier la démarche créatrice et les oeuvres d’art réalisées par les artistes interviewés. Il nous semble en effet qu’il est urgent qu’un outil d’enseignement des arts autochtones actuels soit rendu disponible au personnel enseignant de ces deux communautés de jeunes, autochtones comme allochtones, qui souvent s’ignorent, se méconnaissent ou parfois se méprisent.

En résumé, l’originalité du contenu de cet outil pédagogique se situe dans la conception de dix capsules numériques[2] d’une durée d’une dizaine de minutes chacune avec autant d’artistes autochtones de différentes nations. Ces artistes, soit Eruoma Awashish, Géronimo Inutiq, Katia Kurtness, Lydia Mestokosho-Paradis, Nadia Myre, Louis-Karl Picard-Sioui, Sylvain Rivard, Sonia Robertson, Florent Vollant, Jean et Anne-Marie St-Onge de la troupe Maikan[3], ont tous accepté avec enthousiasme de participer à son contenu. S’ils ont agi de la sorte, c’est qu’ils se sentent concernés par le devenir des jeunes et qu’ils utilisent, chacun à sa manière et à un degré d’engagement différent, leur forme d’expression artistique comme moyen pour traiter des enjeux sociaux. Par le biais de la caméra, ils se livrent directement aux jeunes. Ils racontent leur histoire selon le sens que la création artistique a pris dans leur existence, en s’appuyant sur leurs productions issues de leurs disciplines artistiques respectives (musique électronique, art numérique, art interdisciplinaire, conte et légende, etc.). C’est ainsi que leurs créations artistiques deviennent en quelque sorte « parlantes », grâce à l’exploitation de certains aspects d’une méthodologie innovante : le récit de création (Laurier 2004).

Si cette note de recherche retrace les aspects essentiels de la démarche qui nous a conduites à l’expérimentation en classe des situations d’apprentissage élaborées à partir des capsules numériques[4], elle pose également un regard critique sur ses enjeux fondamentaux sous-jacents. Ces enjeux découlent de la pertinence d’enseigner les arts et de pallier l’urgence de la situation sociale liée, non seulement à la question identitaire des jeunes, mais aussi au pouvoir de l’art comme mode de connaissance. Dans ces conditions, l’art rend possible la rencontre des savoirs entre les conceptions de pensée euroquébécoises et autochtones. Ces enjeux relèvent également de l’utilisation de la parole d’artistes, comme témoin privilégié liant la tradition à l’innovation artistique et culturelle.

Yawendara Sioui créant un assemblage en lien avec la capsule de Lydia Mestokosho-Paradis. Wendake, CDFM, avril 2014

Yawendara Sioui créant un assemblage en lien avec la capsule de Lydia Mestokosho-Paradis. Wendake, CDFM, avril 2014
Photo Mejda Meddeb

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Pertinence d’un enseignement des arts pour les jeunes autochtones

En éducation, la situation actuelle des jeunes autochtones – qui, rappelons-le, composent près de 40 % de l’ensemble de la population autochtone – n’est guère reluisante lorsqu’il est question de réussite scolaire (Perron et Côté 2015) ou encore de l’atteinte des objectifs de scolarisation définis par la société québécoise. Cette situation a fait l’objet d’un certain nombre d’études démontrant hors de tout doute l’urgence d’agir. Or, quelle contribution peut amener l’enseignement des arts dans l’optique de favoriser leur mieux-être lorsque ces jeunes sont aux prises avec des problèmes criants d’estime de soi (Gauthier 2015), alors que très peu d’espace d’expression leur est accessible et que le domaine des arts est, de manière générale, encore considéré par l’ensemble des décideurs en éducation comme une matière de moindre importance ? Pourtant, apprendre par le biais des arts est un choix naturel pour les élèves autochtones et leurs enseignants. Il a d’ailleurs été démontré que l’éducation aux arts est un facteur de réussite scolaire et qu’en plus d’améliorer les résultats des élèves les plus défavorisés, elle augmente leurs chances de réussite professionnelle une fois adultes et en fait des citoyens plus engagés dans leurs communautés (Lalonde 2013 ; Paré 2012). Selon une méta-analyse réunissant plusieurs recherches, les programmes pédagogiques en arts amènent des améliorations significatives dans les résultats de l’ensemble des matières scolaires. L’enseignement des arts permet également à chaque élève d’être en mesure de se reconstituer et de réintégrer un parcours scolaire positif (Catterall, Dumais et Hampden-Thompson 2012). De plus, le rendement scolaire est nettement plus satisfaisant en arts plastiques que dans la majorité des autres disciplines (Presseau et al. 2006). Finalement, l’aspect identitaire, reposant sur la construction de la personnalité de l’élève, s’en retrouve grandi puisque l’estime de soi et le sentiment d’appartenance envers la communauté se développent par l’art[5].

Centre de formation générale des adultes Laure-Conan, Chicoutimi, mars 2014

Centre de formation générale des adultes Laure-Conan, Chicoutimi, mars 2014
Photo Catherine Bouchard

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C’est en partie avec ces convictions que nous avons amorcé notre travail de terrain dans des contextes autochtones. Après avoir réalisé un certain nombre de projets scolaires ponctuels au sein de différentes communautés, force était de constater que, si les projets des élèves pouvaient être considérés comme réussis, notamment ceux où nous avions fait réaliser des balados aux jeunes des écoles de la communauté de Uashat-Maliotenam (Laurier et Bouchard 2015), nous avions l’impression d’être encore une fois demeurées bien ancrées dans notre univers de connaissance. Bien qu’ayant reçu l’appui de partenaires autochtones dans la mise en place de projets pédagogiques mobilisateurs, ces projets étaient conçus pour les autochtones et n’ont été terminés qu’après notre départ. Il fallait revoir nos manières de faire afin que le « comment » du projet soit réalisé par ceux-là mêmes qui sont en place, par et avec des membres des Premières Nations, et qu’il s’inscrive dans une forme durable plutôt que ponctuelle. Mais sur quelle base s’appuyait la connaissance dont il était question ? Serait-il possible de situer désormais nos actions sur une cohabitation d’univers de connaissance ?

Le partage des savoirs : l’art comme mode de connaissance

D’un point de vue euroquébécois, le savoir sur lequel nous nous sommes appuyées résidait notamment sur le fait que l’art peut devenir un sujet d’éducation, autant pour l’élève que pour la formation des maîtres, dans la mesure où il repose sur un certain mode de connaissance et une structure psychique particulière. Cette structure fait que l’oeuvre est saisie par l’imagination où elle se donne tout entière pour ce qu’elle est, et ce, dès son apparition. Ainsi, le savoir est immédiat (Sartre 1965). L’image[6], spontanée et créatrice, est indispensable pour la représentation de l’avenir. Sans pouvoir d’anticipation et d’imagination, ni une communauté humaine ni une action dirigée ne sont envisageables. L’imagination, processus de connaissance, pose les fondements de la connaissance intellectuelle et correspond au moment d’ouverture se réalisant dans la liberté. Elle se situe « au coeur même du processus de création artistique » (Rioux et Deslauriers 1968 : 96).

L’on comprendra ici, dans le contexte d’un enseignement des arts prioritairement orienté vers les jeunes des Premières Nations, que la création d’images tangibles par le biais de l’expression plastique donne le moyen à une personne de se projeter vers l’avenir puisqu’elle correspond au moment de la découverte des possibles (Malrieu 1967). S’il s’agit ici et prioritairement de survie culturelle d’individus, en l’occurrence de jeunes autochtones, il est également question du devenir de communautés données.

Entre ce savoir plutôt intellectuel et sa portée expérientielle dans et avec les communautés, il y a une distance importante. Aussi, nous ne pouvions parler de développement durable en accumulant les projets artistiques ponctuels réalisés auprès des jeunes dans diverses communautés. Il était devenu nécessaire d’élaborer un guide pour l’enseignement des arts, durable, transférable, disponible pour l’ensemble des communautés autochtones et surtout construit de telle sorte que la base réside au coeur des savoirs autochtones. Nous nous sommes mises à chercher, à travers les connaissances qui étaient les leurs, ce que signifiaient pour eux l’art et ceux qui le pratiquent, c’est-à-dire les artistes, l’éducation et l’apprentissage.

Le sens des mots ou la vision autochtone des choses

L’art et l’artiste autochtones

L’art est la manifestation d’une culture ; sans lui les communautés autochtones perdent leur sentiment d’identité. Notre créativité réside dans notre survie, dans notre résistance.

Marrie Mumford, dans Patrimoine canadien 2002 : 13

Chez les autochtones, il n’existe pas de terme aussi précis que le mot « art », mot formé de trois lettres, pour désigner ce à quoi il correspond. Processus liant art et vie, individu et communauté, il est davantage perçu comme expérience, attitude et mode de connaissance, plutôt qu’un moyen d’expression individuel, découlant de la pratique d’une discipline donnée. Comme l’a exprimé l’une des participantes lors d’une vaste consultation portant sur les arts autochtones : « L’art, c’est nous. L’art fait partie de la vie, de la vie de tous les jours, l’art fait partie de nos gènes. Il est l’esprit qui parle à travers nous. Il n’est pas une chose précise. […] L’art est un processus, un mouvement et une expérience. » (Conseil des Arts du Canada 2008 : 14) Il se manifeste en s’appuyant sur des valeurs culturelles alliant responsabilité et engagement, ouverture et harmonie. Il traduit une pensée où plusieurs niveaux de réalités se retrouvent et se chevauchent, allant de la matière physique jusqu’à l’immatériel.

Natuapatakan, oeuvre de Sonia Robertson et Sophie Kurtness, exposée à Espace virtuel à Chicoutimi en 2011

Natuapatakan, oeuvre de Sonia Robertson et Sophie Kurtness, exposée à Espace virtuel à Chicoutimi en 2011
Image tirée de la capsule vidéo. Source : http://www.uqac.ca/porteursespoir/sonia-robertson/

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Pour saisir le concept abstrait de l’art dans une perspective autochtone actuelle, il semble nécessaire de le situer dans un contexte historique. Le processus de colonisation ayant considérablement influencé à la fois les pratiques artistiques contemporaines et la compréhension que les artistes en ont, il est indispensable de l’associer à un processus de décolonisation, de réappropriation et de guérison. En ce sens, l’art est devenu médecine, outil de survie et contrepoison au désespoir et à la mort. Il donne à l’artiste le pouvoir de retrouver son identité, de changer et de sauver des vies (Patrimoine canadien 2002). Outil thérapeutique pour les collectivités, il met un baume sur les profondes blessures laissées par de longues années de dépossession et d’études anthropologiques.

Par ailleurs, certains modes d’expression relatifs aux pratiques artistiques actuelles empruntent des savoir-faire reposant sur la tradition, tandis que d’autres traduisent une réalité se manifestant dans de nouveaux champs artistiques. Aussi, et ce depuis trois décennies, l’art se renouvelle autant par ses formes que par ses référents symboliques. Caractéristique maintes fois soulignée, la revitalisation devient actuellement de plus en plus évidente au moment où, dans toutes les disciplines, notamment en chanson, en conte, en poésie et en arts visuels, de jeunes artistes prennent la relève de leurs prédécesseurs, qui ont fait figure de pionniers.

La définition d’un artiste autochtone est loin de faire l’unanimité chez ceux qui le sont, car certains hésitent à se qualifier ainsi, préférant plutôt dire qu’ils sont sculpteurs, conteurs ou chanteurs. Détenteurs d’une vision et d’une responsabilité vis-à-vis des collectivités, principalement vis-à-vis la jeunesse autochtone, ils utilisent leur art en tant qu’outil puissant pour traiter des enjeux sociaux. Ils deviennent des spécialistes de la survivance (Patrimoine canadien 2002).

Évelyne St-Onge sur le bord de la rivière Moisie lors d’une cueillette d’éléments naturels pour un projet en éducation artistique réalisé auprès des jeunes de l’école Johnny Pilot dans la communauté d’Uashat-Mani-Utenam, mars 2012

Évelyne St-Onge sur le bord de la rivière Moisie lors d’une cueillette d’éléments naturels pour un projet en éducation artistique réalisé auprès des jeunes de l’école Johnny Pilot dans la communauté d’Uashat-Mani-Utenam, mars 2012
Photo Diane Laurier

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L’éducation et l’apprentissage

Le savoir autochtone repose sur l’observation, l’expérience, l’expérimentation, l’enseignement et la mémoire collective, et est transmis par la tradition orale, les contes, les cérémonies, les chants, etc. Le fait que le savoir autochtone n’est pas fragmenté ne signifie pas qu’il n’est pas rationnel, mais plutôt qu’il est fondé sur la conviction que tous les éléments sont interreliés et doivent être pensés en fonction de cette approche holistique qui accorde la même importance à la pensée rationnelle qu’aux croyances spirituelles de l’individu et aux valeurs de la communauté.

Stephen J. Augustine, dans CCA 2007 : 5

Pour comprendre le sens donné au terme « éducation autochtone », il faut également aller puiser dans le passé, là où, historiquement, était transmis l’ensemble des valeurs, des savoirs, des manières d’être, des façons de comprendre le monde et d’agir en collectivité.

Ainsi, l’éducation que l’on pourrait désigner comme étant authentiquement autochtone est celle qui est qualifiée de traditionnelle. Bien que cette éducation varie selon les contextes, il est possible de la définir ainsi :

Celle-ci est basée sur une ontologie qui situe la Nature dans l’ordre du sacré et célèbre l’interdépendance des êtres, des éléments et des phénomènes […]. En cohérence avec un tel univers cosmologique, l’épistémologie est axée sur une forme de savoir holistique (qui reconnaît le tout dans chaque partie et saisit la relation des éléments entre eux) : un tel savoir est ancré dans l’expérience et la quête de sens, au sein de la communauté. La source véritable du savoir se trouve en chacun et dans les êtres de la Nature. Le savoir n’est pas cumul d’informations, il s’intègre à travers différents niveaux de conscience et de compréhension ; il est sagesse qui se déploie dans la maturité […].

Sauvé et al. 2005 : 86

Cette activité sociale fondamentalement communautaire est basée sur l’enrichissement des rapports entre individus, parents, famille, communauté, peuple et éléments du monde (Cajette 1994). Le rôle de la pensée, et plus particulièrement de la pensée symbolique, est reconnu tout comme celui du langage et de l’art, ce dernier étant, tout comme le conte et ses allégories, une stratégie éducative importante.

L’accompagnement des aînés, au-delà de l’actuel cliché qu’il véhicule actuellement, est une caractéristique fondamentale de l’éducation traditionnelle. L’aîné, détenteur de savoir et de sagesse, transmet la culture collective par l’entremise de récits, d’allégories, de leçons et de poèmes puisés dans une longue tradition orale.

Actuellement, l’apprentissage chez les Premières Nations s’inscrit dans le même processus dynamique que l’éducation traditionnelle autochtone. Il prépare les jeunes à prendre une part active dans la société et à assumer des responsabilités d’adulte tout au long de la vie. Ce « n’est pas une activité stagnante, mais bien un processus adaptatif inspiré des principaux éléments de savoir traditionnel et moderne » (Conseil canadien sur l’apprentissage 2007 : 7).

C’est à partir de l’ensemble de ces savoirs autochtones que nous avons décidé d’appuyer le contenu notionnel du guide en enseignement des arts.

Le « récit de création » des artistes autochtones : à la rencontre de l’art et de l’oralité

L’artiste doit faire du fait de penser une vérité.

Domingo Cisneros, dans Pageot 2009 : 14

L’idée de donner la parole aux artistes autochtones comme base à l’élaboration d’un guide en enseignement des arts s’est imposée d’elle-même, car ceux qui savent en art sont bien ceux-là mêmes qui le pratiquent. En favorisant l’expression orale, c’est l’artiste qui met lui-même en lumière sa propre démarche créatrice, ainsi que les faits marquants traduisant le sens et la portée que l’art et la création ont pris dans sa vie. Cela nous permet d’actualiser l’apprentissage par la tradition orale et d’appuyer l’aspect éducationnel sur le principe de narration. Aussi, si nous avons privilégié le récit d’artistes en art actuel, c’est parce qu’ils revisitent, dans leurs pratiques artistiques, certains procédés traditionnels en même temps qu’ils créent de nouvelles manières de faire et d’inscrire leurs créations dans l’ici et le maintenant. Ils participent donc au renouvellement des référents symboliques autochtones tout en favorisant la résurgence contemporaine de ces cultures.

À tout cela s’ajoute un autre enjeu de taille pour arriver à concevoir un ouvrage basé sur une véritable rencontre entre savoirs et expertise. Car, même si les artistes s’étaient rendus spontanément disponibles pour transmettre leur parole, encore fallait-il mettre en place un dispositif d’entretien favorisant la confiance et le dialogue ouvert.

C’est ce qui nous a motivées à utiliser le récit de création, un outil méthodologique que nous avions développé lors de nos études doctorales (Laurier 2004). Sa construction repose sur la combinaison des approches phénoménologique (Deschamps 1993) et biographique (Houle 1997). Nous avons choisi cette méthode pour recueillir les propos des artistes parce qu’elle est basée sur la compréhension du sens de la création artistique. Lorsqu’on adopte comme positionnement intellectuel le paradigme compréhensif (Pourtois et Desmet 1996), il devient possible à toute personne de pénétrer le vécu et le ressenti d’une autre, grâce au principe d’intercompréhension humaine. En quelque sorte, comprendre devient le phénomène par lequel on perd un peu de soi pour prendre un peu de l’autre. Quand l’artiste parle de ses réalisations artistiques et que certaines sont montrées, il survient une compréhension touchant les dimensions autant symboliques que discursives, desquelles émerge un sens.

Chemin faisant, l’histoire de vie des artistes influence positivement les jeunes, car ils comprennent qu’eux aussi peuvent suivre la voie de leurs rêves. De la sorte, les artistes deviennent ce que nous avons désigné comme étant des porteurs d’espoir.

Les temps du projet

La réalisation des capsules pédagogiques

La réalisation de ce projet a débuté avec la sélection des artistes. En plus de la parité hommes/femmes et artistes juniors/seniors, nous souhaitions que l’ensemble des capsules représente un tout composé de récits d’artistes provenant de plusieurs communautés. Nous avons également priorisé ceux dont la démarche créatrice significative serait susceptible de plaire aux jeunes, stimulant par le fait même un fort potentiel d’identification auprès de la clientèle scolaire.

L’élaboration des capsules pédagogiques s’est construite en adaptant la structure méthodologique du récit de création pour les besoins spécifiques du projet. L’entretien semi-directif a servi de technique d’enquête pour guider partiellement le récit des personnes interrogées autour de thèmes préalablement définis et répartis en trois sections, de façon à rendre compte des différents aspects de l’expérience de création et à respecter une certaine narrativité dans le discours.

L’artiste Geronimo Inutiq en performance sonore

L’artiste Geronimo Inutiq en performance sonore
Image tirée de la capsule vidéo sur l’artiste. Source http://www.uqac.ca/porteursespoir/geronimo-inutiq/

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En premier lieu, on demande à l’artiste de se remémorer son lien avec l’art à partir de son enfance jusqu’à aujourd’hui en répondant à la question centrale : « Comment ou pourquoi en êtes-vous venu à créer ? » Certaines questions périphériques avaient été conçues de manière à amener l’artiste à formuler spontanément sa réponse dans ce sens. Dans cette première étape, nous cherchions à découvrir si l’artiste a des modèles et s’il crée dans un contexte spécifique, puis nous avons investigué du côté des traits de sa personnalité qui sont associés à la pratique artistique. Fait intéressant : plusieurs ont mentionné se considérer comme étant à part, dans leur propre monde, et préférer faire les choses à leur manière plutôt que comme les autres. À l’intérieur de ce segment, on leur a également demandé à quel moment ils ont ressenti un sentiment de fierté ou de dépassement. Il est apparu que l’encouragement d’un pair est souvent perçu comme étant un moment charnière. Les autres questions portaient sur leur perception du métier d’artiste, leur formation et le déclic, c’est-à-dire l’instant précis où ils ont décidé de s’engager dans une carrière artistique.

La seconde partie de l’entretien cible la façon dont la création artistique se manifeste actuellement. Étant donné l’aspect général de ce sujet, on le situe en demandant à l’artiste de nous décrire son processus de création d’abord dans son ensemble, et ensuite en regard d’une oeuvre en particulier. Qu’est-ce qui l’inspire ou le pousse à créer ? Nous poursuivons en tentant d’établir des liens à la fois entre sa vie personnelle et la création, ou encore entre sa production artistique et les thématiques ou éléments relatifs à sa culture.

La dernière partie porte sur le sens et sur la portée que l’artiste accorde à son travail. Les questions sont les suivantes : qu’est-ce que cela vous apporte d’être artiste, et pourquoi pratiquer ce métier ? Quelles sont la place et la valeur de l’art dans votre vie ? Comment anticipez-vous la création dans le futur ? Que pensez-vous du fait de présenter ces capsules aux jeunes ? Ressentez-vous de la fierté et quelle est votre part d’engagement auprès de votre communauté ? Il en résulte que plusieurs d’entre eux ont insisté sur l’importance de faire rayonner leurs origines. Aussi leur sentiment d’appartenance étant très fort, il semble primordial pour plusieurs d’entre eux de redonner à la communauté. Enfin, toutes les capsules se terminent de la même façon : on demande à l’artiste s’il a un conseil à transmettre aux jeunes.

Le travail d’un élève en processus de création au CDFM de Wendake, 2014

Le travail d’un élève en processus de création au CDFM de Wendake, 2014
Photo Mejda Meddeb

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Du côté pratique, l’équipe de tournage était composée d’une équipe réduite à sa plus simple expression, soit trois personnes assurant les fonctions relatives à la réalisation générale, à la captation visuelle et sonore, à mener les entretiens ainsi qu’au montage final. Chacun des entretiens filmés s’échelonnant sur au moins deux heures, il a fallu choisir minutieusement les segments faisant partie du montage. Nous avons déterminé à environ dix minutes la durée des capsules pédagogiques, lesquelles présentent les moments clés des entretiens : le retour sur l’enfance, la manière dont s’opère le processus de création, le sens que l’artiste attribue à l’art dans son existence et le conseil donné aux élèves.

La conception des situations d’apprentissage et leur validation auprès des jeunes

Chacune des capsules a fait l’objet d’une conception de situation d’apprentissage en arts visuels. Les situations d’apprentissage permettent d’établir distinctement des liens entre le procédé artistique privilégié par l’artiste et la technique enseignée. Dans le même ordre d’idées, un aspect relatif aux sources d’inspiration de l’artiste sert de base thématique à l’activité.

Les étapes de réalisation des capsules vidéo pédagogiques, à partir de la conception des activités d’apprentissage jusqu’à la validation du travail auprès de jeunes adultes, sont maintenant terminées. Les situations d’apprentissage ont été validées auprès de trois milieux scolaires différents et pilotées par des enseignantes en arts plastiques : le premier étant la classe du programme Solidarité avec les autochtones du Centre de formation Laure-Conan, de Chicoutimi ; le second, les classes d’arts plastiques de l’école secondaire De L’Odyssée/Dominique-Racine, au Saguenay ; le troisième, une classe d’arts du Centre de formation autochtone, le CDFM huron-wendat de Wendake.

L’Envol de nos ancêtres, une réalisation de Yawendara Sioui-Vachon :

L’Envol de nos ancêtres, une réalisation de Yawendara Sioui-Vachon :

« J’ai appris à me faire confiance davantage et à me laisser aller plus librement dans mes projets. »

Photo Mejda Meddeb

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À la lumière de ces expériences de terrain, nous en sommes venues à la conclusion que l’écoute en classe d’une capsule favorise un degré élevé d’identification de l’élève envers l’artiste. Une compréhension profonde, un sentiment d’empathie, une reconnaissance en lui de ce qui veut naître, porte l’élève à ressentir un sentiment de fierté d’être ce qu’il est et lui ouvre des possibilités d’existence riches et prometteuses pour l’avenir. Lorsqu’il s’engage dans la réalisation plastique d’une oeuvre authentique, à la suite du visionnement d’une capsule, son degré d’attention est élevé. Les gestes posés dans la matière lui permettent de vivre la démarche créatrice complète et, une fois l’oeuvre terminée, il se sent fier d’avoir accompli ce travail expressif émanant de lui-même. Cela fait qu’il se reconnaît en lui. La dernière étape étant celle de l’exposition, son travail est montré et apprécié des autres. L’élève peut alors rayonner auprès des siens.

Bien que les résultats nous apparaissent concluants dans les trois milieux d’enseignement précédemment nommés, la structure d’accueil la plus prometteuse nous semble celle où nous avons donné les cours dans le cadre d’une activité d’enseignement créditée, intitulée Art actuel autochtone du CDFM huron-wendat, à Wendake. Offert intensivement à une quinzaine d’élèves sur une période d’une semaine, ce cours s’est soldé par une exposition regroupant l’ensemble des réalisations. Cela nous porte à penser que, lorsqu’un cours d’arts visuels s’inscrit dans un contexte où les situations d’enseignement sont créditées et évaluées, l’élève perçoit la validité accordée à son travail. Cela explique peut-être que, lorsqu’il y a évaluation, il est plus facile de sentir l’engagement étudiant. Dans ce contexte, l’art devient moins une activité pour passer le temps qu’un domaine ou une matière au même titre que les autres.

L’expérimentation à Wendake nous a également permis de recueillir plusieurs témoignages d’élèves livrés spontanément et rendant explicites l’intérêt, l’engagement et le sentiment de fierté qu’ils ont éprouvés devant le caractère authentique de leur oeuvre, exempte des habituels clichés souvent retrouvés pour marquer une iconographie populaire autochtone.

Nous en sommes à l’étape de la rédaction du guide. Une fois ce dernier publié, nous souhaitons entreprendre un cycle de formation pour les enseignants d’art, autochtones ou allochtones, désireux de se familiariser avec ce travail unique. Toutefois, nous considérons que chaque capsule constitue en elle-même un outil pédagogique que l’enseignant ou l’agent culturel pourrait utiliser, soit comme activité d’appréciation, ou encore comme nous l’avons fait, c’est-à-dire en tant que proposition de création, et qu’il conçoive ses propres activités menant à la réalisation de créations plastiques personnelles chez ses élèves.

Au-delà du développement d’une nouvelle éducation civique : réinventer nos manières de faire

Comme nous l’avons mentionné précédemment au début de notre démarche, si les capsules pédagogiques et l’outil d’enseignement qui en découle étaient destinés exclusivement à l’éducation artistique des jeunes autochtones, leur portée s’est maintenant élargie à l’ensemble des élèves du Québec et, souhaitons-le, pourra contribuer au développement d’une éducation citoyenne. Dans le contexte du processus de réconciliation nationale amorcé dernièrement où il devient de plus en plus pressant d’emboîter le pas vers des actions garantes d’un mieux-vivre ensemble, le visionnement des capsules pourra contribuer à cette volonté de mise en commun. Les contenus que nous proposons offrent aux élèves, autochtones et non autochtones, une occasion unique de connaître, de comprendre et d’apprécier autant les productions des artistes interviewés que la réalité individuelle de ces Porteurs d’espoir, engagés dans l’action, notamment avec une pratique artistique enracinée dans leur culture.

À cet égard, l’art devient un moyen de rencontre interpersonnelle et interculturelle par le biais des capsules vidéo, et ce, à plusieurs niveaux. Aller à la rencontre de l’autre est essentiel dans la mesure où l’on souhaite collectivement arriver à ce que la réconciliation devienne un mode de vie (CVR 2015). Lorsque nous entendons les artistes affirmer qu’ils peuvent créer des ponts entre les traditions passées et la réalité actuelle, ou encore quand leur travail réactualise des savoirs ancestraux, il s’en dégage une volonté de renouer avec ce qui a été pour mieux créer au présent et, par le fait même, mieux vivre. À notre sens, la pratique artistique permet d’entrer en contact avec un riche patrimoine qui gagne à être reconnu, d’autant plus qu’il s’insère dans l’art actuel. C’est pourquoi nous croyons au potentiel que recèle le projet des Porteurs d’espoir.

Nadia Myre devant la série Meditations on Red, exposée à la Galerie Art mûr, Montréal

Nadia Myre devant la série Meditations on Red, exposée à la Galerie Art mûr, Montréal
Image tirée de la vidéo sur l’artiste. Source : http://www.uqac.ca/porteursespoir/nadia-myre/

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Afin de pallier le désespoir que l’on retrouve souvent dans les communautés autochtones, Serge Bouchard, écrivait ceci sur les médias sociaux :

Il faut ramener la fierté, valoriser la richesse de l’éducation, retrouver l’énergie créatrice collective, l’énergie vitale tout court. Il faut réintroduire la beauté du monde. La nouvelle génération des différentes nations autochtones a un défi colossal à relever. Cette génération a besoin d’alliés, d’amis et de respect. Elle n’a pas besoin de pitié. Soyons tous fiers de la diversité autochtone, des langues toujours vivantes, des cultures et de l’avenir espéré pour tous.

Bouchard 2016

C’est exactement la position que nous adoptons.